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Le potentiel humain dans la guerre à la guerre

« Assurément les militaires ont raison en affirmant et en réaffirmant que les vertus martiales, bien qu’elles soient originalement gagnées par la course à la guerre, constituent des qualités humaines absolues et permanentes. » William James : L’Equivalent moral de la guerre (1906)

« La guerre à la guerre ne sera ni un camping ni une partie de plaisir. Les sentiments militaires sont trop profondément fondés pour abdiquer leur place parmi nos idéaux si nous ne leur trouvons pas simplement de meilleurs substituts. » William James : L’Equivalent moral de la guerre (1906)

Introduction

Cette article est le fruit d’une réflexion interdisciplinaire autour de la question suivante : étant donné un individu ou un groupe, indépendamment de son âge moyen, de son éducation, de ses ressources, ou de son charisme initial, quel est le maximum de dommages qu’il peut infliger non pas dans mais à un conflit ? Nous avons conçu cette question dans des cas de guerre économique ou de conflits armés et concernant des situations symétriques ou non. Prenant comme point de départ les études de terrain d’Idries Shah, celles de Francisco Varela pour le groupe SHELL et enfin l’administration de la Recherche et Développement (R&D) américaine civile et militaire de 1940 à 1979, nous analysons ici la non linéarité dans l’évolution d’un conflit économique ou armé. Nous proposons la capacité à faire la paix comme un moyen de dissuasion supérieur à la capacité à faire la guerre ; la capacité inconditionnelle à détruire un conflit pourrait constituer un puissant moyen stratégique. Nous voudrions théoriser un tel moyen, proposer des avancées conceptuelles vers son prototypage et discuter l’effet de son déploiement à l’international. La finalité scientifique de notre approche tiendrait au développement d’une véritable force de frappe capable de cibler les conflits eux-mêmes. Il s’agit donc de fonder l’initiative scientifique qui pourrait mener à une telle finalité.

Dans les circonstances d’un engament armé, conventionnel ou asymétrique, il est avant tout question de libérer le maximum du potentiel d’un groupe de combat contre un autre. De part et d’autre de l’engagement, les unités de combat sont considérées comme des choses et non des processus. Au niveau supérieur de l’organisation d’un combat nous pourrions cependant considérer le conflit lui-même comme entité individuelle, comme un processus que nous voulons assimiler à une chose, pouvant être ciblée et détruite. Notre analyse porte ainsi sur les systèmes et les systèmes de systèmes (ci-après « SdS ») avec l’humain comme unité de base. Elle s’intéresse à la capacité d’initiative et d’autonomie de l’humain ou du groupe, en situation de crise et notamment, en cas de rupture de la chaîne de commandement (en particulier dans les conditions des guerres asymétriques qui sont plus locales et où, de même qu’en finance, l’influence du potentiel personnel ne peut plus être négligée dans les modèles). L’étude de l’autonomie et de l’auto-organisation dans les systèmes sociaux doit beaucoup à la notion d’autopoièse dans son sens biologique (celle de Maturana-Varela) ; l’étude du potentiel humain en temps de crise aux travaux d’Idries Shah. Nous les combinons pour étudier l’Humain comme un milieu de diffusion. Considérer l’Humanité comme un milieu capable d’agir lui-même sur ses propriétés de diffusion et in fine sur sa résistivité[1] à la propagation d’une guerre, sera une spécificité conceptuelle centrale de notre analyse. Elle nous permettra de poser les bases d’un « conflict quelling », c’est-à-dire d’une méthode de destruction de conflit. De même que les tendances et les représentations peuvent être modélisées comme des entités propagatrices ayant l’Humanité comme milieu, (comme dans le modèle de diffusion de Bass pour le marketing, la théorie des mèmes de Dawkins ou la « contagion des idées » de Sperber). Nous argumentons que les conflits peuvent être modélisés d’une façon fiable, comme des entités auto-organisées, dont la durée de vie peut être assez bien caractérisée, selon les cas. En général, les systèmes auto-organisés entrent en coévolution avec leur environnement dans lequel ils s’aménagent des niches qui garantissent leur pérennité. C’est là un des traits des corrélats autopoiétiques de l’intelligence, d’après Varela. Ici nous voudrions étudier la capacité du milieu lui-même - l’Humain - à agir d’une façon coordonnée en défaveur du processus qui le prend pour niche (à l’échelle individuelle et collective). Cette méthode de modélisation des conflits peut avoir de très vastes conséquences, parmi lesquelles celle de repenser fondamentalement le rôle de la paix dans la stratégie.

Si le potentiel humain a déjà été bien étudié dans la tactique standard[2], nous proposons d’étudier ce potentiel dans le cas non-standard du ciblage d’un conflit, en tant qu’entité autonome transversale à la répartition des forces en présence. La capacité inconditionnelle à détruire un conflit, à n’importe quelle échelle et dans n’importe quelle zone, constituerait une nouvelle génération de force de frappe dont nous voulons théoriser quelques unes des conséquences géostratégiques.

Pour commencer, portons notre analyse à l’échelle d’un homme ou d’un groupe. La capacité d’un groupe à infliger des dégâts à un conflit passe par sa capacité - très étudiée dans la guerre asymétrique - à libérer un maximum de son propre potentiel, qui est théoriquement, illimité et pratiquement sous-employé. N’importe quelle ressource, la ressource humaine n’y faisant pas exception, possède un potentiel arbitrairement vaste comme nous allons le voir ci-après.

« La plupart des gens vivent dans un cercle très restreint de leur complète potentialité, que ce soit physiquement, moralement ou intellectuellement. (…) Les grands cas d’urgence et les crises nous montrent à quel point nos ressources vitales sont supérieures à ce que nous en avions imaginé. »

William James : lettre à W. Lutoslawski, (juin 1906)

Knowledge Management et potentiel humain

La notion de la potentialité humaine amène celle de n’importe quelle ressource. En Knowledge Management - gestion des savoirs et des connaissances - l’exploitation d’une ressource pose effectivement un dilemme simple : attendre indéfiniment dans l’inaction, en contemplant la succession arbitrairement longue des fonctions de son potentiel ou utiliser immédiatement la ressource en présence. Les affordances d’une ressource, c’est-à-dire le champ de leurs usages possibles, constituent un univers qui n’est exploré que par la connaissance, et dont l’ignorance constitue la terra incognita, faisant du Knowledge Management véritable un Ignorance Management.

