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Avant de dire quel regard on peut porter sur Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir soixante ans après sa parution en 1949, il me paraît important de présenter l’œuvre elle-même. En effet, j’ai souvent pu constater qu’elle a été peu lue dans son intégralité et se réduit pour beaucoup à la phrase probablement la plus citée de toute la littérature féministe « On ne naît pas femme : on le devient. » Une phrase qui a été traduite et paraphrasée de manières différentes parce que son contexte est rarement connu, et ce bien que le livre soit considéré comme la bible du féminisme. Je tâcherai d’être brève[1].

Genèse

Tout d’abord : comment Beauvoir a-t-elle eu l’idée d’écrire Le Deuxième Sexe ? Après la Seconde Guerre Mondiale, la First Wave (le mouvement des ainsi dites « suffragettes ») était terminé ; en 1944, les femmes françaises avaient fini par recevoir le droit de vote, et la Second Wave surgie en France après mai 1968 était encore loin. À en croire Beauvoir, elle a eu envie d’écrire sur elle-même, c’est-à-dire son autobiographie, et en tant que philosophe elle s’attaqua au sujet de manière systématique : qu’est-ce que cela avait signifié pour elle d’être une femme ? Au fond, rien – c’est ce qu’elle conclut d’abord – parce que jamais personne ne lui avait procuré un sentiment d’infériorité. Parmi ses camarades d’études et ses collègues elle était reconnue au même titre qu’un homme. Cependant Sartre, qui commentait ses projets, lui aurait fait remarquer qu’elle avait été élevée autrement qu’un garçon. Si l’on se fie aux Mémoires de Beauvoir, cette remarque fut décisive. Elle creusa l’idée et fut surprise par sa découverte : le monde dans lequel elle vivait depuis presque quarante ans était un monde masculin ; son enfance fut « nourrie de mythes forgés par les hommes », mythes qu’elle aurait perçus autrement si elle avait été un garçon. Beauvoir abandonna alors provisoirement son projet autobiographique et se consacra à l’examen de la situation de la femme en général. Avec la soif d’information exhaustive qui la caractérise, elle lut dans un temps record tout ce que les bibliothèques parisiennes pouvaient lui offrir et se laissa en plus inspirer par ce qu’elle trouvait pendant ses voyages aux États-Unis. Il en résulta une œuvre quasiment encyclopédique de presque mille pages.

L’œuvre

Comme fondement de l’œuvre elle revendique ce qu’elle appelle « la morale existentialiste ». Tout sujet cherche à se justifier en dépassant sa situation à travers des projets. L’obligation morale, selon elle, consiste à assumer le choix de soi-même en liberté, à ne pas se dissimuler le fait qu’on n’est pas déterminé. Cependant, elle prévoit le cas où l’on peut être empêché de se dépasser, où l’on est contraint à se résigner à sa situation. C’est ce qui caractérise en particulier le cas de la femme car d’autres ont déjà défini son rôle. Quelle est l’origine de cette aliénation et comment peut-on sortir de la dépendance ? C’est à ces questions que Beauvoir veut répondre dans son livre.

Dans une sorte d’état des lieux, elle consulte d’abord la psychanalyse et le matérialisme historique pour examiner leurs réponses. Ces deux approches étaient considérées à l’époque comme les plus avancées avec lesquelles l’existentialisme entrait en compétition. Le corps est apparemment pour elle si négligeable que Sartre doit lui rappeler qu’il faut aussi consulter la biologie. Les trois disciplines ne la satisfont pas, comme il fallait s’y attendre. Dans la psychanalyse freudienne elle découvre les traces de la perspective masculine. Il s’agit pour elle de la version moderne de la femme en tant qu’ « homme mutilé », de la femme qui est toujours pensée en relation à l’homme. L’idée d’un inconscient qui nous guiderait représente pour elle du reste un déterminisme inconciliable avec la philosophie de la liberté qu’elle défend (même si son attitude vis-à-vis de la psychanalyse est plus ambiguë, comme on peut l’observer à travers le livre). Quant au matérialisme historique, elle conteste l’idée selon laquelle dans la société sans classe, si jamais elle était réalisée, il n’y aurait plus de différence entre hommes et femmes puisque tous seraient des travailleurs, donc égaux. Pour ce qui est des données de la biologie, elles n’ont, selon elle, pas de signification intrinsèque, elles ont besoin d’être interprétées. Qu’une femme ait moins de muscles qu’un homme n’a pas de signification a priori ; ce fait ne reçoit un sens que dans un contexte déterminé. La même chose vaut pour la grossesse et la maternité. La manière dont elles sont vécues dépend, selon Beauvoir, de la valeur qu’on leur attribue à l’intérieur d’une société donnée[2].

