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Présentation[1]

Le colloque d’où sont issues les contributions de ce dossier s’est tenu à Lyon les 28 et 29 mars 2008, à l’initiative de chercheurs des laboratoires Éducation & Politiques, Triangle, LARHRA, SENS, avec la participation notamment de Michelle Perrot, Françoise Thébaud, Marie-Hélène Zylberberg, Sabine Fortino, René Mouriaux, et de militantes occupant ou ayant occupé des responsabilités nationales (Élisabeth Claude, Annick Davisse, Laurence Laigo, Monique Vuaillat). Le colloque s’est confronté à la question générale suivante : s’il est admis que le vingtième siècle a été celui de la féminisation des sociétés occidentales[2], qu’en a-t-il été, dans sa seconde moitié, de la féminisation des mouvements revendicatifs et grévistes ? Sous quelles formes, avec quels apports, avec quelles limites ? A partir de ces éléments, quels enseignements est-il possible de tirer pour le 21e siècle et peut-on avancer l’idée d’une promesse de renouveau ?

Le colloque s’est proposé, dans une perspective pluridisciplinaire et comparative, d’établir un état des lieux des recherches et des questionnements relatifs aux mobilisations et à l’engagement des femmes dans le monde du travail, à partir de la seconde moitié du 20e siècle et jusqu’au temps immédiatement présent. Son objet central peut donc être défini comme l’appropriation militante par les femmes de cet aspect de la sphère publique que constitue le monde du travail salarié, sous l’angle de leur engagement syndical, associatif, politique et de leur implication dans des mouvements de revendication et de grève. Le colloque s’est intéressé aux mouvements qualifiés de féministes, mais uniquement dans la mesure où l’histoire et l’influence de ceux-ci éclairent en partie le renforcement des revendications spécifiques des femmes au sein des syndicats et, plus indirectement, au sein des collectifs de travail. Le colloque a aussi eu pour ambition de revenir sur la place prise par les femmes dans les grèves et dans l’action revendicative, d’explorer leurs modalités d’organisation, d’expression et de lutte, de repérer et d’analyser la spécificité de leurs apports dans divers types d’actions et dans la pratique militante en général.

Le croisement entre des disciplines différentes mais proches et complémentaires (histoire, sociologie, science politique notamment) a été particulièrement fécond, permettant d’interroger, de façon croisée, les questions liées aux inégalités de genre, aux conditions d’exercice du pouvoir, ou encore à la place de la masculinité dans la culture syndicale et plus largement militante. Bien que les recherches et bilans critiques sur la question de la division sexuée de l’emploi, sur l’évolution de l’emploi et du travail féminin, ou sur les inégalités hommes / femmes se soient considérablement développés en sociologie du travail[3], les travaux sur la place des femmes dans le syndicalisme et dans l’action collective sont en revanche devenus peu nombreux. Ainsi, alors que les luttes salariales ou pour l’emploi menées par des femmes ont fait l’objet de monographies importantes dans l’après mai 68, elles sont assez peu étudiées aujourd’hui[4], à l’image du phénomène gréviste dans son ensemble.

Questionner le rôle des femmes dans les mobilisations collectives à partir de l’espace du travail salarié implique de revenir sur leur place dans les organisations syndicales et d’analyser les difficultés de ces dernières à prendre en compte les revendications de cette partie du salariat comme à mettre en débat, dans leurs propres structures, les relations de domination hommes / femmes. De ce point de vue, l’entrée par le syndicalisme peut se révéler particulièrement pertinente : ce sont aussi bien les rapports de pouvoir dans les organisations syndicales qu’il convient d’étudier que la réalité des politiques internes de promotion de la parité. En quoi les organisations syndicales parviennent-elles - ou non - à s’affranchir de la domination masculine, et de la reproduction dans leurs rangs des inégalités de genre ? Peut-on parler du genre des syndicalismes ?

Le fait syndical n’épuise pas l’ensemble de l’objet : les mobilisations de femmes se déploient, en effet, à partir de modalités d’organisation qui sont parfois inédites et autonomes[5], telles les coordinations, ce qui permet aussi d’interroger, en retour, les transformations de l’engagement et du militantisme. Ces formes de mobilisation témoignent-elles de l’émergence d’enjeux spécifiques ? Le colloque a pris en considération la présence, voire le leadership, des femmes dans des types d’organisations constituées par des mouvements associatifs (aux orientations multiples : politique au sens large, philosophique, religieuse, etc.) dont certains ont joué un rôle crucial dans des questions de société touchant peu ou prou à la sphère du travail salarié.

