Résumés
Résumé
En lisant les écrits de Mauriac consacrés à Gide, il nous apparaît clairement que malgré les attaques parfois violentes, le critique sévère manifeste pour son aîné de la compréhension. Par son ouverture d’esprit, il se distingue de certains de ses contemporains, écrivains et critiques catholiques comme Henri Massis et Paul Claudel. Ma communication visera à montrer d’une part les points de vue esthétiques, littéraires et religieux par lesquels Mauriac s’éloigne de Gide, et d’autre part l’attitude compréhensive qu’il lui marque.
Corps de l’article
”Vous demeurez pour moi, au sens le plus noble du mot, l’adversaire, celui qui aurait pu me vaincre, qui pourrait me vaincre."[1]
Mauriac écrit ces lignes dans une lettre adressée à Gide datée du 5 février 1929. Sa remarque révèle à la fois une différence entre les deux hommes et le rôle que Gide joue pour lui. Mauriac reconnaît que son ancien maître l’incite à faire retour sur soi pour prendre position. De nombreux écrits, des articles de presse et des essais témoignent de l’importance que Mauriac attribue à Gide en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Leur correspondance dure pendant des décennies, avec des temps d’arrêt, de 1912 à 1950. Leurs rencontres personnelles sont rares, mais la visite que Gide rend à Mauriac en 1939, dans sa propriété familiale, approfondit leur relation.
En lisant les écrits de Mauriac consacrés à Gide, il nous apparaît clairement que malgré les attaques parfois violentes, le critique sévère manifeste pour son aîné de la compréhension. Par son ouverture d’esprit, il se distingue de certains de ses contemporains, écrivains et critiques catholiques comme Henri Massis et Paul Claudel.
Ma communication visera à montrer d’une part les points de vue esthétiques, littéraires et religieux par lesquels Mauriac s’éloigne de Gide, et d’autre part l’attitude compréhensive qu’il lui marque.
Les divergences de point de vue entre les deux écrivains ont leur origine dans la conception chrétienne de l’homme et de la vie chez Mauriac. Aussi ses critiques sont-elles moins de nature esthétique que morale et métaphysique. Mauriac sent en lui le conflit entre le désir charnel et la joie spirituelle. C’est de cette tension, qu’il se sent incapable de vaincre, que vient son sentiment de péché. L’état de péché comme état originel de l’homme est toujours accentué chez lui. En même temps, Mauriac pense que la grâce divine est toujours offerte à l’existence humaine pécheresse. La source conflictuelle de son œuvre romanesque tient dans le combat des passions et de la grâce.
Gide s’oppose lui à la spiritualité chrétienne qui exige le renoncement à soi-même. Il proclame ne plus croire au péché et prône la jouissance de la vie.
En ce qui concerne l’œuvre littéraire de Gide, Mauriac la critique sur plusieurs points. Premièrement, il relève l’absence de dimension métaphysique. Les Nourritures terrestres par exemple ne montrent que les plaisirs de la vie et l’assouvissement des instincts :
”Il faut que je me livre sur moi-même à un travail immense... pour que la vie ne soit plus, selon l’image gidienne, « qu’un fruit plein de saveur sur des lèvres pleines de désirs »."[2]
Il fait le même reproche à L’Immoraliste :
”[…] la volupté de vivre en dehors de toute loi est exprimée..."[3]
Dans l’univers de Gide, Mauriac désapprouve principalement le manque de besoin de salut et l’absence de conflit entre la nature et la grâce.
Lui justifie la présence d’un horizon spirituel de l’œuvre littéraire par la nécessité de la représentation réaliste. Bien qu’il accepte l’ambition des écrivains de révéler, sous l’influence de la nouvelle psychologie, les forces inconscientes de l’âme humaine, il y voit une insuffisance. Dans son essai intitulé Le Roman, en parlant de la mission du romancier, il affirme qu’outre la nature instinctive, il faut montrer que la conscience humaine est susceptible de dépasser celle-ci.
