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Rien n’est petit pour un grand esprit.

Sherlock Holmes

Lorsque l’historien d’art Sulpiz Boisserée s’est moqué de « toute la dévotion à l’insignifiant » des frères Grimm, personne n’aurait pu deviner qu’il avait alors formulé le paradigme et le programme des études culturelles folkloriques (volkskundliche Kulturwissenschaften). Ce qui était censé être une critique devait bientôt s’avérer une distinction qui marquerait la discipline à un point tel que l’auteur de cette phrase a vite été oublié et que la « dévotion à l’insignifiant » a été prêtée aux frères Grimm eux-mêmes. L’auteur le plus connu à leur avoir attribué l’expression a probablement été Walter Benjamin, qui a lui-même contribué à la réhabilitation du mineur (Benjamin III, p. 366). L’esprit de la véritable philologie, comme Benjamin l’a écrit, réside dans l’attentio, l’attention à ce qui paraît insignifiant, ce qui ne semble pas digne d’intérêt. Il s’agit d’un rappel à la sagacité qui, bien que souvent négligée, est indispensable aux trouvailles accidentelles, à la serendipity.

On ne peut penser l’insignifiant que de façon relationnelle, c’est-à-dire en comparaison de ce qui est considéré comme significatif, par rapport aux créations et aux figures importantes, célèbres et influentes. Ainsi appréhendée, la « dévotion à l’insignifiant » présente dès le départ une composante sociale qui dirige le regard vers le trivial, vers ce qui est accessible à tous et, ce faisant, confère du sens aux expériences et aux horizons des gens « ordinaires ». Cette composante sociale se trouve au coeur de l’image que la discipline se fait d’elle-même. Elle fait des représentations et des traditions du « petit peuple », le vulgus in populo, son objet[1]. Si la notion d’« ordinaire » portée par la formule vulgus in populo a été assez rapidement perdue dans son sens péjoratif, le noyau de l’énoncé reste jusqu’à ce jour préservé : le peuple « ordinaire » et toutes ses déclinaisons (« gens ordinaires », « classes populaires », « souterrains de la culture » [Unterwelten der Kultur]) sont le sujet légitime et l’objet du folklore (Volkskunde) en tant que science.

Dans son étude sur les bagatelles, Martin Scharfe (2011) a souligné à juste titre que l’attention à ce qui est en apparence insignifiant, les détails et les soi-disant trivialités est un trait caractéristique de la modernité. Dans ce regard se manifeste l’incertitude des contemporains face à la perte de la certitude prémoderne. Il est particulièrement aiguisé dans la grande ville, dans le « monde d’étrangers » (world of strangers, Lofland, 1973), où cette faculté d’observation apparaît par pure nécessité. Dans l’anonymat de la grande ville, les petites choses deviennent des points de repère, des signes et des signaux : le langage corporel, le code vestimentaire. Honoré de Balzac était un excellent lecteur de ces indices. Il réfléchissait au symbolisme du vêtement, qu’il appelait, avec une prétention toute scientifique qui s’inspirait de la physionomie de Lavater (1777), la vestignomonie : « Enfin, un collet plus ou moins propre, poudré, pommadé, usé ; des boutonnières plus ou moins flétries ; une basque pendante, la fermeté d’un bougran neuf, sont les diagnostics infaillibles des professions, des moeurs ou des habitudes » (Balzac 1879 [1839] : 519). Dans les nouvelles conditions, plus égalitaires (Balzac disait qu’on s’habille désormais presque tous de la même manière), ce ne sont plus les grandes lignes des groupes de statut et leurs codes vestimentaires rigides qui sont décisifs, mais les nuances : l’usure du collet, la flétrissure de la boutonnière, la chute de la basque. À une époque égalitaire, les accessoires, les articles de mode, pourrait-on affirmer sans trop d’audace, acquièrent une importance particulière. En tout cas, cela explique la grande importance des accessoires dans l’économie parisienne du 19e siècle ; les maisons de nouveautés, précurseurs des grands magasins, tiraient principalement leurs revenus d’articles de mode (foulards de soie, gants, cravates, écharpes, ceintures, etc.), que l’on appelait d’ailleurs « articles de Paris ».

