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creuser

Le terme « Creuser » du titre fait référence au premier chapitre de mon livre Dzieci Kazimierza (Les enfants de Kazimierz), traduit en français dans le présent numéro. Celles et ceux qui l’ont lu se souviendront que l’activité y est plutôt récurrente. Ce chapitre porte sur la forme la plus tabou, transgressive et troublante de l’action de creuser : l’exhumation d’un corps. Dans cet essai post-scriptum, et sans divulguer tout ce qu’auront déclenché ces exhumations, j’aimerais partager quelques réflexions d’ordre théorique, éthique et méthodologique sur ce que j’ai fait et ce qui m’a poussé à le faire : écrire sur ma famille un livre auto-ethnographique et anthropologique, dont je suis tout autant observateur que participant. Puisque j’ai écrit sur la quatrième de couverture qu’il s’agissait de « mes premiers pas littéraires », je voudrais clarifier un peu mes motifs, et mon choix de n’y dresser aucun cadre conceptuel explicite.

Comme je l’ai écrit dans le premier chapitre, je ne suis pas très doué pour creuser le sol des cimetières ruraux avec une pelle ; en fait, ce sont plutôt les souvenirs que je creuse. L’exhumation est métaphorique. Mais il y a une autre raison. L’action de creuser est singulière, parce que son activité contraire, son antonyme enfouir, met de l’avant l’agentivité humaine et la connaissance de l’objet qui est enfoui. Quand on enterre quelque chose, on sait ce que c’est, ce dont il s’agit : un cadavre dans un cercueil, un trésor, un souvenir. Mais quand on déterre, quand on exhume, on ignore ce qu’on découvrira, il n’y a plus de certitude. Le passage du temps (dans le cas d’un cadavre), une intervention extérieure (si quelqu’un nous a volé notre trésor), ou encore les caprices de la mémoire peuvent avoir modifié ce qui avait originellement été enterré. Pour le dire autrement, creuser, c’est se lancer dans l’inconnu, tout en reconnaissant qu’il ne nous appartient pas de savoir ce que nous trouverons. Lorsqu’on enterre quelque chose, on abandonne notre prise sur les choses, les idées et les souvenirs : on sait ce qu’on enterre, mais on lâche prise sur ce qu’on peut déterrer. Lorsqu’on creuse, en revanche, on peut espérer retrouver un peu de cette agentivité (par exemple, pour réinhumer un cadavre afin qu’il soit en « meilleure » compagnie, comme a tenté de le faire mon arrière-arrière-grand-père pour asseoir plus solidement son statut social), mais en fait, notre agentivité pourrait n’être qu’illusoire. Peut-être ne trouvera-t-on ni ce que l’on cherchait ni ce que l’on s’attendait à trouver. Seconde différence entre ces deux actions opposées : si l’action d’enterrer est finie, celle de déterrer ne l’est pas. Elle peut en effet se poursuivre si on est insatisfait de ce qui a — ou n’a pas — été trouvé.

Si j’écris ce texte, c’est qu’au-delà de son histoire (celle des enfants de Kazimierz), mon livre contient aussi des métaréflexions sur l’éthique et la méthode de ce qu’Alisse Waterston (2019) a baptisé l’ethnographie intime, et que j’appelle aussi l’anthropologie intime. Il porte sur mes questions, les indices que j’ai suivis, mes découvertes, mes doutes, mes dilemmes et mes rencontres avec des gens que les conventions ne considèrent pas comme ma famille, malgré nos ancêtres communs. Comme j’y révèle des faits que la mémoire familiale (autant écrite qu’orale) avait occultés ou volontairement oubliés, je m’interroge tout au long du livre sur les limites de la mise au jour des secrets familiaux — les limites de l’exhumation. Où tracer la ligne, où les révélations sur ce que ses ancêtres ou ses parents ont décidé de garder secret ou d’effacer de l’histoire officielle doivent-elles s’arrêter ? De ces questions émergent des considérations éthiques encore plus profondes et, durant tout le récit, je me demande : pourquoi cette quête frôle-t-elle chez moi l’obsession ? Qu’est-ce qui me pousse à chercher ces gens que je ne connais pas, mais qui partagent avec moi quelques fragments d’ADN ?