En cherchant à ne connaître dans l’être humain que ce qui lui appartient en propre, que ce qui ne lui est pas imposé, nous risquons de ne plus travailler que sur de l’inconsistant et de l’informe ; nous risquons que l’objet même de notre étude échappe à l’emprise de l’intelligence, se défasse et se décompose. C’est l’unité même de la personne humaine qui se trouve ainsi compromise. Car enfin nos idées, nos opinions, nos croyances, pour être reçues du dehors, n’en font pas moins partie intégrante de notre être.[4]
Une autre raison pour laquelle Mauriac condamne son maître, est que celui-ci tient à l’interprétation personnelle des textes bibliques. La publication de L’Enfant prodigue en 1912 par l’édition de La Nouvelle Revue Française donne ainsi l’occasion au jeune critique de déplorer la réécriture de la parabole évangélique. Dans la version gidienne, le retour du frère aîné à la maison paternelle semble un échec, il encourage son frère cadet à rechercher à son tour l’aventure. Le catholique Mauriac réprouve cette falsification du message divin. Il fait le même reproche à propos d’une pièce de théâtre de Gide intitulée Saül. Cependant, le critique se montre cette fois plus indulgent envers celui qui, selon lui, « trouble la source de Dieu[5] ». Mauriac prétend que Gide apprécie l’enseignement de la Bible, et qu’avec Saül, il a l’intention de susciter l’indignation du spectateur. Dans « L’Évangile selon André Gide », le critique expose ses pensées sur l’ambition de Gide d’adultérer l’Écriture Sainte. Selon lui, Gide est un homme écartelé. Bien qu’il ait abjuré la morale chrétienne imposée par son éducation, il continue d’être obsédé par sa foi dans le Christ. Étant incapable de vivre conformément à l’Évangile, il lui attribue un sens défiguré.
”[…] nous ne le voyons jamais séparé de Dieu - dans l’état d’un homme qui a renoncé à Dieu... Quelqu’un le suit et il ne Le renie pas. Gide a pris parti de ne rougir ni du Christ, ni de lui-même. L’Évangile l’y aide qu’il s’ingénie à lire avec des yeux neufs. Seules, croit-il, le condamnent les interprétations officielles de l’Écriture. Les textes figés des Églises se compliquent, s’approfondissent, dès qu’il en joue ; ils prennent un sens plus secret, plus conforme au destin de Gide."[6]
Mauriac est aussi préoccupé par un autre conflit. Toute sa vie, il a essayé d’accorder l’ambition du romancier et les principes de l’homme catholique. Puisque le désintéressement de l’artiste et la responsabilité morale du catholique lui paraissent inconciliables, ses considérations esthétiques sont en rapport avec la morale.
Le critique se montre très méfiant à l’égard du culte de la diversité de Gide. Ce dernier, rejetant toutes les contraintes sociales et morales, souhaite réaliser les différentes facettes de sa personnalité. Cette ambition s’inspire de la nouvelle psychologie qui met en question la cohérence du moi.[7] Le moi est considéré comme la série des états de conscience, ainsi est-il impossible à définir. Plusieurs personnages de Gide réunissent en eux-mêmes plusieurs traits complexes de caractère, ce qui entraîne chez eux un comportement inattendu. Cela se manifeste dans l’acte gratuit, dans le manque de scrupules. Mauriac trouve dangereuse la conception de la multiplicité du moi qui, selon lui, aboutit à la dislocation de la personne, et par conséquent, rend impossible la connaissance de soi. C’est ce qu’il observe dans les œuvres des écrivains d’après-guerre, eux qui suivent l’exemple de Gide :
”Et n’est-ce pas violer la règle même de la vie qui est de se créer indéfiniment soi-même ? Si M. Bergson a raison d’écrire que nous sommes dans une certaine mesure ce que nous faisons, le système de ces jeunes gens est donc de se détruire et, à la lettre, de se défaire. Comment se connaîtraient-ils, eux qui traitent leur être comme Pénelope sa toile ?"[8]
La connaissance de soi est la base de la pensée esthétique de Mauriac. Il affirme à plusieurs reprises que la tâche du romancier est d’amener le lecteur à une confrontation avec soi-même.
”[…] le roman n’est rien s’il n’est pas l’étude de l’homme et qu’il perd toute raison d’exister s’il ne nous fait avancer dans la connaissance du cœur humain."[9]
En suivant l’enseignement chrétien, Mauriac dit que la découverte de soi doit reposer sur la distinction du bien et du mal. A l’opposé de la nouvelle psychologie, il n’accepte que deux parties du moi, dont l’une tend vers la perfection et l’autre vers le bas.
