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Il n'existe pas de paysage sans ombresDe la philosophie de la relation d’Édouard Glissant[Notice]

  • Viola Bao

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  • Viola Bao

  • Traduit du suédois par
    Christophe Premat

Le congrès des écrivains et artistes noirs eut lieu pour la première fois à Paris en 1956 à l’initiative du journaliste sénégalais Alioune Diop et de sa revue culturelle panafricaine Présence Africaine, qui fut fondée neuf années auparavant afin de donner une visibilité aux voix noires en France et de mettre en lumière la culture africaine considérée comme marginalisée dans l’Europe de l’époque. Plusieurs sommités intellectuelles noires telles qu’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Richard Wright, Léopold Sédar Senghor ou James Baldwin se sont exprimées au sein du grand amphithéâtre de l’Université de la Sorbonne ; on trouvait également à leurs côtés des penseurs et des écrivains blancs comme Jean-Paul Sartre, Albert Camus et André Breton. Tous s’étaient réunis pour discuter de la négritude et de l’avenir de la culture noire. Le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant était aussi présent à ce congrès alors qu’il était à cette époque encore étudiant de philosophie et d’histoire à la Sorbonne. Né en 1928 et ayant grandi dans la colonie française de la Martinique dans les Caraïbes, il emménagea à Paris en 1946 avant d’écrire par la suite dans la Revue française et Présence Africaine, la revue d’Alioune Diop. Ses propres conceptions de la résistance au colonialisme et de l’identité postcoloniale devaient par après le conduire à une controverse avec la figure emblématique d’Aimé Césaire et une prise de distance avec le mouvement de la négritude qui eut son heure de gloire au cours du congrès de Paris à l’automne 1956. Dans de nombreux passages parus cette année dans la traduction de La philosophie de la relation aux éditions Glänta Produktion, la dernière œuvre inachevée de Glissant avant son décès l’année dernière, sa relation au mouvement de la négritude a évolué avec des nuances. Vers la fin de l’ouvrage, il évoque quelques souvenirs et réflexions sur le congrès de 1956 ; il publie également une nécrologie très belle et très personnelle d’Aimé Césaire après son décès en 2008. Dans plusieurs extraits, nous retrouvons une compréhension sous-jacente de la lutte des anciennes générations après la libération du joug colonial et une sympathie pour ses figures de proue au sein de la situation historique dans laquelle ils se trouvaient, même si la lutte de Glissant contre le colonialisme impliquait une distance vis-à-vis du mouvement panafricain et une préférence pour les relations multiculturelles entre les différents peuples. Voici ce qu’il écrit à propos du premier congrès : Cette « unité dans la différence » est quelque chose d’ambivalent puisque l’objectif du mouvement de la négritude viendrait à fonder ce que Glissant percevait comme une unité construite au plus haut niveau selon les mêmes canons que l’identité nationale et ethnique utilisée par les pouvoirs coloniaux totalitaires, à savoir un fétichisme monolithique de l’identité noire. Il évoque la nécessité de penser en dehors des dualismes réductionnistes et dénonce le piège de l’héritage colonial dans la tentative de définir de manière dogmatique l’identité politique d’une origine africaine commune et homogène. Les schémas mentaux occidentaux se sont assouplis dans leur systématisation et ont eu des effets directement liés aux conquêtes géographiques. Bien que les colonies se soient à présent émancipées du joug des pouvoirs coloniaux, elles sont toujours imprégnées des schémas mentaux occidentaux dont les effets destructeurs se voient de manière plus claire dans les pays africains. Dans Poétique de la relation de 1990, il écrit : Édouard Glissant lui-même développe une philosophie postcoloniale, différente de la négritude d’Aimé Césaire, très influencée par Gilles Deleuze et Félix Guattari que Glissant avait fréquentés dans les années 1970. Il leur emprunte plusieurs concepts importants qu’il réadapte à sa propre construction intellectuelle. La philosophie …