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À la lecture de l’intitulé et de l’argumentaire de ce colloque « Normes et discours »[1], je dois avouer avoir connu quelque hésitation avant de me décider à proposer cette communication. Certes, et j’espère que vous me l’accorderez, il y sera bien question de la norme et de la normativité. Toutefois la problématique y est étudiée à partir d’un lieu qui n’est pas le discours, mais l’atelier de l’artiste, essentiellement de l’artiste plasticien, même si le discours de l’artiste y a sa place ; et il s’agit de surcroît de cet atelier particulier des artistes qui vont exercer une part de leur travail d’artiste sur la scène sociale, et notamment sur la scène éducative : je parlerai donc des artistes en résidence, des artistes intervenants dans la cité, et plus particulièrement en milieu éducatif, à l’école. J’aborderai la question de la norme sur un territoire qu’il faudrait situer à l’intersection de la philosophie éducative, de l’esthétique, et de la philosophie politique.
Le détail des communications réunies dans ce colloque m’a aidé à lever cette hésitation. C’est en effet la diversité des approches, comme en témoignent les interventions qui précèdent la mienne et celles qui lui succéderont, qui en est tout d’abord l’aspect le plus remarquable. Aussi, une contribution à la problématique de la norme et de la normativité sous l’angle spécifique qui est le mien ne me semble pas inutile. Elle me paraît en tout cas susceptible d’apporter un éclairage dont je vais essayer de montrer l’intérêt.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois préciser que les éléments d’analyse que je présenterai ici sont en relation avec une recherche financée par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et intitulée : « Les politiques de l’enfance : le cas de l’éducation artistique » (acronyme Poleart), dans laquelle la problématique de la normativité s’est avérée centrale.
Un fait à la fois social, éducatif, esthétique : l’entrée des artistes dans le champ éducatif
Je crois nécessaire d’attirer d’abord l’attention sur le fait lui-même, à mon sens étrangement méconnu, y compris de ceux qui devraient y être les premiers attentifs : les sociologues et les historiens d’art, les spécialistes d’esthétique, les spécialistes d’éducation bien sûr. Le fait est le suivant : le recours aux artistes dans le champ éducatif, et plus largement dans le champ social, ne cesse de se développer, et cela même en dépit de l’incertitude et des aléas des crédits qui le portent. Cela peut-être à l’initiative de l’artiste lui-même : voici une dizaine d’années, le peintre Gérard Garouste ouvrait, dans un petit village de Normandie, La Guéroulde, un centre d’art et d’éducation, La Source, où des artistes, à son invitation, allaient s’installer pour des résidences de durées variables, afin d’y recevoir des élèves en difficultés. La Source a prospéré, et un second centre s’est même récemment ouvert. Ce peut être l’initiative d’une institution : en 2003, la Ville de Lyon ouvrait et finançait le Centre Enfance Art et Langages, chargé de l’accueil en résidence de longue durée d’artistes dans les écoles maternelles. La démarche peut venir d’une association : à Montpellier, à l’initiative de l’Association Départementale Danse et Musique de l’Hérault, une classe de sixième bénéficiait en 2010/2011 de la résidence d’une compagnie de danse, la compagnie Les gens sur le quai. Les mêmes élèves bénéficient cette année en cinquième de la résidence d’une compagnie théâtrale et de celle d’un écrivain tenant atelier. Ce peut être l’initiative d’un établissement, et même souvent d’un individu, un enseignant ou un groupe d’enseignants. Ce peut être une politique d’État ; Christian Ruby croit même devoir parler de « L’État esthétique ».
