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Le dernier ouvrage de Rémy Rieffel, au titre accrocheur Révolution numérique, révolution culturelle ? [1], relève un défi qui consiste à penser l’avènement de l’ère du numérique à l’aune d’un double paradigme, celui de la technique et celui des études culturelles. L’idée à la base de ce choix est que le numérique est un milieu au sein duquel les productions culturelles les plus diverses (des jeux vidéo au net art ou encore des réseaux sociaux aux livres électroniques) et des technologies coexistent. Il s’agit de dépasser l’idée selon laquelle, un rapport instrumental existe entre ces deux pôles, la technique n’étant pas uniquement le support de contenus qui pourraient être appréhendés en dehors de toute réflexion sur leurs conditions de production. Penser l’un sans l’autre revient à manquer, selon l’auteur, une partie de ce que le numérique fait à notre culture contemporaine[2]. Faisant ce choix Rieffel propose une analyse sociologique qui lui évite de se focaliser uniquement sur les dernières innovations techniques en date. Évitant d’adopter un point de vue dystopique, il échappe aussi à une approche accentuant les dangers du numérique pour la démocratie et les risques d’une spectacularisation du monde incontrôlée. L’hypothèse avancée en introduction et reprise en conclusion est que le numérique constitue une « véritable rupture, non seulement technologique, mais encore anthropologique et culturelle » (p. 15). Il s’agit d’indiquer que les nouvelles technologies ne constituent pas un nouveau média de masse, au même titre que la télévision à partir du milieu du vingtième siècle, mais bien un ensemble de dispositifs hétérogènes qui affecte « tous les secteurs de l’activité humaine » (p. 262). Si, à l’instar du titre, l’usage de certains termes relève plus du champ lexical de la révolution et/ou de la catastrophe[3], la démonstration est menée avec beaucoup de nuances. L’ouvrage ne prend jamais la forme d’un manifeste, bien qu’il soit parfois prescriptif[4]. Il constitue, en fait, plus une synthèse argumentée des recherches menées actuellement en France[5]. Ainsi, un véritablement mouvement dialectique, jamais véritablement résolu[6], est instauré à chaque chapitre entre les propos tenus par des chercheurs présentés comme enthousiastes et d’autres perçus comme étant plus critiques.
Refusant ainsi toute euphorie techniciste, le chercheur, professeur en information et communication à l’Université Paris 2, insiste sur le rôle d’éléments économiques, socioculturels et générationnels (chapitres 1 et 2). Cela lui permet de poser que le numérique est un marché dans lequel des multinationales sont en concurrence pour attirer l’attention d’usagers toujours plus volatiles. Reprenant un vocable bourdieusien, il indique également que face à cette offre toujours plus importante de services en ligne, les internautes sont foncièrement inégaux. En effet, il explique que les pratiques du numérique « s’enracine[nt] plus profondément dans un contexte économique et culturel, dans des trajectoires individuelles et sociales, dans des représentations qui dominent fortement l’investissement dans les nouvelles technologies » (p. 75). Enfin, il indique que les jeunes se sont approprié le numérique plus rapidement et avec une dextérité supérieure. Ainsi, « les nouvelles technologies numériques apparaissent enfin comme le support d’une culture juvénile fondée sur un mode expressiviste très marqué : on se raconte, on s’amuse, on flâne, on se projette » (p. 111)[7].
L’hypothèse du numérique comme culture est ensuite testée en prenant comme terrain d’étude les usages des réseaux sociaux en particulier (chapitre 3), puis les pratiques créatives des amateurs en ligne en général (chapitre 4). D’une approche en termes d’économie de l’attention, Rieffel passe alors à une étude des modes de conversation et de relation en milieu numérique. Il aborde ainsi la façon dont, entre tyrannie de la visibilité et usages réflexifs du web, des identités numériques à chaque fois singulières se configurent et se reconfigurent au grès des interfaces mobilisées. Il insiste également sur la façon dont les pratiques en ligne conduisent à un brouillage des limites entre producteur culturel et récepteur, si bien que l’on peut souvent parler de co-construction des contenus (ou tout du moins de rapports plus horizontaux que verticaux[8]). Les réseaux de joueurs en ligne, les pratiques d’autodiffusion aussi bien dans le domaine de la musique que de la photographie, la création de logiciels et d’encyclopédies libres sont alors présentés comme constituant autant de cas de l’émergence d’une culture basée sur la collaboration entre paires (sous le regard intéressé des industries de la communication traitant les données ainsi produites). Par la suite, Rieffel cherche à comprendre ce que le numérique fait au monde l’édition et à la lecture (chapitre 5). Observant l’avènement du livre électronique et d’actes de lecture induisant l’effectuation de plusieurs tâches simultanément (multitasking), il indique qu’elle « n’est donc plus simplement le fruit d’un processus linéaire, mais d’une expérience de lecture ouverte, multimodale, en constante reconfiguration » (p. 166-167). Il ouvre ainsi la réflexion à un mode de lecture qui ne soit pas logocentré, mais plurimédiatique. Il y a là les bases d’une inversion – ou tout du moins d’un rééquilibrage – des rapports entre écrit, son et image dans le domaine de l’acquisition des connaissances.
