Corps de l’article

À la mémoire d’Andrée Fortin

La sociologie possède très peu de mots qui lui sont propres. Son vocabulaire technique se limite à quelques termes spécialisés comme « habitus », et à des notions de la langue courante comme « acteur », auxquels elle donne une signification particulière. Elle emprunte la plupart de ses concepts au sens commun — classe, domination, lien, pouvoir, identité — qu’elle retravaille pour en préciser ou en étendre la signification. La sociologie ne peut se donner un langage trop technique sous peine de perdre toute intelligibilité et n’être audible qu’aux seuls spécialistes. Elle ne peut surtout s’affranchir entièrement du vocabulaire commun, qui fait partie intégrante de la réalité étudiée et par lequel elle a accès à cette réalité[1]. Il en est de même des procédés de composition ou de stylisation, comme je voudrais ici le montrer.

Deux de ces procédés seront ici examinés, le récit et le type idéal, auxquels les sociologues recourent fréquemment, et qui sont présents dans des travaux aux orientations théoriques et épistémologiques les plus diverses[2]. S’ils ne sont pas propres à la sociologie interprétative, ils ont des dimensions herméneutiques ou peuvent recevoir un éclairage de l’herméneutique. En effet, la narration et la création d’un type idéal sont des modes de reconfiguration ou de recomposition d’une expérience significative ou d’un monde de significations. Ils opèrent une sélection et une mise en ordre d’un ensemble de faits, afin de rendre plus saillantes certaines dimensions de la réalité, particulièrement le sens que les acteurs donnent à leur situation et leur conduite. De plus, ces procédés sont mis en oeuvre dans le prolongement des interprétations des acteurs, qui mettent eux-mêmes en récit ce qui leur arrive et typifient déjà leurs conduites. Les sociologues prennent ainsi le relais des interprétations produites par les acteurs — tout en s’en distanciant. Ces deux opérations ou formes de stylisation permettent en outre au sociologue deux autres choses sur lesquelles j’insisterai également : d’abord de reformuler les enjeux politiques et moraux auxquels les acteurs étudiés, collectivités et individus, font face et de s’engager dans les débats ou conflits d’interprétation ; ensuite, de mettre en évidence l’écart de ces mêmes acteurs avec les normes sociales, les modèles et les attentes, leur réflexivité et leur créativité.

Je ne chercherai donc pas à caractériser et à classer le style particulier de quelques auteurs influents ou exemplaires. Ce n’est pas non plus sous l’angle épistémologique de la rigueur et de la clarté que l’écriture de la sociologie sera abordée, comme Jacques Hamel (2019) a récemment choisi de le faire. Je me limiterai à l’examen de deux procédés d’écriture et à ce qu’ils permettent de faire. Dans la perspective herméneutique ici retenue, la discussion s’appuiera sur des exemples examinés dans le détail. Ils n’ont pas été retenus pour les thèses qui y sont défendues, auxquelles je ne souscris pas nécessairement, et qui font d’ailleurs l’objet de débats. Ils ne représentent pas tous les styles sociologiques, tant s’en faut, ni des modèles à suivre. Ils ne constituent pas davantage des preuves à l’appui de mes thèses, mais des illustrations, qui vont m’aider à clarifier le rôle de la narration et du type idéal, et les dimensions proprement herméneutiques de l’écriture sociologique. Les conclusions auxquelles je parviens doivent être prises pour ce qu’elles sont : non pas des résultats définitifs, mais des propositions visant à approfondir notre compréhension des questions liées à l’écriture en sociologie et à y intéresser davantage de sociologues.

1. des récits ou mises en intrigue

Un très grand nombre d’écrits sociologiques comportent une intrigue ou un récit. Celui-ci peut faire l’objet d’un long développement ou seulement être esquissé à larges traits. Ce récit raconte les transformations d’une collectivité, d’un groupe : le passage de la société traditionnelle à la société industrielle, puis technocratique, ou encore, d’une société religieuse à une société sécularisée, en tentant de mettre au jour les causes, les heurts et les retournements, les bouleversements et leurs répercussions. Il raconte également l’histoire d’individus qui passent d’un milieu social à un autre et les changements que ce passage leur fait subir ou choisir : le migrant transplanté dans une autre culture, la personne souffrant de troubles mentaux internée dans un hôpital psychiatrique, l’arrivée en ville des jeunes ruraux. La sociologie raconte un changement dans le temps ou un déplacement dans l’espace pour mettre en évidence une différence ou une mutation, mais également une nécessité ou une cause, ce qui favorise ou force le changement. Ce récit est placé parfois sur le devant, et le texte en entier se présente comme une narration qui se déploie selon un ordre chronologique ; dans les histoires de vie, par exemple, le sociologue se fait biographe et retrace une trajectoire singulière. Dans d’autres études, le récit est beaucoup moins étendu, mais il est néanmoins nécessaire pour traduire une tendance ou une corrélation en phénomène social, par exemple des trajectoires sociales différenciées ou les transformations des modes de vie sur une certaine période[3].

Ce récit, ou quasi-récit, est une mise en intrigue au sens où l’entend Paul Ricoeur (1983), c’est-à-dire la sélection et l’arrangement de circonstances, d’évènements et d’actions hétérogènes, pour en faire une histoire avec un début et une fin. Elle permet d’en faire un tout intelligible : ce qui apparaissait désordonné trouve une unité, s’ordonne selon un enchaînement causal ou significatif.

Prenons un premier exemple où le récit est relativement simple : la monographie qu’Everett C. Hughes (1945 ; 2009) consacre à une petite ville industrielle du Québec, Drummondville, à la fin des années 1930. Les changements dont celle-ci est le théâtre sont symptomatiques de la transition que connaît le Canada français, portée par deux grands phénomènes : d’abord l’industrialisation et l’urbanisation de la société, qui entraînent une décomposition du mode de vie rural ; ensuite la cohabitation dans le même État de différents groupes ethniques et linguistiques, leur difficulté à former une seule nation. L’étude raconte les effets de l’urbanisation et de l’industrialisation sur différents aspects de la vie des Canadiens français — le travail, la famille, les loisirs et la consommation — principalement sous l’angle de leurs relations avec les anglophones, leurs difficultés à occuper des postes de direction dans l’industrie, leur peu d’emprise sur les changements qui bouleversent leur existence et leur réaction à ces situations. Bien que l’ouvrage prenne la forme d’une monographie écrite au présent et dresse le portrait d’une petite ville (environ 20 000 habitants) à un moment particulier (autour de 1937), il repose sur une histoire, qui court tout le long de l’ouvrage et relie entre elles les différentes dimensions de la vie sociale étudiées. À plusieurs endroits, ce récit est explicité, résumé et discuté :