Dans les trois domaines qu’elle a examinés, Beauvoir n’a donc pas trouvé de réponses à la question de savoir pourquoi la femme a été empêchée de dépasser sa situation, autrement dit, pourquoi l’homme est devenu de façon durable le sujet et la femme l’objet. Mais elle trouve elle-même la réponse dans l’Histoire occidentale qu’elle parcourt rapidement, des hordes primitives jusqu’à son propre présent. C’est la reproduction de l’espèce qui a contraint les femmes à l’immanence alors que les hommes transcendaient leur situation et s’appropriaient le monde pour assurer la survie de l’espèce[3]. Enfanter en tant que reproduction incontrôlée et irréfléchie ne permet pas de justification ontologique ; l’homo faber se réalise au contraire en liberté. L’enfermement et l’aliénation de la femme sont encore cimentés par des mythes que Beauvoir présente de manière impressionnante, de l’antiquité jusqu’à la littérature du 20e siècle, et les révèle dans la vie quotidienne en devançant en tant que mythologue (le premier) Roland Barthes.

La structure générale de l’essai correspond à l’approche que Sartre a appelée « anthropologie synthétique » ou plus tard « méthode progressive-régressive ». Le premier livre montre le conditionnement que la société impose à la femme ; dans le deuxième, Beauvoir montre comment ce conditionnement est vécu subjectivement. Et c’est ici que l’on trouve tout au début la fameuse phrase : « On ne naît pas femme : on le devient. » Beauvoir explique :

« [a]ucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit […] qu’on qualifie de féminin. »

Le sexe biologique n’a rien à voir avec le rôle social : l’un ne prédestine pas l’autre. S’il en a été quand-même ainsi dans l’Histoire, c’est qu’il y a eu des bénéficiaires qui l’ont voulu. Beauvoir retrace le déroulement typique pour son époque (et pour sa classe) de la vie de la femme. Comment les filles sont-elles programmées pour être ce que la société entend par « femme » ? Comment ressentent-elles cette programmation ? Pourquoi l’institution du mariage, que Beauvoir rejette, favorise-t-elle la prostitution ? Quelles formes typiques de mauvaise foi la situation de la femme entraîne-t-elle ? Pour la libération, deux conditions sont surtout indispensables : le contrôle des naissances et l’indépendance économique par la participation de la femme au travail salarié. Beauvoir, qui dépasse dans ce livre sa philosophie idéaliste en direction d’un marxisme fondé dans l’existentialisme – à côté de Hegel, Husserl et Heidegger, elle puise aussi dans Marx, Engels et Bebel –, croit qu’un socialisme digne de ce nom sera le plus prêt à en offrir les conditions. Elle se trouve dans ce que Jean-François Lyotard allait désigner trente ans plus tard comme « métarécit » (Lyotard 1979).

Qu’est-ce qui était nouveau en 1949 ?

Cette foi dans le progrès, typique de son temps, qui se manifeste également dans l’admiration de l’homo faber, est l’élément qui, selon moi, est considéré aujourd’hui surtout comme dépassé. Mais pour donner à l’œuvre de Beauvoir la place qui lui convient, il faut aussi et surtout souligner ce qui était absolument nouveau en 1949. En séparant le sexe biologique du rôle social, Beauvoir définit ce qui, plus tard, sera nommé « gender » (« genre »), c’est-à-dire le concept de la femme comme construction sociale – en général, on attribue ce concept à la recherche nordaméricaine des décennies plus tard (par exemple encore par Hof 2003, 331). Il en est de même pour l’opposition, dans la recherche sur le genre, du Même et de l’Autre, de sujet et d’objet (cf. ibid.). Beauvoir est la première à s’approcher de la relation entre les sexes de manière systématique, en tant que philosophe, mettant à contribution de nombreuses autres disciplines – biologie, psychanalyse, anthropologie, histoire, sociologie etc. – c’est-à-dire qu’elle pratique une pluridisciplinarité, ce qui est aujourd’hui requis quand on demande des fonds pour la recherche sur le genre, en tout cas en Allemagne.

À côté de la critique des mythes, elle fournit aussi les premiers exemples d’une critique littéraire féministe dont on attribue également à tort la création aux Nordaméricaines[4]. Elle thématise sans détour la sexualité, l’avortement, l’homosexualité et la prostitution et montre que le privé est politique – avant que cette phrase ne devînt un slogan. Ce faisant, elle brise un tabou et suscite un scandale en mai 1949 lorsque le chapitre sur l’initiation sexuelle de la femme sortit en prépublication dans Les Temps modernes[5]. Elle avait parlé de quelque chose que l’on n’évoquait alors que par allusions dans la sphère privée. Ainsi, elle introduisit ces problèmes dans le discours publique et les rendit de cette façon négociables.