Gide a aussi l’intention de révéler son monde intérieur, mais par l’intermédiaire de ses personnages. Si Mauriac voit du danger dans cette démarche gidienne, c’est à cause du sacrifice de la personnalité humaine en faveur de l’art. Quoiqu’il reconnaisse que Gide parvient à se construire de cette manière, il montre la nocivité de son enseignement chez la jeune génération d’après-guerre. Le critique dénonce en eux une tendance à l’autodestruction, par l’affirmation que l’ignorance de leurs limites favorise leur instinctivité. Il montre que l’adoption de la théorie de Gide a pour effet une littérature érotique.
”Comment Gide ne voit-il pas - en dehors de toute question morale et en ne considérant que les exigences de l’art - qu’une littérature érotique sera le fruit de sa doctrine ? Ce courant auquel il veut que nous nous abandonnions sans lutte, cette marée, ce flux et ce reflux ont un nom : désir, assouvissement ; assouvissement, désir. Ce qui bénéficie de cette ignorance de nous-mêmes, c’est la chair." [10]
Mauriac désapprouve également la passion de la sincérité de la génération d’écrivains d’après-guerre influencée par Gide. C’est par la franchise qu’ils tentent de saisir leur être profond. Le critique leur reproche de ne révéler que la vie de leurs instincts quand ils s’abandonnent à eux-mêmes et ne distinguent pas le bien du mal. Cependant, Gide prétend que la sincérité absolue, qu’il s’est efforcé de suivre toute sa vie, n’est pas du tout un laisser-aller mais une lutte permanente. La sincérité lui permet de retrouver l’innocence du petit enfant, c’est-à-dire un état qui précède toute loi. Elle sert à remplacer les conventions morales, psychologiques et littéraires. Gide pense que par elle, il redécouvre le plaisir, le sens de la jeunesse de l’homme.[11] Si Mauriac critique la théorie de la sincérité totale, c’est parce qu’elle ne tient pas compte des limites de l’homme. Faire apparaître le moi le plus pur aboutit, à ses yeux, à la déformation de la personne.
”Ce « moi » où vous ne voulez nulle retouche, n’en effacez-vous point par un savant truquage cette note à peine indiquée […]. Cette sincérité prétendue qui vous défend d’agir sur votre être secret, justement le modifie ; ce refus d’intervenir est une intervention décisive : une part de nous-mêmes, faute de culture, s’atrophie ; une autre, faute de règle, s’hypertrophie. Par cet abandon, même votre moi gauchit ; vous le déformez en ne le formant pas."[12]
Une lettre de Gide adressée à l’auteur de la Vie de Jean Racine en 1928 déclenche l’un des plus grands débats entre les deux écrivains. Gide décèle dans Mauriac l’angoisse de l’homme de lettres et du chrétien. Il remarque que le romancier accorde dans ses œuvres une plus grande part à la peinture des passions qu’à l’espérance chrétienne. Selon lui, si Mauriac fait apparaître dans ses romans les possibilités de la grâce, c’est pour répondre à ce qu’on attend d’un romancier chrétien. Gide en tire la conclusion que Mauriac n’est pas assez chrétien, puisqu’il ne peut pas renoncer à la réussite littéraire que lui assure la représentation des péchés.
”En somme, ce que vous cherchez, c’est la permission d’écrire Destins ; et c’est ce qui vous les fait écrire de telle sorte que, bien que chrétien, vous n’avez pas à les désavouer. Tout cela (compromis rassurant qui permette d’aimer Dieu sans perdre de vue Mammon), tout cela nous vaut cette conscience angoissée qui donne tant d’attrait à votre visage, tant de saveur à vos écrits, et doit tant plaire à ceux qui, tout en abhorrant le péché, seraient bien désolés de n’avoir plus à s’occuper du péché."[13]
Cette accusation touche le point sensible de Mauriac. Pour répondre à Gide, il écrit son autobiographie religieuse, Dieu et Mammon. Malgré qu’il y refuse l’incrimination de Gide selon laquelle il chercherait un compromis entre son activité littéraire et son catholicisme, il ne tranche pas clairement quant au choix de l’un ou de l’autre. Il se contente d’avouer son ambition littéraire d’un côté et sa fidélité à sa foi catholique de l’autre. C’est la raison pour laquelle le désintéressement de l’artiste et la responsabilité de l’écrivain font partie de ses préoccupations principales. Il se classe parmi les romanciers qui adoptent une position intermédiaire entre l’autonomie absolue de l’écrivain et les dogmatiques accordant trop d’importance à l’influence de leurs œuvres. Au nom de la réalité, Mauriac exige que le romancier représente dans l’homme ses contradictions, ses forces obscures et son goût de perfection. Il est convaincu que l’intervention dans la destinée des personnages pour un but d’édification serait une falsification de la vie. En même temps, il ne néglige pas les effets que la peinture des passions peuvent faire sur le lecteur.