Le Québec n’est sans doute que l’un des nombreux endroits de l’univers où une population de mentalité plutôt rurale et de culture traditionnelle fortement intégrée se voit entraînée par le développement industriel vers une nouvelle façon de vivre. À maintes reprises, quelques hommes munis de capitaux et de connaissances techniques s’en sont allés vers des régions nouvelles pour y accomplir une véritable révolution industrielle et sociale parmi des populations aux moeurs jusqu’alors très simples. Une expansion coloniale de cette nature est plus dramatique qu’une simple conquête militaire en ce sens qu’elle finit par transformer la structure sociale, les façons de vivre, les besoins mêmes des gens, et jusqu’à ces éléments impondérables qui, dans un milieu, contribuent à l’éveil des ambitions et à leur réalisation. Comme les révolutions industrielles sont presque toujours l’oeuvre d’étrangers, il n’est pas étonnant que leur développement provoque par ricochet une connaissance plus aiguë des différences ethniques et des ressentiments minoritaires

Hughes, 1945 : 21-22

Ce récit, ou quasi-récit, permet de réunir et d’articuler entre eux un ensemble de phénomènes hétérogènes : les relations de travail, les modes de sociabilité, les pratiques religieuses, les mariages, les aspirations et les ressentiments. Le récit permet de montrer comment ces différents aspects interagissent les uns avec les autres, non sans dissonances, tensions, résistances et conflits ; leur concordance et leur discordance, selon les mots de Ricoeur (1983). L’ensemble des éléments très divers ou disparates, relevés tout au long de l’enquête — la composition du club de golf, le style des maisons, la propriété des commerces, les sermons du curé sur les menaces de l’industrialisation, la langue parlée par ceux occupant les postes de pouvoir, les assemblées politiques, etc. — ont un sens grâce au récit, qui les relie entre eux. Celui-ci leur procure la toile de fond et le fil conducteur sous la forme d’un drame : l’implantation de grandes entreprises par des étrangers et les transformations que cela entraîne dans la vie des gens issus d’un milieu rural, tant sur le plan des occupations, des mentalités que des aspirations professionnelles, malgré les survivances de l’ancien mode de vie et les résistances aux changements. L’exposé de la structure des relations entre les groupes et les individus à Drummondville serait inerte sans la narration qui met ces relations en mouvement et en transformation.

Cette recomposition de l’histoire récente et de la situation des Canadiens français vers 1937 permet du même coup la formulation de l’enjeu politique devant lequel ces Canadiens français sont placés : seront-ils capables de reprendre le contrôle de leur destin, de renoncer à la sécurité que procure le mode de vie communautaire, de participer à l’industrialisation et l’urbanisation, d’accéder à des postes de direction dans l’industrie, de ne plus subir le changement mais y participer sur un pied d’égalité avec les anglophones, pour « administrer collectivement leurs affaires » (Hughes, 1945 : 9) ? Le récit inscrit les divers éléments étudiés dans une histoire, avec un passé (un Québec rural, l’implantation d’industries contrôlées par les étrangers), un présent (bouleversement des modes de vie, relations entre groupes linguistiques) et un avenir encore ouvert (ce que feront les Canadiens français dans les années qui viennent). Sur un autre plan, il articule différentes temporalités : le temps long des collectivités et le temps court des individus, le temps social des rites et le temps subjectif des acteurs (Ricoeur, 1985). Il unifie dans une action ou un mouvement historique — l’industrialisation — une diversité de buts, d’initiatives, de réactions et de conséquences non voulues. La description de la division du travail dans les entreprises, de la vie associative, du fonctionnement des grandes institutions comme la famille et l’Église, ou encore des relations entre les Canadiens français et les « Anglais » a pour toile de fond l’histoire d’une population rurale transplantée en ville ; l’histoire d’une minorité ethnique dans un État moderne et industriel qui ressemble à celle de bien d’autres collectivités, comme le note Hughes, mais une histoire singulière et non entièrement déterminée, puisque ses membres doivent faire des choix et peuvent influer sur leur destin[4].

L’étude de Hughes vient modifier le récit de l’histoire des Canadiens français, en mettant l’accent sur le travail en industrie, les relations entre les deux groupes linguistiques, la vie urbaine. Elle s’éloigne des premiers travaux sociologiques et ethnographiques de la société québécoise centrés sur le la famille et le mode de vie traditionnel. La trame narrative qui relie tous les aspects de la vie sociale, non seulement donne une unité à l’ensemble, mais également associe la monographie à des débats scientifiques et politiques, la met en résonance avec d’autres études, d’autres monographies — celles produites à Chicago depuis le début du 20e siècle notamment. Mais son récit prend d’abord le contre-pied des idéologies traditionalistes et ruralistes (qualifiées par Hughes de « mentalité défensive », 1945 : 381). Il répond aussi et très explicitement à certains discours et idéologies politiques, qui donnent libre cours aux ressentiments des Canadiens français en cherchant des boucs émissaires (les juifs notamment). Il répond au sermon du curé en chaire, qui prône le respect des usages, solidarités et piétés traditionnels ; un sermon jugé « catégorique et dogmatique », qui ne laisse d’ailleurs aucune « échappatoire pour une différence d’interprétation par des gens de diverses classes sociales » (ibid. : 181). Le récit de Hughes entre dans le débat politique pour rouvrir et changer la compréhension de ce qui est en train de se passer. Il s’insère dans un conflit d’interprétation dont les acteurs sociaux étudiés sont les premiers protagonistes, un débat qu’il s’efforce d’élargir pour en modifier les termes et reformuler les enjeux. La mise en intrigue ou le récit permet de répondre à d’autres récits, de s’insérer dans la discussion. Il reconnaît du même coup aux acteurs sociaux le statut d’interprète ; ils font déjà eux-mêmes le récit de ce qui leur arrive et l’interprétation de leur situation[5].

Au récit de Hughes répond un autre récit, celui que Jean-Jacques Simard (2005) écrit quelque soixante ans plus tard sur le destin des mêmes Canadiens français. Il revient sur l’urbanisation et l’industrialisation de leur société, les rapports entre les communautés linguistiques et les transformations des mentalités et des aspirations, en y ajoutant de nouveaux épisodes. Simard raconte pour une large part l’effort des Canadiens français — devenus Québécois — pour reprendre la maîtrise de leur destin, dont se préoccupait déjà Hughes, par le développement d’un État social, leur engagement dans le développement économique, les transformations de leurs relations avec les anglophones et leur entrée dans la société de consommation. Mais le style est franchement plus narratif, le récit est beaucoup plus développé et surtout mis à l’avant-plan : les sections, suivant un ordre chronologique, nous conduisent du début jusqu’à la fin du siècle dernier.

