Les héritages de Mai 68 ?Essai

Souvenirs singuliers des années 68, etc.[Notice]

  • Michèle Le Doeuff

Retour à Paris dans la seconde moitié de juin, après six semaines passées en Bretagne, où Mai eut lieu aussi d’ailleurs. On ne lançait plus le pavé, en tout cas si ma mémoire est bonne ; les barricades rue Gay-Lussac, c’était fini : on parlait. Un besoin énorme d’expression et d’échanges s’était affirmé, sous les formes les plus diverses, y compris un poème, concocté par des amis médiévistes, dont vous venez de lire un fragment. Des comédiens allaient jouer dans des usines ; les spectacles (on parle aujourd’hui de ‘théâtre d’intervention’) étaient suivis de débats qui duraient parfois des heures. Le besoin de parole qui se montrait chez plusieurs millions de nos compatriotes, je le ressens toujours, comme besoin, comme droit aussi évidemment, comme volonté de fabriquer les mots qui manquent. Mais je le ressens plus encore dans ses difficultés telles que j’ai pu les vivre en ce temps-là. Une Assemblée Générale de philo était annoncée à Censier pour l’après-midi ; je m’empresse d’y diriger mes pas. Censier, c’était une annexe de la Sorbonne, un bâtiment plus ou moins préfabriqué, assez moche, assez triste, mais les enfants du baby-boom en avaient vus d’autres et allaient en voir d’autres par la suite. Je pris un couloir tapissé d’affiches, comme plus tard les abris-bus que peut-être 68 aura inspirés aux publicitaires. Inoubliable : une feuille proprette scotchée sur une porte : « Commission de réflexion sur la condition des femmes ». Ah, tiens ? Tel fut mon premier contact avec 68 au Quartier Latin. Tiens, tiens... car, au cours des premiers jours de Mai, à l’ENS de Fontenay où j’étais élève, j’avais déjà compris que, selon mes camarades d’études les plus politisées, le mouvement était tout bonnement décalé. Elles vont vite évoluer, comme beaucoup, mais leur toute première réaction fut de considérer qu’il se passait quelque chose qui déraillait. Celles qui étaient maoïstes montraient une inquiétude sincère : selon la théorie, un mouvement révolutionnaire commence dans la classe ouvrière, puis les étudiants s’y joignent en suivant les idées justes produites par les masses. Celles qui étaient piliers de l’UNEF semblaient plutôt éprouver une belle colère : « Toute l’année, on a donné aux étudiants le discours de fond contre le gouvernement et l’affreux projet de réforme de l’enseignement supérieur qu’il médite. Et on en mobilisait cinquante ou cent, pas plus, dans la cour de la Sorbonne. Mais là, un incident a lieu, quelques arrestations après un meeting, un incident qui n’est jamais qu’un épiphénomène de ce que le Pouvoir veut faire contre les Universités, et les voilà tous dans la rue ! ». En 1986, quand d’autres étudiant-e-s prendront la rue contre les projets d’Alain Devaquet, on les verra soucieux de maintenir strictement le ‘cadre’ de leur mouvement, sans jamais laisser celui-ci glisser hors-sujet : les étudiants de 86 sont les vrais héritiers de mes condisciples, telles qu’elles furent dans les trois premiers jours de 68 mais guère au-delà. Ils ont d’ailleurs défendu à leur manière une valeur qui était nôtre bien avant la première échauffourée au Quartier Latin et qui l’est restée : les enfants du peuple doivent avoir accès à l’enseignement supérieur. Même à distance, les pavés et les barricades n’eurent pas ma sympathie. Il m’arrive d’essayer de comprendre cet aspect-là aussi des événements, sans grande certitude de succès. S’agissait-il d’un remake de la révolution de 1830 ? Car la République parlementaire avait été un tantinet confisquée en 1958, au profit d’une sorte de monarchie élective ; en tout cas, on pouvait voir le changement de Constitution de cette façon. Peut-être une frustration politique s’était-elle sourdement construite en dix ans …