”En vérité, les meilleurs d’entre nous sont pris entre deux feux. Ils tiennent les deux bouts de cette chaîne : d’une part, certitude que leur œuvre ne vaudra que si elle est désintéressée, que si elle n’altère pas le réel sous prétexte de pudeur et d’édification ; d’autre part, sentiment de leur responsabilité envers des lecteurs que, du reste, en dépit de leurs scrupules, ils ne laissent pas de souhaiter le plus nombreux possible."[14]
À partir des années 30, l’intérêt des deux écrivains se porte à la politique, en particulier à la nouvelle structure sociale du communisme réalisée en Union Soviétique. La position qu’ils prennent à ce propos les oppose et révèle encore leur différentes visions du monde. Tandis que Mauriac déclame contre la conception matérialiste de l’homme sur laquelle se base la société soviétique, Gide salue avec enthousiasme ce monde nouveau. Mauriac objecte à Gide que s’il fonde de grands espoirs sur l’État communiste, c’est en faisant passer le progrès social avant tout le reste. Le chrétien Mauriac refuse cette sacralisation du progrès matériel.
”Le progrès humain tel qu’ils le célèbrent les charme surtout parce qu’ils ont tenté de le réaliser en eux. Ils ont un intérêt profond à confondre le progrès avec ce désordre, dont ils ont besoin, pour passer inaperçus. Cette loi morale, qu’ils bafouent et qu’ils nient, ils espèrent ne pas mourir sans avoir salué l’aurore d’un monde nouveau, où elle ne sera plus inscrite dans la tradition des hommes."[15]
Mauriac reproche encore à Gide d’épouser l’opinion des communistes qui souhaitent changer la vie humaine en s’appuyant exclusivement sur une force humaine, c’est-à-dire un pouvoir politique. Il accuse Gide de le choisir à la place du progrès intérieur, ce qui lui permet de rejeter les valeurs morales chrétiennes. Dans l’article intitulé « Qui triche », le critique montre aussi que Gide, en se ralliant au communisme, contredit sa conception antérieure de l’homme qui mettait l’accent sur l’unicité de l’homme.
”Ainsi André Gide, qui enseignait à notre jeunesse que chacun de nous est le plus irremplaçable de tous les êtres, désire, maintenant, le triomphe de la termitière bolcheviste où toute créature sera interchangeable."[16]
Dans « De l’amour des richesses, de l’ambition, et de l’hypocrisie », Mauriac reproche sa critique émise aux chrétiens de situation aisée. Gide fait grief à ceux-ci de leur richesse contraire à l’enseignement de l’Évangile et dénonce l’interpénétration de l’Église et du capitalisme. Celui-ci, ajoute-il, abuse de la doctrine de l’Église en insistant sur la valeur de la pauvreté. Dans sa réponse, Mauriac rappelle à Gide l’enseignement social de l’Église qui invite à la lutte contre la misère matérielle, tandis que les fidèles sont exhortés à l’esprit de pauvreté.[17]
On voit donc que les deux écrivains pensent améliorer la vie humaine dans une conception différente de l’humanisme.
Gide, acceptant l’idéologie marxiste, conteste l’aspect humaniste du christianisme et pense qu’une vie digne de l’homme peut être réalisée seulement sans religion. Mauriac s’oppose à un humanisme dépourvu de transcendance, qui rejette le péché originel et la grâce divine, affirmant le droit de l’homme d’agir uniquement selon ses propres convictions. L’humanisme chrétien souligne la liberté et l’autonomie de l’homme mais lui rappelle aussi ses limites et sa faillibilité. Mauriac insiste sur le fait que la loi morale et la foi en Dieu préservent l’homme de s’abandonner aux instincts brutaux, à la raison égoïste, et de considérer les pouvoirs humains comme absolus.
