Corps de l’article

S’il existe une tradition attestée de sociologie compréhensive, sociologie et herméneutique n’ont pas toujours fait bon ménage[1]. Les oeuvres fondatrices de la sociologie s’en tiennent à une réflexion sur le comprendre sans s’engager dans un débat sur les savoirs des textes[2], alors que Dilthey se concentre sur l’histoire plutôt que sur la société et que les philosophies herméneutiques du xxe siècle ont montré peu d’appétence pour la sociologie. Encore naguère, le débat entre Jürgen Habermas, pourtant au fait de cette tradition[3], et Hans-Georg Gadamer, qui s’est toujours tenu soigneusement à l’écart des sciences sociales, montrait bien que leur rencontre n’avait rien d’évident. Analyste de cette occasion manquée, Paul Ricoeur y fait face à son tour, en s’adressant cependant davantage à l’histoire qu’à la sociologie[4]. Pour autant, son oeuvre a pu inspirer largement les sciences sociales, où certains, comme Laurent Thévenot, recourent volontiers à ses concepts pour affiner leurs analyses. Une rencontre est possible, ce que signalent çà et là des oeuvres comme celle de Louis Quéré, ou encore le fait, en Allemagne, que l’on propose aux étudiants de sociologie une « introduction de sciences sociales » à l’herméneutique (Thévenot, 2012 ; Quéré, 1999 ; Kurt, 2004).

Envisager le projet d’une sociologie herméneutique revient à interroger les moyens et les limites d’une telle sociologie, mais avant tout ses objets : faut-il retenir les signes ou les symboles, les expressions langagières, ou aussi les formes sociales, les habitudes, les conduites, voire les textes ? La portée heuristique du modèle du texte est manifeste et a été soulignée notamment par Paul Ricoeur, qui y voit un opérateur permettant de faire droit à l’objectivation comme à la singularité contingente de l’événement[5]. En adossant son herméneutique au texte, cependant, Ricoeur court le risque de se couper d’une partie des sciences sociales, entérinant au sein des sciences de l’esprit une partition entre des disciplines à empreinte humaniste et d’autres plus délibérément objectivantes. Johann Michel écrit ainsi dans sa synthèse Homo interpretans : « C’est seulement dans la mesure où la réalité sociale peut être considérée comme un quasi-texte qu’il peut y avoir quelque chose comme une science sociale de facture herméneutique[6] » (Michel, 2017 : 316)

L’expression est doublement modalisée, ce qui en souligne la prudence. Il ne s’agit pas d’exiger une analogie parfaite entre le texte et le social. Cependant, la textualité est regardée comme une condition nécessaire à l’emploi du prédicat « herméneutique ». Peut-être est-ce là une approche encore trop restrictive. Elle conduit obligatoirement à opposer deux modèles qu’il sera difficile de réunir. Le premier est lié au texte. Il renvoie à des expressions fixées durablement, engageant l’objectivation de l’écriture, et se conçoit comme une opération de résolution des ruptures de signification : la compréhension immédiate cesse, l’interprétation, à savoir une interrogation précise sur la constitution du sens, est sollicitée pour surmonter cette rupture, quelle qu’en soit la source (distance temporelle, altérité linguistique ou psychologique, détérioration du support de la communication, etc.). Le second saisit au contraire l’interaction sociale dans sa continuité non réfléchie sur le modèle de la conversation dont elle analyse les conditions de possibilité et d’effectuation. Dans la pratique ordinaire de l’interlocution ont lieu imperceptiblement des aménagements et accords mutuels qui rendent la relation possible. Ici, c’est le dire plus que le dit qui importe, l’action ordinaire en train de se faire, non encore textualisée.

Les deux perspectives paraissent bien distinctes : le contexte concret d’un côté, fugace ; l’expression abstraite de l’autre, durable (ibid.). Le risque de réintroduire un dualisme des méthodes entérinant finalement l’opposition terminologique des sciences « humaines » aux sciences « sociales » ne doit pas être pris à la légère. Mais peut-être suffit-il de découpler l’herméneutique du texte pour obvier à cette difficulté ? [7]

De fait, la discussion collective qui a présidé à celle sur la fondation des sciences de l’esprit dans les dernières décennies du xixe siècle s’est nourrie de contributions venues d’horizons différents, excédant les disciplines du texte. L’interrogation sur la méthode et l’aspiration à une unité chapeautant un groupe de sciences encore insuffisamment défini est manifeste. Il y a donc lieu de rechercher l’articulation d’une herméneutique à une sociologie en laissant de côté cette restriction. Plutôt que de tenter de suivre le fil de la textualité, nous proposons de revenir ici sur la question de l’objectivité, qui est une des dimensions de celle-ci.

Parler d’objectivité est cependant problématique : comment les sciences de la société peuvent-elles la revendiquer sans coup de force ? Si « la société » existe pourvue de caractéristiques particulières, la connaissance de la généralité précède l’intégration des parties, sans quoi elle n’aurait aucune spécificité au regard d’une collection d’individualités. Mais comment penser la dimension spécifique de la société ? Un des concepts faussement évidents a été, depuis Montesquieu et son « esprit des Lois », celui d’esprit, qui permettrait de dire le commun d’une multitude. Mais comment opère un tel « esprit » ? Comment penser celui d’un « peuple » ou d’une « institution » ?

Le concept forgé par Hegel, mais décliné selon des variations précises, d’« esprit objectif » est, depuis deux siècles, un candidat conséquent pour aborder la question des relations entre les sciences sociales et l’herméneutique, voire pour envisager leur intégration[8]. Il paraît à ce titre particulièrement indiqué pour esquisser ce que pourrait être, sinon une « sociologie herméneutique », du moins une articulation des sciences sociales et de l’herméneutique. Dans ce qui suit, il s’agira de retracer une dialectique en trois temps : en premier lieu en rappelant le recours au concept d’esprit objectif par Wilhelm Dilthey pour penser les objectivations de l’esprit (de l’herméneutique à l’esprit objectif) ; puis en précisant, par différence, comment le concept hégélien d’esprit objectif a pu proposer une assise théorique aux sciences sociales (de l’esprit objectif aux sciences sociales) ; avant de mettre en avant la puissance de médiation de ce concept, en travaillant le contraste entre la proposition d’Émile Durkheim et celle de Georg Simmel, et pour finir de suggérer comment l’articulation d’une sociologie formelle et d’une philosophie de la culture tient lieu chez lui de « sociologie herméneutique ».

une herméneutique de l’esprit objectivé

La démarche de Wilhelm Dilthey (1833-1911) est éclairante pour saisir les relations entre ce qu’il appelle les sciences de l’esprit et l’herméneutique qu’il envisage comme leur méthode[9]. Cherchant à doter un ensemble de sciences d’un fondement épistémologique commun, il pose que les sciences de l’esprit portent dans tous les cas sur des objectivations de l’esprit : « Tout ce sur quoi l’homme, en agissant, a imprimé sa marque constitue l’objet des sciences de l’esprit » (Dilthey, 1988 : 102). « L’esprit s’est objectivé dans ces réalités extérieures, des fins s’y sont forgées, des valeurs s’y sont réalisées, et c’est précisément cette dimension spirituelle, inscrite en elles, que la compréhension saisit. » (ibid. : 72)

Objectiver, c’est ici transformer une action ou une visée de signification en une expression durable. Les actions humaines sont même censées introduire une signification dans le médium qu’elles transforment. La finalité des actions humaines s’inscrit, comme le dit aussi Dilthey, dans des expressions, introduisant un ordre différent de celui de la pure causalité physique. Ces modifications du monde physique peuvent être de différentes dimensions, allant d’un paysage façonné par certaines pratiques agricoles à quelques incisions sur une pierre ; elles sont le seul « objet » à partir duquel une « édification » du monde historique est possible.

