Résumés
Résumé
Sans éclat spectaculaire ni recherche de la formule percutante, Jean-François Lessard fait le tour des catégories opérantes pour comprendre l'état de nos sociétés contemporaines. Si l'exercice n'est pas dénué d'embûches, l'auteur arrive à brosser un tableau synthétique des discussions actuelles de la pensée politique. L'ouvrage combine des approches philosophique et sociologique pour mettre à l'épreuve les concepts-clés de notre époque.
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Sans éclat spectaculaire ni recherche de la formule percutante, Jean-François Lessard fait le tour des catégories opérantes pour comprendre l’état de nos sociétés contemporaines. Si l’exercice n’est pas dénué d’embûches, l’auteur arrive à brosser un tableau synthétique des discussions actuelles de la pensée politique. En l’occurrence, l’ouvrage combine des approches philosophique et sociologique pour mettre à l’épreuve les concepts-clés de notre époque. Passant en revue les paradigmes postmodernes (fin des grands récits, déclin des idéologies, montée de l’individualisme) et multiculturels, l’auteur évoque le « néomodernisme »[1] :
« nous sommes passés de sociétés sûres d’elles-mêmes, où une vision progressiste mais aussi une vision évolutionniste dominaient, à des sociétés où les interrogations et les remises en question dominent. Ainsi, la notion de progrès est sérieusement remise en question, et le thème évolutionniste a complètement disparu des discours publics et scientifiques. »[2]
L’auteur étaie son argumentaire grâce aux analyses de l’anthropologue américain Jonathan Friedman qui pense le déclin d’une homogénéisation des sociétés occidentales à travers le prisme de la multiplication des systèmes de référence[3]. Le néomodernisme s’accompagne d’une résurgence des identités régionales et se caractérise par l’affirmation d’une société du risque où l’avenir est incertain et où la politique doit être reformulée dans son ensemble[4]. La perte de consensus de nos sociétés devient le lieu d’une nouvelle expression de l’action politique et la visibilité de ce qu’Ulrich Beck nomme l’infrapolitique :
« L’infrapolitique permet à des individus ou à des individus réunis en groupe de faire de la politique et tenter d’influer sur le processus de décision »[5].
L’apparition de cette modernité réflexive prend acte de la perte des identifications traditionnelles (hiérarchie, classes) et se traduit par une augmentation de la capacité participative des individus de la société civile. Certes, ces diagnostics sont justes et nous apprécions le fait que Jean-François Lessard ne se hasarde pas à qualifier plus précisément les errances de nos sociétés et qu’il se réfère au simple mot de modernité qui, comme son nom l’indique, rassemble les traits éphémères et fuyants de l’époque. Ainsi, le néomodernisme qui en vient peu à peu à remplacer le paradigme postmoderne révèle bien le fait que ces noms de période ne sont que très vagues et relatives à une certaine perception de l’histoire consacrée à un niveau collectif. Reinhart Koselleck a montré finement que ces périodisations étaient très vagues (Renaissance, Temps Modernes) et qu’elles synthétisaient des représentations collectives[6]. C’est souvent a posteriori que ces périodes ont été définies en fonction de ce qui s’est produit par la suite. Jean François Lessard explique la désaffection des citoyens à l’égard des affaires politiques par la fin du messianisme politique.
« La condition moderne actuelle, sans voir disparaître toute forme de revendication, est marquée par l’atténuation des désirs de transformation globale. À la place, la vie privée gagne en importance. Ce qui domine l’époque "postengagement public", c’est celui de l’échec des messianismes modernes »[7].
Le retrait dans la sphère privée est consécutif à une époque de fort engagement public pour reprendre la dialectique analysée par Albert O. Hirschman[8]. Cette période de retrait apparaît difficile à caractériser tout l’usage des préfixes post ou néo pour qualifier cette phase succédant à la modernité. Pourtant, l’ouvrage de Lessard suggère en filigrane que la modernité politique n’est pas pour autant abolie. Il propose de revenir à des catégories générales pour comprendre le malaise politique contemporain. Si l’idée moderne du politique apparaît moins prégnante dans les sociétés occidentales contemporaines, cela ne signifie pas pour autant que ces catégories soient inopérantes[9]. La page inaugurée par les Révolutions américaine et française n’est pas pour autant refermée.