La réception aux États-Unis

Mais pas tout de suite. En effet, malgré le scandale, il semble que le livre a d’abord été lu assez peu : sa terminologie philosophique et son ampleur le rendaient indigeste pour beaucoup. Aux États Unis, par contre, où le mouvement féministe était en avance, il a connu une réception plus intense. Si l’on a attribué certaines trouvailles de Beauvoir à des Nordaméricaines, c’est qu’elles ont été reprises sans indication de leur origine dans des publications qui ont diffusé vingt ans plus tard le féminisme à travers la planète[6]. Lors de mon colloque de 1999, une intervenante posa la question à Kate Millett. Elle répondit assez habilement : « It was a revelation ! How could it have been a source ? » (Galster 2004c, 16). Pendant que les idées de Beauvoir, transmises par les Nordaméricaines, retournaient en France, où elles ont influencé des figures importantes du MLF des années soixante-dix, il y eut au même moment des approches opposées se basant sur des fondements complètement distincts, à partir desquelles Beauvoir et le féminisme égalitaire qu’elle a inspiré ont été jugés datés ou même nuisibles à la cause des femmes (voire de l’humanité). Je parle des théories d’Hélène Cixous, de Luce Irigaray et de Julia Kristeva que l’on a réunies aux États-Unis, où une nouvelle génération d’universitaires leur ont réservé une réception euphorique, sous l’étiquette douteuse « French Feminism ». Bien que leurs approches diffèrent entre elles, elles convergent dans une critique de la rationalité fondée sur la psychanalyse. On parle aussi de poststructuralisme. J’ai analysé ailleurs de manière détaillée ces approches (Galster 1999b) et ne tiendrai compte ici, en résumant à l’extrême, que de ce qui concerne leur relation à la théorie de Beauvoir.

Une philosophie mâle ?

Hélène Cixous se joint à Jacques Derrida pour critiquer une pensée qui procède par oppositions binaires parce qu’elle génère une hiérarchie : le premier élément se constitue à l’aide de ce qu’il exclut comme son autre. Toutes les oppositions relèvent de celle, fondamentale, de « homme vs femme ». La femme est l’élément évincé, elle garantit que le système fonctionne. On ne peut pas supprimer le système, seulement le déstabiliser. À cet objectif sert l’écriture féminine créée par Hélène Cixous dans laquelle l’organisation pulsionnelle spécifique de la femme est supposée se refléter. Elle dissout l’univocité « logocentrique » en polysémie, indécidabilité. On peut aussi parler d’ambiguïté poétique. Luce Irigaray parvient à des conclusions semblables. Dans sa seconde thèse, elle soutient en 1974 que la femme, dans la pensée occidentale, apparaît exclusivement comme miroir de l’homme. L’homme se pose comme absolu, la femme est définie en relation à lui, elle n’est pas un être sui generis. L’antidote d’Irigaray est également l’ambiguïsation, la liquéfaction d’un sens fixe pour laquelle elle utilise cependant d’autres procédés que Cixous.

Tout d’abord, on ne peut ne pas voir une ressemblance avec l’appareil conceptuel de Beauvoir duquel Cixous et Irigaray se sont sans aucun doute fort inspirées. En effet, Beauvoir avait vu clairement le statut d’objet qu’occupe la femme dans la pensée de l’homme. L’homme est celui qui définit et projette sur la femme tout ce qu’il a décidé de ne pas être, écrit-elle dans Le Deuxième Sexe. Mais voici la différence : elle incite les femmes à ne pas se résigner à ce statut et à se faire à leur tour sujet. Ce faisant, elle ne quitte pas, selon les poststructuralistes, le domaine de la logique de l’identité. Le mécanisme de l’oppression constitué par l’opposition de sujet vs. objet reste intact. Et puisque l’origine de cette logique est attribuée aux hommes, on affirme que Beauvoir, pour qui la rationalité est incontournable, a fondé sa théorie de la libération des femmes sur une philosophie mâle. En ce sens, la quête de l’émancipation signifie chercher la masculinisation.