La notion d’engagement politique des femmes s’est trouvée évidemment impliquée par l’orientation du colloque. Toutefois ce n’est pas le militantisme de parti étudié pour lui-même qui a retenu l’intérêt mais ce militantisme dans le monde du travail, en soutien à des luttes particulières et/ou en appui de la conquête d’un espace militant propre. L’étude de biographies, ou de trajectoires militantes (avec leurs inflexions, leurs ruptures et leurs continuités, mais aussi leurs engagements multiples ou successifs), l’approche prosopographique peuvent permettre de comprendre la façon dont se construisent ou non des transversalités entre plusieurs terrains de l’engagement.

Interrogeant précisément le « genre du syndicalisme », Yannick Le Quentrec montre tout d’abord que les militantes, porteuses d’une distance relative et d’attitudes critiques envers les organisations, ont le pouvoir d’influer sur les militants, en établissant des articulations nouvelles entre sphère publique, militante et professionnelle et sphère privée. Dans une perspective proche, Magali Della Sudda analyse la façon particulière d’articuler les temporalités (militante, professionnelle, familiale) chez des élues au conseil municipal d’une ville moyenne, Auxerre, au début des années 2000. C’est en rapport au déjà institué (relations de domination masculine plus ou moins reproduites ou mises en débat dans les syndicats ou les partis) et à ce qui peut s’instituer temporairement ou de manière pérenne (redistributions des rapports de genre, pratiques militantes féminines en décalage critique, voire porteuses d’un profond renouveau, conduites originales de grèves, etc.) que se mesure - en relation à différents horizons idéologiques - la place des femmes. Certaines contributions nous plongent ainsi au cœur de luttes menées par des femmes et de formes d’association spécifiquement construites par elles, d’autres mettent au jour l’intensité des échanges internes à des organisations pour changer le sens des relations hommes/femmes. Marie-Thérèse Coenen évoque trois conflits majeurs de l’histoire récente de la Belgique (à la Fabrique nationale d’armes d’Herstal en 1966, à Louvain avec la création de la coopérative « Le balai libéré » en 1974, à l’usine Bekaert-Cockerill de Fontaine-l’Évêque en 1982), le premier d’entre eux revêtant une valeur inaugurale et emblématique, voire presque mythique désormais.

Sandra Fayolle analyse les débats qui ont eu lieu au sein du PCF et de son organisation féminine l’UFF (Union des Femmes Françaises) sur la place des femmes non salariées dans les mouvements de grève de l’après-seconde guerre mondiale, conduites par des hommes. Recourant à la démarche prosopographique et s’intéressant à différents types de réseaux, François Prigent étudie les femmes dans les milieux de gauche des Côtes-du-Nord de la Libération à 1968 (où il voit émerger un « genre » des filières syndicales ainsi que l’idée de « laboratoires militants au féminin »). Vincent Porhel restitue pour sa part l’expérience, elle aussi située en Bretagne, de création d’une organisation syndicale de mères de familles, épouses de techniciens en grève à l’occasion du conflit de l’usine CST de Brest en mai-juin 1968 : dans un environnement marqué par la présence de l’Église et par la domination masculine, elles visent à rendre visibles les revendications de femmes au foyer, jusque là ignorées, sans toutefois remettre fondamentalement en cause les rapports de genre. Geneviève Dermenjian et Dominique Loiseau rendent à la mémoire l’action de femmes de la mouvance catholique-sociale qui ont milité pour la « mise au travail » des femmes et contribué à créer, dans cette perspective et dans celle d’une conquête d’égalité, la profession d’aide familiale. Lies van Rompaey, Frank Simon et Marc Depaepe traitent d’une forme différente de militantisme : celui des femmes professeures, catholiques appartenant au COV en Belgique au cours des décennies 1950 et 1960, qui développent des positions spécifiques en partie liées à leur statut infériorisé dans la profession et le syndicat mais qui finissent par imprimer leur marque à la politique syndicale. Pascale Le Brouster relate le processus par lequel est passée la confédération française CFDT en vue de promouvoir une politique, sinon de parité, du moins de mixité dans ses instances décisionnelles à différents échelons (1976-1982).

Fanny Bugnon concentre son attention sur un militantisme à caractère exceptionnel, celui qui a fait « le choix des armes », et plus particulièrement sur les femmes de l’organisation Action directe, responsable dans les années 1970 et 1980 en France de plusieurs assassinats. Elle débusque les stéréotypes à travers lesquels les médias dépeignent ces femmes par confrontation avec les portraits faits des hommes engagés dans la même mouvance.

Enfin, c’est par l’évocation d’une figure singulière qu’est ponctué ce dossier, celle de la militante belge Émilienne Brunfaut (1908-1986), dont Catherine Jacques nous retrace le parcours à triple dimension, syndicaliste, pacifiste, féministe. D’une certaine manière, cette biographie concentre les enjeux, et les éventuelles contradictions liées aux contextes d’appareils et aux situations historiques, de la rencontre entre féminisme et militantisme syndical et politique.