Voilà donc des artistes, en nombre et en qualités, convaincus d’avoir un rôle à jouer dans le monde social et la cité éducative, et décidés à le jouer. Et pas le moindre des rôles, puisqu’il s’agit de prendre place dans le dispositif éducatif d’un monde et d’une éducation « en crise », et plus encore de tenter d’y pallier. Prenons-les au sérieux. Et demandons-nous : pourquoi les artistes s’engagent-ils dans l’école et ailleurs ? Que veulent-ils, que pensent-ils y apporter ? Qu’y apportent-ils vraiment ? Prenons-les au sérieux à nouveau : n’écartons pas l’interrogation en réduisant l’intervention sociale et éducative de l’artiste à un gagne-pain, et le financement de ces interventions à une forme moderne de subvention ou de mécénat d’état. Certes, vraisemblablement, ceci peut être pris en considération dans une économie de l’art contemporain ; mais ce point de vue n’y limite pas le sens. Pour ma part, sans pouvoir développer et argumenter suffisamment ici mon propos, je crois pouvoir dire que l’entrée des artistes dans le champ éducatif est certes un événement qui concerne l’histoire de l’éducation et celle de l’enfance, mais aussi, et peut-être tout autant, un événement pour l’art lui-même, un événement qui appartient tout autant à l’histoire de l’art d’aujourd’hui. Et il m’arrive même de m’étonner du peu d’intérêt porté par les sociologues et les autres spécialistes à ce fait.
Interrogé sur les raisons et les motifs qui l’incitaient à penser que l’intervention de l’artiste pouvait apporter une réponse là où l’enseignement avait échoué, le peintre Gérard Garouste, fondateur de l’association La Source, m’avait fait cette réponse :
« Ce que l’artiste apporte d’abord ? Une nécessaire et salutaire déstabilisation. Ce n’est pas l’absence de normes, mais la capacité à produire, travailler, déplacer la normativité qui importe… Ce qui manque le plus, ce qui a manqué le plus aux jeunes auxquels La Source a affaire : une présentation du monde. Un adulte là à côté pour montrer, désigner. Pour mettre la table dans un geste esthétique partagé[2] ».
L’art commencerait donc là, à cette source-là, dans l’esthétique du quotidien, dans cette attention à la table « bien mise » ; plus encore, l’estime de soi passerait par cette estime esthétique du monde. Et surtout : la portée éducative de l’art, il faudrait la rapporter à la normativité propre à la conduite esthétique.
Ce propos de l’artiste faisait écho pour moi à une petite découverte linguistique assez jubilatoire, faite à l’occasion d’un voyage en Océanie. J’ai cette habitude, lors des enseignements ou des conférences qu’il m’arrive de donner en d’autres lieux, d’interroger auditeurs ou étudiants sur les manières de dire l’éducation dans les langues de leurs pays. Comment dit-on « éduquer » dans la langue de Wallis, demandai-je donc lors de mon séjour dans cette île du bout du monde, à quelques heures de vol des côtes de la Nouvelle-Calédonie ? On m’expliqua qu’il n’existait qu’un seul mot pour désigner à peu près tout ce qui a rapport à « éduquer » : Teuteui. Le plus étonnant est que ce terme signifie littéralement : décorer, apprêter ! A Wallis, un enseignant qui « prépare » sa leçon est aussi occupé à « décorer » cette leçon ; et il utilisera le même terme, teuteui, pour dire « mettre la table » (la préparer, la rendre attrayante). Voilà donc une langue qui a le génie de mettre au tout premier plan la dimension esthétique de la tâche éducative !
Des artistes en éducation, pour quoi faire ? Analyse des pratiques et des discours
Regardons d’un peu plus près ce qui se joue là, dans ces dispositifs éducatifs dont l’artiste est la figure centrale. Un premier enseignement mérite d’être souligné. L’idée de l’art à l’école reste sans doute en partie encore tributaire du paradigme de l’expression et de la créativité enfantine. Bien sûr, cette dimension demeure présente dans le dispositif des artistes en résidence. Toutefois, elle ne le recouvre pas entièrement. Un déplacement de la thématique de l’expression libre vers la préoccupation de la norme et des règles doit être signalé. Il s’effectue dans deux directions :
L’atelier comme lieu, espace de normes et de règles spécifiques. Comment les enfants considèrent-ils cet espace "non scolaire" au cœur de l’école, et comment s’y comportent-ils ? Ni salle de classe, ni salle de jeu : les artistes interrogés décrivent souvent ces moments de flottement et d’ajustement, la nécessité d’élaborer les règles du travail à l’atelier, de comprendre et d’accepter les contraintes de la tâche et de la situation.
L’activité artistique elle-même comme activité normée, confrontée aux lois et aux logiques du projet, à la résistance des choses et des matières aux volontés. Non pas seulement découverte de la norme extérieure et imposée, mais rencontre, émergence de la norme immanente et productrice.