En lisant sur l’esquisse vestignomonique de Balzac, la figure du détective vous a sûrement traversé l’esprit, et à juste titre. Le détective (tout comme le journaliste et le chercheur en sciences sociales) appartient à ce que les sociologues de Chicago appelaient au début du 20e siècle le type urbain (urban type), une figure dont l’existence dépend des conditions de la grande ville. Le détective pratique et raffine de façon professionnelle l’art quotidien de l’observation que chaque passante ou passant doit, au moins dans une certaine mesure, maîtriser.

Sherlock Holmes a longtemps été un exemple de ce personnage. « Vous connaissez ma méthode. Elle est basée sur l’observation de banalités » ; c’est dans ces termes qu’il expose sa méthode à Watson (Sebeok et Umiker-Sebeok, 1983 : 44, traduction libre). D’une manière qui n’est pas sans rappeler les exercices de vestignomonie de Balzac, Holmes ne manque pas de souligner l’importance des vêtements — les manches d’une veste, les manchettes, les bottes — comme indicateurs du métier d’une personne. Dans l’essai « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice » de Carlo Ginzburg (1980), Sherlock Holmes est — aux côtés de l’historien d’art Giovanni Morelli et de Sigmund Freud — l’un des exemples de ce que l’auteur nomme le paradigme indiciaire dans les sciences humaines. Pour identifier l’oeuvre d’un artiste, Morelli suggère de considérer des détails caractéristiques qui, plus que les grands traits, se glissent dans l’oeuvre de façon quasi imperceptible et incontrôlée : la forme des oreilles, par exemple, ou celle des mains. L’indice chez Holmes, le détail caractéristique chez Morelli, le symptôme chez Freud ; tous incarnent ce que Martin Scharfe a appelé la recherche de traces dans les sciences de la culture, une « science de la culture analytique des petites choses », comme dans la Pathologie de la vie sociale de Balzac (1879 [1839]). Une bagatelle : un détail sans importance, futile. « Ça ne vaut pas la peine de perdre son temps avec de telles bagatelles », peut-on parfois entendre. Ce qui est peut-être écarté comme bagatelle s’avère d’une importance centrale pour la recherche. Il est primordial, particulièrement dans l’étude des sources, dans l’analyse de documents historiques, de porter attention à ce qui est reconnu comme document et ce qui est écarté comme sans intérêt. Par exemple, la bibliothèque cataloguée d’une savante de renom est certes une source reconnue — les phrases et les mots soulignés, les notes en marge seront examinés de près. Mais en sera-t-il de même pour l’ex-libris que la chercheuse a choisi pour ses livres ? À partir de l’exemple de l’ex-libris de l’anthropologue de Chicago Frederick Starr dans sa collection de livres mexicains, l’historien de la science Mauricio Tenorio a montré à quel point l’iconographie d’un ex-libris peut être révélatrice : on y trouve en haut, au milieu, la représentation stéréotypée d’un « indigène », sur le côté gauche, la vierge de la Guadeloupe, sur le droit, le dieu de la guerre aztèque. Au centre de l’ex-libris se trouve un paysage dominé par un volcan. Tenorio observe que, jusque dans les années 1940, une allégorie persistait selon laquelle le Mexique était une société en apparence paisible, mais potentiellement explosive et violente. L’ex-libris de Frederick Starr contient déjà, selon Tenorio, un condensé de son anthropologie du Mexique et de ses habitants et habitantes.

