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Personne n’avait dit peut-être, d’une façon aussi explicite et catégorique, ce que Stéphane Vial affirme à plusieurs reprises dans ce livre, comme au moment où, à propos de la révolution numérique, il écrit que celle-ci « n’est pas seulement un événement technique mais aussi philosophique » (p. 23) et que :
« comme toutes les révolutions techniques précédentes, elle est une révolution phénoménologique, c’est-à-dire une révolution de la perception : elle ébranle nos habitudes perceptives de la matière et, corrélativement, l’idée même que nous nous faisons de la réalité » (p. 97).
Son œuvre ne se limite pas à revendiquer le droit des philosophes, un droit désormais reconnu, à s’occuper de web, d’applications, d’algorithmes et d’interfaces : il va bien au-delà de cette constatation pour encadrer l’ensemble des instruments techniques qui engendrent le web dans la pertinence d’une analyse philosophique, voire phénoménologique, qui les prend en compte en tant qu’instruments « phénoménotechniques », instruments qui « font le monde et nous le donne » et déterminent « la qualité de notre expérience d’exister » (p. 250).
La pensée de l’auteur marche donc sur les traces de ceux qui soutiennent l’effective réalité du web contre toute « rêverie de l’irréel ». Cette rêverie, invoquée tout au long du livre comme les rêves d’un visionnaire et ceux de la métaphysique blâmés par Kant, a d’ailleurs déjà été dépassée, non seulement par les auteurs que mentionne régulièrement Stéphane Vial (entre autres : Bernard Darras et Sherry Turkle, Philippe Queau, Gilbert Simondon, ainsi que les incontournables Michel Serres et Pierre Lévy), mais aussi par des philosophes comme Milad Doueihi[1], Marcello Vitali-Rosati[2] et Maurizio Ferraris, ou dans l’œuvre de l’original géographe humain qu’est Boris Beaude [3]. Une confrontation avec ces derniers auteurs aurait certainement complété l’état de l’art avec lequel commencent la critique et l’analyse de Vial, étant donné que ceux-ci ont, il y a quelques années, anticipé l’idée selon laquelle les technologies numériques ne sont pas simplement des outils mais, dans leur ensemble, une manière nouvelle d’habiter le monde. En tout cas, Vial désengorge encore une fois le concept de virtuel de tous les malentendus qui l’avaient réduit au domaine abstrait de l’irréel et du cyberespace. Ce qui marque la différence entre l’œuvre de Vial et celles qui l’ont précédée, c’est que son approche n’est pas épistémologique ni culturelle, mais sincèrement phénoménologique. Vial s’occupe de la nouvelle perception des choses : dans cette optique, les interfaces numériques sont des instruments tout à fait phénoménotechniques car « elles créent un nouvel angle de vue phénoménologique » et ainsi « voir les choses sous l’angle des interfaces, c’est précisément les voir comme les interfaces nous les donnent à voir » (p. 181). À travers les interfaces, à travers la « fabrique » de cette innovante « ontophanie » (« c’est-à-dire la manière dont les êtres (ontos) apparaissent (phaïno) » (p. 98)), comparaissent dans le monde des êtres naissants, des choses inédites qui font partie de notre monde et le transforment en transformant notre perception et, enfin, notre capacité d’action et d’interaction :
« À chaque fois que je perçois, je fais donc une expérience-du-monde. Et comme je perçois à chaque instant, je fais à chaque instant une expérience-du-monde » (p. 108).
Dans les deux premiers chapitres (La technique comme système et Le système technique numérique), Vial, après avoir récupéré la notion de « système technique » élaborée par Bertrand Gilles dans son Histoire des techniques, pour la transposer à l’ère du numérique, affirme que le système technique étant « le plus haut niveau de combinaison technique observable dans une société », l’ensemble complexe des machines et des actes qui font partie des différentes filières et niveaux de production engendrés par le système n’est pas la forme frigide d’une rationalité externe à l’individu et à la société mais, avec les mots de Simondon, « c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent »[4]. Ainsi, Vial se lance dans une passionnante attaque de la « technophobie » ou « misotechnie », c’est à dire :
« la tendance à croire que la technique est une chose en soi, dotée d’une volonté abstraite qui dirige le cours des événements humains en poursuivant ses propres fins, comme un processus sans sujet »(p. 43).
L’objet technique est, au contraire, « ce sans quoi nous sommes sans pouvoir »[5], les systèmes de support de la vie comme les appelle Bruno Latour, « sont les enveloppes dans lesquelles les humains sont jetés » et donc ce qu’il faut définir pour définir les humains étant donné que « les hommes nus sont aussi rares que les cosmonautes nus »[6]. Le système technique numérique comporte aujourd’hui un nouveau « machinisme », après la machination du travail corporel nous effectuons de plus en plus la machination des opérations de l’esprit, d’abord déléguées aux dispositifs informatiques – donc à l’ordinateur – et de plus en plus aux logiciels, aux réseaux – donc à Internet et au web : « Internet est un phénomène total » qui « traverse toutes les strates de la vie »[7].