1. Les objectivations de l’esprit

L’objectivation de l’esprit est d’abord la nécessité de la médiation. L’esprit n’accède pas immédiatement à lui-même, mais à partir de ses expressions. Peut-être n’est-il pas même dissociable de celles-ci. La connaissance peut donc être assimilée à une lecture. En se déposant dans des expressions durables, le monde de l’esprit s’étend au passé le plus ancien : l’esprit est ainsi historique. Il excède les limites de la mémoire individuelle. Nous avons là le monde de la culture ou de la « mémoire culturelle » : tout ce qui du passé ne nous est pas accessible par hérédité biologique ou par souvenir personnel, mais uniquement par le détour de traces physiques.

Il y a là un vaste champ offert à l’investigation, dont l’unité peut être effectivement établie par contraste avec les objets du monde physique, mais aussi d’avec les idéalités. Bien des conceptualisations différentes de telles « expressions » sont possibles. Mais dans tous les cas, nous avons affaire à un ensemble qui renvoie à la dimension de la signification ou de l’esprit en tant que portée par des formes particulières.

Le premier gain de telles recherches est de nous délivrer du soupçon de psychologisme, au sens où celui-ci entraînerait une part d’arbitraire. C’est par exemple l’argument de Vincent Descombes (1995 ; 1996) quand il vante les ressources du concept d’esprit objectif pour échapper aux apories des philosophes de la conscience[10]. Pour lui, l’esprit est hors de nous, notamment dans des objets. Il n’y a de toute façon aucune intériorité où l’on pourrait le situer. Ou encore, Guido Kreis, dans un livre où il fait la démonstration de la pertinence des positions de Cassirer pour le débat actuel en philosophie de l’esprit, met au compte d’une stratégie antimentaliste le choix d’enquêter sur la culture à partir des formes symboliques (Kreis, 2010). Cassirer lie en effet tout esprit à une expression. Dans l’interprétation de Kreis, Cassirer propose une théorie de l’esprit externalisé, mais non réductionniste, qu’il qualifie d’« esprit objectif » au troisième tome de sa Philosophie des formes symboliques (ibid. : 309-310).

En prenant pour point de départ des formes, inscriptions ou expressions séparées du mouvement qui les a produites, l’enquête se débarrasse d’emblée du dualisme de l’esprit et de la nature pour appréhender un troisième élément où ceux-ci sont noués. La conscience n’est plus souveraine, l’intuition est détrônée. La mémoire ne dépend plus par exemple d’un effort personnel pour se souvenir, d’un effort pour retrouver par contact la durée qui nous précède, comme le proposait Bergson, mais d’une interprétation des dépôts historiques.

Si le langage est l’extériorisation la plus plastique de la pensée, il ne couvre pas toutes les objectivations de l’esprit. Toutes les marques d’une intervention humaine sur l’environnement peuvent être prises comme des signes et, à ce titre, déchiffrées, conjecturalement s’entend, au titre d’objectivation de l’esprit : que l’on songe au travail des paléontologues ou des archéologues. Plus qu’un « tournant linguistique », il s’agit avec cette médiation d’un critère d’objectivation. L’enquête a affaire à des formes extérieures qu’elle constitue en signes. Elle peut donc être rapportée à une « herméneutique » et vaut pour les sciences historiques dont l’objet, par définition, est passé et ne s’atteint qu’à travers des traces et des documents.

2. L’unité de l’esprit

Pour appréhender la dispersion des expressions de la vie, Dilthey a bien esquissé une solution. Son recours au concept d’esprit objectif paraît de prime abord échapper à l’imputation d’idéalisme. On notera pour commencer que le concept intervient tardivement dans sa réflexion : alors que sa première présentation du projet d’une critique de la raison historique dans son Introduction aux sciences de l’esprit en 1883 l’ignore, le concept apparaît avec un rôle stratégique décisif dans l’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, élaboré entre 1905 et 1910. En l’introduisant, Dilthey a certainement recherché une médiation objective entre les expressions de la vie et leur compréhension empathique. Il éprouvait le besoin de se dégager d’un modèle psychologique où la compréhension s’explicite comme une sorte de ré-identification du contenu, comme une re-présentification d’une expérience originale. Les sciences de l’esprit ont pour objet les objectivations de l’esprit dans des réalités extérieures, où ses fins, ses valeurs, ses significations se sont déposées — cette affinité ontologique rend possible leur connaissance sur un autre mode que celle des objets de la nature, car : « Il y a entre moi et ces réalités une relation vitale. Leur caractère finalisé est fondé dans ma faculté de poser des fins, ce qu’il y a en elles de beau et de bien est fondé dans ma capacité d’instituer des valeurs, leur compréhensibilité se fonde dans mon intellect » (Dilthey, 1988 : 118-119). Mais la triade diltheyenne d’expérience vécue, d’expression et de compréhension (Erlebnis-Ausdruck-Verstehen), risque malgré tout d’enfermer l’expérience du sens dans la perspective individuelle de la psychologie. Dilthey lui-même envisage pourtant les « créations de la vie collective » (ibid. : 133) comme faisant partie de plein droit de l’objet des nouvelles sciences qu’il esquisse. Évitant le constructivisme, il insiste sur l’expérience de la compréhension où « c’est la vie qui saisit la vie » (ibid. : 137). Néanmoins, cette connaissance doit s’appuyer sur des concepts qui puissent en garantir l’objectivité eu égard aux critères de la science moderne. C’est d’abord celui de configuration efficiente[11] qui est convoqué pour montrer la permanence d’un ensemble de relations causales et son rôle en rapport avec d’autres expressions complexes de l’esprit. Mais c’est surtout l’introduction du concept d’Esprit objectif comme couvrant toutes les objectivations de l’esprit (à savoir les expressions de la vie pour Dilthey) qui permet de fonder le projet d’une science articulée de l’esprit dans ses différents ordres. Dilthey accueille l’idée d’un acteur collectif, mais remplace la volonté consciente par la vie, pensant rester ainsi plus près du donné, alors que Hegel, dont il se démarque, construirait à partir de concepts (Dilthey, 1992)[12]. L’opération essentielle de Dilthey consiste à séparer le concept hégélien de son fondement dans la raison universelle pour le replacer dans le monde historique où tout est individuel et où aucune position de surplomb n’est plus possible. Il complète ainsi l’esprit objectif de Hegel (droit, politique, morale) non seulement de l’esprit absolu (art, religion, science) mais aussi de « toute espèce de forme de vie, de style de vie » (ibid., 151). Il y inclut aussi la langue, toutes les individuations de ce qu’il nomme la « vie », principe qui renvoie à l’indéductible de l’existence et de l’individu historique.