La réception de Beauvoir par Julia Kristeva

Contrairement à Cixous et Irigaray, qui n’ont pas caché leur forte aversion pour Beauvoir[7], Julia Kristeva adapte ses prises de position de manière stratégique aux cadres de discours. L’universitaire d’origine bulgare, qui vit depuis le milieu des années soixante à Paris, s’était d’abord consacrée à la pluralisation de sens monologiques en accord avec la déconstruction, mais elle reconnut progressivement dans la psychanalyse un système de connaissance capable d’énoncer des vérités ultimes. Partant de là, elle désigna en 1979 le féminisme, après la « fin des idéologies » – en tant que maoïste, elle avait encore juste adhéré à l’une d’elles –, comme la dernière formation paranoïde qui projette le mal sur des boucs émissaires au lieu de le chercher dans son propre inconscient (Kristeva 1979). Ces derniers temps, elle intronise cependant de plus en plus Beauvoir comme grande prédecesseure dont la théorie serait, il est vrai, dépassée par la sienne. Dès 1997, elle avait organisé un colloque à l’honneur de Beauvoir dont le dixième anniversaire de la mort avait été ignoré à Paris[8], puis elle lui dédia sa trilogie Le génie féminin (Kristeva 2002), regrettant cependant en 2003, dans un « surpringly sympathetic talk » (Kruks 2005, 291) devant l’association internationale Simone de Beauvoir, que l’auteure du Deuxième Sexe se soit plus occupée de la situation des femmes que de leur singularité, l’originalité de femmes telles que Colette, Hannah Arendt et Melanie Klein, objets de sa trilogie[9]. Il était également étonnant (sinon grotesque) que ce fût précisément Kristeva qui organisa le colloque à l’occasion du centième anniversaire de Beauvoir en janvier 2008[10]. Même si elle lui attribua d’être à l’origine d’une « révolution anthropologique » ou d’une « mutation »[11] (dont la nature est cependant restée peu claire), elle ne cache pas les conclusions que la psychanalyse doit tirer, à son avis, de la théorie de Beauvoir. L’expression la plus nette en est une conférence qu’elle prononça en novembre 2005 devant l’Unesco (Kristeva 2006). Beauvoir est la représentante d’un « universalisme phallique » qui présuppose un triple déni : le déni du corps féminin, de l’homosexualité féminine et de la maternité. Ce que la philosophe refoule dans son rationalisme, Kristeva, qui entretient depuis 1979 aussi un cabinet de psychanalyste, le découvre dans ses textes littéraires comme subtexte dans lequel se manifeste l’inconscient : presque la reconnaissance de la différence des sexes. On songe du coup à ceux qui attestaient à l’athée déclaré Sartre que derrière ses déclarations se montrait un christianisme refoulé (cf. Böhme 1981). Le « recent turn to Beauvoir » de Kristeva constaté aux États-Unis (PMLA, janvier 2009, 224) a d’ailleurs eu une suite. En mars 2010 elle a organisé un colloque sur « Beauvoir et la psychanalyse » avec des diagnostics approfondis (Bras/Kail 2011).

La réception de Beauvoir par Judith Butler

Alors que les approches déconstructionnistes de Kristeva et d’Irigaray ont cédé le pas, sous l’influence de la psychanalyse, à un féminisme de la différence ou un « essentialisme maternaliste »[12] qui entend fonder une nouvelle éthique de l’intersubjectivité sur la maternité[13], la déconstruction revint des États-Unis à Paris sous la forme de la théorie de Judith Butler. Que le livre culte GenderTrouble ait fini par être traduit en français avec un retard de quinze ans en 2005 n’est pas dû à l’initiative des féministes critiqués par Kristeva, mais à des sociologues masculins intéressés par la queer theory[14]. La théoricienne du genre, probablement toujours la plus influente au niveau mondial, a lu et Beauvoir et Sartre. Dans un numéro-hommage de Yale French Studies publié en 1986 à la mort de Beauvoir, elle signala en particulier l’utilité du concept du corps de Beauvoir. Le corps en tant que partie de la situation dans laquelle le sujet est placé, mais qu’il dépasse dans l’action et, ce faisant, interprète, devait intéresser Butler dont la requête fondamentale est de dissoudre la dualité des sexes. Il est vrai qu’elle a mal entendu l’approche de Beauvoir en supposant que le corps, dans Le Deuxième Sexe, est déjà entendu comme effet de discours[15]. Butler reconnut son erreur et, en conséquence, prit ses distances par rapport à Beauvoir dans Gender Trouble[16]. La position de Butler, qui considère le sexe biologique comme produit de l’acte performatif qui le construit, prête cependant à la controverse. Celles qui insistent sur la matérialité du corps se rapprochent, ce faisant, de Beauvoir, pour qui le corps est donné et matériellement résistant, mais quand-même interprétable, ce qui la met dans une position moyenne entre un déterminisme pour qui l’anatomie est le destin[17] et la déconstruction qui contourne la production d’identité et qui, du point de vue sociopolitique, entraîne peu de conséquences[18].