Prenons un autre exemple. Lors de mes recherches dans les archives pour mon livre sur l’École de Chicago (2006/1996 [1990]), parmi les papiers de Robert Park, je suis tombé sur une bande dessinée tirée d’un journal. Une bande dessinée dans les papiers d’un homme de science est pour le moins étrange. Il est peu probable que celles et ceux qui ont travaillé avant moi dans ces archives ne l’aient pas vue. Pourtant, je n’ai dans aucune autre étude trouvé mention de cette curiosité. J’en conclus que mes prédécesseurs et prédécesseures ont peut-être pensé que la chose était bizarre, mais n’ont pas ressenti le besoin de la mentionner. Il s’agit pourtant d’un document digne d’attention, autant d’un point de vue historique qu’en tant que document ethnographique. Le titre, Real Folks at Home, donne l’impression que nous avons littéralement affaire à un document folklorique (volkskundlich). Je ne sais pas si la bande dessinée faisait partie d’une série, mais le sous-titre « The Garbage Collector » laisse penser qu’il s’agit bien d’une partie d’une série traitant de figures urbaines, impression corroborée par le fait que l’illustrateur puise ses personnages dans le milieu urbain : un autre de ses héros de BD, Danny Dreamer, est messager (messenger boy), un phénomène urbain dont on a beaucoup parlé au début du 20e siècle. Le garbage collector et le messenger boy appartiennent à la galerie des types urbains dans le sens de l’École urbaine de Chicago. Sur la bande, quelqu’un a écrit à la main : « I love this, but incinerators will spoil it all, won’t they ? Show it to Pop, as part of the “City” » La bande est datée de 1925, l’année de publication du document fondateur de l’École de Chicago, le recueil The City ; c’est à quoi fait référence l’auteur des lignes (je suppose qu’il s’agit de l’anthropologue Robert Redfield, le gendre de Park) qui demande à la destinataire (probablement son épouse Margaret, la fille de Park) de donner la coupure à Pop, c’est-à-dire Park. L’histoire que raconte la bande est une trouvaille de la sociologie et de l’ethnographie urbaines. Non seulement l’éboueur rapporte-t-il de petites trouvailles utiles à la maison, il s’avère de plus un expert sociologique qui sait où trouver les meilleures ordures (sur la colline), et nous renseigne sur les fruits (les pamplemousses) et les légumes (les artichauts) à la mode. Enfin, il condamne l’augmentation du volume de déchets (« over fifty per cent over last year »), ce qu’il considère de toute évidence comme du gaspillage.

Si nous prenons au sérieux la bande dessinée en tant que source, l’importance de la serendipity pour la recherche — la découverte, par chance et sagacité, de données que nous ne cherchons pas — devient manifeste. Notons à ce sujet que l’on dit de l’inventeur du mot serendipity, le politicien, historien de l’art et spécialiste de l’Antiquité Horatio Walpole (1717-1797), « qu’il pouvait toujours voir la grandeur des petites choses » (Merton et Barber, 2004 : 38, traduction libre).

Ces quelques remarques sur la bande dessinée nous ramènent au début de l’exposé, à la moquerie de Boisserée sur « toute la dévotion à l’insignifiant ». Si le fait de trouver une bande dessinée dans les papiers d’un homme de science peut paraître curieux, cela n’en fera pas pour autant une source reconnue comme légitime. On accorde surtout ce statut à des documents de la culture officielle, les notes des savants et savantes et leur correspondance scientifique et privée. Il y a quatre ou cinq décennies encore, les bandes dessinées constituaient en Allemagne un exemple type de ce qui est jugé de la « camelote » par l’élite bourgeoise éduquée. Il m’apparaît dans ce contexte important de souligner que c’est un ethnologue, Hermann Bausinger à Tübingen, qui a fait de la littérature populaire un domaine légitime de collection et de recherche. L’attention portée aux formats de la culture populaire est devenue l’image de marque de la discipline.

L’institut de Tübingen partageait cet intérêt pour le populaire avec les premiers représentants des Cultural Studies à Birmingham. Dans un intéressant article de référence, Moritz Ege (2014) a relevé les points de convergence et de divergence entre les Cultural Studies et les sciences empiriques de la culture telles que pratiquées à Tübingen dans les années 1970. S’il souligne la similarité en partie étonnante des thèmes traités, il remarque aussi un positionnement très divergent quant aux sciences de la culture : une émancipation de l’empirisme anglo-saxon (Birmingham) versus une émancipation du fétichisme de la théorie allemande (Tübingen).