Cette extension a rencontré un grand succès, car le concept d’Esprit objectif a connu une grande diffusion entre 1900 et 1925, mais la façon dont Dilthey la proposait a été critiquée. Le cadre idéaliste supposant une possible identité du comprenant et du compris, ainsi que le caractère apparemment irrationnel de l’empathie, constituent des motifs de soupçon qui entourent l’entreprise de Dilthey. Cependant, ces critiques adressées à Dilthey ne signifient nullement que l’inspiration de recourir au concept de Hegel n’ait pas répondu à un besoin. Elle s’adressait précisément à la nécessité d’élargir et de structurer l’objet des sciences interprétatives pour les soustraire au reproche d’impressionnisme en attestant la possibilité d’une méthode, d’une part. Elle offrait la possibilité, d’autre part, de concevoir le type d’objets impliqués dans la démarche même des sciences de l’esprit.

Les sciences de l’esprit envisagées par Dilthey ne laissent pas cependant de minorer la dimension sociologique, car les expressions qu’elles cherchent à comprendre sont individualisées et autonomisées (Dilthey, 1992 : 150)[13]. La question de ce qu’elles ont en commun reste en suspens, si l’on ne veut pas recourir à des hypostases comme « l’esprit d’un peuple ». C’est pourquoi il importe de réfléchir à l’articulation entre cet esprit objectivé et ce que pourrait être un esprit objectif, concept autrement plus requérant, qui serait en mesure d’assumer cette dimension sociale et de servir à la fondation des savoirs sociologiques.

de l’esprit objectif aux sciences sociales

Les objectivations de l’esprit ne sont rien sans leur insertion dans un cadre d’intelligibilité qui en assure l’effectuation ou la compréhension actuelle. Sans la possibilité d’une reprise, les expressions de l’esprit objectivé restent muettes. Mais l’instance opérant cette reprise ou ce recouvrement du sens des expressions fait problème. Une conception substantialiste de l’esprit, dans la tradition de l’idéalisme, se donne peut-être trop facilement une solution, en postulant l’identité du sujet et de l’objet. Même la version anthropologique d’une telle identité, à laquelle recourt Dilthey, ne laisse pas de susciter la perplexité. Cependant, une critique légitime du coût ontologique du concept d’esprit objectif ne doit pas en masquer les ressources pour assurer l’articulation entre les ordres collectifs et la connaissance individuelle de style herméneutique. Mais avant d’envisager un usage fécond de ce concept, il convient de préciser quelles en sont les limites.

Il ne paraît pas possible d’élaborer une sociologie en se passant radicalement de l’hypothèse d’un cadre structurant l’expérience collective. En effet, ne considérer que les individus existants et leur sommation ne permet pas de rendre compte des effets de l’être-ensemble sur les comportements. Il y a bien des propriétés attachées à l’être collectif, qu’il faut pouvoir décrire. L’appartenance à des cercles de différents diamètres, à des groupes de taille variable, à des espaces d’amplitude changeante est non moins essentielle à la définition des individus que le dénombrement de leurs états singuliers. Le modèle de la pensée du contrat, issu de l’accord d’individus séparés, qui se poursuit dans l’approche individualiste libérale, échoue manifestement à rendre compte des phénomènes d’appartenance et d’inclusion qui relèvent de cette dimension comme le langage, les habitudes, moeurs et pratiques, les institutions.

1. Le concept d’esprit objectif

Pour rendre compte de ces productions qui sont des oeuvres échappant en partie au contrôle de leurs auteurs, plusieurs outils conceptuels ont été proposés. Un des plus puissants est sans conteste celui d’esprit objectif, proposé par Hegel dans son Encyclopédie, et qui, sorti de l’ensemble systématique où il prend du sens chez celui-ci, est différemment décliné autour de 1900, précisément quand il s’agit de trouver un fondement commun aux sciences humaines.

Hegel (2000[1817] ; 1970[1830] ; 1998) conçoit dans son Encyclopédie l’esprit objectif comme le moment de la séparation de l’esprit subjectif d’avec soi, qui permet sa réalisation. Il expose les formes de l’esprit du droit formel, des moeurs et de l’État comme exprimant certes l’idée absolue ou le concept réalisé, mais seulement en soi Hartmann, 1960 ; Bienenstock, 2001 ; Kervégan, 2019). L’esprit objectif est l’esprit réalisé pratiquement à travers des formes collectives, mais aussi abandonné à une forme extérieure où l’esprit subjectif ne se reconnaît pas toujours. La liberté réalisée reçoit ainsi la forme de la nécessité (Hegel, 1817 : § 484) ; le système des déterminations libres produit une structure substantielle (substantieller Zusammenhang) qui apparaît comme le pouvoir, l’être reconnu. La liberté infinie du Je ou du concept doit apprendre à se reconnaître dans les formes extérieures qu’elle produit elle-même mais qui lui semblent étrangères, voire hostiles. Ce moment de l’autonomisation relative des productions de la liberté en un esprit devenu substance, présent à la conscience comme pur en soi, réalité chosale, est une des inventions conceptuelles de Hegel qui ont le plus inspiré les tentatives de penser la société comme entremêlement de libertés et de contraintes. Selon Hegel, c’est dans l’État que s’accomplit la reconnaissance subjective de la nécessité objective des formes institutionnalisées de l’existence de la liberté.