S’il faut poser cette question et y répondre, c’est d’abord en raison des conséquences logiques et éthiques de l’acte de creuser : pourquoi et quand s’arrête-t-on. Mais la question découle aussi du contenu même du livre, du fait que celles et ceux que j’ai retrouvés et que j’ai joints (les descendants d’enfants illégitimes) m’ont aussi demandé pourquoi je souhaitais les rencontrer. Mon questionnement ne relevait ainsi pas seulement d’une curiosité personnelle, d’un penchant pour l’analyse de mes motifs propres. Je devais aux gens sur lesquels j’ai écrit de leur fournir une réponse. De surcroît, certains parmi eux avaient déjà croisé des membres de la branche légitime de ma famille, et ces rencontres avaient été assombries par une volonté de reproduire une hiérarchie d’avant-guerre, celle tapie derrière ce monde profondément injuste et inégal. Ma décision de creuser est mue par cette conjonction de mes motifs personnels et d’une obligation éthique de raconter à d’autres leur propre histoire.

On parle d’ethnographie intime lorsqu’une enquête porte sur des gens, des événements, des explications avec lesquels l’autrice ou l’auteur entretient une proximité émotionnelle. Ainsi, l’écriture et la publication d’une ethnographie intime relèvent d’une démarche à la fois personnelle et collective, privée et publique. C’est ce que Waterston (2019) appelle une entreprise intellectuelle holistique, une approche de l’écriture visant à entrelacer l’anthropologue et un terrain qui se situe au-delà de l’individu. Cette approche n’est évidemment pas nouvelle. C’est principalement Clifford Geertz (1973) qui nous a montré comment la mettre en oeuvre et combien la frontière entre anthropologie et littérature est mince. L’ethnographie intime place toutefois le livre, son lectorat et son autrice ou auteur dans une relation dynamique et processuelle. Pour cette raison, je n’hésiterais pas à avancer qu’à l’instar de l’acte de creuser, elle n’a pas de fin. Cette considération révèle une nouvelle dimension dialogique et éthique du livre, puisqu’« en nous offrant un récit de la réalité plus complet que ne le permettent les études très ciblées, l’ethnographie intime nous rappelle également combien les gens et les choses sont interreliés, ce qui nous permet de réimaginer et de refaire le monde » (Waterston 2019 : 8 ; traduction libre). L’anthropologie intime nous offre une façon relativement nouvelle de nous positionner dans le processus de diffusion des connaissances ; elle permet de concevoir avec puissance et émotion les femmes et les hommes comme des êtres imprégnés du passé et des acteurs du présent. De ce que j’ai pu constater jusqu’à maintenant, ce pouvoir dépasse les frontières du monde universitaire. J’ignore encore comment, mais je crois que cette méthode et cette posture éthique ont permis à mon livre de n’être ni « science » ni « littérature », mais bien les deux à la fois.

écrire

Il est plus compliqué de se pencher sur l’action d’« écrire » que sur celle de creuser. Si je suis passé de creuser à écrire, c’est en raison de mon rapport même aux sources de mon livre. Parmi les sources primaires écrites que j’ai utilisées, on retrouve les mémoires du frère de Kazimierz, Paweł Garapich, et ceux de la fille de Kazimierz, Ella Geringer. Le regard critique que je portais sur mes sources écrites ne se limitait pas à leur contenu : les deux mémoires avaient été lourdement modifiés et regorgeaient de silences et de représentations nostalgiques d’un monde évanoui. Ils offrent une multitude de détails fascinants et de récits historiques, mais aussi des descriptions subjectives et partiales émanant d’une position sociale dominante perdue. Tout comme je me suis demandé pourquoi j’enquête et j’écris, j’essaie de décoder pourquoi ils ont décidé de passer de longues soirées devant une machine à écrire à convertir leurs vies et leurs souvenirs en centaines de pages de manuscrit. Comme bien d’autres activités d’une noblesse qui a perdu son statut financier, mais s’entête à tenter de sauvegarder son statut social, les mémoires dépassaient le simple objectif d’écrire. L’acte même de l’écriture était un privilège réservé aux classes supérieures : après tout, ceux qui écrivaient l’histoire la contrôlaient. Paweł et Ella ont tous deux tenté, comme ils le pouvaient, de conserver ce dernier privilège de classe.

