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Si le métier politique s’est d’abord construit sur un modèle masculin[1], l’accès des femmes aux fonctions politiques a questionné le fonctionnement du champ politique sans pour autant pouvoir le modifier[2]. Sous l’effet des politiques européennes, le bicentenaire de la Révolution française a été l’occasion, chez les universitaires féministes mais aussi dans des cercles militants, d’interroger ce paradoxe français[3] : celui de la faiblesse des femmes dans les instances représentatives du pays des droits de l’Homme. Dans un contexte de crise de la représentation, ces réflexions sont portées dans les medias à la fin des années quatre-vingt-dix et aboutissent à l’élaboration puis au vote de la loi dite « de la parité »[4]. Les recherches menées sur la parité se sont attachées à montrer comment les nouvelles entrantes ont mobilisé certaines ressources pour s’insérer dans le champ politique[5], comment le genre structure la représentation et la présentation des candidates[6], ou comment le débat s’est imposé[7] et dans quels termes[8]. L’articulation des temps sociaux a également fait l’objet de recherches[9].

Prolongeant ces réflexions, cet article s’interroge sur les effets du genre dans les pratiques municipales des élues d’une ville moyenne. En déplaçant la focale du fonctionnement du champ politique à l’articulation des rapports sociaux de sexes, cet article interroge les effets du genre et de la loi sur la parité sur le militantisme politique au sein de la municipalité de cette commune[10].

Ce que l’enquête fait aux enquêtées

C’est à l’occasion d’un stage de terrain réalisé dans le cadre d’un DEA que cette enquête dans une « ville moyenne » a été conduite[11]. Cette commune avait deux caractéristiques intéressantes pour travailler sur la parité. Tout d’abord, c’est une ville paritaire dans son exécutif[12]. En 2001, le maire avait nommé cinq adjoints et six adjointes à la tête de la mairie[13]. En revanche, les conseillers municipaux étaient majoritairement des hommes. Deuxièmement, lors des municipales de 2001, la configuration électorale était marquée par la fin du règne d’une figure de la vie politique locale et nationale[14]. On pouvait supposer que la loi et cette configuration locale allaient faire émerger de nouvelles actrices dans l’arène politique locale. A l’issue du scrutin, la nouvelle équipe municipale qui porte les couleurs de la « gauche plurielle » est féminisée. Le moment de l’enquête se situe après une campagne municipale où les candidates sollicitées à l’occasion de la loi sur la parité sont présentées comme des « profanes » devant acquérir des compétences et ignorant les règles du jeu politique. A ce moment-là, les élues semblent trouver peu à peu leurs marques[15].

L’enquête s’inscrivait dans le prolongement de travaux initiés en 2001 par Eric Fassin, Eléonore Lépinard, Julie Labarthe et Stéphane Latté sur la campagne municipale des élections des 11 et 18 mars 2001[16]. Une première observation du fonctionnement municipal s’est déroulée en décembre 2001. L’observation des élus et le chronométrage du temps de parole nous ont permis de mettre en évidence des pratiques qui sont invisibles lors des entretiens. Parallèlement, les entretiens ont été menés de façon conjointe avec Lucie Bargel et Eric Fassin. Puis, nous sommes retournées à plusieurs reprises faire d’autres entretiens et assister aux conseils municipaux en janvier 2002. L’enquête a été poursuivie par Lucie Bargel, Stéphane Latté et Eric Fassin jusqu’en 2005.