Le dilemme d’utilisation des ressources se pose aussi bien dans des situations de compétition économiques que dans des engagements armés. Il est théoriquement possible à n’importe quel homme, indépendamment de son rang et de son éducation, d’avoir l’idée de génie qui lui permettrait de dominer l’adversaire. Cela étant la probabilité concrète qu’il émane de lui cette idée et qu’il en fasse un usage tactiquement valable dans le temps de l’engagement, est insignifiante. De fait, la doctrine militaire classique tient à faire émaner les grandes lignes de la stratégie d’engagement du commandement (approche descendante ou feed-forward) puis à faire accéder ce dernier aux données locales indispensables à la mise à jour stratégique : le Retour d’Expérience (ci après « RetEx »). Le RetEx constitue une approche ascendante (feedback). Sa Fluidité, qui nécessite qu’une information passe rapidement à contre-courant de la hiérarchie militaire, est encore considérée comme incompatible avec la structuration des armées modernes. C’est là, par ailleurs, une de leurs plus dangereuses faiblesses systémiques.

Comme n’importe quelle ressource, sur le plan théorique, la ressource humaine possède un potentiel arbitrairement vaste. En tant que ressource un kilo de terre par exemple peut être immédiatement utilisé pour en extraire de l’argile. Il pourrait également - si nous possédions la connaissance nécessaire de la physique adaptée à ce cas précis - être utilisé pour libérer les presque 9. 1013 kilojoules de son énergie de masse totale. Le cas de l’exploitation d’un kilo de terre peut sembler éloigné des considérations militaires concrètes que nous voulons traiter ici, mais, le principe qu’il sous-tend, est ubiquitaire. Il est le même s’il s’agit, par exemple, d’utiliser une grenade à main Mk 2 et une chemise dans un engagement. Une des utilisations supérieures « proches » (c’est-à-dire à la fois facilement réalisable et imaginable sans instruction) de ces ressources pourrait être d’utiliser le tissu de la chemise pour se constituer une fronde à la grenade et tripler la portée effective de son lancement. Concrètement c’est une des utilisations qui en a été faite par la résistance durant la guerre russo-afghane.

L’utilisation des ressources en compétition

Le dilemme d’utilisation des ressources, qui intervient dans de très nombreuses situations, consiste à décider comment employer une ressource donnée sachant, d’une part, que viser son potentiel absolu serait lâcher la proie pour l’ombre et, d’autre part, que viser son exploitation immédiate serait gaspiller la ressource. Or dans une situation de compétition, si les deux compétiteurs disposent de la même ressource il n’y a que deux façons pour l’un ou l’autre de l’emporter : augmenter sa quantité ou augmenter la qualité de sa mise en valeur. Nous allons voir que l’approche quantitative est linéaire et l’approche qualitative non linéaire. Si l’utilisation des ressources est une clé de la puissance en compétition, l’utilisation de la ressource humaine est la clé des clés.

Nous pouvons, en effet, distinguer deux cas de compétitions que l’exemple de la deuxième guerre mondiale illustre bien : la compétition linéaire et la compétition non linéaire. La compétition linéaire consiste à opposer deux modes d’exploitation similaires d’une ressource. Le gagnant d’une telle compétition est celui qui possède la ressource dans la plus grande quantité. Par exemple, dans le cas d’une confrontation des forces aériennes américaines et allemandes, la compétition linéaire consiste à augmenter le nombre d’avions et le nombre d’heures de vol. La compétition non linéaire par contre tient à la confrontation de deux modes différents d’exploiter une ressource. Dans le même exemple il s’agirait de la confrontation de l’aviation conventionnelle et de l’aviation à réaction, ou encore de l’armement conventionnel et de l’arme atomique. Les non linéarités émergent à tous les niveaux d’une compétition, qu’elle soit locale ou globale, donc à n’importe quel niveau d’un théâtre d’opération armée ou économique. Le problème de dominer l’espace de la mer Caspienne a, par exemple, stimulé le développement non linéaire des Ekranoplans russes, celui de dominer les forces sous-marines a suscité le développement des torpilles à supercavitation de type VA-111 « шквал ». Disposer d’une niche stratégique (en temps et en espace) autorisant la compétition non linéaire a été un enjeu suffisamment prioritaire pour que l’armée allemande y consacre l’effort de l’offensive des Ardennes en décembre 1944.

Fondamentalement c’est l’exploration, par exemple organisée et administrée dans une R&D, qui permet de réaliser des bons non linéaires dans une situation de compétition (qu’elle soit économique ou armée). Le problème de la R&D demeure que son issue est incertaine là où celle de la compétition linéaire est très prévisible (car justement linéaire). Dans les situations de conflits les deux régimes de compétition, linéaire et non linéaire, cohabitent constamment. Mais d’une façon récurrente les vainqueurs des conflits sont ceux qui ont réussi à s’aménager un régime protégé de compétition non linéaire, en contenant ou en contrant l’avancée de l’adversaire par une stratégie linéaire[3]. Le projet Manhattan, issu d’une compétition non linéaire visant à développer une exploitation de ressource largement supérieure à toutes les autres, en est un exemple simple. D’une façon générale c’est la compétition non linéaire qui permet 1) de dominer un conflit et 2) de le résoudre. Nous verrons en deuxième partie que son absence, à l’échelle stratégique supérieure, caractérise typiquement les conflits de « basse intensité » qui, eux, sont faits pour durer et ne constituent justement pas des cas de guerre totale. Car en situation de guerre totale, c’est la compétition non linéaire qui l’emporte systématiquement sur la compétition linéaire.

Posons donc la question simple : étant donné une ressource humaine, unitaire ou en groupe, quel est le maximum de dégâts qu’elle peut infliger, non plus à l’adversaire, mais au conflit lui-même ? La capacité d’un groupe à se mettre spontanément dans les meilleures conditions d’infliger des dégâts à un conflit, repose sur des principes d’organisation qui sont bien connus des experts de la guerre asymétrique et, notamment, de la résistance totale. Invariablement, son ressort est psychologique.