Mais si Mauriac se montre critique au sujet des positions religieuses et politiques de Gide, il s’abstient de condamner la personne de son adversaire. Le critique ne manque pas non plus de rendre hommage aux qualités artistiques de son ancien maître. Le chrétien Mauriac n’exige pas de Gide l’athée qu’il adopte les idées d’un croyant et il écrit que des points de vue contraires aux siens sont à prendre pareillement en considération.
Contrairement à Massis qui incrimine dans l’œuvre de Gide l’antagonisme de l’esthétique et de la morale, Mauriac refuse d’imposer les principes d’un catholique à un non-catholique. Il approuve l’ambition irreligieuse de Gide de mettre le conflit intérieur, les tendances contraires du cœur et des sens, au service de son œuvre. Le critique Mauriac soutient qu’un écrivain non-croyant peut servir le mieux la représentation des personnages qui, comme Lafcadio, agissent selon leurs propres lois. Il admet que l’influence morale des créatures gidiennes sur le lecteur n’est pas nécessairement nocive, puisque les actes moralement condamnables peuvent l’encourager à une confrontation avec soi-même. En terminant le plaidoyer en faveur de la liberté de l’écrivain, Mauriac constate que Gide a la vocation de révéler notre for intérieur. Ses romans, favorisant la connaissance de soi-même, servent plus et mieux que ceux des auteurs édifiants.
”Tout homme qui nous éclaire sur nous-mêmes prépare en nous les voies de la grâce. La mission de Gide est de jeter des torches dans nos abîmes, de collaborer à notre examen de conscience... Gide démoniaque ? Ah ! Moins sans doute que tel ou tel écrivain bien-pensant qui exploite avec méthode l’immense troupeau de lecteurs et surtout de lectrices dirigées - et pas plus que Socrate, accusé de corrompre la jeunesse parce qu’elle apprenait de lui à se connaître."[18]
Concernant l’homosexualité dans le domaine de la littérature, Mauriac se montre plus indulgent que certains catholiques de son temps. Jacques Maritain, par exemple, essaie de déconseiller à Gide la publication de son livre Corydon, le qualifiant d’œuvre dangereuse.
Mauriac expose ses idées dans l’article intitulé « Réponse à l’enquête sur l’homosexualité en littérature », publié dans Les Marges en 1926. Au point de vue moral, il ne juge pas nuisible les œuvres traitant de l’homosexualité. Selon lui, elles ne sont troublantes que pour ceux qui ont du penchant pour cette ”maladie". Ainsi, dit-il, ses ouvrages ont le mérite d’aider la connaissance de soi. Sous l’aspect esthétique, la position du critique est ambiguë. Mauriac pense que le sujet de l’homosexualité peut enrichir la littérature puisqu’il contribue à révéler les secrets jusqu’ici inavouables du coeur humain. Cependant, il n’accepte pas qu’un romancier se charge du rôle du psychanalyste.
”Chercher à découvrir les motifs des actions des hommes par leur sexualité, cela est périlleux sans doute. […] Mais que cela soit fécond nous n’en pouvons plus douter."[19]
Le critique ajoute que ce n’est pas tant dans la littérature qu’il faut lutter contre cette anomalie sexuelle que dans la société. Mais il nuance son point de vue, en considérant l’homosexualité au même titre que les autres péchés.
”Or, dans une société qui est, qui se veut de moins en moins chrétienne, ce que saint Paul appelle « des passions d’ignominie » les condamnerons-nous au nom de la Nature ? Mais l’homme normal aussi pèche septante sept fois contre la Nature."[20]
Les nombreuses divergences entre les deux écrivains n’empêchent jamais Mauriac de souligner les mérites de son adversaire. De cela témoigne son attitude envers Gide lors d’une assemblée de l’Union pour la Vérité en 1935. Gide y est invité pour répondre aux questions de plusieurs intellectuels contemporains. Pendant ce débat, Massis et Maritain mettent l’accent sur les différences entre leurs points de vue et ceux de Gide. Massis insiste sur l’inadmissibilité de la notion de l’homme chez l’auteur des Faux-Monnayeurs. Maritain reproche à Gide de rechercher les valeurs évangéliques dans le communisme. Seul Mauriac prononce envers son aîné des paroles élogieuses. Le critique met en relief ce qu’il apprécie particulièrement dans l’œuvre de Gide, que celui-ci se livre à l’étude de la connaissance de soi.