Ce déplacement invite à réfléchir aux apports du dispositif à l’un des apprentissages à la fois les plus essentiels et les plus problématiques dans les démocraties contemporaines : celui de la norme et des règles, de la discipline et de l’autonomie, de la responsabilité. L’intuition pédagogique pressent dans l’éducation artistique l’un des domaines les plus efficaces dans l’apprentissage du « savoir-être ». Nous ne pouvons toutefois nous satisfaire, sur le plan de la recherche en éducation, de ces intuitions. Nous devons essayer de comprendre pourquoi. Et aller y voir de près. Qu’en est-il de la construction de la norme et de la construction de soi dans les pratiques artistiques ?
Il est temps d’entrer dans l’atelier de l’artiste intervenant, et de tenter de vérifier cette hypothèse. Évoquons au moins quelques observations emblématiques.
La première est empruntée à l’étude du travail des artistes avec les tout jeunes enfants des écoles maternelles de Lyon, sous la houlette du centre Enfance Art et Langages. Voici l’exemple d’un artiste plasticien, Vincent Prud’homme. Il s’installe au milieu des enfants, assis parmi eux, occupés seuls ou par petits groupes à leurs sculptures d’argile, de bois et de bandes de papier. Bien sûr il accompagne leurs démarches, et se tient dans ce moment-là un peu en retrait ; mais par moment, lui aussi, quand une idée, une solution plastique lui vient à l’esprit, se met « à l’œuvre » : entre « dedans », développe à sa façon « l’agir communicatif » que Hans Georg Gadamer découvre au cœur de la conduite esthétique. Et s’il lui arrive d’intervenir dans le travail-jeu des enfants, il le fera à titre « technique », pour l’essentiel : « Non, comme cela, ça ne pourra pas marcher ; il faudrait peut-être essayer cela… » . Dans cette démarche, si l’enfant d’une certaine façon « s’inspire » du travail de l’artiste, il ne s’agit plus, il ne s’agit pas d’imitation ; l’imitation détruirait dans sa nature même l’agir communicatif. Pas de place ici, ni dans la plupart des autres classes, pour cette pratique contestable du « à la manière de », laquelle tient trop souvent lieu de pédagogie de la rencontre avec l’œuvre et l’artiste, et se méprend sur le sens même du jeu comme agir communicatif. Si le travail des enfants « passe » par celui de l’artiste, c’est néanmoins pour trouver sa propre identité, son propre achèvement.
L’essentiel de mon propos n’est pas là, mais c’est de là qu’il part. Deux aspects très remarquables de la manière de faire de l’artiste méritent qu’on s’y arrête.
Le premier concerne la posture de l’artiste, tantôt debout, tantôt volontairement s’accroupissant au milieu des enfants et travaillant avec eux, à côté d’eux, ou plus précisément parmi eux. Debout, un peu en retrait, accompagnant les essais des enfants, il demeure à sa façon « le maître », celui qui détient le savoir et le savoir-faire, et peut les transmettre et les faire apprendre, prodiguer ses conseils. Mais voilà qu’il s’accroupit, et qu’il le fait non pas pour être « à la hauteur » des enfants, mais bel et bien parce que parmi les essais plastiques des enfants vient de surgir une proposition qui l’intéresse lui, non plus en tant que maître préoccupé des progrès des enfants, mais bel et bien en tant qu’artiste, séduit, interrogé par cette proposition, et du coup s’y mettant lui aussi en tant qu’artiste. En quoi cette situation, ce changement de posture, est-il remarquable ? En ceci que ce n’est plus – ce n’est plus seulement – ce que font les enfants en tant qu’élèves, qui interpelle ici l’artiste pédagogue, mais bien l’intérêt proprement plastique de leur proposition, lequel du coup efface dans ce moment la relation maître/élève ou adulte/enfant dans sa dimension ordinaire, verticale. L’artiste ici s’intéresse à une proposition plastique comme il le ferait dans un symposium d’artistes pour la proposition d’un confrère ; et d’ailleurs les artistes en résidence comparent volontiers l’atelier dans la classe à ce type de symposium. A la relation verticale a alors succédé une relation horizontale, et dans ce moment le maître et l’élève, l’adulte et l’enfant sont bel et bien des égaux. Le moment suivant pourtant l’artiste sera redevenu le « maître ».
Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Ils sont suffisamment nombreux et constants pour que soit risquée une hypothèse. J’en suis venu à penser qu’il y a un lien entre le recours grandissant aux artistes dans le champ éducatif et plus largement dans le champ social, et ce que je viens de décrire et qui advient lorsque la rencontre entre l’enfant et l’adulte a lieu sur le terrain de l’art. L’entrée des artistes dans le champ éducatif ménage des espaces qui peuvent être regardés comme des laboratoires où s’essaie et s’invente une autre relation éducative, une autre relation adulte/enfant, une relation dans laquelle l’alternance, la dialectique de l’horizontalité et de la verticalité seraient possibles, dans laquelle l’égalité de l’enfant et de l’adulte, nouvelle étape de la passion égalitaire inhérente à la démocratie comme le montre Marcel Gauchet, serait compatible avec la responsabilité éducative. Si le champ des pratiques artistiques a valeur de « laboratoire », c’est alors parce qu’il offre un rare exemple d’une articulation de la verticalité avec une pleine et authentique horizontalité.
Voici la thèse que je défendrai : si l’art et les artistes d’aujourd’hui sont impliqués et sollicités dans le champ éducatif, si même ils s’y engagent, c’est parce qu’il y a dans l’art d’aujourd’hui et la démarche artistique d’aujourd’hui, que celle-ci se déploie sur le plan visuel, sur le plan émotionnel, ou sur ceux de l’énergie ou de la pensée, quelque chose qui touche aux questions et aux problèmes éducatifs aujourd’hui majeurs, quelque chose qui touche « à la source de l’éducation » pour notre monde, comme apprentissage des règles et des normes. Comme on le sait, et comme l’écrit très justement Pierre Macherey, « ce qui a le plus préoccupé Foucault, c’est de comprendre comment l’action des normes dans la vie des hommes déterminent le type de société auquel ceux-ci appartiennent comme sujets[3] ». Le domaine des pratiques artistiques comme espace d’une autre rencontre éducative est précisément l’un des lieux contemporains où cette action des normes et la fabrique des sujets peuvent être interrogés. Cette interrogation me semble pouvoir s’articuler autour de quatre points :
1) La forme scolaire, comme mode de socialisation et véhicule des règles et des normes : en quoi l’art fait-il bouger l’école, et du même coup sa fonction « normalisante » ?
2) L’individu, le sujet : comment éduquer former le sujet aujourd’hui, dans ce qu’il est convenu d’appeler « la société des individus », et dans laquelle précisément l’individu se veut source des normes ?
3) La créativité, la création : que recouvre la demande de création et de créativité qui concerne aujourd’hui chacun ?
4) La norme, enfin : comment fabriquer de la norme et de la normativité tout en invitant chaque sujet à « être lui-même » ? Ou encore : comment articuler créativité et normativité ? Comment une norme peut-elle être « immanente » et néanmoins efficiente ?
Sur ce dernier point, j’évoquerai brièvement un autre aspect remarquable du travail des artistes avec les enfants, et par lequel j’aurais pu tout aussi bien commencer. La scène que je vais d’écrire est une scène qui se répète à peu près partout où l’artiste est requis dans un dispositif éducatif. Chaque fois, comme dans la situation que je décrivais précédemment, tandis que les enfants sont à l’œuvre, à leur œuvre, viennent ces moments où l’enfant se tourne vers l’artiste pédagogue, et l’interroge : « Est-ce que cela va comme ça ? Suis-je sur la bonne voie ? Et qu’est-ce que je fais maintenant ? » Etc. La demande sous-jacente – et même souvent explicite – est claire : il s’agit de s’enquérir de la conformité du travail à un modèle, à une vérité, à une norme dont l’artiste est supposé détenir la clé. Et la réponse de l’artiste est invariablement la même : « Cherche ». La solution, la réponse à ta recherche n’est pas à l’extérieur de toi, mais elle est en toi, c’est en toi et au bout de cette norme immanente à laquelle ton travail obéit de façon de plus en plus forte, et autour de laquelle tu tâtonnes. Dans un cadre néanmoins scolaire, encore tributaire de la forme scolaire qui l’héberge, cette immanence de la norme et des règles est tout de même très singulière, même si une certaine pédagogie active et le fameux « learning by doing » ne l’ignorent pas tout à fait. Reste que dans les apprentissages scolaires, normes et règles sont pour l’essentiel de l’ordre d’un déjà là, d’une forme de transcendance par laquelle elles s’imposent aux sujets et en appellent à une incorporation, selon le modèle durkheimien du social. Ce qui me conduit à faire l’hypothèse que c’est bien parce que le travail artistique procède d’une autre normativité, qu’il est en quelque sorte la manifestation concrète d’une normativité immanente – et même de la possibilité même d’une telle normativité – qu’on en vient à lui donner un rôle éducatif croissant.