L’homme et le groupe

« Il semble que les unités de l’armée Soviétique ont failli à développer un lien d’attachement psychologique solide entre les soldats et entre les leaders et leurs hommes. Ceci représente un potentiel d’instabilité et de fragmentation dans les conditions de stress dues au combat. En conséquence, l’effectivité des unités de l’armée soviétique, quand des victoires rapides ne sont pas assurées (…) est sujette à caution. Les unités militaires soviétiques pourraient très bien commencer à se désagréger si elles étaient mises suffisamment sous pression dans un environnement de combat conventionnel. Dans cette perspective, les unités soviétiques présentent une grande faiblesse systémique. »

Richard Gabriel : Les nouvelles légions de l’armée rouge (1980)

Exploration Vs exploitation

Le principe de la séparation entre compétition qualitative et quantitative, non linéaire ou linéaire, est un principe général qui s’applique, aussi bien à la co-évolution entre une proie et un prédateur dans une niche restreinte, qu’à l’organisation de la compétitivité industrielle. Dans le premier cas, l’étude d’un couple proie-prédateur a, par exemple, révélé que c’est une innovation génétique non linéaire qui y permettait au prédateur de l’emporter sur sa proie[4]. D’une façon générale, la compétitivité non linéaire offre une nouvelle marge de manœuvre en redistribuant les ascendants dans une compétition donnée, voire en dépassant les raisons mêmes du conflit. Son intérêt politique ou économique est donc évident. Dans le cas de la compétition économique, on pourrait étudier comment une politique de gestion non linéaire permettrait de résoudre de profonds conflits sociaux car pour un actionnariat donné, la distinction entre les deux compétitivités a des conséquences opposées sur les salariés. D’une part il s’agit de travailler plus pour faire gagner plus, d’autre part il s’agit de travailler mieux pour faire gagner, potentiellement, beaucoup plus. A notre époque, ce sont les entreprises du secteur tertiaire qui sont les plus enclines à augmenter le bien-être et la créativité de leurs employés pour maximiser leur compétitivité. La Silicon Valley fournit un exemple d’organisation industrielle intéressant à cet égard, qui est absolument opposé à celui des niches économiques où la compétition est très étroite et où l’actionnariat impose des politiques à très court terme, comme le marché des vols domestiques aux États-Unis.

En sciences cognitives nous connaissons un principe général qui correspond bien à la situation d’employer au mieux une ressource donnée dans une situation de compétition (économique ou armée). Il s’agit du problème d’exploiter ou d’explorer, qui semble participer du même principe fondamental que le dilemme d’utilisation des ressources. Ce problème omniprésent s’applique aussi bien au butinage des abeilles, au déploiement d’unités de combat dans des situations d’autonomie avancée ou encore à l’optimisation des politiques de gestion des grandes compagnies pétrolières. En effet, une compagnie pétrolière fait constamment osciller sa politique entre la recherche de nouveaux gisements (exploration) et la mise en valeur de gisements existants (exploitation). L’exploitation est linéaire, l’exploration est non linéaire et donc potentiellement beaucoup plus rentable, même si son issue est incertaine. Dans le cas de la compétition pétrolière mondiale, nous savons que le contrôle et/ou la découverte d’un nouveau gisement facilement exploitable, constitue un moyen immédiat de domination de la compétition pour une compagnie donnée.

L’idée de lier autonomie et connaissance implique que l’intelligence d’un groupe tienne à sa capacité à alterner exploitation et exploration. C’est-à-dire préservation de l’être Vs exploration vers un nouvel être. Or, dans une situation de commandement traditionnelle, verticale et descendante avec RetEx a posteriori l’exploration du champ des possibles est un régime quasi inexistant pour une unité militaire ; ceci est toutefois nuancé par l’introduction de la tactique de mission dans la doctrine. L’unité est d’abord vue comme un moyen, celui d’appliquer une stratégie. Pour souligner encore le caractère général des principes qui fondent une telle conception de la situation, on pourrait dire, qu’en philosophie de l’art, cette méthode strictement descendante procède d’une approche classiciste. On suppose, dans ce cas, que les principaux risques d’échec n’émaneront pas d’un impair stratégique mais d’un impair d’application, et, de fait, il s’agit pour l’unité d’appliquer (donc d’exploiter) les ordres précis qu’elle a reçus du commandement.

[Varchi] en effet, souligne avec insistance le rôle essentiel que Michel-Ange confère aux mains, c’est-à-dire à l’acte (l’operare), pour rendre effective l’Idée, c’est-à-dire la virtualité (l’immaginare). Lorsque l’œuvre réalisée par l’artiste n’a pas la beauté que celui-ci avait conçue, paraphrase l’académicien, le marbre n’est pas « fautif », car il contenait en puissance toutes les beautés possibles. « Les défauts viennent du maître, qui n’a pas su exprimer au moyen du ciseau ce qu’il avait pensé[5] (…) »[6]

Si le développement du Vivant émerge d’un processus heuristique d’essai-erreurs cadré par les principes généraux de la Réalité, il semble toutefois évident que, ce n’est pas cette approche que l’on veut utiliser dans la gestion de l’humain par l’humain, où la peur de l’échec est bien plus grande, et donc dans laquelle le dirigisme est, notamment, conçu comme un impératif moral, même s’il réduit les capacités d’apprentissage et d’adaptation du groupe que l’on dirige (qu’il s’agisse d’une unité, d’un bataillon, d’un département, d’une entreprise, d’un pays ou d’un concert de nations). Que ce choix constitue ou non une erreur profonde au regard du développement durable, ne sera pas discuté ici, bien qu’il relève, évidemment, du Knowledge Management.