”[…] Je veux lui dire que si nous continuons à l’aimer beaucoup et malgré tout, c’est que toute sa vie il a été quelqu’un d’offert. Il nous a servi à tous, pour nous connaître nous-mêmes. On a l’impression que son œuvre a été pour notre génération une sorte de repère qui a permis à chacun de se situer."[21]
À la fin des années 30, on voit les deux adversaires se rapprocher. Ils sont disposés à coopérer dans deux causes. Pendant la guerre d’Espagne, tous les deux plaident en faveur des Républicains. En octobre 1939, Gide adresse une requête à Daladier afin d’intervenir pour Giono emprisonné. Il demande à son collègue de signer la lettre, ce que Mauriac n’hésite pas à faire.
Lorsque la correspondance Claudel-Gide est publiée en 1949, Mauriac exprime son indignation à cause de l’attitude dont Claudel fait preuve. Le critique condamne dans le poète qu’il admire tant la réprobation de l’homosexualité de Gide, sa ferveur pour le convertir et enfin son renoncement devant les résistances de son ami pour la conversion. Le désaccord de Mauriac avec Claudel s’explique par sa certitude que le retour à la foi ne peut se faire qu’intérieurement, et qu’il est possible même au dernier moment de la vie humaine.
”Je vous dis mon cher Gide, mon affection, ma confiance que vous trouverez Dieu tout seul - et sans les pharisiens qui toute votre vie vous ont obsédé - oui, que le Christ que vous aimez, à vous qui avez eu toutes les chances, accorde la suprême, celle de vous endormir sur son épaule, contre son cœur."[22]
Les écrits mentionnés ci-dessus montrent que dans sa critique, Mauriac essaie de concilier son crédo et un jugement pertinent. Dans un de ses essais qui s’intitule Flaubert devant Dieu, il donne comme modèle pour les critiques catholiques Henri Guillemin, auteur d’un ouvrage sur Flaubert. En suivant l’exemple de Guillemin, il refuse d’étiqueter les œuvres qui s’opposent à l’enseignement catholique et de considérer l’offense de la morale comme seul critère de jugement.
Mauriac accepte que l’aspect principal de la critique soit « l’attitude de l’auteur en face de la vérité telle qu’il l’a connue[23] ». Or, il tient compte du fait qu’on juge le christianisme sur ceux qui le pratiquent. Dans le cas de Gide, l’hostilité de celui-ci envers la religion chrétienne s’explique par son éducation trop sévère, et aussi par la suffisance de certains chrétiens. Ces derniers ne reconnaissent pas que dans le domaine de la révélation divine, l’argumentation s’avère insuffisante, et que chacun a droit à ses propres convictions. Malgré cela, le critique se propose une approche prudente à l’égard des œuvres repoussant la foi chrétienne. Il faut selon lui éviter de juger, et admettre humblement qu’il y a aussi à peser les arguments opposés aux siens. Mauriac a la certitude que les œuvres sincères peuvent lui apprendre des choses sur lui-même et il déclare à plusieurs reprises que certains avis de Gide l’aident à examiner sa foi. C’est pourquoi il insiste sur le fait qu’un écrivain doit montrer le vrai.