Écrire, c’est nommer. Écrire, c’est construire des phrases qui rendront au mieux la réalité du monde. En ce sens, l’écriture est une théorie, entendue ici comme un savoir circonscrit et contextualisé, exprimé en langue écrite dans le but de rendre ce qu’on perçoit comme une réalité objective. J’ai donc abordé les mémoires de Paweł et d’Ella certes comme des sources, mais des sources quant à leurs propres perspectives, et non quant au monde qu’ils tentent de décrire. Et sur ce point, je crois avoir eu la chance de parvenir à illustrer non seulement comment ces perspectives ont changé, mais aussi la place centrale qu’occupe la question de famille illégitime/non-famille dans la compréhension de ce processus. Étrangement, cette découverte m’a également mené à réfléchir à ma propre écriture du livre et à mon recours à des concepts théoriques pour expliquer ce qui se passait à l’époque. L’illustration ci-dessous permettra d’éclaircir ce processus.

Dans le troisième chapitre de mon livre, j’essaie d’analyser les dilemmes qu’ont rencontrés Paweł et Ella lorsqu’ils se sont trouvés face à la question de traiter ou non dans leurs mémoires des moeurs sexuelles ouvertement légères de Kazimierz et de leurs conséquences. Paweł a opté pour un silence complet. Un choix qui n’est guère surprenant lorsqu’on sait qu’il a également choisi de taire, dans les 700 pages de ses mémoires, l’existence de sa propre fille (Maria Kubiszyn) et de son petit-fils (Wojciech Krzywobłocki) illégitimes et nés d’une relation hors classe. Pour sa part, Ella adopte une stratégie différente. C’est un pas en avant : elle creuse, quoiqu’en surface seulement. Elle mentionne à trois reprises dans ses mémoires que son père a eu « de nombreux enfants » avec des « maîtresses du village ». Il est toutefois éloquent qu’elle ne les nomme pas, et que les enfants restent anonymes. Mais ce n’est pas encore assez. Pour traduire conceptuellement cette structure de famille/non-famille (qui nous paraît étrange aujourd’hui, mais ne l’était pas alors), en plus d’utiliser les termes établis comme « bâtards », elle développe sa propre terminologie : lewak et rówieśnik. Le premier terme vient de lewy, qui veut dire gauche en polonais, en opposition à droit. En polonais, faire quelque chose na lewo signifie le faire illégalement. Son antonyme est prawy, qui veut dire droit. Lewak est un nom créé à partir d’un adjectif et, de ce que j’en comprends, on l’utilise pour désigner quelqu’un de gaucher. Récemment, il est aussi devenu un terme péjoratif pour désigner ceux qui tendent politiquement vers la gauche, comme on utilise parfois le terme gauchiste, ou encore plus négativement leftard en anglais. Ce n’est pas un terme utilisé pour décrire un enfant illégitime (et le polonais n’est pas chiche, et offre quand même sept synonymes pour ce concept). Rówieśnik veut dire contemporain, donc quelqu’un du même groupe d’âge ou de la même cohorte. Ici encore, il n’est jamais utilisé pour désigner un enfant illégitime.

On en conclut logiquement que l’autrice des mémoires, Ella, a développé ses propres termes et façons de rendre compte de l’existence de ses frères et soeurs. Ses raisons pour le faire sont une autre histoire, mais il s’agit manifestement d’un cas de théorie personnelle, contextualisée, inventée précisément pour être appliquée à quelque chose pour lequel aucun concept n’existait parce que les termes les plus évidents — frère, soeur, demi-frère ou demi-soeur — ne pouvaient être utilisés de crainte de brouiller les frontières de classes. Elle développe donc ses propres termes, ou peut-être reprend-elle ceux déjà utilisés par la branche légitime de la famille.

Cet exemple me permet de démontrer que dans une certaine mesure, quiconque écrit théorise par le fait même. Ella a commencé à creuser, mais s’est de toute évidence arrêtée et n’a pas voulu s’aventurer plus loin. Comme elle avait exhumé quelque chose, elle se devait bien de le nommer. Elle voulait le mentionner, mais sans dire toute l’histoire, ou sans avoir à affronter certains dilemmes difficiles que l’existence de frères et soeurs lewak faisait émerger (questions de classe, situation de la noblesse sous le communisme, mémoire familiale, héritage, hiérarchie de l’amour parental, etc.). Elle a donc développé ses propres concepts. Ce fait en lui-même nous ramène à mes propres choix quant au moment où il faut cesser de creuser. Avec l’exemple d’Ella sous les yeux, je voulais évidemment aller plus loin qu’elle, dépasser ses demi-vérités, ses omissions et parfois même ses mensonges. Mon principal motif pour chercher ces gens était de connaître leurs noms, leurs prénoms, leurs visages. L’un des aspects émotionnels les plus importants de cette quête, c’était véritablement de faire sortir de l’anonymat celles et ceux qui, par une décision de ma famille, devaient être laissés dans l’obscurité.