Dans certaines situations de l’engagement armé, notamment dans les cas de guerre asymétrique, la déstructuration de la chaîne de commandement pousse les groupes à se doter d’une autonomie stratégique et opérationnelle qui est associée à la libération de l’exploration. En d’autres termes, les groupes se dotent d’une intelligence en eux-mêmes et tendent à élaborer leurs propres stratégies[7], selon un procédé de co-constructivisme au sens d’Edgar Morin, c’est-à-dire de la collaboration de l’esprit et du monde pour construire la réalité. Nous savons que ces situations émergent spontanément dans n’importe quel cas de combat, même quand la chaîne de commandement est intacte, et leur moteur est ce que nous appelons la légitimité et le bon sens, mais c’est dans le cas de la guerre asymétrique qu’elles sont les plus exacerbées. C’est donc dans ces conditions qu’on peut le mieux les étudier.

Nous proposons d’analyser, non seulement le potentiel humain à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle des systèmes que sont les unités et les groupes d’unités et enfin les groupes de groupes d’unités (qui sont tous des SdS). Nous pouvons nous appuyer sur les travaux de la théorie générale des systèmes, ceux sur l’invariance d’échelle discrète dans les systèmes sociaux et enfin ceux sur la structure de l’auto-organisation de l’intelligence et de l’autonomie. Le point essentiel de ces derniers étant que l’autonomie est corrélée à l’intelligence et que l’intelligence est corrélée à la capacité à explorer, donc à la compétitivité non linéaire. Analyser l’organisation des groupes de combat, du point de vue de l’autonomie, peut permettre de libérer une part inexploitée de leur potentiel à dominer des situations de conflits. Les conséquences immédiates d’une telle analyse, à l’échelle locale, pourraient concerner l’ordre militaire, en permettant de développer de nouvelles méthodes d’instruction et surtout de nouveaux ordres, au-delà de l’ordre serré

Les unités de combat dans la guerre à la guerre

« Après la deuxième guerre mondiale, toutes les autres armées modernes s’étaient concentrées sur la création de petits groupes d’hommes en unités de combat. Ces hommes restaient ensembles depuis leur premier entraînement et durant tout leur service actif. Le résultat était une armée constituée d’un large nombre d’unités fortement cohésives, comme les groupes de chasseurs à travers les âges. Les Russes avaient rejeté cette formule car, ainsi que le montrait leurs propres documents, étudiés de près par la CIA et d’autres agences de renseignement, ils craignaient la combinaison des troupes. Les hommes étaient régulièrement déplacés d’une unité à une autre, les unités étaient interminablement transférées. La création de lien n’avait jamais la moindre chance de se produire, même par accident. En conséquence, les unités se disloquaient facilement. Les captifs rejoignaient l’ennemi, spécialement si l’ennemi avait cette camaraderie qui manquait aux Russes et qu’ils désiraient si ardemment. »

Idries Shah : Kara Kush (1986)

Nous avons vu que la constitution de SdS : de groupes et de groupes de groupes devait être étudiée sous l’angle de l’autonomie, en particulier en insistant sur la capacité du groupe à se préserver (par la rigueur d’une méthode linéaire par exemple), tout en explorant le champ de ses possibles, pour pouvoir dominer n’importe quelle compétition par des stratégies non linéaires.

La question de savoir comment un groupe peut exprimer tout son potentiel contre un adversaire est exactement celle de la Résistance Totale, telle que théorisée dans le manuel du Major Hans Von Dach. Le concept de résistance totale s’appuie sur l’auto-organisation psychologique de l’effort de guerre dans de petits groupes de combats, spécialement quand ceux-ci sont coupés de leur chaîne de commandement, dans des situations de guerre asymétrique. La doctrine du peuple en arme est remarquable à ce titre. Nous proposons ici de l’étendre sur deux points absolument nouveaux :

1) D’une part, nous proposons que la doctrine du peuple en arme puisse être appliquée à la guerre économique. Un tel transfert n’est ni intuitif ni immédiat. L’effet d’un conflit armé sur la psychologie individuelle et collective est tout à fait différent de celui d’un conflit économique. En général un conflit économique long, qu’il s’agisse d’un siège ou d’un blocus ou bien d’une compétition à très grande échelle, comme la course aux armements pendant la Guerre Froide, a pour effet de disloquer les groupes de population ou de les fédérer autour de la contestation (dans le cas cubain c’est du moins cet effet qui était visé ). Ce point mis à part, la question de lutter contre une adversité économique n’est pas identique psychologiquement à celle de lutter contre une adversité perçue comme directement vitale. Dans un cas l’instinct est en jeu, dans l’autre non. Cette différence justifie la nouveauté de notre proposition et appelle la question suivante : dans quelle mesure pourrait-on développer et appliquer le concept de peuple en armes à la guerre économique ?

2) D’autre part nous proposons de modifier la finalité de la doctrine de la résistance totale pour cibler, non plus seulement l’adversaire, mais le conflit lui-même, en tant qu’entité. Là encore, il est légitime de penser que la nature des ressorts psychologiques, qui fédèreront un groupe, soit, a priori, différente quand il s’agit de cibler un adversaire bien identifiable, plutôt qu’une entité abstraite, qui plus est lorsque cette entité appelle un véritable effort contre la propagation de la haine, donc contre soi. Il n’existe qu’une littérature hétérogène concernant les moyens de motiver un groupe ou un groupe de groupes dans des conditions non standards comme celle-ci, mais, la place centrale et indiscutable de la paix dans la stratégie militaire, donne toute sa légitimité à notre proposition. Si la guerre est la résolution d’un conflit, indépendamment des aspirations de l’adversaire, la finalité de toute guerre est dans la paix. En reprenant exactement les théories de William James dans « l’équivalent moral de la guerre », nous proposons de construire un effort de guerre contre la guerre, une « guerre à la guerre » dans laquelle la doctrine de la résistance totale devrait être employée. La conception du ciblage d’un conflit comme d’une véritable guerre, avec ses règles, son effort, ses actes de courage et son acharnement, est notre point de départ pour rechercher le véritable « équivalent moral » à la guerre que William James postulait dans son étude. C’est, en effet, autour de cet équivalent moral qu’un effort de guerre total envers le conflit lui-même, peut être autant voire plus, fédéré psychologiquement que dans le cas de la seule opposition à un adversaire physique.

