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Contre le réalisme magique[Notice]

  • Nicolas Pernett

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  • Nicolas Pernett

  • Traduction
    Viviane Petit

Le concept de « réalisme magique » fut inventé par le critique Franz Roh en 1925 pour parler des œuvres du post-expressionisme allemand. Quelques années plus tard, en 1948, le vénézuélien Arturo Uslar Pietri rattacha le même concept à la critique littéraire latino-américaine. Finalement, ce concept s'imposa comme règle pour mesurer la fiction de ce côté-ci du monde après que le cubain Alejo Carpentier ait commencé à parler du « réel merveilleux américain » dans son œuvre Le Royaume de ce monde, de 1949, et que Ángel Floréz l'ait diffusé dans une publication de 1954. Bien que les définitions de chacun de ces critiques varient entre elles, la majorité s'accorde à dire que cette manière de s'approcher de la réalité suppose un regard ouvert et dépourvu de retenues rationalistes de la part de l'auteur, qui contemple et façonne le mystérieux et le merveilleux du monde qui l'entoure ; surtout quand – comme le dit Carpentier – le monde exploré est le monde américain, devenu à l'évidence depuis la conquête elle-même du territoire un espace extraordinaire. Dans la littérature latino-américaine, plusieurs auteurs montrèrent un rapprochement avec cette approximation esthétique – bien qu'ils ne s'inscrivirent jamais formellement dans le mouvement du « réalisme magique » – comme Juan Rulfo, Miguel Ángel Asturias et, bien évidemment, le colombien Gabriel García Márquez. Il est probable que les créateurs de Proexport n'aient pas assez pris en compte cette tradition critique quand ils ont décidé de baptiser leur plus récente campagne publicitaire pour stimuler le tourisme : « Colombie, réalisme magique ». Ils ont sûrement pensé qu'ils pourraient se servir du malheureux lieu commun du « réalisme magique » – habituellement attribué à l’œuvre de Gabriel García Márquez – pour vendre un pays plein de papillons jaunes, de demoiselles qui montent au ciel corps et âme ou de pluies de fleurs qui tombent spontanément du ciel. Cet exotisme simpliste est le même qui depuis des siècles a stéréotypé le continent sud-américain comme une terre pittoresque, en dehors de l'histoire et de la modernité ; des natifs aimables et serviables qui accueillent comme des rois les touristes à la peau rouge écrevisse, chargeant sur leurs têtes des corbeilles de fruits. À force de nous définir comme magiques et merveilleux, on nous a infantilisés comme de bons sauvages courant sur des plages paradisiaques, alors que les milieux de la pensée qui définissent le futur économique et politique de la planète appartiennent, évidemment, aux grandes puissances. Et le pire c'est que nous l'avons cru : heureux d'offrir à l'humanité des couleurs, des saveurs et de la musique, tandis que nous attendons avec fierté un petit pourboire de Christophe Colomb pour s'être occupé de son bateau, pendant que lui fait de grandes affaires. A cela s'ajoute le fait que la réitération du « réalisme magique » vide et éculé, associé à une campagne touristique, donne un coup mortel à la littérature du grand maître Gabriel García Márquez, qui, de manière ingrate, semble condamné un peu plus à chaque fois à être vu comme le chantre de « nos merveilles ». Sans aucun doute, dans la littérature de García Márquez, les Caraïbes sont un espace plein de merveilles époustouflantes et d'histoires intenses et profondément humaines, mais, lue plus attentivement, la célèbre « magie » que l'on dit émaner de ses pages nous révèle qu'il est plus question de l’illusionnisme et du mensonge auxquels nous avons été soumis historiquement que d'une raison de fierté. C'est pourquoi, réduire la littérature de Gabriel García Márquez à l'état de brochure promotionnelle la dépouille de sa profonde condition critique et la doterait d'un triste macondisme, …