C’est dans le troisième chapitre (Les structures techniques de la perception) que s’épanouissent au mieux le sens et l’originalité de l’approche de Vial. L’auteur réfléchit sur le concept de « phénoménotechnique » que Bachelard introduit dans un bref article de 1931, Noumène et microphysique, et qui sera constamment au cœur de sa spéculation épistémologique. « Par phénoménotechnique », écrit Vial, « il faut donc entendre une technique constructiviste de manifestation des phénomènes ». Il cite d’ailleurs Bachelard lorsqu’il écrit :
« Les phénomènes scientifiques de la science contemporaine ne commencent vraiment qu’au moment où l’on met en marche des appareils. Le phénomène est donc ici un phénomène d’appareil »[8].
L’appareillage numérique, dans la vision de Vial, est alors la matérialisation d’une technique qui rend possible de nouveaux phénomènes, des phénomènes notamment interactifs qui se manifestent lorsqu’une personne agit sur le web. L’ontophanie numérique résulte en somme dans l’ensemble des actions de l’usager invité par une série de stimulations sensorielles à l’immersion dans la navigation : notre environnement perceptif s’est mis à jour en fonction des nouveaux appareils – logiciels et interfaces – et il ne s’agit pas seulement d’objets de perception différents mais du changement de l’acte de la perception lui-même.
« Être natif du numérique, c’est avoir acquis la faculté de voir apparaître le monde en étant numériquement appareillé. Être natif du numérique, c’est proprement être né par le numérique. Car venir au monde ne suffit pas à naître au monde. Seuls les objets techniques qui nous entourent nous permettent de naître au monde... Exister s’apprend aussi avec des objets... Être, c’est donc naître avec la technique. Être, c’est "technaître" ».
Le chapitre suivant (Vie et mort du virtuel) semble presque une parenthèse dans le développement du raisonnement de Vial, qui mène ici une analyse du sens controversé du mot « virtuel ». Cette analyse étymologique et philosophique, allant d’Aristote et Saint Thomas d’Aquin à la science optique, nous rappelle en particulier celle faite par Marcello Vitali-Rosati dans S’orienter dans le virtuel (premier chapitre) et déjà reprise d’ailleurs par Anne Dalsuet dans T’es sur Facebook ? Le virtuel, voilà la conclusion, ne s’oppose pas au réel, car il fait partie du réel, mais dans le contexte informatique l’acception du terme renvoie à la simulation, donc à tout processus capable de simuler un acte numérique au-delà des limites du support physique. « Le virtuel informatique », écrit Vial à la page 159 :
« c’est donc le simulationnel, au sens technique du terme, c’est-à-dire en tant que résultat d’une manipulation programmable de l’information...[…] Le simulationnel est entièrement réel : on se relève des applications concrètes dans l’efficacité opérationnelle du simulateur de vol, la précision scientifique du logiciel de conception assistée par ordinateur, le réalisme incroyable du jeu vidéo. ».
Son discours s’enrichit ensuite et se conclut avec la réflexion de Serge Tisseron, selon lequel le virtuel est une dimension de la vie psychique qui vise à se traduire dans le monde réel dont il est une sorte d’anticipation fantasmatique mais pas imaginaire, donc pas irréelle. En citant Life on the screen de Sherry Turkle, il répète que :
« nous sommes de plus en plus à l’aise avec le fait de substituer des représentations de la réalité à la réalité, c’est-à-dire avec le fait de considérer des réalités simulationnelles comme des réalités tout court... […] La culture de la simulation m’encourage à prendre ce que je vois sur l’écran sous l’angle de l’interface. Dans la culture de la simulation, si cela marche pour vous, cela a toute la réalité nécessaire » (p. 179-180)[9].
Le cinquième chapitre est finalement dédié spécifiquement à « l’ontophanie numérique », que Vial développe en onze catégories, catégories qu’il faut considérer :
« comme des concepts phénoménologiques, ayant moins pour but de décrire objectivement le phénomène numérique tel qu’il se présente du point de vue technique et scientifique (quoique ce point de vue ne soit pas absent) que de révéler ce qu’il constitue subjectivement du point de vue ontophanique, c’est-à-dire du point de vue de sa manifestation phénoménale singulière, en tant que phénomène du "monde vécu" (Edmund Husserl) par le sujet ».
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Le phénomène numérique est un noumène (p. 188), noumène qui se phénoménalise à travers un appareillage technique, notamment les interfaces, sans lequel il ne serait pas accessible à la perception ;
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Il est programmable (p. 195), selon des langages de programmation qui traduisent en images le langage de la machine, une suite discrète de 0 et de 1 ;
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Ce phénomène est une interaction (p. 204), interaction algorithmique impossible avec les objets non informatisés, avec laquelle l’usager agit et le logiciel réagit en procurant à nouveau des réactions du côté de l’usager qui en renvoie et en reçoit d’autres dans la dynamique de l’interface ;
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Il est une simulation (p. 211), simulation qui rend visible une réalité invisible...