La guerre à la guerre à l’échelle globale

Nous avons vu que la représentation d’un conflit comme entité à cibler pouvait être psychologique. Il faudrait également l’aborder sous un angle plus mathématique à l’échelle globale, dans la même perspective que la modélisation de la prise de décision militaire pour prévenir l’émergence d’une troisième guerre totale de 1945 à nos jours, a essentiellement invoqué, la théorie des jeux et la logique épistémique.

Comme nous l’avons rappelé, à beaucoup d’égards, l’Humanité constitue un milieu de propagation pour les idées, les opinions, les tendances, les modes et les comportements qui s’y diffusent d’une façon encore très mal comprise mais empiriquement perceptible (notamment par les média et les leaders d’opinions dans le monde). Le journaliste Johan Galtung a déjà voulu développer une méthode de couverture des conflits qui soit orientée vers leur déstabilisation, un journalisme de paix, dont la déontologie intègre une dimension psychologique et sociale visant à déstabiliser la haine dans la réception d’une information. Un des points de son approche tient à représenter la haine comme un phénomène propagé qui se déploie de part et d’autre d’une ligne de conflit (armé ou culturel). Cibler ce phénomène après l’avoir identifié relève d’une capacité d’analyse nouvelle qui consiste à considérer les groupes d’être humains comme le lieu de vie et de mort d’entités auto-organisées que sont les modes, les guerres, les haines ou encore la prospérité. Si le journalisme de paix est mondialement sous-employé, outre le conflit d’intérêt qu’il provoque face aux véritables besoins en guerre qui émanent de l’organisation mondiale, c’est également que sa déontologie l’oblige à brider son contenu émotionnel. Notamment, la couverture d’un conflit du point de vue du journalisme de paix, puisqu’elle vise à déstabiliser la haine, cherche à n’évoquer au lecteur que la raison ainsi que des émotions constructives. Les émotions fortes étant évacuées de la ligne éditoriale d’un journal de paix, même s’il constitue un bien meilleur journalisme, du point de vue déontologique, celui-ci se vend mal.

La paix est métastable dans notre monde

Jusqu’ici la vision dominante quant à l’utilité de la guerre en géographie politique est qu’elle permet le remodelage là où la paix est une situation figée, notamment en ce qui concerne la mise en place des frontières et l’établissement du pouvoir. La doctrine américaine d’un « Grand Moyen Orient » participe de ce principe que nous proposons comme dépassé, d’abord parce qu’il ne peut être éthiquement appliqué que dans l’ignorance psychologique totale de la réalité concrète à l’échelle locale, ou, en d’autres termes, parce qu’il participe d’une vision uniquement globale et non pas « glocale[8] » de l’ordre mondial, ensuite parce qu’il suppose que la guerre de remodelage[9] soit l’outil de base de la géopolitique moderne pour une superpuissance. Cette approche est lourde de conséquences néfastes parce qu’elle implique l’existence perpétuelle de zones de guerre. Dans toutes les situations envisageables sauf une seule, dans une géopolitique impérialiste considérant la guerre comme moyen de remodelage, la guerre a toujours une forte raison d’être, qui se trouve être un impératif géostratégique pour la superpuissance. Ces situations sont les suivantes : ou bien la superpuissance est en position ascendante, et elle doit remodeler les zones qui tombent sous son influence par la guerre, ou bien la superpuissance est en situation descendante, et les zones qui quittent son influence le font par la guerre. Une seule situation de paix est possible, et elle est métastable, au sens de la théorie des systèmes, c’est celle de la domination totale dans laquelle aucun antagonisme n’est plus envisagé ; il s’agit de la Pax Romana, Pax Napoleonica ou Pax Americana, par exemple. Si un antagonisme venait à émerger cependant, sa répression provoquerait la naissance d’un foyer de haine, d’indignation, de violence ou d’une quelconque frustration dont la propagation deviendrait à nouveau possible et qui fédérerait l’effort de guerre ; les manifestations historiques de ce cas sont nombreuses comme dans la Judée occupée par Rome, L’Espagne par la France, ou l’Afghanistan actuellement. Nous proposons qu’il y a ait deux armes, deux usages dans la poursuite d’un impératif géostratégique, la guerre et la paix. L’usage de l’une rend l’usage de l’autre instable, comme si l’on devait choisir, du feu ou de l’eau, quel moyen employer pour aménager une zone.

En résumé nous proposons donc ici que la paix, bien plus que la guerre, soit un puissant outil de remodelage géopolitique, en sus de son rôle déjà connu dans la fixation des frontières. Ensuite, sur le point du développement, les travaux de George Kozmetsky proposent de voir l’auto-assemblage économique comme un phénomène dont la dynamique est très proche de l’émergence du vivant dans un écosystème (de cet auteur voir par exemple The Technopolis Phenomenon ou Immigrant and Minority Entrepreneurship). Si la guerre et la haine peuvent se propager dans le milieu de l’Humanité, la prospérité et la paix le peuvent également. La seule différence entre les deux propagations dans le monde d’aujourd’hui et que si l’optimisme ou le pessimisme tendent à se propager d’une façon assez similaire (on pourrait comparer la crise de 1929 à la reconstruction européenne d’après guerre) la propagation de la haine implique des stimulants émotionnels qui font encore défaut à celle de la paix. Ce sont notamment ces stimulants que recherche William James comme équivalent moral à la guerre. Or l’interdépendance et surtout la conscience aiguë de l’impact d’une politique sur une zone, ou encore de la proximité psychologique des belligérants, pourrait constituer un bon candidat comme vecteur de propagation de la paix par opposition à la haine. Dans cette dialectique, nous pourrions opposer conscience à émotion, et rendre le journalisme de paix facilement populaire en utilisant, par exemple, les nouveaux média du Web et notamment les réseaux sociaux qui offrent une nouvelle conscience de l’interdépendance mondiale, pour compenser son manque de sensationnel. Ce n’est pas un hasard si cette traduction des vers du poète Saadi a été gravée dans le Hall of Nations du siège des Nations Unies à New York :

Human beings are members of a whole, In creation of one essence and soul. If one member is afflicted with pain, Other members uneasy will remain. If you have no sympathy for human pain, The name of human you cannot retain. (Richard Burton tient un propos similaire) And hold Humanity one man, whose universal agony Still strains and strives to gain the goal, where agonies shall cease to be.