Mauriac réprouve donc à la fois la position absolutiste qui n’accorde pas qu’autrui soit libre d’avoir un point de vue différent et la position relativiste qui dégrade la dignité de l’homme.[24] Sa tolérance consiste à maintenir ses convictions tout en admettant que Gide soit aussi dans son droit d’avoir la sienne. Il comprend que la tolérance ne résulte pas des idées mais de l’amour. Cette conception rappelle celle de Pascal, dont l’influence est déterminante sur l’œuvre de Mauriac, qui face à la raison, privilégie le cœur.[25] Si Mauriac est tolérant, c’est parce qu’il respecte la personnalité humaine fondée sur l’amour du prochain. C’est pourquoi il se retient de juger la personne de Gide, ce qui selon sa foi n’appartient de droit qu’à Dieu. Même si le critique condamne plusieurs opinions de Gide, concernant le destin de celui-ci, il met sa confiance en Dieu. C’est ce qui explique son ambition, selon l’exemple de Guillemin, de relever les traces divines dans la vie de Gide. Mauriac se réfère plusieurs fois à la discussion entre Gide et Paul Valéry, à laquelle il a assisté, et lors de laquelle Gide a défendu passionnément le Christ et l’Évangile. Cette conversation lui donne l’espoir de voir un jour son collègue retourné à sa foi.[26]
On peut donc constater une dualité de caractère dans l’attitude de Mauriac envers Gide. Selon l’exigence de la charité fraternelle, il se montre d’une part respectueux et compréhensif. Mais il soutient d’autre part avec rigueur les idées de l’enseignement chrétien considéré par lui comme la Vérité. Il se distingue de certains de ses contemporains catholiques en séparant la personne de Gide des positions que celui-ci prend. Il accomplit ainsi à la fois l’amour du prochain et la fidélité à la vérité de sa foi. L’exemple de Mauriac est à l’unisson avec le point de vue de Jacques Maritain, quand il affirme que ces deux domaines ne sont pas incompatibles, mais qu’ils se nécessitent.[27]
Parties annexes
Notes
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[1]
Correspondance André Gide - François Mauriac 1912-1950, in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p. 80.
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[2]
Mauriac, F. : Œuvres autobiographiques,Paris,Gallimard,1990, p. 59.
-
[3]
Mauriac, F. : « Enquête sur la jeunesse : la jeunesse littéraire », in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p. 120.
-
[4]
Mauriac, F. : Œuvres romanesques et théâtrales complètes II, Paris, Gallimard, 1979, p. 768.
-
[5]
Mauriac, F. : « Saül », in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p.125.
-
[6]
Mauriac, F. : « L’Évangile, selon André Gide », in : op. cit., pp. 135-136.
-
[7]
Tonnet-Lacroix, E. : La littérature française de l’entre-deux-guerres ( 1919-1939 ), Paris, Nathan, 1993, p. 100.
-
[8]
Mauriac, F. : in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p.128.
-
[9]
Mauriac, F. : Œuvres romanesques et théâtrales complètes II, Paris, Gallimard, 1979, p.811.
-
[10]
Mauriac, F. : in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p.128.
-
[11]
Sénéchal, C. : Les grands courants de la littérature française contemporaine, Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques, Paris, 1934, p. 96.
-
[12]
Mauriac, F. : in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p. 129.
-
[13]
Gide, A. : ibid., p. 76.
-
[14]
Mauriac, F. : Œuvres romanesques et théâtrales complètes II, Paris, Gallimard, 1979, p. 807.
-
[15]
Mauriac, F. : « Les esthètes fascinés », in : op. cit., p. 158.
-
[16]
Mauriac, F. : « Qui triche », in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p. 153.
-
[17]
Mauriac, F. : « De l’amour des richesses, de l’ambition, et de l’hypocrisie », in : op. cit., p. 164.
-
[18]
Mauriac, F. : « A propos d’André Gide, Réponse à M. Massis », in : op. cit., p. 123.
-
[19]
Mauriac, F. : in : op. cit., pp. 131-132.
-
[20]
Ibid., p.132.
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[21]
« André Gide et notre temps », in : op. cit., p. 169.
-
[22]
Mauriac, F. : in : op. cit., p. 111.
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[23]
Mauriac, F. : D’Autres et moi, Paris, Grasset, 1966, p.175.
-
[24]
Frenyó, Z. - Turgonyi, Z. : Jacques Maritain, L’Harmattan, Budapest, 2006, p. 34.
-
[25]
Pascal, B. : Gondolatok, 277-282. Gondolat Kiadó, Budapest, 1978. pp. 113-114.
-
[26]
Mauriac, F. : in : Cahiers André Gide 2, Paris, Gallimard, 1971, p.123.
-
[27]
Frenyó, Z. - Turgonyi, Z. : op. cit., p. 36.