Race, classe, genre

Comme la théorie de Judith Butler, le féminisme intersectionnel qui s’est constitué dans les années quatre-vingt dans le cadre des Cultural Studies, féminisme qui combine la problématique du genre avec d’autres différences telles que la « race » et la classe sociale, a été longtemps ignoré en France. Selon l’état des lieux établi par Sonia Kruks, aux États-Unis on a aussi reproché à Beauvoir que son féminisme ne tienne compte que des femmes blanches, hétérosexuelles et de la classe moyenne en laissant toutes les autres de côté (Kruks 2005, 289). En réalité, Beauvoir consacre en 1949 non moins qu’un chapitre entier à la lesbienne en désignant la préférence sexuelle de cette dernière, au grand dam de la critique et sans états d’âme, comme « choix situé » alors qu’en 1975 quarante-deux pour cent de la population française considérèrent l’homosexualité encore comme maladie (cf. Galster 2004c, 16 et Tidd 2007). L’aspect de la classe joue également un rôle dans son livre situé entre existentialisme et marxisme quand elle désigne, par exemple, les femmes de la bourgeoisie comme « parasites » ou la robe du soir comme « livrée de classe ». Sur l’avortement, elle montre nettement les possibilités dont disposent les femmes des milieux aisés comparées à celles des employées, des secrétaires, des étudiantes, des ouvrières ou des paysannes lors d’une grossesse non désirée (Beauvoir 1976, II, 336 sqq.). Que la relation entre sexe et classe soit conçue par Beauvoir de manière si innovatrice qu’on en vienne également ici à parler du non respect d’un tabou, c’est ce qu’a montré encore assez récemment le sociologue Lothar Peter de l’Université de Brême (Peter 2009). Il est évident cependant que les différences revendiquées par les féministes de l’ainsi dite Third Wave ne se trouvent pas au premier plan dans son livre. Selon la littérature qui lui était accessible (si jamais une autre existait déjà à l’époque) et conformément à son propre champ d’expérience, Le Deuxième Sexe concerne effectivement surtout des femmes de la bourgeoisie moyenne et plus élevée[19]. Celles qui cherchent depuis quelques années à établir la théorie intersectionnelle en France[20] auraient pourtant intérêt à examiner le concept de situation de Beauvoir car il permet de penser simultanément des conditionnements différents sans tomber dans l’essentialisme. C’est une recommandation partagée par la chercheuse nordaméricaine connue Joan Scott[21].

Beauvoir postmoderne ?

Indépendamment des théoriciennes du gender qui contestent Beauvoir, un certain nombre de philosophes des pays anglophones cherchent à placer l’auteure du Deuxième Sexe à la pointe du progrès, parfois un peu violemment il est vrai. Ainsi Ruth Evans s’efforce de considérer le livre de Beauvoir comme une œuvre postmoderne avant la lettre parce qu’elle se sert de sources hétérogènes (Evans 1998 ; peut-être aussi Deutscher 2008). Beauvoir s’appuie effectivement à la fois sur la philosophie dialectique de l’histoire de Hegel et le structuralisme (anhistorique) de Lévi-Strauss, ce qui n’a pas échappé à Françoise Héritier ou à Lothar Peter[22], mais on méconnaît la pensée de Beauvoir en jugeant que, ce faisant, elle aurait consciemment voulu éviter la clôture et choisi comme fondement le différend (dans le sens de Lyotard). Beauvoir participe à un « grand récit » et si ses sources sont éclectiques, c’est qu’elle était pressée. Encore plus grotesque est l’affirmation que le concept prétendument négatif du corps féminin chez Beauvoir (stigmatisé par Kristeva et d’autres) serait une citation ironique du phallogocentrisme, c’est-à-dire de la rationalité démasquée comme mâle, ce qui la rapprocherait de l’Irigaray première manière (aussi Evans 1998). Dans certains cas il semble que l’objectif des auteures serait moins de rendre justice à l’œuvre de Beauvoir que de se montrer elles-mêmes à la hauteur du débat théorique[23].

Beauvoir contre Sartre

D’autres publications venant du domaine anglo-américain se proposent de prouver l’autonomie philosophique de Beauvoir par rapport à Sartre. En effet, Beauvoir était considérée longtemps comme « disciple » de Sartre, conformément au schéma de perception culturelle démasquée par elle-même dans Le Deuxième Sexe. Dans son état des lieux, Sonia Kruks va même jusqu’à parler d’une renaissance de la recherche sur Beauvoir qui aurait été décisive pour un tournant vers le « post-poststructuralisme » (Kruks 2005, 290)[24]. Les différences les plus importantes signalées dans ces publications se rapportent aux concepts de l’intersubjectivité, de la liberté et de la situation. On apprend que, contrairement à Sartre, pour qui les autres seraient l’enfer, l’intersubjectivité n’aboutirait chez Beauvoir pas forcément à l’aporie. Debra Bergoffen et Fredrika Scarth lui attribuent une « éthique de la générosité » dont elles localisent le point de départ, entre autres, dans le corps maternel : on se demande bien ce qui distingue Beauvoir encore de l’Irigaray deuxième manière, à laquelle elle est du reste rapprochée explicitement, ou de Kristeva[25]. Le concept de liberté qui se trouve à la base du Deuxième Sexe – je continue mon résumé – serait plus restreint et celui de situation plus concret que chez Sartre parce que, dans son œuvre, elle se tournerait de l’ontologie vers la sociologie, l’histoire et la politique[26]. Au total, Beauvoir paraît, comparée à Sartre, moins pessimiste et moins idéaliste.