Ce faisant nous aurions établi dans la psychologie et la sociologie les bases d’un mécanisme dont la propagation et l’émergence relèverait de la théorie des systèmes dynamiques. Une science de la paix, similaire de par son interdisciplinarité et la forte unité de son objectif scientifique aux sciences de la vie, n’ira pas sans les méthodes mathématiques qui permettent d’analyser et de modéliser les systèmes de systèmes. Ces méthodes permettraient de caractériser les conflits comme entités autonomes et, en particulier, d’agir sur leur stabilité, leur labilité (leur capacité à se connecter) leur prégnance (leur capacité à émerger) et enfin leur durée de vie. Elles constitueraient un premier pas analytique vers le développement de moyens d’action concrets, à l’échelle globale et/ou à l’échelle locale, pour cibler et détruire n’importe quel conflit. L’esquisse du prototype d’une arme de paix devra, sans doute, s’établir sur la dialectique entre niveau global / analyse mathématique et niveau local / analyse psychologique, avec une étude à l’échelle mésoscopique qui impliquera la cohabitation étroite des deux points de vues. De même que dans l’analyse financière, cette simplification n’est sans doute pas appelée à durer.

Cependant, du fait des fortes similarités de méthode entre sciences de la paix et économie, la déstabilisation d’un conflit pourrait s’établir sur des bases isomorphes aux méthodes d’économétrie qui permettent d’estimer l’impact réel d’une politique sur un terrain. Comme nous l’avons décrit en mentionnant les travaux de George Kozmetsky, l’auto-organisation économique est un phénomène à rapprocher, d’une façon intéressante, de l’émergence des systèmes complexes en biologie. De la même façon, l’émergence d’un conflit (économique ou armé) est généralement un phénomène auto-catalytique dont la dynamique présente suffisamment de similarités avec des cas déjà bien documentés en économie, en finance ou encore en épidémiologie, pour nous permettre d’établir une analogie mathématique entre eux. Si l’on sait évaluer l’impact d’une politique locale ou globale sur la dynamique économique, nous pourrions également évaluer l’impact d’une mesure stratégique sur la stabilité d’un conflit.

Jusqu’ici la recherche en stratégie s’est essentiellement concentrée sur la capacité à prévenir l’émergence d’un conflit total et sur la capacité à promouvoir l’émergence de zones de conflit de basse intensité. La priorité stratégique durant la Guerre Froide a, en effet, causé la concentration des efforts de recherche sur les modes de prévention de conflits à l’échelle globale puisque le risque nucléaire est simplement inacceptable. En conséquence, et malgré un RetEx fourni depuis 1945 (Corée, Viet-Nam, etc.) nous manquons encore largement d’études sur l’extinction de conflits issus de spécificités d’ordre locales d’une part, et sur la gestion de conflits après leur émergence d’autre part, c’est-à-dire dans ce dernier cas sur la destruction de conflit. La destruction de conflit n’a semblé une doctrine intéressante que dans le cas où le conflit n’était pas nucléaire, donc dans le cas où il ne dégénèrerait pas en guerre totale. Un conflit nucléaire engendrant une destruction mutuelle assurée, sa prévention est infiniment plus critique que sa gestion. C’est cependant à l’échelle des conflits de taille inférieure ou égale aux conflits de basse intensité que la destruction de conflit présente un très grand intérêt stratégique. Malgré tout, cette capacité nous fait actuellement défaut. Tout au long de cet article nous avons, cependant, donné des arguments en faveur de sa faisabilité et de son caractère prometteur pour la R&D.

Une force de frappe de paix

Nous voudrions maintenant nous intéresser aux méthodes encourageantes en matière de ciblage et de destruction de conflits, tout en portant notre analyse sur les conflits armés et économiques qui sont strictement inférieurs, en termes de risque et d’organisation stratégique, aux guerres nucléaires totales. Nous commencerons par donner quelques angles d’attaque, pour le prototypage d’une force de frappe capable de cibler les conflits, pour conclure en faveur de son utilisation, en proposant que l’existence de conflits de basse intensité ne soit plus une conséquence de la sous-optimalité des équilibres de Nash, dans le jeu des relations internationales. Nous théoriserons des solutions de productivité économique globales où l’existence de conflits de basse intensité serait contre-productive, tout en montrant que ces solutions présentent un intérêt économique strictement supérieur à celui du statu quo. Nous aurons donc défendu valablement la légitimité de l’emploi d’une force de frappe capable de cibler et de détruire les conflits.

Les armes de paix constituent une suite de solutions stratégiques qui considère que la destruction d’un conflit est un des moyens de domination même du conflit. Il ne s’agit pas de ressources diplomatiques mais véritablement de l’usage tactique d’une force de frappe. En effet, la force de frappe destinée à détruire un conflit utilise la même doctrine que celle qui définit la guerre : la résolution d’un conflit indépendamment de la volonté de l’adversaire. Cette considération suppose la spécificité d’une arme de la paix par rapport à la diplomatie, en ce sens que, là où la diplomatie fait intervenir la volonté de l’adversaire en lui amenant des raisons de mettre fin au conflit, l’arme de paix est un moyen totalement unilatéral où l’adversaire n’est pas consulté. Elle doit donc être considérée comme une technologie militaire.

Déstabiliser les conflits

Le déploiement d’une force de frappe destinée à détruire un conflit partage toutefois certaines conséquences tactiques avec l’emploi de la diplomatie : la première d’entre elles est que sa mise en place permet de temporiser : de contenir un front, ou encore de redistribuer les forces en présence, par exemple. Entre autre, la capacité inconditionnelle à faire la paix est au moins équivalente ou supérieure à la domination de la dynamique d’émergence et d’effondrement des théâtres d’opération d’un conflit. Nous sommes bien convaincus du grand intérêt d’une force de frappe destinée à cibler les conflits pour dominer une situation de compétition, qu’elle soit économique ou armée. Cependant nous n’avons pas encore défendu l’idée que, la stratégie idéale dans l’emploi d’une telle force de frappe, soit de dominer totalement (et donc mondialement) l’émergence de conflits. En d’autres termes, rien ne permet, pour l’instant, d’affirmer qu’une nation dotée d’une force de frappe efficace dans le ciblage de conflit 1) voudrait en faire usage et 2) que son usage contribuerait - par exemple par un effet dissuasif - à prévenir l’émergence de conflits de basse intensité ailleurs dans le monde donc 3) que son usage aurait un effet stabilisateur sur les relations internationales.