Le sociologue s’appuie sur un grand nombre de tableaux chiffrés et de données statistiques : croissance et transformations des postes de dépense de l’État, planification économique et aménagement du territoire, croissance du nombre de téléphones et de véhicules motorisés, taux de nuptialité et des naissances, hausse du niveau d’éducation, des revenus et de la mobilité sociale, origine sociale des cadres, origine ethnique de la population montréalaise, etc., auxquels le récit, là encore, donne une unité en les inscrivant dans quelques grandes tendances. Il retrace la formation d’une « nouvelle réalité historique » (Simard, 2005 : 30) : la société québécoise qui se modernise mais également « prend conscience d’elle-même », c’est-à-dire, qu’après s’être modernisée, elle accède à la modernité (ibid. : 33). Le décollage de l’État signale une expansion de la vie politique et de la capacité de la société « d’agir réflexivement sur elle-même, et, par là de se penser comme totalité de destin » (ibidem). Après une note tragique — un taux de suicide qui dénote un défaut d’intégration —, le récit se termine sur un avenir ouvert, qui « n’interdit aucun espoir » (ibid. : 30). Le Québec apparaît là encore comme une société semblable aux autres sociétés occidentales, soumises aux mêmes processus socioéconomiques (industrialisation, individualisation, laïcisation), tout en cherchant à reprendre le contrôle de son destin (technocratisation, scolarisation), et en demeurant une société unique, une version singulière de la modernité.

Comme chez Hughes, la trame narrative permet à la fois de montrer que le groupe étudié est inséré dans une histoire qui le dépasse et détermine son destin, et qu’il peut en même temps maîtriser en partie ce destin, se libérer des préjugés, rancoeurs et nostalgies, ne pas se replier sur le passé. Il montre le poids des structures sociales (les transformations du travail, les rapports entre le colonisé et le colonisateur, les préjugés et les réactions de repli) et les ouvertures (la prise de conscience des changements, les nouvelles aspirations, les innovations et les entreprises individuelles). L’art du sociologue consiste à montrer comment ces phénomènes se renforcent les uns les autres, et concourent à produire la nouvelle société, qui s’exprime jusque dans la conduite des acteurs et leurs réactions à ces changements : identité, émancipation à l’égard des rôles traditionnels, fécondité et relations familiales, projets personnels.

La concentration du capital, au premier chef, qui se reflète concrètement dans la taille et la centralisation des usines, des grands magasins et « 5-10-15¢ », des bureaux (les premiers gratte-ciel poussent à la même époque). En plus de relancer la migration des ruraux (le recensement de 1921 enregistre pour la première fois une majorité urbaine au Québec), dans les villes mêmes, ce processus consacre la séparation des endroits de résidence et des lieux de travail ou de magasinage. Parallèlement, le développement des services (commerciaux, professionnels, financiers) et, dans les organisations, des tâches administratives, multiplie les fonctions des « cols blancs » manipulant des informations ou des émotions (pensez aux vendeurs), plutôt que des choses. Ce qui fait gonfler par la même occasion le flux des communications d’affaires. Est-il nécessaire de montrer du doigt en quoi le téléphone et les véhicules automobiles — voitures particulières, camions de livraison, autobus en 1919, à Montréal — arrivent à point dans le décor ?
Voilà un terreau propice à l’éclosion d’une nouvelle race de monde : les « classes moyennes », celles qui s’émanciperont graduellement de l’univers des besoins immédiats pour entrer dans celui des aspirations ascendantes à la santé et à la scolarisation de leurs enfants, à un logis confortable, aux appareils domestiques, aux loisirs et divertissements et, pourquoi pas, aux sorties de fin de semaine en attendant les vacances annuelles (un petit téléphone et un petit « char » avec ça, mettons pour appeler le bureau, le médecin ou le restaurant ; et pour vous y rendre ensuite ?). Là, l’économie passe la main aux moeurs et aux valeurs — soit à la culture

Simard, 2005 : 39

Il ne s’agit pas ici de savoir si ces thèses sont justes et si nous sommes en accord avec Simard, mais de comprendre le rôle de la trame narrative dans ses analyses. Avec un début, des péripéties et une fin, des évènements (migration, développement des services), des acteurs qui poursuivent des buts (le vendeur, le col blanc) et même un décor (les gratte-ciel), la mise en intrigue produit un ensemble significatif. Elle permet de relier les différentes pièces du casse-tête et de reformuler l’enjeu politique : les Québécois ont pris davantage le contrôle de leur destin — l’État technocratique, l’éducation, les postes de pouvoir — et la culture s’est profondément transformée, non sans casse ou nouveaux malaises. La trame narrative permet d’intégrer les faits dans une séquence logique et intelligible, de créer une « concordance discordante », c’est-à-dire donner une cohérence à une trajectoire, une situation, une période historique, tout en faisant une place plus ou moins grande aux désordres, contradictions, conflits, évènements inattendus, qui introduisent dans l’histoire le changement, la création, l’imprévu (Ricoeur, 1983 ; Baroni, 2017). Le sociologue rend vivants les changements et les nouvelles aspirations en les matérialisant dans une foule d’activités et d’objets du quotidien (vacances, automobiles et magasins bon marché — les « 5-10-15¢ ») ou des expressions de la langue parlée (« race de monde » renvoie à un téléroman écrit par Victor-Lévy Beaulieu qui relate, à travers la vie d’une famille ouvrière de Montréal, les conflits entre les générations et entre les classes sociales). Il accorde à la langue la même importance que lui accordait Hughes, avec une attention plus fine chez Simard au langage parlé, aux tournures, qui font sourire le lecteur, mais surtout contribuent à ancrer le récit dans le Québec et à faire des Québécois de véritables acteurs ou sujets avec des désirs et des aspirations, des frustrations et des intentions, posant des gestes et donnant un sens à leur situation.