J’ai déjà pris position en 1997, dans la revue allemande Feministische Studien, sur cette tendance qui, depuis, s’est apparemment renforcée. Si l’on se limite à la comparaison avec la philosophie de Sartre (et laisse le corps maternel de côté), les auteures commettent l’erreur de se référer à des œuvres qui appartiennent à des époques différentes. En effet, elles mettent exclusivement à contribution L’Être et le Néant paru en 1943 comme achèvement une pensée initiée dans les années trente, alors que Beauvoir conçut LeDeuxième Sexe dans la seconde moitié des années quarante. Or, après la Libération, lorsque le PCF obtint l’hégémonie intellectuelle, il y eut une évolution rapide du débat, et Sartre quitta sa philosophie idéaliste aussi bien que Beauvoir en faveur d’un marxisme fondé sur l’existentialisme qui se manifestait dans ses écrits avant la publication, en 1960, de sa seconde œuvre philosophique principale, Critique de laraison dialectique. Sans vouloir réinstaller Beauvoir dans sa position d’épigone[27], il faut constater que leur évolution a été dans une large mesure parallèle. Ainsi Beauvoir, dans l’année même où parut L’Être et le néant, mit encore en exergue de son premier roman, L’Invitée, la phrase de Hegel « Toute conscience poursuit la mort de l’autre ». Dans le roman suivant paru en automne 1945, il est au contraire question de solidarité – au même moment où Sartre, dans sa fameuse conférence « L’existentialisme est un humanisme », formula une sorte d’impératif catégorique en affirmant que la liberté exigée pour soi implique que l’on prend également celle des autres pour but (Sartre 1996, 70). Tous deux se demandent à cette époque instamment comment une intersubjectivité non conflictuelle peut être fondée philosophiquement. C’est dans ce contexte que surgit le concept de « générosité » emprunté à Descartes qui doit les tirer du pétrin[28]. Alors que les philosophes mentionnées l’attribuent exclusivement à Beauvoir, Sartre s’en sert au même moment dans sa théorie littéraire[29]. Mais tant que la dialectique du maître et de l’esclave hégelienne reste le fondement de leur pensée sur l’altérité, l’aliénation par l’autre ne peut pas être dépassée[30], même si dans certains passages du Deuxième Sexe surgit l’utopie d’une reconnaissance mutuelle entre sujets (par exemple, dans Beauvoir 1972, I, 238).

Dans son autobiographie, Simone de Beauvoir a pris elle-même en 1963 ses distances par rapport à ce fondement en écrivant qu’elle prendrait, dans le premier volume, une position plus matérialiste, si elle devait récrire l’œuvre. Et elle continue : « Je fonderais la notion d’autre et le manichéisme qu’elle entraîne non sur une lutte a priori et idéaliste des consciences, mais sur la rareté et le besoin […] » (Beauvoir 1963, I, 267). Trois ans auparavant avait paru la Critique de la raison dialectique de Sartre où la rareté joue un rôle central. L’essai La Vieillesse que Beauvoir publia en 1970 et qui est considéré comme travail pionnier en ce domaine semble être fondé sur cette théorie. En accord avec l’autocritique appliquée au Deuxième Sexe, ce nouveau livre a été écrit dans une perspective surtout économique et sociologique. J’oserai l’affirmation peu orthodoxe que des économes et des sociologues de profession l’auraient mieux réussi alors que, sans le fondement philosophique du Deuxième Sexe, des travaux comme ceux de Cixous, Irigaray ou Butler auraient été plus difficiles à réaliser, même si les thèses des ces auteures contredisent celles de Beauvoir, comme je l’ai montré plus haut. En ce qui concerne l’intersubjectivité conflictuelle, elle ne peut d’ailleurs être dépassée que provisoirement dans le cadre plus matérialiste, à savoir lorsque des individus forment spontanément un groupe pour lutter contre une menace venant de l’extérieur (Sartre 1960, 381 sqq.). Alors que Beauvoir pensa en 1963 encore que l’évolution de la condition féminine dépendrait de l’avenir du travail dans le monde (Beauvoir 1963, I, 267), elle se joignit dans les années 1970 aux féministes du MLF que l’on pourrait éventuellement considérer comme une sorte de groupe en fusion, nom donné par Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, à ce « nous » toujours précaire.