La question du secret est inévitable dans l’utilisation tactique d’une force de frappe destinée à cibler les conflits. L’auto-organisation des équilibres de Nash, dans la négociation entre puissances nucléaires, fait centralement intervenir une dimension épistémique[10] dont la nouvelle place - d’un ordre totalement nouveau par rapport aux situations de dissuasion nucléaire - dans l’éventuel équilibre des forces, associé aux armes de paix, doit être discutée. Si la dissuasion nucléaire tient, en effet, à ce que l’ennemi connaisse le statut de la puissance qu’il veut cibler comme puissance nucléaire, il peut exister une dissuasion liée à la possession d’une force de frappe, ciblant les conflits. L’effort de déclencher un conflit représente un coût (notamment dans le cas d’une guerre économique). Si nous supposons la possession d’une force efficace de conflict quelling par la puissance visée, la cibler dans le cadre d’une opération de guerre économique devient systématiquement contre-productif. Il s’agit alors d’une situation de dissuasion militaire. La question de savoir si un état qui possèderait l’arme de paix aurait toutefois intérêt ou non à le garder secret, devrait faire l’objet d’une étude plus approfondie.

La deuxième question qui se pose, supposant l’élaboration technique d’une arme de paix efficace, est celle de savoir si, un pays qui la possèderait, aurait on non intérêt à en faire usage, notamment sur le plan économique. Plus précisément, il n’est pas démontré comme impossible l’existence de situations stables (i.e. des équilibres de Nash) dans le jeu de la négociation internationale qui soient accompagnées de l’absence de conflits de basse intensité. Cette absence de démonstration fonde un positivisme en faveur de la paix, un positivisme érénologique. La totalité des guerres depuis 1945 est assujetties à un ou des impératifs stratégiques auxquels l’idéologie, éventuellement, est toujours subordonnée et il n’est pas démontré que le jeu de ces impératifs interdise, nécessairement, la paix à l’échelle locale, ergo une étude scientifique de la faisabilité de la paix auto-organisée est légitime. Si l’idéologie devient non plus une fin mais un moyen dans des conflits qui ne sont plus que des conséquences de la sous-optimalité des équilibres de Nash dans les relations internationales, rien ne prouve qu’il n’existe pas de tels équilibres qui soient Pareto-Optimaux. Mieux : si le positivisme logique présentait une faiblesse par laquelle les théorèmes de limitation de Gödel-Cohen l’ont détruit, le positivisme érénologique, lui, n’attend aucun théorème de limitation puisqu’il prédique sur le monde physique qui n’est pas axiomatisé[11].

La situation initiale est que nous avons, la présence de zones de conflits armés, mais non totaux, comme corollaire de la guerre économique mondiale et de l’aspiration des superpuissances successives (Empire Achéménide, Empire Mongol, Empire Ottoman, France, Grande Bretagne, Russie, USA, Chine...) au contrôle de l’Eurasie. De façon contingente, quand les pays qui dominent la guerre économique mondiale sont également les premiers exportateurs d’armes conventionnelles dans le monde, leur contribution directe ou non au maintien d’un petit conflit armé constitue un cas d’équilibre sous optimal. D’énormes dégâts mutuels sont évités mais des zones de conflit de basse intensité persistent nécessairement, à des fins de domination qui impliquent le remodelage et/ou la création de marchés exclusifs pour les armes et l’énergie. Nous voudrions argumenter en faveur de l’existence d’équilibres économiques plus rentables dans lesquels les conflits de basse intensité ne sont pas nécessaires. Surtout, nous voulons défendre que ces équilibres sont stables dans le temps. Cet argumentaire constituera la conclusion de notre analyse.

Stabiliser la paix

Il s’agit donc maintenant, de réunir global et local pour considérer la constitution psychologique d’un « effort de Paix » qui assurerait un dynamisme économique, supérieur à celui de l’effort de guerre et qui éliminerait les conflits de basse intensité comme produits de la sous-optimalité dans la domination stratégique.

Nous avons souligné que le seul transfert du concept de « peuple en arme » au concept de « peuple en entreprise », c’est-à-dire d’un groupe de citoyens éduqués et entraînées capable de contribuer à tout moment à la défense économique de leur pays en situation de crise, supposait la présence d’une force psychologique fédératrice, à la hauteur de celle qui peut fédérer la résistance totale, dans un conflit armé, et que James appelle « équivalent moral », transposé cette fois à une fin et à des moyens économiques. La capacité inconditionnelle à motiver des groupes et des groupes de groupes pour les rendre aussi cohésifs que sous la pression d’un combat armé ou d’une domination militaire totale, entre dans le cadre du développement d’une force de frappe destinée à cibler les conflits. Nous avons vu également qu’un des piliers d’une telle force de frappe serait la capacité à fédérer la motivation de groupes et de groupes de groupes autour de la notion même que le conflit constitue un adversaire.

L’Histoire nous montre cependant, que les situations extrêmes, de compétition économiques et/ou armées, sont corrélées à des périodes d’extrême croissance mondiale et, d’une façon générale, les défenseurs de la compétition économique arguent de ce qu’elle fédère et organise l’excellence. L’économie de guerre américaine a permis de sortir définitivement de la crise des margin loans de 1929, et la compétition économique exacerbée entre les USA et l’URSS durant la guerre froide a été le moteur central de la croissance économique mondiale de 1945 à 1991.