Les exemples sur lesquels j’ai jusqu’à présent appuyé mon propos sont empruntés aux arts plastiques. Celui avec lequel je voudrais reprendre et préciser cette hypothèse concerne l’art chorégraphique. Anne Lopez – j’y ai fait allusion tout à l’heure – est chorégraphe, directrice de la compagnie Les gens sur le quai ; au cours de l’année scolaire 2010/2011, elle a effectué une résidence de longue durée dans une classe de sixième de la banlieue de Montpellier. Pour les besoins de la recherche ANR Poleart, nous avons installé un « observatoire » dans son atelier au cœur de la classe.
Trois principales considérations guidaient cet observatoire. En premier lieu, nous partons du principe que la spécificité de l’apport de l’artiste tient à la nature même de la démarche artistique, et plus largement de l’expérience esthétique dans lesquelles il fait entrer l’enfant – et d’une certaine façon les enseignants eux-mêmes. Ce principe est indissociable du choix éducatif que constitue une résidence d’artistes. Faire ce choix, c’est bien avoir la conviction que l’artiste en tant que tel apporte quelque chose que l’enseignant, par fonction, n’apporte pas.
En second lieu, nous considérons – et notre suivi de la classe artistique des Escholiers doit permettre de la vérifier de façon fine – que cette spécificité pédagogique ou éducative de l’artiste passe par la spécificité de la relation artiste/enfant que cette démarche et cette expérience instituent. Bien sûr cette spécificité de la relation tient d’abord à la pratique artistique, comme le montre le couple rigueur/lâcher prise dans le cas de l’atelier de danse, même si le talent relationnel de l’artiste y joue son rôle.
En troisième lieu, nous avançons que la spécificité de l’apport de l’artiste se manifeste dans des « savoir-faire » et des « savoir être » que les artistes sont amenés à développer dans ces situations, et qu’il importe de les dégager, de les mettre au jour.
Ces trois considérations désignent donc la spécificité de l’espace éducatif qui se développe « autour » de l’artiste intervenant. Nous cherchons alors à observer les façons dont l’artiste « occupe », « travaille », « investit » cette zone éducative, et les orientations privilégiées qu’il y dessine. Si nous décrivons ce travail d’observation dans sa dimension dynamique – une dynamique qui colle autant que possible à la dynamique des situations observées – nous devons placer au centre, à la source, l’observation des relations qu’établit l’artiste avec les enfants. Celles-ci se manifestent certes dans des gestes, des postures, mais surtout dans des « adresses » et des sollicitations – verbales, gestuelles – faites aux enfants, aux élèves, soit à titre individuel – l’individu, la personne, le sujet – soit à titre collectif – le groupe classe en tant que tel, mais aussi tel ou tel groupe singulier d’élèves. Ces « adresses » et sollicitations se distribuent selon trois principales orientations, se situent dans trois principaux domaines, qui sont nos trois principaux domaines d’observation, articulés à l’observation centrale de la dynamique relationnelle : « développement personnel », « cognition », « socialisation ». Aucun de ces termes n’est entièrement satisfaisant, les guillemets sont nécessaires, mais ils désignent bien néanmoins des dimensions où se joue quelque chose des principaux « effets de l’art » ; on peut s’en accommoder dans un premier temps et par pragmatisme.