Ces notes ont été complétées par l’observation rigoureuse et complète du conseil municipal du 31 janvier 2002, fortement marqué par l’approche des législatives. A la suite du conseil municipal nous avons fait deux entretiens, l’un avec une conseillère municipale de la majorité, l’autre avec une conseillère de l’opposition. Le pot de la fin de conseil fut également riche d’enseignements. Ce fut l’occasion de rencontrer les élus dans un cadre moins formel, d’observer les interactions et liens entre les élus hors du cadre institutionnel du conseil. Enfin, le repas des adjointes et des conseillères de la majorité a été la dernière étape de la récolte des matériaux d’enquête. Les personnes interrogées sont essentiellement des femmes, 12 femmes et 4 hommes. Elles sont toutes élues à la municipalité, dans la majorité ou l’opposition, sauf la compagne d’un élu Vert, ancienne candidate aux précédentes municipales, et le directeur des services. Le corpus regroupe donc 11 élues, une ancienne candidate et le témoignage de deux élus. L’enquête qualitative a été complétée par un petit questionnaire envoyé à tous les élus municipaux, hommes et femmes. Sur 38 questionnaires, 18 ont été reçus mais ils n’ont pas été exploités dans cet article.

Durant cette recherche, les effets de l’enquête sur le terrain lui-même ont été importants[17]. La thématique choisie et les questions posées lors des entretiens ont eu des effets à la fois dans la formulation des enquêtées, dans la mise en lumière d’une perspective féministe mais aussi dans la dimension genrée de certains phénomènes. Si l’équipe scientifique du projet collectif était mixte, le travail de terrain accompli en 2001-2002 a été principalement réalisé par des étudiantes encadrées par un enseignant. Le sexe des enquêtrices a été un élément important dans la construction de la relation avec les enquêtées, ce dont témoignent les propos de certaines d’entre elles lors des entretiens. L’affichage d’une dimension féministe dans la plupart des entretiens conjuguée à une prise à partie des enquêtrices est à ce titre révélateur. La dynamique de rapprochements des élues dans le cadre d’un « groupe femme » a sans doute été nourrie par ce travail de recherche[18]. En témoigne également le regard distancié que peuvent porter les enquêtées plusieurs années après face à d’autres enquêteurs[19].

Entrées en politique à l’heure de la parité : la disponibilité comme ressource genrée

Briguer un mandat signifie pour les candidates de la parité d’entrer dans le champ politique avec toutes les contraintes que l’organisation sociale fait peser sur elles[20]. Si on peut envisager le champ politique comme un espace relativement autonomisé pour les hommes, qui ne sont pas contraints par la prise en charge des tâches domestiques, les femmes que nous avons interrogées ne pensent pas ce champ comme un espace entièrement déconnecté de leur vie familiale et domestique[21]. En effet, les charges domestiques qui incombent encore majoritairement aux femmes, empêchent l’accumulation de certaines ressources dans le champ politique et superposent les activités politiques à la double journée de travail. Le temps est vécu comme condensé pour la plupart des élues qui travaillent et ont l’impression de faire une « triple journée ». La conciliation rend alors nécessaire une gestion du temps stricte ayant aussi des conséquences sur l’organisation au sein de la municipalité. La perception de ces rôles conduit les élues à se représenter le cumul des tâches par analogie à la double journée, la triple journée[22]. Discours convenu face à un auditoire féminin ou réelle difficulté à cumuler les rôles ? La triple journée est un thème revenu régulièrement dans les entretiens. Seules deux élues ne se sont pas plaintes du cumul. L’une se présentait comme une femme au foyer, l’autre comme enseignante et « professionnelle politique » mais qui ne se pense pas comme une femme politique : son expérience l’a peu confrontée aux rapports sociaux de sexe et le féminisme n’est pas pour elle un enjeu pertinent de mobilisation.

Cependant, dans les ressources dont disposent les élus pour entrer et se maintenir dans la carrière politique, la disponibilité est, d’après M. Paoletti, « le capital féminin le plus précieux »[23]. De ce fait, dans les trajectoires de vie des enquêtées, le choix du moment des premières candidatures politiques est lié non seulement à la parité mais aussi à la perspective de disposer de temps pour soi -le départ des enfants du domicile parental ou la mise en retraite - qui mettent en lumière le rôle du genre : ces éléments-là ne sont pas évoqués par les hommes dans les entretiens pour expliquer leur entrée dans l’arène politique municipale.