Beauvoir aujourd’hui

Après ce tour à travers les théories, je reprends la question de la valeur du Deuxième sexe soixante ans après sa parution. On a vu par le jugement de Beauvoir elle-même dans quelle mesure les appréciations dépendent du lieu à partir duquel elles sont prononcées. À quel degré la théorie de Beauvoir est dépassée, à cette question chacune ou chacun doit répondre en fonction de ses propres présupposés. Il est plus facile de chercher à connaître l’actualité de certains sujets qu’elle a traités. Un certain nombre n’est plus actuel ou l’est moins qu’en 1949 parce que les exigences principales qui, selon Beauvoir, étaient incontournables pour l’égalité des femmes ont été remplies : le contrôle des naissances et la participation des femmes au travail salarié. Après l’ainsi dite « révolution sexuelle », la pilule et la loi sur l’avortement pour laquelle Beauvoir a lutté[31], les femmes ne sont plus condamnées à l’immanence. Elles ont aussi une relation plus décontractée à leur corps et à la sexualité si bien qu’il est difficile pour elles de comprendre le trauma qu’ont signifié pour les femmes des générations antérieures la menstruation et la sexualité ; la description des nuits de noces dans Le Deuxième Sexe semble venir, a-t-on dit, d’une époque longtemps révolue[32]. Il faut cependant corriger la critique qui vise la conception de la maternité dans le livre de Beauvoir, critique formulée non seulement par des psychanalystes comme Kristeva sinon aussi par des sympathisantes, même s’il y a certaines contradictions entre le premier et le deuxième livre qui sont probablement dues à la rapidité de la rédaction. À cause de la manière dont elle décrit la grossesse, l’accouchement et l’allaitement, on a supposé qu’elle était par principe contre la maternité et du reste une naturaliste qui met la femme plutôt du côté du monde animal. L’erreur consiste à ne pas distinguer la description de processus purement physiologiques, qui font partie de la situation, de l’interprétation de cette situation par l’individu, et à supposer que des observations relatives à une époque sans contrôle de naissance efficace soient aussi valables pour l’actualité. Selon les circonstances, la maternité peut, d’après Beauvoir, on l’a dit, être une expérience agréable ou désagréable[33]. On ne se méprend pas en affirmant qu’une maternité consciemment choisie, comme elle peut l’être aujourd’hui, et une éducation dans le sens d’un projet basé sur des valeurs et visant l’avenir peuvent tout à fait être considérées comme activités créatrices et donc justifiantes dans le sens de la philosophie de Beauvoir et l’on devrait renoncer à la réduire à sa réception schématique de Hegel à travers Kojève dans le premier tome. Précisément parce qu’elle croit que la formation d’êtres humains est la tâche la plus délicate qui soit, elle réclame la participation des femmes dans l’économie, la politique et la société pour leur permettre de contribuer à construire la réalité qui sera celle de leurs enfants. Que le message de Beauvoir en ce sens est beaucoup plus complexe qu’on le suppose en général et que la recherche n’en a pas suffisamment tenu compte, c’est ce qu’a signalé encore il y a peu d’années l’historienne Yvonne Knibiehler, la grande spécialiste de l’histoire de la maternité en Occident (Dubesset/Thébaud 2007). Pour beaucoup de femmes, il est entretemps possible d’être salariées[34] et d’avoir des enfants, d’où le problème de la double charge que Beauvoir était loin d’ignorer[35], mais qu’elle n’approfondit pas, parce qu’en 1949 il s’agissait d’abord de faire participer les femmes au travail salarié et de les rendre ainsi indépendantes sur le plan économique. Bien qu’elle consacre au travail domestique beaucoup de pages[36], il faut admettre du reste que LeDeuxième Sexe a été rédigé par une écrivaine qui vivait à l’hôtel et mangeait au restaurant, bref : qui évitait tout ce qui pouvait l’empêcher d’écrire. Et même si elle avait contracté le mariage bourgeois qu’elle envisageait des années durant avant d’apprendre subitement, par des tiers, que le candidat épousait une autre[37], elle aurait eu une bonne. Pour le partage de travail salarié et non salarié à l’intérieur du couple, Le Deuxième Sexe ne se prête pas comme ouvrage de référence.

Le refus du mariage et l’idée d’une relation non exclusive des deux côtés correspondent davantage aux mœurs actuelles, même si Beauvoir érige en norme ce que Sartre lui avait imposé d’une certaine façon. Plusieurs générations de couples non seulement français ont pris pour modèle le couple intellectuel Sartre-Beauvoir (cf. Galster 2005b). A-t-il aidé les femmes à s’émanciper ? Certaines pensent que la théorie aurait aussi servi aux hommes à légitimer leur infidélité (par exemple, Françoise Chandernagor 1998).