La moralité concrète (Sittlichkeit) est le moment où le particulier se trouve ressaisi dans l’ensemble universel sans avoir l’impression de se perdre en sa particularité (sinon la plus contingente) mais en s’accomplissant au contraire comme ce qu’il est. La volonté abstraite encore du sujet singulier se reconnaît comme partie d’un ensemble historique et social concret qui donne un sens à son agir et quitte son point de vue abstrait, lequel la retenait à l’écart de la substantialité éthique, pour s’exprimer dans les formes que celle-ci lui offre à travers ses institutions. Il ne s’agit pas d’une harmonie préétablie, mais d’une reconnaissance de la part du sujet fini que ce qui le constitue est la substance de l’esprit partagé. Les moeurs, habitudes, institutions, lois, culture commune ont ainsi la précellence sur le jugement particulier. L’esprit objectif renvoie donc à l’ensemble des pratiques et institutions qui expriment la dimension commune, les règles et normes partagées par la communauté (quand elles sont implicites, ce sont plutôt les moeurs, si explicitées, elles se retrouvent dans le système juridique). Dans le modèle hégélien, il y a dans tous les cas une priorité que Jean-François Kervégan dit « syntaxique » des institutions de l’esprit objectif sur les volontés particulières (Kervégan, 2019 : 354). En cela, il peut être légitimement qualifié de « holisme », le tout ayant la priorité sur les parties.

Il est important de fixer ce moment de précédence des structures universelles, des normes ou des règles partagées, sur les éléments. Il n’est pas identique à ce qui s’est « objectivé » dans des oeuvres, mais il persiste dans son actualité, pesant sur ses membres et leur façon d’agir et de ressentir. Il y a donc une asymétrie manifeste entre l’esprit objectif et l’esprit objectivé dans ses oeuvres, puisque seul le premier existe actuellement, l’autre a besoin d’être réeffectué, dépendant donc de l’intervention d’un esprit effectif pour exister[14]. Cette distinction est trop souvent recouverte quand on parallélise les esprits objectif et objectivé, suggérant leur possible recouvrement par réidentification.

C’est ce qui légitime un traitement séparé, qui libère le concept d’esprit objectif de l’hypothèque spéculative qu’il devait à sa formulation idéaliste. On aurait pu penser en effet que, bien qu’il ait revêtu à ses yeux assez d’importance pour qu’il ait choisi de traiter ce moment du système de façon plus approfondie dans sa Philosophie du droit, l’esprit objectif ne puisse être compris qu’à l’intérieur du mouvement de sortie de soi de l’esprit subjectif qui doit être repris, objectivement grâce aux formes de l’État et absolument dans les formes d’art, religion, science (l’esprit absolu), principalement dans le savoir de soi de l’esprit, comme science ou philosophie. Ou, comme on le voit dans une autre Encyclopédie, celle d’August Boeckh, philologue, avec un schéma de la connaissance historique voisin, même si la notion d’esprit objectif n’apparaît pas. Boeckh définit la connaissance historique comme une « connaissance du connu », Erkenntnis des Erkannten, ce qui conjugue l’attention herméneutique au sens produit et reproduit, héritée de Schleiermacher, à la perception d’une société dont toutes les formes d’activités peuvent être prises en compte au titre d’une « connaissance », comme faisant partie d’une « idée » entendue dans une inspiration platonicienne (Simmel, 2014[1999] : 204). Le passé peut être connu selon Boeckh parce que c’est toujours le « logos » qui connaît le « logos », soit dans des formes matérielles, soit langagières, par l’interprétation grammaticale. Contre l’approche philosophique perçue comme exclusivement constructrice, Boeckh défend la philologie comme méthode pour lire et interpréter les documents du passé ; elle sauve quod est facti alors que la philosophie se concentre sur quod est rationis (voir Boeckh, 1877 : § 6). Il est ainsi plus orienté aux sciences de la culture empiriques, bien que demeurant à l’intérieur d’un cadre spéculatif.

Ce qui est commun à ces deux modèles est la possibilité d’un recouvrement intégral de l’esprit extériorisé par la connaissance ; dans le savoir absolu chez Hegel, l’esprit se sachant en et pour soi dans la réflexion philosophique, qui est le modèle de la science, et dans la reconstruction du monde antique par l’interprétation pour Boeckh, qui est rendue possible en raison de l’identité du « logos » à lui-même. On peut considérer que l’hétérogénéité de l’objet à comprendre est insuffisamment prise au sérieux, et que l’on s’installe dans un cercle qui garantit par avance le succès de l’opération.

L’explication du collectif ou la saisie compréhensive des traces et documents épars du passé sont garanties en amont par le concept d’esprit. Nous avons affaire à un modèle holiste qui non seulement accorde au tout une priorité sur les parties, mais aussi considère que la connaissance du concept rend possible celle de ses composants. Cette structure observable sur le concept d’esprit objectif est présente aux débuts de la sociologie en France, avec la tentation d’opérer une synthèse pour recoller le tissu social après les troubles de l’époque révolutionnaire et la libération de l’individualisme qui s’ensuivit.

2. De l’esprit objectif à la sociologie

Ainsi, les contemporains de Hegel, que ce soient des esprits conservateurs qui ont vu dans l’épisode révolutionnaire une catastrophe ou des esprits révolutionnaires, portent un diagnostic commun. Chez les uns comme chez les autres, l’idée que la modernité surgissant avec la Renaissance et s’imposant avec les Lumières et la Révolution ne serait qu’un épisode de crise entre une société organique passée, la société médiévale, et une société organique à forger, que ce soit sur le mode restaurateur, comme le préconisent les auteurs contre-révolutionnaires, ou sur un mode inédit, volontiers utopique[15]. Cette séquence n’est pas indifférente puisque beaucoup ont cru y voir la matrice de la pensée sociologique en France, dont l’objectif aurait été d’emblée de réparer les déchirures de la modernité, autrement dit de l’individualisme libéral sanctionné par la Révolution (Nisbett, 2000 ; Spaemann, 1998[1959] ; Bénichou, 1997). Les oppositions conceptuelles du mécanique et de l’organique, ou de l’analyse et de la synthèse, sont mobilisées pour dresser une philosophie de l’histoire rédemptrice[16]. Telle est encore la tendance générale du saint-simonisme, à la fois sociale et religieuse.

Le représentant le plus important de ce mouvement est bien sûr Auguste Comte qui, avec sa loi des trois états, proclamée en 1824, annonce le passage nécessaire de l’âge métaphysique à l’âge positif (Karsenti, 2006). L’aspiration à une nouvelle synthèse, dogmatiquement étayée par un gouvernement des savants, conférant à la « sociologie » le rôle de ciment social et de guide des sociétés, est à l’ordre du jour.

Or, le statut accordé à la sociologie de gardien de l’esprit objectif ne manquera pas de peser sur la détermination de la discipline ultérieure, particulièrement chez Durkheim dont le concept de « représentations collectives » signale l’emprise du primat de l’appréhension globale, que depuis Louis Dumont on désigne comme le holisme.