Le récit de Simard répond à celui de Hughes[6] : pour le sociologue américain, les Canadiens français entrent à reculons dans la modernité, alors que pour Simard, des décennies plus tard, ils s’y sont engouffrés sans hésiter. Mais il répond également aux autres récits produits au sein de la société québécoise au cours d’un siècle. Ici comme ailleurs, le sociologue s’invite dans un débat d’interprétation qui a débuté bien avant son arrivée, un débat qui a déjà produit des récits pour expliquer ce qui s’est passé, ce qui est en train de se passer : idéologies politiques, savoirs experts, reportages journalistiques, fictions romanesques ou cinématographiques, téléromans et sermons. Sa version de l’histoire est écrite en réponse à d’autres versions de l’histoire. Il propose un nouveau récit, qui a la prétention d’être plus complet, de mettre l’accent sur des facteurs plus importants que ceux retenus dans les autres récits, ou encore de relever des situations, des causes ou des effets jusque-là passés sous silence. Il part d’un monde déjà configuré narrativement (Ricoeur, 1983), s’auto-interprétant (Taylor, 1985)[7], pour y ajouter un récit à la fois critique et amplifiant (Michel, 2017), qui réfute de précédents récits et augmente la compréhension.

L’explication ou la relation causale établie entre les divers phénomènes nourrit notre compréhension par la saisie du sens que les acteurs donnent à leurs situations et leurs conduites — la décision d’aller travailler en ville chez Hughes, leur aspiration à offrir à leurs enfants une meilleure éducation chez Simard. L’enchaînement narratif est le relais entre les agents et les grandes transformations sociales et économiques (Ricoeur, 1986). Il permet de répondre aux autres récits qui circulent dans la société québécoise, et ainsi d’entrer dans un débat où diverses narrations se font concurrence, se comparent et rivalisent les unes avec les autres. Le récit ne donne pas simplement un autre « point de vue » ; il est dans un rapport polémique (Bachelard, 1940) avec les autres versions de l’histoire. Le récit n’acquiert pas son sens par lui-même, mais en réponse à d’autres récits. Le sociologue écrit grâce aux autres, en partant de ce que d’autres ont dit et compris, et il écrit à leurs dépens, en les critiquant et les corrigeant. Écrire, c’est récrire. En ce sens, le récit est partie prenante de son objet d’étude : les interprétations produites au sein d’une société touchant son histoire et ses institutions. La trame narrative a ainsi une double fonction herméneutique : en inscrivant les institutions et les relations sociales dans le temps, elle aide à saisir la signification que les acteurs leur donnent ; en proposant un nouveau récit, elle engage le sociologue dans un débat d’interprétation qui a commencé avant lui et qui fait partie intégrante de son objet d’étude.

Mais la trame narrative permet encore autre chose. Comme White (1981) l’a montré pour le discours historiographique, elle permet de donner une importance et une signification aux évènements rapportés, en regard d’enjeux moraux et politiques du présent[8]. Une question traverse les récits de Hughes et de Simard, la capacité des Canadiens français à maîtriser leur destin, à s’emparer des leviers économiques et politiques. Comme dans de nombreux autres récits sociologiques, une des questions sous-jacentes est la manière dont les individus épousent les changements (du travail, du mode de vie), suivent les tendances (leurs aspirations), se conforment aux attentes (moeurs, morale), ou au contraire y résistent ou s’en écartent. Le récit ou la mise en intrigue permet d’explorer ces questions morales et politiques en suivant l’évolution d’une trajectoire, les mutations d’une société, les conflits entre les désirs et les contraintes. Il permet d’en élargir l’interprétation, mais aussi d’agrandir le cercle des interprètes (Gagnon, 2018) en invitant les Canadiens français ou les Québécois à repenser leur histoire, à en revoir la signification et à imaginer autrement leur avenir.

2. le type idéal : variations sur un thème

Le second procédé de stylisation sur lequel je veux m’arrêter est le type idéal. Qu’il soit construit par l’accentuation de plusieurs traits d’un phénomène, par la combinaison artificielle d’éléments réels puisés dans différentes manifestations du même phénomène ou par la déduction logique des caractéristiques du phénomène à partir d’une définition générale (Gagnon, 1979), le type idéal est cette image abstraite que le sociologue donne à une réalité pour la reconnaître et l’analyser. Des grandes formations sociales et historiques (société paysanne, société postindustrielle, société individualiste) aux trajectoires et parcours individuels (le chômeur, le migrant, le converti), en passant par les statuts et les fonctions sociales (la mère, l’enseignant, le patron), tous les objets de la sociologie font l’objet d’un travail d’abstraction, de généralisation et de dépersonnalisation, afin d’en dégager les traits essentiels (Schnapper, 1999).

Les types idéaux répondent à un effort d’universalisation de l’expérience d’une collectivité ou d’un individu. Pour reprendre une formule de Jacques Rancière (1992), ils sont la transformation d’un nom propre (p. ex., la société française, monsieur ou madame Smith) en un nom commun (p. ex., une société moderne, un immigrant ou une immigrante). Un peu comme le personnage dans une fiction, mais à un degré supérieur d’épuration et de formalisation pour n’en conserver que quelques traits saillants et dé-singularisés. La construction des types idéaux n’est d’ailleurs pas distincte du précédent procédé — la narration —, elle en est même une composante essentielle. Les récits se construisent autour d’un type idéal, comme l’industrialisation dans le récit de Hughes ou la société de consommation dans le récit de Simard. En outre, le type idéal s’insère dans une typologie, que ce soit de manière explicite (comme les trois formes de domination chez Weber, la distinction entre société traditionnelle et société moderne) ou de manière implicite (comme la bureaucratie qui s’oppose au patronage, le converti à celui qui pratique la religion de ses pères, l’étranger à celui qui est bien intégré à la société). La forme typique se construit en se démarquant d’une ou de quelques autres formes, sur une ou plusieurs dimensions.

Le type est toujours dérivé des catégorisations et des notions de sens commun (des représentations sociales ou des catégories administratives par exemple), qui organisent la pratique sociale et auxquelles les individus recourent pour s’orienter dans le monde, le comprendre et y interagir : une certaine idée qu’ils se font des rôles sociaux endossés, de leurs relations avec les institutions, des formes de contrôle ou de domination, du genre de société dans laquelle ils vivent, etc. La sociologie opère avec ce matériel signifiant qu’est la réalité sociale, qu’elle a prise pour objet et qui lui donne les moyens de la réfléchir — langage, catégories, explications (Freitag, 1994)[9]. Mais ce matériel est retravaillé par le sociologue, qui uniformise, élague et assemble les données, réduit et purifie, au sens donné à ces termes par le chimiste, afin de dégager les régularités d’un ensemble de situations. L’idée plus ou moins intuitive que les acteurs se font des rôles parentaux, par exemple transmise par les institutions, apprise et incorporée, est explicitée, retravaillée, et ses variations réduites, pour produire un type historique ou un modèle particulier de rôle de mère et de père. Une formation historique comme le « capitalisme » ou des attitudes comme l’« intégrisme », partent également des compréhensions du sens commun ou des idéologies, pour les corriger ou les raffiner, parfois les mettre en question. Le type idéal est un schème d’interprétation de second degré, qui reprend les schèmes des acteurs, les critique et les raffine, en les centrant non plus sur les individus mais sur les relations que ces individus entretiennent entre eux. Le « pauvre » de Simmel renvoie non pas aux caractéristiques, psychiques ou matérielles, des individus vivant dans la pauvreté, mais à la relation d’assistance, qui lie les pauvres aux autres individus et aux institutions. Les types idéaux du sociologue renvoient à des formes de rapport social, comme la relation d’assistance, ou un ensemble de rapports sociaux, comme l’institution familiale. C’est ce qui les distingue des types moyens des sondages (qui renvoient à l’opinion ou l’attitude la plus répandue) ou les catégories administratives (définies par les droits et obligations des individus).