L’impact de la charge des enfants dans l’explication du plafond de verre en politique a depuis longtemps été souligné[24]. Le départ des enfants est présenté dans un des entretiens comme un moment de rupture dans l’équilibre domestique. Si la plupart des élues encore en activité n’y voient pas l’occasion première pour briguer les mandats, il reste néanmoins une opportunité pour celles qui n’ont pas eu de profession et ont consacré leur vie à les élever. C’est le cas de cette adjointe qui avait milité dans une association tout en se disant sans profession alors qu’elle était la secrétaire de son mari :

« Enfin jusqu’à présent je m’étais occupée de mon mari et de mes enfants, et maintenant, je m’occupe de moi. Mes enfants sont grands. D’ailleurs […], peut-être que si j’avais eu la possibilité je l’aurais fait un peu avant mais ça aurait été beaucoup trop contraignant. Je sais pas si j’aurais continué parce […] j’ai trois enfants et... quand je vois comme on est pris... le... l’investissement que ça demande, je ne sais pas si j’aurais été capable de choisir […]. Mon troisième enfant, le dernier, est parti en fac l’année dernière.[25] »

L’activité politique est présentée ici comme une façon de s’occuper de soi. Cette élue se définit dans l’entretien réalisé par les enquêtrices comme une femme au foyer. Elle occupait pourtant une fonction professionnelle dans le cabinet médical de son mari. Celle-ci est présentée comme l’extension d’un devoir domestique assumé au même titre que la charge des enfants. Dans ce schéma, le départ des enfants entraîne une remise en cause de sa fonction, de son statut de mère et d’éducatrice comme élément d’identité sociale en même temps qu’il rend possible un engagement en dehors du cadre domestique (soin des enfants ou aide du conjoint).

Autre déclinaison de la disponibilité, la rupture conjugale est évoquée par deux adjointes. L’exemple le plus frappant est celui d’une adjointe, que la notoriété du conjoint empêchait de militer et d’assumer ses opinions politiques. C’est à l’occasion du départ de son mari qu’elle dit pouvoir enfin prendre sa carte au parti socialiste, après avoir mis en sommeil son engagement pendant les années de son mariage avec son mari, une personnalité importante de la ville.

« Entre-temps, j’ai arrêté la politique, parce que, en fait, il était hors de question que je m’affiche... je ne sais pas si c’était le hasard, mais il [mon mari] choisissait toujours une ville où c’était la droite qui dirigeait. Comme c’était eux qui donnaient les subventions du club, donc j’ai patienté... »[26]

Témoignant de son pragmatisme et de sa volonté de seconder son mari dans sa carrière professionnelle, endossant alors un rôle plutôt traditionnel du point de vue conjugal, elle remet à plus tard son engagement. Le moment du départ de son mari pour son pays d’origine coïncide avec la mise en application de la loi sur la parité.

Ce concours de circonstance est mis en avant dans lors de l’entretien qui eu lieu durant la campagne mais, fait intéressant, pas dans celui qui eut lieu en décembre 2001[27]. Cependant, cette même élue répond dans le questionnaire de mars 2002 à la question sur la réaction de son partenaire lors après son élection qu’ « il a fait le choix de quitter le domicile ». Elle a divorcé semble-t-il peu après son élection pour reprendre son nom de jeune fille et revendiquer une identité nouvelle. De « femme de » elle met en avant sa confession. Elle ne mentionnait pas cette identité religieuse lors de la compagne municipale de mars 2001. Toutefois, si l’élection est bien comprise ici comme l’aboutissement d’un processus d’autonomisation, il ne faut pas oublier qu’au moment de la campagne, cette même élue jouait du prestige de son mari. Etre la « femme de » lui a permis aussi de se faire connaître pour pouvoir ensuite se faire un nom, et reprendre le sien. Cette trajectoire met en évidence l’interaction dans l’enquête entre les enquêteurs et les enquêtées. A travers ce cas, c’est aussi le double registre d’interprétation du genre, scientifique et social, qui peut être mis en évidence[28].