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« La collecte esthétique des déchets de l’histoire de la culture, écrit Michael Mönninger dans sa recension de la nouvelle édition de Aufsätze über Städte und Architektur de Walter Benjamin, est — depuis ses débuts dans les études folkloriques (Volkskunde) des frères Grimm — devenue l’idéal de l’avant-garde moderne au 20e siècle » (Mönninger, 2017). Aby Warburg a joué un rôle important dans ce processus de réévaluation qui, de l’avis du publiciste Patrick Bahner (2006), a anobli la dévotion à l’insignifiant. L’« annoblissement » renvoie ici à l’aura de dignité scientifique qu’un savant de renom confère à une formule, un théorème, etc. Dès le moment où Warburg a repris « l’attention au détail » — la traduction pragmatique de « la dévotion à l’insignifiant » —, celle-ci est devenue un paradigme des sciences de la culture. Nous avons ici un exemple parfait du « Matthew Effect » formulé par le sociologue Robert King Merton (1985) dans le domaine de la science, qui voudrait que la perception d’une découverte ne dépende pas seulement du nombre d’expérimentations effectuées et d’écrits publiés, mais avant tout de la position qu’occupe son auteur dans la hiérarchie scientifique : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance » (Matthieu 13 : 12). Cet effet peut être appliqué sans problème à des disciplines entières. Plus le statut dont jouit une discipline dans la hiérarchie scientifique est élevé, meilleures seront les chances qu’une découverte, qu’un théorème, connaisse une percée dans le système scientifique. Le dilemme dans lequel nous, ethnologues, nous trouvons est que notre discipline a toujours occupé une position périphérique dans le système scientifique, dans l’angle mort des sciences de la culture (Bausinger, 1974). Sauf exception, les sciences empiriques, pas seulement l’ethnologie, jouissent généralement de moins de prestige que les disciplines plus théoriques. Le caractère périphérique de la discipline est, me semble-t-il, principalement imputable au statut de ses sujets et objets (les gens « ordinaires », le quotidien, les choses banales) dont la réputation trouble est transférée à la discipline et à ses représentants et représentantes. Thèmes triviaux — science triviale. Aby Warburg et son cercle souhaitaient que ce « regard vers le bas », sur les bas-fonds de la recherche sur la culture « fasse partie d’une science de la culture transdisciplinaire du folklore (Volkskunde) »[2]. Pour Warburg, le folklore était une alliance de la science et de la vie, entendue littéralement en tant que « science de la vie », avec ses « procédés biologiques », comme il appelait le travail de terrain, une description intelligente qui ne rend pas seulement justice à une science de la vie, mais qui fait aussi référence à la corporalité de l’expérience de terrain. Il s’agissait en fin de compte pour Warburg de voir dans les plus petits objets des témoins des émotions et des affects (Gemütszustände).

Le fameux exemple des Chômeurs de Marienthal (1981 [1933]) nous montre à quel point nous méconnaissons la signification quotidienne des choses soi-disant inutiles. La sociographie retrace la situation des chômeurs dans un village industriel autrichien. Une des familles qui n’a plus droit au chômage depuis un an achète un paysage de Venise en carton auprès d’un marchand ambulant. Si l’on suit le discours officiel de l’économie, il s’agirait d’un comportement tout à fait irrationnel, mais il incarne selon moi les aspirations et les rêves qui n’ont jamais pu être réalisés, mais auxquels on ne peut renoncer. Pourquoi Venise ? Un élément de réponse possible : de 1895 à 1901, il y avait à Vienne un parc d’attractions qu’on appelait « Venise à Vienne ». Il s’agissait d’une imitation de la ville aux lagunes, avec des répliques de bâtiment vénitien, un système de canaux et des gondoles construites à Venise et manoeuvrées par de vrais gondolieri. C’était un lieu prisé d’excursion dans les cercles bourgeois, mais aussi pour les familles nombreuses à faibles revenus[3]. Des souvenirs d’une époque meilleure pourraient aussi jouer un rôle. Mais le phénomène de l’article ne se réduit pas à l’Autriche : la gondole vénitienne illuminée sur le téléviseur jouissait d’une grande popularité à la fin des années 1950 et au début des années 1960 en République fédérale allemande. C’est peut-être en fait la gondole, l’imitation de la gondole extravagante de la fin du 17e siècle et du début du 18e, qui anima la fantaisie de celle ou de celui qui en a fait l’achat — un exemple de l’amour du « baroque » qui était, selon le fondateur des Cultural Studies, Richard Hoggart, caractéristique de la classe ouvrière anglaise et un gage des émotions et affects qui sont devenus images, pour paraphraser la position d’Aby Warburg.