Selon cette représentation, le tout précède les parties. Si les moeurs, les habitudes, les normes sociales dépendent des acteurs qui les font être, elles ne sont cependant pas soumises à l’arbitraire de chacun mais, au contraire, exercent sur chacun une contrainte. Le phénomène social implique cette abstraction des particularités individuelles au profit d’un ordre supra-individuel qui peut être tacitement reconnu, comme les habitudes ou les conventions sociales, ou explicite dans le cas des institutions, par exemple pour le système juridique (l’explicitation est marquée par le principe de la conscience que chacun doit avoir de la loi). Bien sûr, le mode de détermination des parties par le tout peut être différent. La sanction sociale peut s’exercer simplement par le sentiment d’un écart, d’une faute de goût, d’un faux pas touchant l’individu qui n’aurait pas respecté la règle tacite. Ces procédés de contrôle mutuel et de correction des comportements font partie des interactions sociales ordinaires. Celles-ci sont normalisantes, normatives au sens où l’on invite l’individu à se conformer par de petits rappels à l’ordre, et vont rarement jusqu’à l’exclusion. Les règles immanentes au jeu des interactions sociales produisent une normalisation des comportements qui facilite de telles interactions. Le jeu social laisse en principe la possibilité aux acteurs de ne pas perdre la face et d’ajuster leur comportement aux normes en valeur dans un groupe[17]. C’est quand cette normalisation habituelle rencontre ses limites que la norme se trouve appuyée sur la sanction explicite du droit.

L’esprit objectif exprime aussi bien l’effet de normalisation dû à la contrainte ressentie implicitement dans le groupe que la contrainte institutionnelle. Comme le suggère la comparaison avec le langage et ses règles, l’esprit objectif peut être atteint de manière inductive, en interrogeant les règles rendant compte de certains usages. « Le poisson dans l’eau, l’oiseau dans l’air se meuvent selon des règles », rappelait Kant au début de son cours de logique (AA IX, 11). Les pratiques sociales sont non moins réglées. Reconstituer leur « syntaxe », selon le terme employé par Jean-François Kervégan à propos de Hegel, ou leur « grammaire », pour utiliser un lexique wittgensteinien, n’implique pas de soi que l’on veuille se doter d’un concept général de la société ou de son « esprit » pour en déduire tous les effets. Si la syntaxe contraint les locuteurs, car s’ils ne la respectent plus ils sortent du langage intelligible, elle ne conditionne nullement le contenu de leurs énoncés, le jeu des possibilités combinatoires restant immense (voire « infini », si l’on suit Chomsky).

Nous avons de fait affaire à deux acceptions de l’esprit objectif. D’une part, il peut être compris comme l’ensemble des règles pour les pratiques sociales, exerçant une contrainte à titre de condition de possibilité de ces jeux sociaux. L’exemple du langage que personne n’a inventé, qui contraint donc tout locuteur, mais qui permet cependant à chacun de s’exprimer pour ce qu’il est, a souvent été mis en avant, notamment par Humboldt. D’autre part, il peut être compris de façon substantielle, comme le concept unitaire d’une diversité, permettant le décryptage de la réalité sociale. Il relève alors d’un autre statut. L’ambition d’établir une science de la société, qui fut celle de Comte, s’affirme alors comme dogmatique. Elle donne ses normes à la société, non seulement en termes de législation explicite, mais aussi de valeurs. Or, il est difficile de détacher entièrement de cette seconde acception les entreprises de Hegel, qui aspire bien à une connaissance philosophique de l’esprit, mais aussi de Taylor, qui renvoie à des valeurs (Taylor, 1998), ou encore de Gadamer, dont le concept de tradition reprend en grande part cette dimension de l’esprit objectif et dont la dimension langagière engage plus qu’une syntaxe pour des usages.

Avec l’évocation de la sociologie comtienne, culminant dans la sociocratie, nous avons établi un lien entre le concept d’esprit objectif et la sociologie. Auparavant, en évoquant les produits de l’esprit objectivé, nous avons avancé un concept possible de l’herméneutique comme effort de comprendre les produits « objectivés » de l’esprit.

Or, si l’on dénie le recouvrement spéculatif de l’un par l’autre, force est de reconnaître une opposition forte entre les exigences de l’herméneutique qui se soucie des expressions sensées et de leur interprétation, mais néglige peut-être la dimension commune, et la sociologie qui, si elle prend en compte d’emblée cette dimension, le fait peut-être à un prix excessivement fort. En effet, un recours emphatique au concept d’esprit objectif peut faire figure d’un deus ex machina, d’un concept prétendant garantir la connaissabilité de son objet par avance, sans se donner le temps ni les moyens de l’observer véritablement.

Peut-on imaginer une articulation de ces deux domaines ? Comment penser un accord entre les exigences de la probité herméneutique et celles d’une prise en compte d’emblée de la dimension commune, supra-subjective, propre aux sciences sociales ?

Nous proposons d’explorer cette possibilité à partir d’une reconsidération de l’oeuvre de Simmel, qui se situe au carrefour de ces deux visées. D’une part, il a accordé une grande attention aux objets culturels et à leur interprétation au-delà du paradigme textuel. D’autre part, il a revendiqué la prise en compte de la dimension supra-individuelle dans les sciences sociales tout en se livrant à une critique en règle des effets d’hypostases des dénominations collectives. En outre, il a travaillé à élaborer un modèle de logique sociale prenant en compte la dimension triadique de toute relation. Par ces traits, un retour à Simmel permettrait d’éclairer la question d’une possible « herméneutique sociologique ».

l’esprit objectif comme médiation. simmel ou durkheim

Pour apprécier la portée et la signification de la reprise du concept d’esprit objectif par Simmel[18], il convient de commencer par souligner sur le plan épistémologique sa distance d’avec les représentations collectives ainsi que sa critique de l’idée de lois en histoire. Sa différence avec le modèle proposé simultanément par Durkheim apparaît alors nettement et peut être retracée en considérant l’article fourni pour L’Année sociologique. Enfin, le champ de recherches portant sur les objets peut être compris dans le cadre, exposé notamment à propos de la tragédie de la culture, d’une réflexion sur la réification.

1. Une posture critique

Dès son premier livre, Sur la différenciation sociale, de 1890, où il aborde la question d’une « science sociale » au singulier (Sozialwissenschaft), Simmel souligne que la « société » n’est qu’une « expression collective » (Simmel, 2014[1999] : 126)[19]. Il fonde sa critique sur des arguments kantiens, qui subsistent malgré les assomptions psychologiques et évolutionnistes qui caractérisent ce premier livre. Les désignations collectives sont le produit d’une synthèse intellectuelle. Elles sont des êtres de raison et n’ont aucune objectivité. Ce sont des concepts généraux qui doivent être analysés dans les phénomènes qui les composent. Mais Simmel ne tient pas un discours simplement nominaliste, reconduisant la réalité des faits sociaux aux acteurs individuels, dans une tradition politique libérale. Il opère en outre une critique de l’idée d’individualité substantielle pour faire ressortir la pluralité interne de chaque individu. En cela, il insiste sur la dynamique des relations qui tissent des liens sociaux (voir Simmel, 2014[1999] : 127 ; 2, 237 sq.). Autrement dit, son point de départ n’est nullement la transposition d’un discours contractualiste venu de la pensée politique à la structuration de la société, mais plutôt une relecture critique du paradigme évolutionniste dont il dénonce par une critique épistémologique le penchant organiciste (chez Spencer) et la tendance à réifier des termes collectifs. Il annonce déjà le style d’analyse qui sera celui de sa Philosophie de l’argent : « La dissolution de l’âme de la société en la somme des actions réciproques de ses parties est bien dans la tendance de la vie spirituelle moderne en général : dissoudre le fixe, égal à soi-même, substantiel en fonction, force, mouvement et reconnaître en tout être le procès historique de son devenir » (Simmel, 2014[1999] : 130).