Le débat sur la représentation politique
La représentation politique est régulièrement remise en question. En s’appuyant sur les formulations de ce principe chez Siéyès et Guizot, Jean-François Lessard montre à juste titre que les revendications participatives contemporaines s’inscrivent en réalité dans une volonté de transformation du cadre représentatif. Le principe représentatif était destiné à créer un type de gouvernement légitime stable même s’il n’est pas toujours adapté aux souhaits démocratiques. Benjamin Constant est l’un de ceux qui a défini les différentes temporalités : le temps de la citoyenneté est réduit chez l’homme moderne en raison de l’extension des besoins de la société civile. Ainsi, la représentation politique a absorbé dans l’histoire la dialectique entre la recherche de formes socialisantes (création de l’État social protecteur) et celle de formes libérales (limitation de la sphère étatique et protection des droits des individus). Le cadre représentatif est loin d’être aboli dans la mesure où il constitue un support aux différentes problématiques sociales. Il est en évolution entre la complexité de la demande sociale diffuse (mouvements de la société civile étudiés par la sociologie des mobilisations) et les circuits de réalisation des politiques publiques concrètes (output).
L’idée de nation
Les paradigmes postmodernistes et multiculturalistes auraient pu condamner par avance l’idée de nation ; or, l’ouvrage de Jean-François Lessard retrace les différents débats sur la genèse de l’idée de nation. Il discute par exemple les thèses de l’historien Hobsbawm qui avait mis en évidence deux phases précédant le nationalisme moderne : le protonationalisme et le patriotisme d’État[10]. Le protonationalisme regroupe les tentatives de construction d’un sentiment d’identification populaire sans faire appel à la langue, l’ethnie ou la religion. C’est à partir d’un certain nombre de rituels et de symboles que ce sentiment a pu se construire avant que l’appareil d’État ne devienne l’un des référents collectifs d’où l’évolution vers un patriotisme d’État. La nation est une idée-force qui est à penser de manière historique. Les phases de mondialisation sont un reflet de cette dynamique historique des nations luttant pour imposer des référents collectifs que ceux-ci soient d’ordre culturel, politique ou économique.
Système représentatif et nation sont deux éléments structurants de la grammaire du discours politique moderne même si les excès de nationalisme ont pu donner naissance à des théories belliqueuses remettant en cause le pluralisme des systèmes représentatifs. La tension de la modernité se lit dans cette hésitation entre l’affirmation des droits individuels et la recherche de formes socialisantes. La tragédie moderne se situe certainement dans cette dialectique. Comme l’écrit Jacques Rancière, « la démocratie est l’institution de sujets qui ne coïncident pas avec des parties de l’État ou de la société, des sujets flottants qui dérèglent toute représentation des places et des parts »[11]. Le temps des citoyens n’est pas révolu et l’ouvrage de Jean-François Lessard n’est en aucun cas pessimiste par rapport aux grands défis collectifs à relever : il importe au contraire de ne pas détacher les problématiques globales de l’histoire des nations modernes pour pouvoir penser la spécificité de la politique.
Parties annexes
Notes
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[1]
Jean-François Lessard, La question du politique dans la modernité, Comprendre le malaise contemporain, Montréal, Liber, 2008, p. 37.
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[2]
Ibid., p. 38.
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[3]
Jonathan Friedman, Cultural Identity and Global Process, London, Sage, “Theory Culture and Society’, 1994.
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[4]
Ulrich Beck, The Reinvention of Politics, Cambridge, Polity Press, 1997.
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[5]
Jean-François Lessard, La question du politique dans la modernité, Comprendre le malaise contemporain, Montréal, Liber, 2008, p. 46.
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[6]
Reinhart Koselleck, Le Futur Passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, Traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Bonn, Paris, éditions EHESS, 2000.
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[7]
Jean-François Lessard, La question du politique dans la modernité, Comprendre le malaise contemporain, Montréal, Liber, 2008, p. 175.
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[8]
Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, Traduit de l’américain par Martine Leyris et Jean-Baptiste Grasset, Paris, Fayard, 1983.
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[9]
Jean-François Lessard, La question du politique dans la modernité, Comprendre le malaise contemporain, Montréal, Liber, 2008, p. 88.
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[10]
Jean-François Lessard, La question du politique dans la modernité, Comprendre le malaise contemporain, Montréal, Liber, 2008, pp. 102-103.
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[11]
Jacques Rancière, La Mésentente, Politique et Philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 140.