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Un exemple d’émotions et d’affects devenus images est une photographie prise en 1957. Elle montre Willy Brandt, le futur chancelier allemand, alors maire de Berlin, en compagnie de ses fils Lars et Peter en train de chahuter dans le corridor de la maison, un exemple de ce qu’on appellera plus tard une home story. Dans cette photographie, ce qui est particulièrement digne d’attention, c’est un élément qui semble s’y être glissé accidentellement : le crochet de clé au mur, en forme de théière. L’objet de laiton, aujourd’hui encore un succès commercial de la vente par catalogue, est autant un modeste ornement qu’un objet fonctionnel. La forme ronde de la théière dégage le confort et une ambiance agréable, elle exprime ce qui était toujours important pour les « petites gens » : un chez-soi douillet. La théière rend l’atmosphère de l’appartement, celui des travailleurs respectables à la maison, de leurs représentants, et non d’un dirigeant. Ce qui nous touche s’exprime souvent par de petites choses qui font ce que nous appelons la « vraie vie » — au-delà de la galère, des besoins existentiels et des soucis du quotidien, d’où l’importance énorme des choses comme objets de mémoire, comme supports aux souvenirs, comme la photo en carton de Venise qui ne représente pas seulement Venise, mais plutôt une vie meilleure.

C’est Richard Hoggart et ses réflexions sur la full rich life (1976 [1957]) qui m’ont fait comprendre l’importance des petites choses sans lesquelles la vie ne vaudrait pas vraiment la peine d’être vécue. Une telle compréhension de la « vie » n’est pas saisie par la science de la vie au sens de life science, la biochimie, la génétique, la nutrition et les autres sciences. Nous avons besoin d’une compréhension culturelle de la science de la vie qui puise dans les expériences, les habitudes et les représentations, qui traite des sentiments, des aspirations et des rêves. Ces sentiments, aspirations et rêves peuvent très bien être emmagasinés dans les petites choses, comme des fossiles dans la pierre : un souvenir des temps meilleurs, un morceau de bonheur retrouvé, un bibelot de voyage, une figurine d’un magasin de meubles, une peluche de la foire. Naturellement, il s’agit souvent d’objets qui peuvent être subsumés sous la rubrique de « kitch ». Mais nous ne devrions pas oublier que nous sommes nous-mêmes ceux et celles qui font, avec le temps, de vieux objets kitch des objets cultes. La gondole vénitienne, l’assiette murale italienne et les sculptures de céramique des années 1950 sont devenues, même une fois détachées des sentiments qui leur étaient associés à l’origine, de populaires objets esthétiques chez les jeunes gens créatifs. C’est bien la preuve que notre recherche de traces dans les sciences de la culture dépend toujours de la contextualisation sociale et temporelle : un seul et même objet peut, à différentes époques, être un indice de modes et de projets de vie variés.

Il s’agit donc, pour rendre hommage à l’esquisse de Martin Scharfe, d’une pathognomonie de la culture, d’une science « dont la méthode déduit à l’aide de symptômes, d’affects et d’ambiances, d’histoires et de formations culturelles » (Scharfe, 2011 : 39). En fin de compte, elle nous renseigne sur une structure des émotions (structure of feeling, Williams, 1977) propre à une période historique et un groupe social spécifiques. Ainsi, nous pouvons interpréter la théière dans l’appartement des Brandt en 1957 comme un souhait d’harmonie, un souhait qui, si l’on en prend comme preuve la popularité de l’article, serait en phase avec la structure des émotions de l’époque.