Simmel ne se départira jamais de cette méfiance à l’endroit des hypostases, en premier de cette « unité mystique de l’être social » (Simmel, 2014[1999] : 134), sans pour autant réduire les collectifs à une réunion d’individus. Il entre en scène en dénonçant des concepts fumeux comme le « Volksgeist », la conscience collective, ou encore la responsabilité collective[20].

Dans le même livre, Simmel réfute la possibilité d’établir des lois en sociologie, de même que dans ses Problèmes de philosophie de l’histoire qui paraissent en 1892, il réfute la possibilité de lois en histoire : il prend ainsi nettement ses distances avec Auguste Comte, mais aussi Marx et Spencer — soit avec les trois branches principales de la sociologie européenne.

L’objection que soulève Simmel est celle de la violence faite aux phénomènes par la prétention à les réduire à des lois. Vouloir établir des lois, en effet, c’est risquer l’unilatéralité tant chaque situation sociale est complexe : établir une comparaison de cas apparemment semblables ne garantit en rien que les effets seront semblables, de même que les causes des mêmes phénomènes peuvent avoir été dissemblables. La multiplicité des facteurs impliqués dans tout phénomène social s’oppose à l’établissement de lois objectives, que rien ne prémunirait d’être démenties par d’autres faits : « C’est pourquoi on ne saurait conclure de l’identité de deux états ou périodes quant à leurs grandes séries développées que la conséquence de ce segment en l’une sera équivalente à celle apparemment équivalente dans l’autre » (Simmel, 2014[1999] : 124). La complexité croissante et la différence des échelles font qu’il est vain de chercher à établir dogmatiquement des lois sociales : « Sans aucun doute, chaque élément d’une société est produit selon des lois naturelles ; mais pour le tout il n’y a pas de loi » (Simmel, 2014[1999] : 125).

Dans son livre sur la connaissance historique, Simmel consacrera toute une partie à la critique des lois historiques, en développant les arguments opposés à la prétention d’établir des lois sociologiques (voir Simmel, 2014[1999] : 330-379). Un rapport de causalité peut bien sembler fournir une loi de succession dans un cas, la validité de celle-ci est limitée au cas, car rien, pense Simmel, ne permet de l’appliquer à un autre cas (voir Simmel, 2014[1999] :341). Cette prise en compte de la complexité des relations causales le conduira dans Philosophie de l’argent à une réflexion de grande ampleur sur les inversions téléologiques dans les sociétés complexes : les actions téléologiques sont médiées par des intermédiaires si nombreux que non seulement la finalité recherchée n’est pas forcément atteinte, mais il advient aussi que le résultat de l’action soit contraire à la visée première (voir Simmel, 1989 : 245-246). Telle est la structure que Simmel élaborera ultérieurement avec le motif de la « tragédie de la culture ».

Cette réticence à l’endroit d’une prétention excessive de la connaissance historique et sociologique est fondée sur la prise en compte de l’historicité du sujet de la connaissance qui entraîne le congé donné au sujet transcendantal kantien, qui serait lui-même soustrait aux règles de l’expérience. Simmel reconnaît le caractère historique de la connaissance historique elle-même. Le sujet de la connaissance n’est pas abstrait de son objet. Autrement dit, l’a priori par lequel il constitue l’expérience est lui-même relatif, historisé.

Ces trois aspects (méfiance envers les hypostases, rejet de lois en sociologie, historisation) permettent de comprendre le fond du discord avec Durkheim, alors que tous deux étaient engagés dans une entreprise voisine. Les parallèles sont en effet frappants : leur premier livre porte presque le même titre, De la différenciation sociale (1890) pour Simmel, De la division du travail social (1893) pour Durkheim. Ils engagent tous deux une discussion critique avec Spencer et les modèles évolutionnistes. Peu après, ils corrigent leur approche par un texte de portée épistémologique et méthodologique importante, le « problème de la sociologie » (1894) pour l’un, les Règles de la méthode sociologique (1895) pour l’autre. Il est inutile ici de retracer le dialogue manqué qui a été maintes fois analysé (Fitzi, 2017 ; Papilloud, 2002 ; Disselkamp, 1999 ; Rammstedt, 1998). Il suffira d’en rappeler les grandes lignes en ce qu’elles renvoient à deux ententes différentes du concept d’esprit objectif.

2. Esprit objectif versus fait social

Le concept durkheimien de « fait social », mais aussi de « représentation collective », voire de « conscience collective », remplace à maints égards celui d’esprit objectif : il est requis quand l’individu accomplit une tâche définie « en dehors de lui », le précédant, comme les croyances religieuses, l’instauration de la monnaie ou du langage, les coutumes et pratiques héritées. Ces injonctions sont extérieures à l’individu et s’imposent à lui avec une force de contrainte. Il en va comme pour les paroles du serment, qui engagent le contractant : « Quoiqu’elles viennent de lui, elles ne dépendent plus de lui. Il ne peut plus les changer, il est tenu de les exécuter » (Durkheim, 1950 : 212). Il se produit, dit Durkheim, « cette sorte de transcendance que présentent toutes les choses morales » (ibidem). Personne ne peut à terme inventer sa propre langue, son propre mode de paiement, avoir une conduite absolument excentrique (les bandidos bardés de cuir paient gentiment leur pack de bière à la caisse du supermarché). Les faits que Durkheim reconnaît comme « sociaux » « consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui » (Durkheim, 2013 [1937] : 5). Ils ne relèvent nullement de tel ou tel individu en particulier, mais d’un groupe ou de l’ensemble de la société. Ces manières de faire peuvent être fixées ou non (ibid. : 14), c’est leur effet pratique en chacun qui importe. Autrement dit, Durkheim n’a pas tant en vue la question des objectivations de la pratique que la dimension unitaire de l’appartenance sociale ressentie à travers la contrainte. Il vise bien la normativité immanente à ce que nous avons désigné comme l’esprit objectif.