Dernier élément qui libère du temps disponible pour l’activité militante : la perspective de la retraite. L’approche de la retraite pour les femmes élues est un moment marqué par un renouveau des formes d’engagement. Quand on pose la question du rôle du départ de sa fille dans son militantisme au sein de la liste d’opposition, cette conseillère d’opposition minore celui-ci. Elle militait avant dans le secteur de la mutualité. Le départ de son enfant - qui coïncidait avec l’application de la loi - n’a donc pas changé l’investissement du temps militant, mais la nature de celui-ci. En revanche, le départ à la retraite se précisant lui permet d’entrevoir la possibilité de gérer son temps :

« Ce qui a joué un rôle, en revanche c’est que je pars à la retraite, là, j’ai 60 ans. Donc c’est en juin, j’arrête en juin le travail, donc c’est important. Ça c’est une donnée importante pour aller au Conseil. »[29]

Cette plus grande disponibilité lors de la retraite est également mise en avant par la première adjointe qui ne s’est pas engagée tout de suite après le départ de ses enfants mais qui a attendu d’être à la retraite, encouragée par son mari qui dans un premier temps craignait de la voir inactive.

Ces différentes facteurs qui concourent à rendre les élus plus disponibles pour l’activité politique semblent - dans les discours des enquêtés - être évoqués principalement par les femmes. Ils reflètent une perception genrée des temporalités qui résulte à la fois de l’inégalité de la prise en charge des activités domestiques, mais aussi, dans le cadre de cette enquête, des effets de la problématique de recherche sur les enquêtées elles-mêmes.

Le métier qui rentre : les effets du genre sur la prise de parole au conseil municipal

La mixité ne passe pas nécessairement par le partage des pouvoirs, en l’occurrence l’égal accès à cette « ressource » clef lors du conseil municipal qu’est la parole[30]. En examinant avec attention le déroulement d’un conseil municipal, on a pu observer une inégale répartition de la prise de parole qui semble confirmer l’inégalité entre les hommes et les femmes dans l’accès aux ressources dans le champ politique. Rien de surprenant au fait que les femmes ont pris la parole durant 57 minutes au total sur 4 heures 22 minutes qu’a duré le conseil municipal. Elles sont 8 sur les 19 femmes siégeant au Conseil à être intervenues lors du conseil municipal du 31 janvier 2002. Elles ont pris la parole 51 fois, la majorité de ces interventions étaient comprises entre 2 secondes et 1 minute. Alors que les élues ont l’impression qu’on entend plus les femmes de l’opposition, celles-ci ne sont intervenues que 24 fois. Les interventions plus longues consistaient simplement en une lecture de liste pour le vote.

Dans cette distribution inégalitaire de la parole le maire semble jouer un rôle important, comme le rapporte une élue :

« Je ne sais pas si vous avez remarqué hier au conseil, ça me choque et un jour je l’ai dit au maire. Ça me choque l’attitude qu’il a vis à vis des femmes de l’opposition. Il les interrompt, il minimise leurs propos. Et ça, c’est insupportable. Même si ces femmes elles ne me font pas de cadeaux, parce qu’elles me l’ont déjà montré enfin moi certaines, c’est les premières à monter au créneau dans les premiers conseils municipaux […]. C’est vrai que je suis parfois en opposition avec lui mais jusqu’à présent, je ne l’ai pas exprimé. »[31]

Même si l’attitude du maire choque la plupart des élues que nous avons interrogées, les femmes appartenant ou apparentées à la formation politique du maire préfèrent ne pas s’exprimer là-dessus : « Non, on est tous sur le même pied d’égalité, il n’y a aucun problème, on a un maire de ce côté-là qui ne pose aucun problème[32] ».