Lors du colloque à l’occasion du centième anniversaire à New York University, Yvette Roudy signala que Beauvoir n’avait pas abordé certains sujets tels que l’inceste, l’excision, le harcèlement sexuel, la pédophilie ou la parité en politique parce que, à l’époque, ils n’étaient pas encore actuels (Roudy 2009). Quant à l’excision, Beauvoir n’aurait certainement pas compté parmi celles qui se retiennent dans leur jugement parce qu’elles considèrent les droits de l’homme comme particularisme européen et leur imposition comme impérialisme occidental[38]. Dans le cas de la parité en politique, qui a dominé le débat féministe des années 1990, on peut douter comment elle aurait voté. Alors que Sartre, jusqu’à la fin de sa vie, est resté fidèle à la devise « Élections, piège à cons ! » – c’est-à-dire il contestait la démocratie représentative –, Beauvoir soutint après la mort de Sartre de manière officielle le PS et conseilla Yvette Roudy. Mais aurait-elle préconisé la modification de la Constitution selon laquelle les partis politiques sont obligés de nommer autant de candidates femmes que de candidats hommes pour les élections ? Beaucoup d’universalistes étaient contre parce que de cette manière la différence entre les sexes était inscrite dans la Constitution. On peut penser que Beauvoir aurait eu une décision pragmatique comme l’historienne Michelle Perrot qui, à l’instar de la majorité des historiennes et sociologues féministes, a recueilli l’héritage de Beauvoir[39] : elle aurait voté pour la parité sans pour autant passer au féminisme de la différence[40] et invité à réviser et historiciser le concept d’universalité (cf. Perrot 1997, 135).

Même si Le Deuxième Sexe est peu cité en France[41], Beauvoir est omniprésente quand il est question du genre : on se définit dans son sens ou contre elle. Cet antagonisme se montre à Paris en particulier dans les interventions de deux philosophes qui, en tant qu’épouses d’hommes politiques, sont très présentes dans les médias : Élisabeth Badinter, épouse du ministre de la justice Robert Badinter qui incita Mitterrand à supprimer la peine de mort, et Sylviane Agacinski, épouse du Premier Ministre Lionel Jospin qui proposa la modification de la Constitution en faveur de la parité à Jacques Chirac, à l’époque Président de la République. Badinter se définit comme égalitariste qui continue l’œuvre de Beauvoir – dans son premier livre, elle approfondit la démystification de l’amour maternel commencé par Beauvoir (Badinter 1980)[42] – alors qu’Agacinski défend un essentialisme maternaliste semblable à celui de Kristeva et Irigaray et critique volontiers Beauvoir[43]. Dans le débat sur la parité, elles ont défendu, de manière tranchée, les positions opposées qui correspondent à leurs présupposés[44]. Elles se sont manifestées aussi par rapport à d’autres questions débattues ces derniers temps en France. Ainsi Sylviane Agacinski conteste violemment l’homoparentalité alors que Badinter est pour. Agacinski avance que l’humanité est par nature hétérosexuelle et seulement face à des parents mixtes l’enfant reconnaît ses propres limites (Agacinski 1998, 136). Badinter affirme, par contre, qu’un enfant a plus de chances d’être aimé par de bons parents homosexuels que par de mauvais hétérosexuels (Badinter 2010b). Leurs opinions diffèrent aussi dans le débat à propos de la prostitution et de la gestation pour autrui. Alors qu’Agacinski met en garde contre la marchandisation du corps et considère les mères porteuses comme esclaves[45], Badinter soutient que chaque femme doit pouvoir disposer de manière autonome de son corps[46]. Les débats ne passent pas seulement par les médias : les deux philosophes sont aussi consultées, en tant qu’expertes, par des commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat, si bien que leurs positions entrent immédiatement dans la formation de l’opinion par les député-e-s et sénateurs/sénatrices lors de projets de loi[47]. Il n’est d’ailleurs pas sûr que Badinter coïncide vraiment toujours avec l’esprit de Beauvoir[48].

Ce qui est sûr, par contre, c’est que cet esprit continue à être présent en France. Certains éléments du Deuxième Sexe peuvent être dépassés, mais le texte contient un potentiel qui n’est pas encore épuisé. C’est pourquoi il vaut la peine, pour les chercheur-e-s sur le genre, de lire enfin ce livre, mais la lecture est aussi rentable pour les autres. Car Le Deuxième Sexe fait partie de la préhistoire de la liberté précaire que, pour le moins, les femmes des pays industrialisés ont gagnée aujourd’hui[49].