Ce qui oppose Simmel et Durkheim est l’analyse qu’ils font de cette dimension supra-individuelle. Dans une perspective sociologique, le problème consiste à penser la spécificité des entités collectives, qui ne reposent cependant que sur les contributions individuelles. Le défaut de la sociologie aura été de prendre les concepts collectifs comme des êtres particuliers, de les hypostasier, en oubliant qu’ils sont constitués à partir des particuliers. Simmel s’impose une radicale réduction ontologique de ces entités. Il récuse de même l’existence de lois qui exposeraient le cours nécessaire des étapes de l’histoire. Pour autant, il n’entend nullement ignorer la spécificité des collectifs, qui ne sont aucunement réductibles à la somme des effets individuels. En ce sens, il leur reconnaît, tout comme Durkheim, un caractère sui generis.

Il importait à Durkheim de souligner la dimension collective de la pensée individuelle, largement ignorée par la tradition idéaliste qui partait spontanément, naïvement, de l’individu réfléchissant et agissant. Or, Simmel envisageait d’emblée le problème à un degré de complexité plus élevé : l’originalité des formations sociales supra-individuelles doit être pensée dans sa relation réciproque aux individus qui les portent. Les comportements sont modifiés par le fait d’être ensemble, mais le collectif conduit aussi à de nouvelles formes d’être individuel. Comme il l’écrivit dans le premier numéro de L’Année sociologique, soulignant sa correction des vues durkheimiennes : s’il est « juste de présenter la société comme une unité sui generis, distincte de ses éléments individuels », cela n’implique nullement qu’il faille « tenir la société pour un être d’une réalité autonome, qui mènerait, suivant des lois propres, une vie indépendante de celle de ses membres » (Simmel, 2002 : 68-69).

Simmel voit là une antinomie : les deux perspectives ont leur légitimité irréfutable, mais ontologiquement, il paraît que les êtres collectifs n’ont aucune existence qui ne puisse être résolue en leurs parties : ils n’existent donc que par un procédé de méthode. Simmel n’est pas loin de reconnaître sa place à l’ontologie sociale, du moment qu’elle suppose une reconstruction critique. Mais si l’agrégation d’individus autour d’un projet peut aisément se comprendre, comment se fait-il que cette association devienne durable au-delà même de l’occasion qui l’a vue naître ? La société invente différentes méthodes pour constituer ces solidarités. Elle opère par la séparation d’un pouvoir, en pesant sur les systèmes de transmission, d’héritage, de partage, ou sur le jeu des symboles. La permanence des « formes sociales », plus que la description des différentes formations sociales, est la question critique qui anime la sociologie simmelienne.

L’émergence de cette dimension « supra-individuelle » ne concerne pas seulement la sociologie, que Simmel pense à partir des relations réciproques entre individus pour autant que ces dernières ont des effets sur leur mode d’être. Le fait d’être à plusieurs n’est pas un simple renforcement par sommation : il transforme d’emblée le comportement de tous, différemment selon les échelles et les situations. L’intimité à deux elle-même est sociale en tant que relation exclusive qui, par défaut, permet le secret. Suivre la formation de la sociation/association pose aussitôt la question de ce qui n’est pas social dans le social, pas réductible à lui et plus avant la question des modes d’individuation. La socialisation est-elle la condition de la formation individuelle, ou bien ce qui l’empêche, son aliénation ? Pour y répondre, il convient, suggère Simmel, de prendre le problème dans sa dimension dynamique, comme une genèse mutuelle du collectif et de l’individuel. La dimension supra-individuelle concerne aussi bien les institutions que les oeuvres d’art, les réalisations de la technique, les accomplissements de la religion ou de la science, que l’invention d’un simple geste.

Simmel a varié sa façon de désigner cette dimension collective, qui est davantage que la « société ». Il l’a pensée en proposant différents termes, parlant d’esprit objectif, mais aussi de « troisième domaine », de « tournant vers l’idée », de monde de la signification, du symbolique, du « plus-que-vie ». C’est l’objet de la philosophie de la culture, qui interroge ce qui demeure dans l’histoire qui toujours change. Là où la sociologie cherche à isoler, dans un effort d’abstraction original, ce qui constitue les formes d’association dans leur grande multiplicité, la philosophie de la culture s’occupe directement des réalisations concrètes, des traces physiques dont l’assemblage est signifiant, mais dont la signification même est conditionnée à son expression symbolique.

une herméneutique de l’esprit objectif ?

Simmel utilise le concept d’esprit objectif dans son article sur la permanence des formes sociales paru en 1898 dans le premier numéro de L’Année sociologique, Comment les formes sociales se maintiennent (voir GSG 19, 66-106) à propos de la description de l’institution qu’est le clergé catholique, afin de rendre compte de la permanence des rapports dans le renouvellement des acteurs. Simmel reprend manifestement le concept de Hegel, mais à travers les tenants de la psychologie des peuples, tout en proposant de lui une lecture différente. Il a en effet très tôt, dès 1885, pris ses distances avec une acception normative de l’esprit objectif, rencontrée dans l’éthique de Heymann Steinthal (Simmel, 2014[1999] : 208), pour en faire l’opérateur d’une philosophie de la culture originale.

1. L’esprit objectif au risque de l’aliénation

La structure de l’argumentation de Simmel se met en place dans la décennie pendant laquelle il prépare la Philosophie de l’argent. Il utilise le concept d’esprit objectif dans un sens qui ne repose pas sur le précédent hégélien mais sur une analyse de la division du travail et de ses conséquences liées au processus de différenciation sociale. Il lui permet de penser la dimension du sens socialisé. Non seulement les textes, les discours ou les actions humaines peuvent dès lors faire l’objet d’une enquête sur le sens, mais aussi leurs effets, y compris ceux qui relèvent bien d’une intervention humaine, mais non d’une intentionnalité à proprement parler, puisqu’ils résultent des conséquences complexes et imprévisibles dans la totalité de leurs effets d’actes premiers. Le maintien de formes sociales, la perdurance des institutions, des moeurs ou des habitudes, les codes esthétiques, gestuels ou langagiers dont disposent les acteurs dans une certaine époque et certaines circonstances participent de la production de significations derrière le dos des acteurs, comme dans le cas d’un système économique ou de la croissance d’une ville. En proposant une analyse de ces logiques particulières, Simmel permet d’articuler une grande variété de phénomènes culturels en une approche complexe, respectant à la fois les effets de nécessité et les libres innovations.