Dans une dernière partie, l’auteur s’intéresse à ce que le numérique fait au journalisme (chapitre 6) et au monde politique (chapitre 7). Il est alors question de la présence des médias traditionnels en ligne, de l’existence de médias d’information dédiés au web (pure player), de portails mis en place par les industries de la communication et enfin du rôle du journalisme citoyen et des blogueurs. L’émergence de nouvelles formes éditoriales (data journalism, par exemple), de nouvelles compétences professionnelles et la nécessité de s’adapter à un nouveau support (réactivité, interactivité, etc.) sont soulignées. Moins positif que dans le cas des réseaux sociaux, Rieffel indique « que les technologies numériques n’ont guère réduit les inégalités culturelles [et sociales] en matière de consommation des nouvelles » (p. 221). Il semble qu’il en va de même dans le domaine de la politique. Sauf exception, les pratiques gouvernementales et les usages du web par les communicants lors des campagnes sont perçus comme n’ayant pas changé en profondeur le rapport au politique des citoyens. L’auteur indique « la technique à elle seule ne peut résoudre ces difficultés d’ordre socioculturel » (p. 231).
Si le rôle du web comme accélérateur et amplificateur des échanges entre individus est souligné, les trois derniers chapitres portent, en fait, plus sur des transformations à l’œuvre dans des champs professionnels (l’édition, le journalisme et le politique). Le rôle des usagers pourtant placé au centre de la première moitié de l’ouvrage s’estompe ; avec lui disparait la présentation d’études de cas finement remises en perspective. La seconde partie de ce livre est donc moins en accord avec l’enjeu énoncé en introduction, comprendre en quoi le numérique correspond à l’émergence d’une culture. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage constitue une synthèse utile des études culturelles portant sur les technologies numériques. En soulignant à chaque fois l’importance de critères sociaux et économiques[9], en plus des dimensions strictement techniques et culturelles, l’auteur invite sans cesse à une conception plus complexe de l’objet analysé.
Parties annexes
Notes
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[1]
Rémy Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle ?, Gallimard, Paris, 2014, 348 p.
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[2]
Le périmètre de l’étude se restreint plutôt au culturel – ce qui est déjà fort conséquent –, qu’à la question de la culture en général.
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[3]
Il est question de l’emprise du numérique (p. 107), du succès foudroyant (p. 114) ou fulgurant de certaines innovations qui « sont en train d’envahir peu à peu tous les secteurs de l’activité humaine » (p. 11).
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[4]
L’idée selon laquelle il y aurait un bon usage du numérique est sous-jacente à certains conclusions intermédiaires.
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[5]
Rieffel indique en introduction vouloir « préciser ce que l’on sait aujourd’hui de l’influence du numérique sur les individus que nous sommes et, avec toutes les précautions qui s’imposent, procéder à un premier bilan en la matière » (p. 16). Les principales références sont Philippe Bouquillon, Dominique Cardon, Patrice Flichy, Fabien Granjon et Josiane Jouët. L’auteur renvoie également aux travaux de Michel Foucault et Michel de Certeau. L’absence de références nord-américaines, à l’exception d’Henry Jenkins sur le rôle des fans, est à noter.
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[6]
La dernière phrase de l’ouvrage est symptomatique de cette tendance, « ni Dieu, ni diable, le numérique constitue simultanément une force d’émancipation et de domination ; il demeure en tout cas à l’heure actuelle une promesse et un défi » (p. 269).
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[7]
Il est à noter que cette sous-partie est sensiblement plus faible que le reste de l’ouvrage, la catégorie « jeunesse » se substituant aux critères socioculturels et économiques précédemment énoncés, sans que cela soit véritablement appuyé sur des études de cas concrètes. On notera à titre d’exemple la phrase suivante, qui laisse un peu songeur, « la jeunesse correspond à une période de la vie où l’on recherche avant tout les contacts avec les autres et où l’on ressent le besoin d’être reconnu en priorité par ses amis et ses camarades » (p. 108).
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[8]
Le principe est notamment que « la circulation intermédiatique modifie les modalités d’appropriation des œuvres par le(s) public(s) et transforme leur signification originelle (…) ([ce qui] est en train de déligitimer ou du moins de marginaliser progressivement la culture traditionnelle » (p. 149).
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[9]
Rieffel aborde également en une sous-partie les recherches dans le domaine des sciences cognitives et des neurosciences.