L’organisation de l’espace ne facilite pas davantage la prise de parole aux nouveaux entrants peu rodés à la joute oratoire. Cette élue avance une explication des difficultés qu’ont les femmes pour intervenir dans cette configuration politique et spatiale :

« 1) je pense que c’est un positionnement politique ; 2) qu’elles sont pas préparées, qu’elles sont toutes nouvelles ; 3) que c’est très très difficile avec cette espèce de vide absolu dans lequel on tombe, sur ce tapis à machins, à fleurs, là devant nous, on a une configuration […] qui est épouvantable, pour parler... »[33].

En effet, outre la disposition spatiale de la salle avec un grand vide séparant les élus, les places ne sont pas équipées de micros à l’époque de l’observation. Il est donc physiquement difficile de se faire entendre, ce qui est le cas de la plupart des élues femmes mais aussi d’un élu homme, entré au Conseil municipal à la faveur du rassemblement de la gauche plurielle. Une élue cependant dit ne pas être dérangée par l’absence de micros, mobilisant alors son identité de genre pour se distinguer des hommes et se faire entendre[34].

Certaines enquêtées mentionnent aussi le fait que les femmes sont plus souvent « envoyées au casse-pipe »[35]. Quand les élues prennent la parole, certaines novices le font parce que les hommes ne veulent pas monter au créneau. C’est le cas de cette élue lors du vote de la subvention au club de sport de la ville :

« J’étais celle qui intervenait là-dessus parce que aucun des trois autres, parce que ils sont copains, ils connaissent. Donc moi j’étais en toute liberté. Donc j’ai pris la parole, téléguidée. Bon j’étais la seule qui pouvait la prendre sur un sujet que je ne maîtrisais pas parfaitement. J’ai été très polie, très courtoise, en disant bon, que c’était pas la personne et que je m’étonnais, que je voulais pas faire un procès, ça a été un tollé […]. Je me suis sentie complètement isolée. Pas de relais du groupe. Alors ça je le leur ai beaucoup reproché. »[36]

Cette élue est intervenue, sachant que les autres refusaient en raison de leurs liens personnels avec l’adjointe qui était l’objet de la question. Elle déplore non pas le fait d’avoir été utilisée mais le manque de solidarité de l’équipe quand elle fut en difficulté lors du conseil municipal du mois de décembre 2001. Ici, le caractère de novice - plus que de profane[37] - redouble l’effet du genre. L’apprentissage des règles du jeu se fait aussi par ces confrontations, ces épreuves de force qui éprouvent la capacité de la novice à intervenir dans l’arène municipale. Ce type d’intervention se distingue de la répartition sexuée des thèmes d’intervention - liée d’une part au poste de chacune dans la municipalité mais aussi au caractère genré de la prise de parole :

« Et on aurait tendance sûrement, les femmes, à être un petit peu la p’tite voix, choses qui peuvent pas être dites par un homme. Et dans notre groupe comme ailleurs, hein. C’est-à-dire les sujets qui sont en marge, qui posent problème, c’est peut-être aussi un peu ça »[38]

L’élue qui tient ce propos a eu plusieurs mandats au Conseil général et jouait sur le registre du féminin complémentaire du masculin pour imposer sa voix.

Les entretiens viennent éclairer les effets liés au genre et les distinguer d’autres facteurs qui peuvent contribuer à l’inégal accès à la parole : le type d’argument sur lequel l’élu intervient, l’ancienneté au conseil municipal, plus généralement la familiarité avec les règles tacites et explicites du fonctionnement du jeu politique local. Ainsi, l’apparente difficulté pour les femmes de la majorité de prendre des positions politiques en conseil municipal tient au fait que les différends sont désamorcés lors des réunions de la gauche plurielle préparatoires au conseil. Cette arène de déroulement des conflits internes à la majorité est invisible pour le profane, ce dont témoigne cette élue rompue à la politique locale :

« C’est une chose que je peinais à comprendre dans le temps, quand j’étais dans l’opposition, je me disais mais c’est pas possible, toutes ces femmes là elles disent rien, moi... ce serait moi, je dirais ci, je dirais ça. Mais faut penser qu’on a toutes ces réunions préalables avant, où on a exprimé toutes ces divergences. »[39].