L’analyse de la dimension sociale déposée dans les objets est un des thèmes de la sociologie que Simmel a particulièrement défrichés. Il a inventé une herméneutique des objets culturels qui étend l’application de la lecture à des phénomènes distincts de l’écriture et même du langage. Ses analyses de l’anse de la cruche, des ruines, des paysages, de certaines villes ou simplement du chemin sont justement célèbres. Celui qui conduit une voiture est le plus souvent complètement incapable de comprendre comment elle marche. Ce perfectionnement des objets qui thésaurisent en eux toujours plus de réflexion et d’expérience fait que leur usage est de plus en plus éloigné d’une compréhension de leur « spiritualité », au sens des conditions réunies pour leur production. Bien avant que le thème de la mémoire culturelle soit remis en circulation dans les sciences de la culture, Simmel avait parfaitement défini l’originalité de cette forme d’héritage qui suppose une appropriation active de la part de ses bénéficiaires, appropriation qui ne peut qu’être partielle. Comme les objets qui nous entourent, les concepts que nous utilisons sont en partie opaques, chargés de déterminations sémantiques accumulées qui ne sont aucunement immédiatement saisissables : du savoir accumulé est là, mais relativement inaccessible ; une somme d’expérience et de savoir-faire est tout de même disponible, mais inutilisable tant que l’on n’en aura pas fait l’apprentissage, ce qui est impossible pour tout. Et le décalage ne peut que s’amplifier.

2. Une herméneutique des objets culturels

Le problème que découvre Simmel est celui d’un esprit « objectif » dont le sens n’est plus recouvrable par les performances individuelles d’un sujet. Il n’y a donc plus d’identité de l’esprit à lui-même. La question du recouvrement interprétatif de tels contenus se pose donc en des termes neufs, car celui-ci ne saurait valoir que pour une part de la signification des objets culturels. Tout ce qu’ils sont devenus en vertu de la logique propre à leur caractère objectif, et qui, échappant aux sujets producteurs comme au sujet récepteur, n’en a pas moins développé une signification qui leur reste attachée, tout cela doit être envisagé selon une approche qui ne peut plus rien avoir de « psychologique ». C’est en thématisant cette dimension que Simmel peut faire des réalisations collectives les objets d’une sociologie interprétative, ou voir dans les plus simples choses ou conditions des relations sociales déposées, imperceptibles au regard naïf. Il évite l’alternative entre l’hypostase d’un sujet collectif et la prise en compte des seules interventions conscientes et rationnelles en montrant comment les effets induits par le concours de chacun produisent des formes originales, irréductibles à la somme de leurs causes, et néanmoins inassignables à un autre « sujet » ou « auteur ».

Simmel montre que l’esprit objectif rend possible la transmission des caractères acquis et constituant véritablement une « culture » (Simmel, 1989 : 627). À la différence des théories qui ne pensent l’objet que par défaut par rapport au sujet (connaissant ou producteur, voulant ou sentant), Simmel a constamment rapporté l’objectivité de la culture à la division du travail (ibid. : 631). Il y a selon lui une logique propre à la répartition des sphères d’activité et de valeur dans le monde moderne ; elle entraîne une redistribution des effets de sens. La culture n’est plus dès lors le dépôt des valeurs idéales, morales ou esthétiques, mais un monde embrouillé où les strates sédimentées et les efforts d’appropriation et de transformation se livrent à un conflit perpétuel. Ce processus horizontal complexifie le champ de l’objectivité en le rendant irréductible à la production de chacun des sujets ou de tous ensemble. La dimension sociale, peu marquée dans la tradition idéaliste, rend compte de l’impossibilité à « comprendre » intégralement un objet culturel en termes d’intention ou même d’ascription à un « auteur », car une partie du sens lui échappe. Une ville n’a pas d’auteur — et pourtant peut être interprétée, comme il le montre en analysant l’opposition entre Venise et Florence (voir Simmel, 1993 : 124-130 ; voir aussi Simmel, 1992 : 301-310).

L’objet des savoirs interprétatifs est bien caractérisé par cette dimension objective qui provient de ce qu’il est non un objet comme les autres, mais en plus la source possible d’une intention, fût-elle anonyme et perdue dans une multiplicité d’usages comme un simple outil usé par le temps et marqué d’une appropriation subjective inassignable.

C’est ainsi que Simmel peut prétendre prendre en compte par ce modèle les manifestations les plus diverses de l’esprit objectif, des « constitutions politiques » aux « lois particulières » dont le sens ne s’épuise pas avec l’intention de leur auteur, mais est au contraire sensé assumer des significations différentes dans des situations différentes, forcément imprévisibles. C’est le cas des oeuvres d’art, mais aussi des lois dont le sens ne saurait être entièrement déterminé par le législateur, ou encore d’une constitution politique (Simmel, 1999 : 168).

La position « herméneutique » de Simmel est directement indexée à sa reprise du concept d’esprit objectif/objectivé. Elle lui permet de ne pas réduire les phénomènes sociaux à des explications extérieures aux acteurs concernés, sans identifier pour autant la signification de leur agir à leurs visées intentionnelles. La dimension de la contingence du devenir et de l’assortiment imprévisible des êtres et des groupes est maintenue, ainsi que les régularités prévisibles quant aux logiques des groupes, des nombres et des circonstances typiques.

* * *

Nous avons commencé cette réflexion en rappelant la différence essentielle entre l’esprit objectivé dans les oeuvres et l’esprit objectif, seul à exercer actuellement une contrainte sur nos façons de penser et d’agir. Le domaine de l’esprit objectif excède la dimension morale et politique à laquelle le limitait Hegel pour intégrer les oeuvres, les techniques ou encore les institutions au sens large. Le rapport entre la dimension présente, génétique, actuelle, et les dépôts de son activité permet d’articuler une enquête sociologique sur le commun avec une herméneutique des objets sociaux. L’analyse synchronique des formes de la socialité se faisant se trouve complétée d’une considération diachronique sur l’historicité des phénomènes culturels.

À l’encontre d’une tentation bien présente en sociologie, depuis un lointain héritage comtien et durkheimien que nous avons évoqué, Simmel ne considère pas que la reconnaissance d’une spécificité des phénomènes supra-individuels puisse se condenser dans « l’esprit objectif » ni ne fournisse un concept déterminant pour la pratique, au sens d’une prescription dogmatique de valeurs « sociales ». Les niveaux de socialisation offrent des paliers distincts, mais au sein d’un ensemble de relations. Des institutions peuvent ne reposer que sur la convergence des stratégies pour investir l’apparence des corps, comme la mode le propose, que Simmel pour cette raison analyse bien comme une institution, comme une machine à faire société (voir GSG 10, 11). Mais les normes n’en sont prescrites par personne en particulier, et dans tous les cas pas par une instance suprême.

Simmel s’est donné les moyens de comprendre la modernité, étant attentif aux nouvelles tendances sociales, industrielles et artistiques qui s’esquissaient, tout en développant une théorie qui entend préserver plus étroitement le sens des réalités sociologiques. C’est sans doute ce qui en fait un cas singulier tant pour la tradition herméneutique que pour la tradition sociologique. Il semblerait que l’oeuvre de Simmel, dans son instabilité même et dans la difficulté qu’il y a à la définir, offre des ressources pour intégrer le sens « sociologique » et historique de l’« objectivité » à la conscience critique et herméneutique des difficultés de sa connaissance.