Dans la situation de dilemme du prisonnier à n-joueurs que constituent les relations internationales entre puissances militaro-politiques, l’équilibre de Nash consiste à ne pas déclarer de guerre totale, tout en conservant son ascendant stratégique et notamment, son armement nucléaire. De fait, la guerre totale a toujours pu être écartée jusque là entre grandes puissances nucléaires, que ce soit à l’échelle régionale (comme entre l’Inde et le Pakistan) ou à l’échelle mondiale (comme entre les USA et l’URSS). Souvent, cependant, la stabilité de cet équilibre de Nash a été mise à rude épreuve. La diversification de l’arsenal nucléaire mondial (bombes à Neutron, lanceurs au sol, SNLE, anti-MBIC...) a notamment, nécessité des puissances en présence, de constamment ajuster leur ascendant stratégique, menant à des situations où la marge de manœuvre s’est avérée très étroite dans l’évitement de conflits nucléarisés. La possibilité de frappes locales et de microfrappes (notamment par l’emploi de l’arme à neutron et d’autres armes pyro-radiologiques) a également attiré la prévention de conflits nucléaires à un niveau plus local que durant les années 1950.

Si l’existence quasi permanente de conflits de basse intensité tend à démontrer que la paix n’est pas stable, nous avons suggéré la possibilité de mettre en place un équivalent moral de la guerre qui soit capable de révéler l’excellence à la manière d’une situation de crise ou de compétition extrême, sans nécessiter une opposition frontale et notamment un conflit armé, donc un gaspillage massif de ressources et de vies humaines. Nous avons également défendu l’idée que, cet équivalent pouvait fédérer l’excellence et la résistance totale de groupes et de groupes de groupes en situations extrêmes et, notamment, dans les cas de dislocation de la chaîne de commandement. Enfin nous avons argumenté que des groupes ainsi constitués pouvaient entrer dans le processus du ciblage d’un conflit comme entité.

Conclusion : la transition de phase entre guerre et paix

En conclusions, nous étendons maintenant le concept de William James pour l’appliquer à l’échelle globale. Si, en effet, son application pour fédérer une résistance totale capable d’attaquer le conflit lui-même concerne l’échelle de l’individu, du groupe d’individus ou du groupe de groupes, sa mise en œuvre, à l’échelle mondiale, consiste à fédérer l’excellence, notamment économique (industrielle, financière etc.) du concert des nations tout entier par autre chose que l’opposition frontale qui est sous optimale. Nous savons, en effet, que la compétition frontale est sous-optimale puisqu’elle tient à gaspiller une large proportion des forces et ressources en présence, pour dominer l’adversaire plutôt que de concentrer tous les efforts pour mettre les ressources directement en valeur. L’auto-organisation de l’espace économique intérieur américain, durant la deuxième guerre mondiale, a typiquement montré que la coopération massive, à toutes les échelles (locales et globales), était beaucoup plus productive que la compétition auto-organisée. Il est intéressant de constater que l’espace économique américain, c’est-à-dire l’espace de la première économie mondiale, a déjà démontré une plasticité sans précédent en passant d’un état stable à un autre, en moins d’une année, dans un délai très court de la seconde guerre mondiale. Il s’est agi de passer d’une situation de compétition économique interne à une situation de coopération massive locale et globale, de décembre 1941 à décembre 1942. Cette véritable transition de phase pourrait être reproduite à l’échelle du concert des nations. A tout le moins, d’une part nous ne pouvons pas démontrer qu’elle est impossible, et, d’autre part, la priorité absolue d’une science de la paix mérite qu’on y consacre autant, voire plus d’efforts et d’études qu’à la médecine, par exemple. Si la médecine a pour unique but la préservation de la vie, l’érénologie ou science de la paix, poursuit ce but à l’échelle strictement supérieure à celle d’un humain pris individuellement, c’est-à-dire que rationnellement le nombre de vies humaines à préserver y est supérieur.

Le point remarquable dans l’analyse de la transition entre compétition et coopération massive est que c’est la fédération de toutes les forces en présence, par la lutte contre un ennemi commun, qui a, historiquement, permis de supprimer presqu’instantanément la compétition, tout en préservant et même en exacerbant l’excellence économique sur le marché interne aux USA. « L’équivalent moral de la guerre » consiste à trouver un autre stimulant que la présence d’un ennemi pour parvenir aux mêmes résultats d’excellence, et il se trouve que de même que la guerre a des conséquences semblables dans la fédération d’un groupe ou d’une nation, l’équivalent moral pourrait fédérer une nation ou un concert de nation. Nous pouvons, dans l’équivalent moral de la guerre, citer une deuxième fois le commentaire de William James - « Les sentiments militaires sont trop profondément fondés pour abdiquer leur place parmi nos idéaux si nous ne leur trouvons pas simplement de meilleurs substituts. »[12] - et l’appliquer ici à l’échelle, non pas d’un homme ou d’une unité, mais, d’une nation toute entière et d’un groupe de nations. Des équivalents existent (la poursuite de la vérité, la course à l’espace...) à la présence d’un ennemi commun pour fédérer un effort total avec son intensité, sa solidarité et sa charge émotionnelle, et il est de notre devoir moral de les trouver. Notre analyse encourage à proposer et à considérer de tels équivalents pour démontrer qu’une situation de coopération massive, similaire à celle qui a émergé aux USA entre 1941 et 1942, pourrait également émerger et demeurer stable, à l’échelle de l’économie mondiale. Il s’agira d’argumenter en faveur de l’existence de situations économiques massivement coopératives où l’excellence industrielle est au moins préservée, au plus exacerbée. Les méthodes de gestion où les individus sont mis dans la compétition - parfois stakhanoviste - de coopérer et de s’entraider pour former des « cercles de qualités » sont un point de départ possible. Nous aurons ainsi analysé d’une part, la destruction de conflits et, d’autre part, la stabilisation de la situation de paix, à l’échelle locale du groupe d’individus, puis, à l’échelle globale, du groupe de nations.

Remerciements : L’auteur tient à remercier Syed Shariq, Bhavna Hariharan et Colleen Quinlan-Saxen du Kozmetsky Global Collaboratory (Stanford), Jean-Yves Heurtebise du Centre de Recherche sur les Arts et le Langage (EHESS), Michael Struve de l’association peuples menacés ainsi que le comité de Sens Public pour toutes leurs suggestions et leur relecture rigoureuse.