Pour chacun de ces domaines, il s’agit donc de repérer les « adresses » et les sollicitations, de les qualifier, et de veiller à bien les resituer dans la dynamique relationnelle dont elles procèdent. En effet, si l’on définit la relation artiste – enfant(s) comme une relation éminemment « individualisante », une relation d’individuation – et ceci non pas en vertu de la « psychologie » de l’artiste, ou de sa « volonté », ou encore de son « passé scolaire », mais bien en raison de la nature même de l’art et du travail artistique[4] – alors ce souci ou cet effet d’individuation doivent se manifester dans les trois domaines d’observation retenus. Quand par exemple Anne Lopez, comme le font souvent les artistes, émet à l’intention de tel enfant l’adresse suivante : « Tu cherches en toi-même », il s’agit bien d’une adresse individuante, au centre de la dynamique relationnelle parce qu’elle est au cœur du travail artistique en tant que tel, et d’une adresse dont les effets pourront s’exercer certes d’abord dans l’ordre de ce qu’il est convenu d’appeler le « développement personnel », mais qui peut avoir aussi une visée ou un effet nettement « socialisant » (« la règle juste dépend aussi de toi, tu contribues à l’établissement des règles ») ou encore d’ordre cognitif (appel à « l’intériorisation », à la réflexivité, etc.). Le dépouillement des enregistrements filmés permet de repérer de façon précise et fine ces diverses sollicitations, et démontrent empiriquement que ce que j’appellerai l’institutionnalisation subjective est au cœur du travail artistique comme travail éducatif, formateur, et qu’il a la particularité de s’exercer conjointement sur les trois registres de notre observation. Celle-ci confirme empiriquement la caractéristique majeure de l’expérience esthétique telle qu’elle peut être analysée sur le plan philosophique[5] – une expérience indiscutablement sensorielle, émotionnelle et intellectuelle – et explicite l’efficacité de l’art/iste dans l’aide à la construction de soi. J’insiste sur ce thème de l’individuation, de l’individualisation si l’on préfère, quoique le terme soit trop général. Alan Prout, sociologue de l’enfance anglo-saxon, dit aussi que l’enfant s’individualise, en soulignant le « s », et que cette « individuation » s’effectue dans l’empilement d’expériences diverses.
Des artistes en éducation, quel sens ? Interprétation. Conclusion.
Le temps imparti m’invite à aller à présent très vite à la conclusion, qui sera, on l’aura compris, une tentative pour porter sur le plan politique de la fabrication des sujets dans leur relation aux normes qui les instituent. Les développements de la société des individus, ou encore de ce qu’il est convenu d’appeler l’individualisme démocratique, aboutissent à un paradoxe et un défi qui pourraient être formulés dans les termes de la question suivante : comment, dès lors qu’il ne s’agit plus pour l’individu de se soumettre à une norme ou à des valeurs extérieures à lui, à des normes en surplomb, et qu’il revendique désormais le droit d’affirmer sa différence, son identité d’individu dans sa différence, comment néanmoins ce même individu peut-il conduire sa vie et sa relation à l’autre d’une façon qui continue de témoigner de la force des normes ? Comment, s’interroge le philosophe canadien Charles Taylor, demeurons-nous des êtres profondément moraux – ou plus exactement guidés par des normes et des valeurs dont nous acceptons la supériorité et la puissance normative – dès lors que nous récusons la transcendance des normes ? Ou encore : qu’est-ce qu’une norme immanente, et en quoi est-elle encore une norme ?
Mon ultime hypothèse, mon hypothèse conclusive, au sortir de l’atelier de l’artiste en résidence, ne répond pas totalement à cette question, mais propose une piste de réflexion. Je considère donc que l’atelier de l’artiste contemporain, le travail de l’artiste, et dans son prolongement le modèle éducatif qu’on pourrait en déduire, sont précisément parmi les lieux et les activités où ce quasi oxymore d’une norme immanente démontre sa possibilité et développe sa signification. L’œuvre d’art d’une certaine façon – ou plus justement le travail, l’entreprise, la créativité artistiques – n’obéissent qu’à eux-mêmes, n’ont d’autres normes que celles qu’elles se donnent, et néanmoins ne seraient rien sans les normes qu’elles se donnent, auxquelles elles obéissent, et qu’elles transgressent au nom même d’une logique interne dont ces normes immanentes participent, dont elles sont les moments. C’est à cette autre normativité, je crois, que fait appel, dans le champ éducatif, de façon sans doute plus intuitive que délibérée, le recours aux artistes.