Le sociologue part de ce que Johann Michel (2017) appelle des « proto-interprétations », la compréhension de sens commun et spontanée des normes, usages et significations de la vie ordinaire, la connaissance d’arrière-plan, schèmes de compréhension et d’action (Gadamer, 1996), en un mot : la culture. Si ce sens commun ne provoque habituellement aucun étonnement, si les acteurs y adhèrent le plus souvent sans le remettre en cause, sa reconstruction par le sociologue sous la forme épurée de types et de typologies lui fait perdre son évidence, introduit une remise en question, une distance critique, une discussion[10], en montrant son caractère historique et changeant, ou les écarts de compréhension et d’adhésion entre les acteurs. La clarification/formalisation du type, loin d’asseoir le sens commun sur des bases solides, en révèle le caractère instable et variable : d’abord en montrant que le sens commun est le résultat d’un travail d’interprétation et de stabilisation du monde, une « construction » comme on dit aujourd’hui, pour répondre ou prévenir un trouble, une perturbation, un désordre, un sentiment d’étrangeté ; ensuite en dévoilant les multiples variantes du comportement ou de la situation typique.

Je prendrai ici comme premier exemple l’étude qu’Alfred Schütz a consacrée à l’« étranger » (1964 ; 2003). La condition d’étranger se caractérise selon le sociologue par le fait qu’il a quitté une société dont il maîtrise les codes culturels et les modèles de conduite pour se retrouver dans un monde où les codes et les modèles lui sont inconnus. L’étranger est défini par son inadaptation : il est désorienté, il ne comprend pas toujours ce qui se passe autour de lui et ne sait comment réagir. Bien que de nature théorique, l’étude du sociologue américain d’origine autrichienne repose sur un récit, celui de la migration, du passage d’un monde familier, dans lequel on sait se comporter sans avoir à y penser, à un monde nouveau et déconcertant qui soulève des questions auxquelles on ne sait répondre — une histoire que Schütz a lui-même vécue. L’étude s’efforce également d’articuler le monde social et l’expérience subjective par le biais des schèmes d’interprétation, d’expression et de conduite que la personne intègre et incorpore, et qui lui permettent de s’orienter dans le monde, d’anticiper ce qui va se passer, de comprendre ce que les autres font ou attendent d’elle, d’agir dans les différentes situations de la vie quotidienne. La condition d’étranger est à la fois une expérience intellectuelle et une expérience sensible : les sons et les intonations des voix lui sont incompréhensibles, les situations les plus banales peuvent être angoissantes et ses manières sont gauches.

Pour l’essentiel, l’étude de Schütz est la construction d’un type idéal. Le sociologue cherche à dégager de l’ensemble des figures de l’étranger, les traits communs et essentiels, ce qui permet à tout un chacun de reconnaître un étranger, mais surtout de comprendre ce que sa situation et son expérience ont de particulier : « pour l’étranger, le modèle culturel du nouveau groupe n’est pas un refuge, mais un pays aventureux, non quelque chose d’entendu mais un sujet d’investigation à questionner, non un outil pour débrouiller les situations problématiques mais une situation elle-même problématique et difficile à dominer » (2003 : 35-36). Les schèmes de compréhension et d’action préfabriqués et standardisés dont il a hérité dans son milieu d’origine, ses manières de penser et d’agir pertinentes pour évoluer en société, sont devenus inopérants, il lui faut en apprendre de nouveaux. Ce trait mis en évidence permet à Schütz d’insister sur un point important : il faut du temps à celui qui arrive dans un nouveau monde pour acquérir et intégrer les usages, les idiomes, les références, les subtilités des gestes et de la langue. Et il donne ce très bel exemple : « si vous voulez vous mouvoir avec aisance dans une langue et en faire votre schéma d’expression, vous devez avoir écrit des lettres d’amour dans cette langue » (2003 : 30).

L’étranger est comme un sociologue ou un ethnologue en ce qu’il doit interpréter et traduire les nouveaux usages dans le langage de son milieu d’origine, trouver les équivalences dans ce qu’il sait déjà, avant de pouvoir les intégrer et les assimiler plus complètement. Il formalise lui aussi les situations et les réponses à ces situations. Le sociologue, lui, construit les comportements typiques à partir des typifications des acteurs, qui s’expriment dans leurs conduites ou leurs discours, mais il pousse la formalisation à un degré supérieur. Il s’agit d’une typification de second degré. L’« étranger » de Shütz ressemble à l’idée commune que l’on se fait d’un « étranger », mais l’idée à été épurée et formalisée de manière à mieux cerner ce qui, dans les rapports aux autres, est au coeur de l’expérience : une situation dans laquelle un individu ne dispose plus des réponses adaptées ; il ne sait plus comment agir adéquatement, ses relations aux autres deviennent problématiques.

La situation d’étranger dévoile et même accentue la distance qu’un individu entretient toujours à l’égard du groupe et ses capacités réflexives. L’étranger pourra alors se faire reprocher par les membres du groupe son manque de loyauté :

La loyauté ambiguë de l’étranger est, malheureusement, très souvent plus qu’un simple préjugé de la part du groupe qui l’accueille. Elle est en particulier incontestable dans les cas où l’étranger s’avère réticent ou incapable de substituer intégralement au modèle culturel de son groupe d’origine le nouveau modèle culturel. Alors l’étranger demeure ce que Park et Stonequist ont adéquatement nommé un « homme marginal », un hybride culturel qui vit à la frontière entre deux modèles différents de vie, sans savoir vraiment auquel des deux il appartient. Mais, très fréquemment, le reproche de loyauté ambiguë trouve sa source dans l’étonnement des membres internes du groupe de voir que l’étranger n’accepte pas en bloc leur modèle culturel comme la manière de vivre la plus naturelle et appropriée, comme la meilleure des solutions possibles à tous ses problèmes. On qualifie alors l’étranger d’ingrat, dans la mesure où il refuse de reconnaître que le modèle culturel qu’on lui propose lui procure asile et protection. Mais les gens qui le traitent ainsi ne s’aperçoivent pas que, au cours de sa phase de transition, l’étranger ne considère pas du tout ce modèle comme un asile protecteur, mais bien plutôt comme un labyrinthe dans lequel il a perdu tout sens de l’orientation