la théorie comme terme à l’exhumation

La théorisation d’Ella fait ressortir certains aspects du pouvoir. Nous avons ici un cas classique de domination symbolique dans le sens de Pierre Bourdieu (1979) : nommer une chose permet de la contenir et de la dominer. La généralisation qu’implique cette catégorie anonyme de lewak est selon moi incontournable. La création conceptuelle d’Ella fait naître un type de personnes qui, malgré leur proximité physique (elles ont le même père ou le même âge), lui sont en fait très éloignées socialement (une foule anonyme, des personnes dont on ignore le nom, le genre, l’histoire personnelle, etc.). C’était en fait pour elle la seule façon de faire face aux multiples infidélités de son père et à leurs conséquences. En reconnaissant une certaine proximité, elle se devait du même coup d’étanchéifier encore davantage les frontières de classes. Elle nomme pour mieux pouvoir prendre ses distances ; sa propre théorie lui sert à gérer l’héritage émotionnel et psychologique de cette structure familiale complexe. Si je le sais (ou plutôt l’interprète ainsi), c’est parce que j’ai également vu des lettres qu’elle a écrites à ses frères illégitimes et qui commençaient par « Mon cher frère ». Dans ses mémoires, les anciennes distinctions et les frontières de classes pouvaient être réaffirmées. Mais dans ses lettres et dans ses relations personnelles, elle reconnaissait bel et bien les liens familiaux. Doit-on y voir une contradiction ? Peut-être, mais je n’en suis pas certain. D’une façon ou d’une autre, on constate combien la théorisation est au coeur de nos efforts de gestion de notre complexité émotionnelle.

Ce sont ces réflexions qui m’ont empêché de surthéoriser dans mon livre, et qui m’ont poussé à décrire celui-ci comme un ouvrage « littéraire ». J’ai délibérément choisi d’omettre certains concepts théoriques (le seul que j’ai gardé est celui de l’inversion rituelle des rôles que j’utilise pour décrire une fête organisée après l’exhumation décrite dans le chapitre traduit ici). Si je me suis tenu loin de certains termes, ce n’est pas seulement parce que mes éditeurs étaient des linguistes professionnels allergiques à certains termes scientifiques, et que ma maison d’édition est spécialisée dans les ouvrages généraux. C’est plutôt parce qu’il me semblait qu’en utilisant des termes compliqués pour décrire ce qui se passait dans le monde créé par Kazimierz, je me mettrais ainsi involontairement à la place d’Ella et je construirais un mur conceptuel qui m’éviterait d’avoir à affronter la vérité, et qui reproduirait une distance sociale. Conscient du pouvoir de nommer, je voulais éviter de tomber dans son piège, tout au moins dans son acception scientifique et positiviste. D’un autre côté, ce piège est bien sûr inévitable — j’ai tout de même écrit un livre, j’ai nommé des choses et conceptualisé ce qui s’est passé avant et ce qui se passe maintenant. Mais l’étiquette « scientifique » aurait masqué le fait que je suis tout à la fois protagoniste, participant et auteur des interprétations que je soumets. J’aurais donné à l’acte infini de creuser une dimension finie de tâche accomplie ; après tout, le but de la science et de la théorie est de nous donner des réponses définitives. Mon principe directeur était donc plutôt l’affirmation de Geertz, selon qui l’anthropologie interprétative « est une science dont les avancées sont marquées non par un perfectionnement du consensus, mais bien par un affinement du débat. Ce qu’on améliore, c’est la précision avec laquelle on se contrarie mutuellement » (1973 : 29). J’imagine que dans mon cas, si j’ai contrarié des gens, c’est par le dialogue que j’ai ouvert avec certaines personnes du passé, mais aussi avec mon lectorat d’aujourd’hui. C’est précisément ce qui m’a motivé à écrire le présent texte et à répondre à certaines questions. L’acte de creuser n’a pas de fin, et j’irais jusqu’à dire que la théorie, en nous donnant des réponses, nous empêche d’aller plus loin.