Pour le dire de façon plus radicale – et sans doute plus discutable – l’atelier de l’artiste peut être regardé comme l’un des « laboratoires » où s’inventent les modalités d’une démocratie approfondie, renouvelée. Du moins dès lors qu’on accepte la conception ou la définition de John Dewey de la démocratie comme la mobilisation des institutions pour le développement, l’épanouissement de chacun, de chaque individu.
Cette hypothèse conclusive recoupe les enseignements que tire Joëlle Zask de son enquête au sein des Écoles des Beaux-Arts, et plus précisément des modalités éducatives en exercice dans ces hauts lieux de la formation des artistes. « Il n’y a pas de meilleurs citoyens que les artistes... De même, il n’y a pas de pratiques plus emblématique d’une conduite démocratique que les pratiques artistiques », écrit Joëlle Zask en ouverture de son ouvrage Art et démocratie. Peuples de l’art. Cette affirmation est assortie d’un corollaire : « Il semble qu’en se tournant vers l’art, la politique puisse augmenter ses chances de se démocratiser » (p. 3), et d’une formule où l’art (contemporain) et la démocratie affichent leur complicité : « l’art présente des caractéristiques qui sont emblématiques d’une vie démocratique » (p. 4).
Ces propos, il est utile de le rappeler, découle d’une analyse des procédures d’éducation au sein des Écoles des Beaux-Arts, où il ne s’agit plus seulement de transmettre aux artistes en herbe les savoir-faire nécessaires, mais d’inscrire cette transmission dans une quête qui est celle de tout artiste contemporain, et au bout du compte de tout individu contemporain : devenir ce que l’on est et que l’on porte, « travailler » en soi, l’œuvre, l’identité – certains diraient la « signature identitaire » – propres à chacun comme créateur d’un monde qui est profondément le sien. En ce sens, la formation des artistes est au plus près de ce que réclame une éducation démocratique renouvelée. « Tels qu’ils sont actuellement dispensés dans les écoles supérieures des beaux-arts, écrit Joëlle Zask, les cours d’arts plastiques constituent l’enseignement général de la citoyenneté démocratique » (p. 69). Traduction : c’est dans l’enseignement de l’art, la formation des artistes, telle qu’elle se pratique dans les Écoles des beaux-arts, qu’il faut chercher la réalisation la plus accomplie d’une éducation vraiment démocratique, où l’individu cesse d’être le « sujet » assujetti aux normes, mais la source même des normes auxquelles il se soumet.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le colloque Normes et Discours s’est tenu à l’Université de Lyon (Lyon2, Lyon3, Saint-Etienne, ENS) sous l’égide du PRES les 17 et 18 novembre 2011. Il constituait la première manifestation scientifique de la future Maison Internationale des Langues et des Cultures. J’ai volontairement laissé dans ce texte certaines formulations propres à sa communication orale initiale.
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[2]
In A. Kerlan (dir.) Des artistes à la maternelle, Lyon, éditions Scéren/CRDP, 2005, p. 55.
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[3]
Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault, la force des normes, Paris, La Fabrique, p. 71, 2009.
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[4]
Sur ce thème, je renvoie à la lecture de Joëlle Zask, Art et démocratie. Peuples de l’art, Paris, PUF, 2003.
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[5]
C’est bien en effet la caractéristique retenue autant chez Kant dans la Critique du jugment que chez Dewey dans Art as experience, en passant par les Les lettres sur l’éducation esthétique de l’humanité de Schiller, et en allant jusqu’à Gadamer et à l’esthétique analytique contemporaine.
Bibliographie indicative
- Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle. Symposium européen et international de recherche, Centre Pompidou/La découverte, Paris, 2008
- Kerlan Alain, « L’art pour éduquer. La dimension esthétique dans le projet de formation postmoderne », in Éducation et Sociétés, n° 19, 2007/1
- Kerlan Alain, Erruti R, « Des artistes à la maternelle. Quels effets dans l’école, dans les apprentissages et le développement des enfants ? », publication bilingue, in Evaluating The Impact of Arts and Cultural Education, A European and International Symposium, Centre pompidou, Paris, 2008
- Sefton-Green J. Thompson Pat, The International Routeldge Handbook of Creative Learning, Routeldge, 2011
- Zask Joëlle, Art et démocratie. Peuples de l’art, PUF, 2003