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… et il est instable (p. 213) car il est toujours sujet au bug, c’est-à-dire à l’erreur de conception procurant un dysfonctionnement dans un programme informatique ;
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Le phénomène numérique est réticulaire et « autrui-phanique » (p. 217), étant donné qu’il crée et caractérise nos relations avec autrui selon ses possibilités phénoménotechniques ;
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Il est copiable (p. 224) potentiellement à l’infini car pour le processeur il s’agit de suites discrètes de 0 et de 1...
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… et annulable (p. 227) car il nous permet de vivre des choses entièrement réversibles, donc de revenir en arrière pour inventer interactivement de nouveaux scénarios ;
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Le phénomène numérique est destructible (p. 232) car la matière calculée peut être anéantie et disparaître à jamais ;
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Il est thaumaturgique (p. 236), étant un phénomène doté d’une puissance « pseudo-surnaturelle et pseudo-miraculeuse » qui nous simplifie beaucoup la tâche – en souplesse, en aisance, en légèreté ;
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Et enfin il est jouable (p. 241) en s’offrant toujours comme une possibilité ludique à travers plusieurs types de jeux qui transforment notre expérience de la réalité.
Le « système technique numérique » produit alors ce que Vial appelle « l’ontophanie numérique », l’ontophanie d’un phénoméne, le phénoméne numérique, qui, si l’on regarde bien, est un noumène (car, dans sa partie informatique, il se cache hors du champ de notre expérience possible) doué de certaines caractéristiques : le phénomène (le noumène) numérique est programmable, interactif, simulationnel, instable, « autrui-phanique », copiable, annulable, destructible, thaumaturgique et jouable.
L’expérience que nous faisons de ce nouveau phénomène, comme toute expérience humaine, est elle-aussi, et encore plus, phénoménotechnique (c’est-à-dire inévitablement liée à un moyen, un medium), bouleverse notre perception du temps, de l’espace, de l’identité des choses et des personnes, et nous invite in fine à des comportements et à des manières d’être complètement nouveaux : c’est là que réside la « responsabilité philosophique » (p. 251) des designers, des architectes, de tous le concepteurs qui font partie de « la fabrique de l’ontophanie », la responsabilité de ceux qui décident des conditions de possibilité de notre présence et de notre existence.
Ceux qui conçoivent les appareils rendant possible cette nouvelle ontophanie, et donc ce nouveau phénomène, (les ingénieurs, les designers, tous les concepteurs), ont, comme Vial l’écrit dans le dernier chapitre (Le design (numérique) de l’expérience) :
« une responsabilité philosophique […]. À leur insu ou non, ils décident de la phénoménalité des phénomènes, composent le cadre ontophanique de notre existence et, parce qu’ils travaillent sur « les qualités de l’expérience utilisateur »[10] choisissent quelles expériences-du-monde possible sont accessibles » (p. 251).
La condition humaine, selon Vial, devient de plus en plus interactive, « une situation interactive généralisée », à cause des interfaces numériques qui nous imposent l’immersion, l’immersion de notre attention dans l’interaction avec un smartphone ou un ordinateur. Dans l’hybridation, cette interaction immersive se mélange avec les autres expériences possibles : « Vivre exclusivement à l’état immersif, dans une ontophanie numérique restrictive, ne peut être qu’un appauvrissement phénoménologique de l’expérience d’exister » (p. 276). Il faut inclure cette interaction à l’ensemble complexe de notre existence, dans laquelle nous pouvons distinguer « l’aura » de certaines expériences incommensurables grâce à l’ontophanie numérique (Vial mentionne la tendresse maternelle, l’intimité amoureuse, la cure psychanalytique). Cependant, l’interaction numérique nous met face aux autres et aux choses. Exister, être-au-monde, conclut Vial :
« c’est également savoir apprécier les instants non humains, les moments de rencontre avec les faits, les occasions de promenade parmi les choses. Vivre, c’est aussi vivre avec les choses et savoir goûter leur aura phénoménologique » (p. 288).
Parties annexes
Notes
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[1]
Milad Douehi, La grande conversion numérique, Éditions du Seuil, 2008 et Pour un humanisme numérique, Éditions du Seuil, 2011.
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[2]
Marcello Vitali-Rosati, S’orienter dans le virtuel, Hermann, 2012.
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[3]
Boris Beaude, Internet : Changer l’espace, changer la société, Fyp éditions, 2012.
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[4]
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2001.
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[5]
François Dagognet, Éloge de l’objet, Vrin, 1989, pages 183-184 (cité ici page 61).
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[6]
Bruno Latour, « A Cautious Prometheus ? A Few Steps Toward a Philosophy of Design (with Special Attention to Peter Sloterdijk », proceedings of the 2008 Annual International Conference of the Design History Society, F. Hackne, J. Glynne & V. Minto (eds), Falmouth, 3-6 September 2009, e-books, Universal Publichers, pages 2-10, en ligne (cité ici page 252).
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[7]
Paul Mathias, Qu’est-ce que l’Internet ?, Vrin, 2009, page 61 (cité ici page 91).
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[8]
Gaston Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Puf, 1965.
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[9]
En gras, la traduction de l’auteur lui-même.
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[10]
Rémy Bourganel, « Setting a Design Culture. Obstacles and Opportunities », présentation lors du WIF 2012, Festival international du design interactif, 29-31 mai 2012, Limoges.