Du coup, les élues majoritaires n’ont « rien à dire », tandis que leurs homologues masculins peuvent mettre en scène leurs désaccords politiques.

Le fonctionnement des institutions n’échappe pas à celles qui ont déjà accédé à des mandats locaux. Les élus de la majorité désamorcent les conflits lors des réunions de municipalité. Les élus de l’opposition, qui n’avaient pas ces arènes invisibles où les conflits se désamorcent, ont une marge de manœuvre plus grande pour intervenir. Notamment les femmes. Ainsi que l’exprime une élue :

« c’est un rôle toujours un peu privilégié d’être dans l’opposition comme je le suis au Conseil Général en ce moment. Je suis la seule femme également dans l’opposition au Conseil Général. Ça permet de s’exprimer beaucoup plus facilement que quand on est dans la majorité »[40]

Quand les femmes de l’opposition s’expriment, elles mettent souvent la majorité en difficulté, jouant leur rôle d’opposante et mettant à l’arrière plan le registre de la « féminité » (associée à la pacification, à la douceur etc.). L’intervention vue par une élue de la majorité montre qu’elles peuvent être tout aussi incisives que les hommes :

« Moi je pense, vous avez assisté au conseil municipal hier, je pense que là on a vraiment affaire à des personnes - femmes, si on parle femmes - très politiques... et donc les questions abordées sont toujours plus ou moins incisives, avec une idée de nous mettre en difficulté. »[41]

Elle reproche aux femmes de l’opposition d’être « politiques », d’être « incisives » contrairement à elle, qui, seule femme de l’opposition durant le précédent mandat, voulait « aider les gens ». Cette élue qui se dit « ne pas être politique du tout » nuance l’idée d’incompétence des nouvelles entrantes qui ne parviendraient pas à maîtriser les règles du jeu dans le champ politique. Au contraire, elles sont capables d’intervenir sur des questions techniques et des débats politiques de fond ; en revanche, les règles implicites échappent à ces « profanes »[42].

En outre, s’il est vrai que les hommes détiennent les trois quart du temps de parole, il faut toutefois se garder d’en tirer des conclusions hâtives sur le musellement des femmes au conseil municipal. Tout d’abord, le maire est un homme, il anime la séance et de fait parle plus que les autres. Il est intervenu 116 fois lors du conseil, presqu’autant que les autres hommes su conseil réunis (126 fois). Bien que les hommes interviennent presque trois fois plus que les femmes, cela relativise quelque peu les inégalités liées uniquement au genre. Chez les hommes en effet, la parole est concentrée entre 10 personnes, soit 43,4% des hommes, maire compris ce qui correspond à peu près au pourcentage de femmes s’étant exprimées ce soir là (42,1%).

Le caractère de novice joue ici tout autant que le genre pour expliquer la répartition du temps de parole. Cette observation rejoint ainsi celle faite dans d’autres assemblées locales sur ceci que le genre est un facteur structurant mais non exclusif de la prise de parole dans les assemblées politiques.

Ce travail d’enquête limité dans l’espace et dans le temps ne permet pas d’établir des généralités sur les effets de « la loi sur la parité » dans la remise en cause du fonctionnement du champ politique et des rapports sociaux de sexes. Il permet cependant de tester la variable du genre comme facteur explicatif des positions des unes et des autres dans l’arène municipale de cette localité. Il permet de montrer que, si l’observation de la réalité empirique empêche tout isolement d’un facteur privilégié lorsqu’elle n’est pas confrontée à une comparaison, le genre reste un élément discriminant dans l’accès aux ressources que les acteurs mobilisent dans le champ politique.