Schütz, 2003 : 37-38

En définissant l’étranger par sa relation aux membres du pays hôte — et non par des caractéristiques individuelles —, le type idéal permet ainsi de reprendre et de clarifier les questions morales et politiques que soulève son arrivée. Il permet au sociologue d’entrer dans le débat social et politique touchant l’accueil des immigrants pour essayer d’en changer la perspective et les questions débattues. Il éclaire un aspect central dans les débats politiques sur l’immigration et sur la marginalité. En mettant le doigt sur un aspect sensible de l’expérience de l’étranger, il invite à revoir les perceptions, les jugements et les attentes à l’égard des étrangers. L’analyse de Schütz vient de cette façon toucher un problème sensible, pour le migrant comme pour la société d’accueil, qui n’a en rien perdu de son actualité. La manière dont le type idéal est construit doit permettre non seulement de montrer quelles préoccupations et inquiétudes des individus vivant des conditions très diverses peuvent avoir en commun, mais aussi de relier ces préoccupations et ces interrogations à celles du sociologue et de ses lecteurs ; la condition de l’« étranger » les concerne tous, tant sur le plan politique que moral[11].

Je prendrai pour deuxième exemple une étude de Claudine Herzlich (1992). Consacré aux représentations de la maladie et de la santé en France dans les années 1960, son ouvrage Santé et maladie : Analyse d’une représentation sociale montre comment la maladie est associée à la société (la pollution, le stress, un milieu intoxicant, un environnement malsain) et la santé à l’individu (un capital à préserver, un équilibre à trouver, une hygiène à pratiquer). Les représentations de la santé et de la maladie renvoient à la relation problématique que l’individu entretient avec la société, plus particulièrement la société moderne (le rythme effréné, la pollution) perçue comme agressante. À travers la maladie, c’est le rapport individu/société qui est pensé par les acteurs eux-mêmes. En parlant de la maladie, ils parlent d’autre chose, de la vie en société. Poussant l’analyse plus loin, Herzlich distingue dans les entretiens qu’elle a menés trois grandes conduites du malade, trois expériences de la maladie : 1) la maladie-destructrice : la personne doit interrompre ses activités, elle voit ses projets compromis, elle se sent mise à l’écart et dépendante des autres ; 2) la maladie-libératrice : la personne trouve dans l’épisode de la maladie l’occasion d’un changement positif, elle a le sentiment de se libérer des contraintes, de mieux se connaître, de pouvoir développer des relations plus authentiques ; et 3) la maladie-métier : dans sa lutte quotidienne contre la maladie, la personne travaille à assurer le maintien de son être et son intégration dans la société. Une interrogation sur l’identité est sous-jacente à cette typologie, une interrogation portée par les acteurs eux-mêmes :

L’interrogation du sujet porte d’abord sur sa nature même : identité sociale, image de soi telle qu’elle apparaît à l’autre, telle qu’elle s’exprime dans le rôle social et dans la conformité, ou identité, conception de soi qui se revendique dans la non-conformité, qui s’exprime dans le désir de retrait de la société. En deuxième lieu, on s’interroge sur la permanence de cette nature. Y a-t-il identité de soi-même malade à soi-même bien portant (voir Herzlich, 1992 : 169) ?

Chez Herzlich, les représentations sociales de la maladie ne se limitent pas à de simples explications. Elles sont porteuses d’interrogations et de désirs ; elles traduisent une distance des individus à l’égard des normes et un changement dans leurs manières d’être au monde. La sociologue y retrouve ses propres interrogations sur les rapports entre les individus et la société, un écart entre les deux que la modernité accentue. Loin de proposer une seule version de l’histoire, l’étude d’Herzlich fait varier le récit de la maladie et, avec lui, le récit plus général de la modernisation et de ses contrecoups sur les individus. Loin de figer les expériences dans un modèle stéréotypé, la typologie dévoile la diversité des rapports que les individus entretiennent avec leur corps et avec le monde. La sociologue dégage quelques schèmes à l’intérieur desquels les individus, dans une société particulière et à une époque donnée, mettent en forme leur expérience et l’expriment, mais aussi des variations individuelles tant dans la manière de vivre cette expérience. Elle fait une place à l’intelligence et la sensibilité des personnes, à leur créativité même, comme cette phrase d’une informatrice, non exempte de poésie, et par laquelle Herzlich reconnaît la maladie libératrice : « Une vraie grande maladie vaut un premier amour » (Herzlich, 1992 : 151). Comme la narration, le type idéal comporte des dimensions herméneutiques, puisqu’il permet au sociologue, d’une part de dégager les significations sociales attachées à une situation ou une condition, et la manière dont les individus les interprètent ou se les approprient, d’autre part de reformuler les enjeux politiques et moraux touchant cette condition ou situation, de participer à leur interprétation en en élargissant la signification.

3. singularité, créativité, liberté

Recomposition d’un univers significatif et reprise critique des interprétations des acteurs, les deux procédés de stylisation ici examinés — le récit et le type idéal — sont de puissants instruments d’interprétation. En poussant un peu plus loin leur examen, on peut encore leur trouver une autre vertu. Ils peuvent aider à mettre en évidence les écarts que ces acteurs se permettent avec les normes, les significations et les prescriptions sociales du milieu dans lequel ils se trouvent, ou les contraintes auxquelles ils sont soumis ; ils peuvent dévoiler ou mettre en lumière leur créativité et leur liberté.

La mise en intrigue, l’ordonnancement des faits selon une trame narrative, donne à une situation la forme d’un destin. L’enchaînement des évènements et des circonstances, des buts et des moyens, avec un début et une fin, cherche à convaincre de la nécessité de ce qui est arrivé à une collectivité, un groupe ou un individu. Mais qu’il soit le produit des entraves communautaires, des règles bureaucratiques ou du marché capitaliste, le destin n’est jamais une fatalité. La possibilité d’y échapper, au moins partiellement, est diversement présente dans le récit sociologique : déjà, la possibilité de donner une nouvelle version de l’histoire réduit la force des divers facteurs retenus. L’existence même d’un débat sur ce qui s’est passé atténue le sentiment de fatalité. La mise en parallèle de plusieurs trajectoires individuelles ou d’une trajectoire individuelle avec l’histoire collective contribue à montrer les possibles, à introduire du jeu et de la liberté, à dégager les possibles au sein d’une institution, d’une société, d’une époque, leurs virtualités (Lavocat, 2010). Elle met en relief les réponses que les individus ont su trouver ou imaginer pour échapper à l’histoire, aux institutions ou aux attentes qui pèsent sur eux. La composition du récit laissera donc plus ou moins de place à la liberté et à la créativité, elle choisira les espaces où elles sont possibles[12].

La mise en intrigue permet ainsi d’interroger le destin des sociétés, des groupes et des individus. Elle permet de montrer en quoi leur trajectoire est à la fois singulière et semblable à d’autres ; déterminée par l’histoire et la culture et infléchie par les volontés et les rêves individuels ou collectifs. Comme toute histoire, celle racontée par le sociologue donne une figure au destin. Dans la monographie de Hughes et le chapitre de Simard, le sociologue relate le destin des Canadiens français ; ailleurs, c’est celui des chômeurs dans un monde où le travail se précarise ou celui des immigrants dans des sociétés inquiètes quant à leur identité. Le récit prend parfois directement pour objet les récits que les collectivités elles-mêmes produisent pour figurer leur destin (idéologie, cinéma, roman) pour les inscrire dans une histoire plus vaste. Mettre en récit, c’est raconter comment un individu, placé dans une situation particulière, fait des choix ou répond aux évènements d’une certaine manière avec diverses conséquences ; c’est révéler le poids de l’histoire mais aussi les espaces de liberté, les lignes de fracture, les possibilités qui s’offrent aux individus ou aux collectivités. Si personne n’est maître de son sort, si chacun est toujours emporté par les courants, en butte aux institutions, lié à ses origines, il n’en a pas moins un destin singulier, et dans cette investigation du destin, le récit du sociologue s’apparente un peu à celui du romancier. Le destin, c’est l’inévitable, mais aussi l’extraordinaire, c’est ce qui s’impose à l’individu mais aussi son histoire singulière ; le mot en français contient cette double signification. Le destin n’est pas une fatalité, mais un chemin étroit dont on multiplie les variantes pour dévoiler les espaces de jeu et de liberté, entrevoir les possibles et imaginer de nouvelles réponses. « La littérature est une phénoménologie du possible ; la sociologie veut être une phénoménologie du nécessaire. Mais le poète et le sociologue rôdent de l’une à l’autre » (Dumont, 1964 : 232).

Il en est de même pour le type idéal qui permet également la mise en évidence du singulier. Aussi abstraite que puisse être l’image qui en est faite, l’« étranger » de Schütz n’est pas moins doté d’un corps et d’une âme, il est habité par des interrogations et des inquiétudes. Loin d’appauvrir la réalité, le type idéal permet de mettre en évidence la singularité des histoires et des situations, qui ne peuvent être perçues sans avoir préalablement dégagé ce qu’elles ont en commun (Weber, 1965). Il donne les moyens d’entendre et de comprendre ce que peut vivre et ressentir un étranger en chair et en os. Schütz fait de l’étranger un individu désorienté mais aussi doué de réflexivité. Sa sensibilité et son intelligence ne sont pas gommées par la généralité du type idéal, mais soulignées et mieux comprises. Parce que le modèle culturel du nouveau groupe ne va pas de soi et ne constitue pas un refuge, parce qu’il n’est pas un lieu familier où les choses vont de soi, l’étranger demeure en retrait et conserve une attitude critique. Son besoin de comprendre le monde nouveau pour s’y insérer lui permet de reconnaître plus facilement ses incohérences et son inconsistance. Si le type idéal ramène une foule d’expériences diverses à quelques éléments essentiels, il ne fait pas disparaître les singularités et la créativité. C’est peut-être même l’un des meilleurs outils pour les faire apparaître : en dégageant les traits communs d’un ensemble de phénomènes, le type idéal permet leur comparaison, il donne les moyens de voir les différentes manifestations, trajectoires ou directions possibles. Si les conventions régissent la vie, si les normes pèsent de tout leur poids, si les institutions limitent ce qui est possible de penser et de faire, elles ne font pas disparaître les singularités, et même les rendent possibles.

En outre, les matériaux symboliques — langages, représentations, normes, idéaux, statuts, etc. — avec lesquels les sociologues composent leur récit peuvent être diversement reçus et compris par les acteurs. Aussi intériorisés et incorporés que puissent être les rôles et les usages, aussi sécurisantes que puissent être les identités, les attentes et les obligations instituées, ils demeurent de l’ordre des significations et sont ainsi sujets à des interprétations et des appropriations diverses selon les circonstances, les acteurs, la conjoncture. La culture demeure un ensemble de virtualités, que le sociologue peut diversement explorer et déployer dans son texte, en prêtant une attention plus ou moins grande aux différences et aux variations, aux créations, à la manière dont les individus jouent avec les rôles, les symboles et les mots, utilisent les ressources de la culture pour prendre leurs distances avec la culture elle-même, la comprendre et la critiquer. Il peut — ou non — s’arrêter à la manière dont les acteurs s’approprient la culture et le langage pour comprendre leur situation et s’orienter dans le monde, clarifier leurs sentiments et leurs désirs, répondre aux situations, se donner un but, exprimer une volonté, s’ajuster aux attentes et aux usages, mais aussi s’en distancier, découvrir de nouvelles réalités, de nouveaux aspects du monde, comprendre autrement sa situation, avoir de nouveaux buts ou de nouveaux objets d’admiration, explorer de nouvelles manières de percevoir, de réagir, d’être avec les autres (Taylor, 2016). Le symbolique ne s’épuise pas dans les déterminations qu’il exerce, mais il porte et déporte ailleurs, oriente de façon imprévisible dans de nouvelles directions (Castoriadis, 1975). Pour reprendre à Wittgenstein (2004) deux expressions célèbres, il s’agit pour le sociologue de comprendre des formes de vie dans lesquelles les jeux de langage, loin d’être entièrement fixés ou joués d’avance, ouvrent vers de nouvelles significations, de nouvelles conduites, de nouvelles manières d’être ou d’habiter ces formes de vie. La marge de liberté et de créativité offerte par le langage et les significations sociales est certes variable, mais jamais inexistante.

Comme le montrent les exemples de Schütz et d’Herzlich, l’usage du type idéal permet de demeurer attentif à ce qui se crée, faire entendre et voir ce qui s’invente et se dit ou cherche à se dire. Il le permet dans la mesure où il intègre une rupture ou un changement parmi ses caractéristiques, qui provoque chez l’individu un doute, une question ou un malaise, obligeant ce dernier à s’interroger et à trouver une nouvelle réponse. L’étranger de Schütz ou les représentations de la maladie d’Herzlich sont construits autour d’un tel bouleversement ou remise en question, qui oblige les individus à comprendre la situation nouvelle dans laquelle ils se trouvent, à lui donner un sens et à trouver une manière de s’y ajuster, en un mot : à l’interpréter. Par ce changement et la réaction qu’il provoque, le type idéal peut ainsi mettre en évidence la capacité réflexive des acteurs, leur compréhension, leur imagination et leur liberté ; une capacité sur laquelle le sociologue s’appuie pour développer sa propre capacité réflexive, de manière sans doute plus systématique et plus rigoureuse.

On dit parfois d’un écrivain qu’il a su donner vie à ses personnages ou rendre vivante une situation. Si cette expression peut s’appliquer en sociologie, c’est lorsque le sociologue parvient à faire entendre les espoirs et les rêves des gens, leurs inquiétudes et leurs interrogations, leurs peurs et leurs désirs. Et pour les faire entendre, il doit les rendre compréhensibles, indiquer d’où proviennent ces espoirs, ces rêves, ces inquiétudes, ces interrogations, ces peurs et ces désirs, et vers où ils conduisent les individus. Rendre vivant, c’est faire comprendre ce qui anime les gens, les fait courir ou renoncer, les met en joie ou en colère, en clarifiant leur situation, les difficultés et les contradictions dans lesquelles ils sont pris, les conditions objectives dans lesquelles ils se trouvent, mais aussi les moyens dont ils disposent pour réfléchir à cette situation, trouver une réponse, formuler une intention, assumer un choix. Leur histoire et leurs sentiments ont alors quelque chance de trouver un écho chez les lecteurs. Écrire en sociologie, c’est donner un visage aux bouleversements sociaux et enraciner l’histoire collective dans la vie concrète des individus, en somme « comprendre le théâtre élargi de l’histoire en fonction des significations qu’elle revêt pour la vie intérieure et la carrière des individus », selon les mots de Charles W. Mills (1977 : 7). Cette opération est reconnaissable dans les textes de Hughes et de Simard, à propos des aspirations des Québécois et de leurs transformations, avec les textes de Schütz et Herzlich à propos de l’expérience de l’immigration ou de la maladie.

Cette capacité de la narration et du type idéal à mettre en lumière les écarts, comme leur capacité à reformuler les enjeux moraux et politiques, demeure toutefois des potentialités, qui s’avèrent très inégalement exploitées par les sociologues. Ces deux procédés permettent de le faire, ils n’y obligent pas. Ces écarts et cette création, ainsi mis en évidence, sont de nature herméneutique dans la mesure où ils reposent sur le travail d’interprétation que les acteurs font de leur situation, du sens qu’ils lui donnent et de leur capacité à imaginer un autre rapport à leur situation ou condition. Le sociologue rend compte ici d’un phénomène semblable à celui qui intéresse l’herméneutique littéraire ou de la philosophie du langage (Starobinski, 1970 ; Taylor, 2016), soit la manière dont un écrivain — où n’importe quel sujet parlant — s’empare des modèles, des prescriptions et des conventions reçus de la culture ou du milieu en leur attribuant une inflexion, une forme particulière, et trouve son style original. Narration et type idéal peuvent faire voir des variations possibles sur un thème, si on me passe cette métaphore musicale.

* * *

Bien qu’ils ne soient pas propres à la sociologie interprétative, les deux procédés de stylisation ici étudiés ont d’indéniables dimensions herméneutiques. Ils appartiennent aux modes ordinaires d’organisation et d’interprétation du réel — mettre en récit une expérience, typifier une conduite, un rôle, une fonction ou un phénomène —, et c’est ce qui leur permet non seulement de mettre en évidence le sens que les acteurs donnent à leurs conduites, en les reliant aux significations sociales partagées, mais également d’introduire le sociologue dans les débats d’interprétation qui animent la collectivité et même d’élargir le cercle des interprètes.

Par leurs dimensions herméneutiques, ces deux procédés de stylisation contribuent à donner à la sociologie sa pertinence, c’est-à-dire demeurer en phase avec les collectivités et les individus étudiés (Dumont, 1981). C’est par ces deux opérations notamment que le sociologue fait voir et entendre leurs préoccupations et leurs désirs, leurs peurs et leurs rêves, mais aussi leur capacité de réflexion, les réponses données aux questions qu’ils se posent, les solutions imaginées pour faire face aux difficultés. Elles donnent au sociologue les moyens d’entendre et de faire entendre les préoccupations des gens, ce qu’ils vivent et ce qu’ils cherchent, ce à quoi ils aspirent et ce qu’ils redoutent, ce qu’ils entreprennent et les solutions qu’ils trouvent, et de s’inscrire dans les débats. Par ces deux procédés, non seulement le sociologue répond aux problèmes méthodologiques et théoriques de sélection et d’organisation des faits pour leur donner une signification, mais ses interrogations font écho à celles des acteurs, et son texte ou son discours trouve sa pertinence : il n’est pas le seul concerné par ce qu’il raconte. Ces modes de stylisation sont des médiations entre l’auteur et le lecteur, pour reprendre le mot de Ricoeur (1983).

Mais sans doute faut-il au sociologue encore autre chose pour faire entendre la voix des gens, mais aussi des collectivités, c’est-à-dire les comprendre. Pour faire entendre les croyances, les idéaux et les valeurs sur lesquels cette voix repose ainsi que pour faire voir leurs conditions de vie, le sociologue doit faire appel aux diverses ressources du langage. Il lui faut trouver le moyen d’intégrer à ses phrases les mots des gens de manière à en dévoiler le sens, de faire résonner entre elles différentes voix, afin d’en montrer l’unité et la variété. Et parce que le singulier et le subjectif ne se traduisent pas, ou très mal, en propositions générales et univoques, le sociologue doit les aborder de biais, user d’images et de métaphores, adopter une écriture moins théorique et plus connotative : c’est la « maladie-métier » d’Herzlich, la lettre d’amour chez Schütz, le « petit char » ou la « race de monde » de Simard. Au discours scientifique se mêlent ou s’imbriquent d’autres formes de langage, les mots des acteurs sont intégrés au texte et à la phrase du sociologue, les voix sont multipliées pour créer une polyphonie, des formes variées de récits et d’exemples sont mobilisées. C’est ici que le sociologue peut (et doit) donner libre cours à son talent et sa créativité, trouver son style propre, et ainsi parler à ses contemporains.