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Une élection est l’occasion de réviser le pacte social. Celle de 2017 vient en France après une décennie de faible croissance économique qui n’a permis de réduire ni le chômage ni la dette publique. L’économie allemande a bénéficié d’une parité monétaire favorable à ses exportations mondiales, les gouvernements français ont profité de l’euro pour financer la dette à moindre coût et maintenir les emplois publics. Cependant, la réduction de la mobilité sociale qui va de pair avec le vieillissement relatif de la population, la concentration territoriale des difficultés sociales et la pression financière que les « dépenses contraintes » font peser sur la majorité des foyers renforcent le désenchantement du monde thématisé voici un siècle par Max Weber[1]. Une pauvreté durable pour beaucoup et un monde social marqué pour la plupart par l’emprise des données que nous consommons et émettons par tous les canaux d’information, et qui augmentent en permanence l’inquiétude de l’avenir. Tout nous incite à tenir les biens immatériels qui sont au cœur du social pour des instances pratiquement automatisées et garanties, et à limiter notre information à ce qui vient confirmer nos croyances. Dans une démocratie tenue pour un service, le vote exprime une réclamation privée autant qu’un engagement civique.

Le vote dit un attachement à des ensembles plus larges que nos simples rapports de voisinage. L’écart entre notre existence sociale et nos espoirs déçus nourrit partout la conscience de l’indifférence des puissants aux situations injustes que les mutations économiques laissent se développer. La mondialisation fragilise les régulations issues des politiques de reconstruction de l’Europe après 1945, principalement portées par les partis de gauche et les solidarités de la Résistance. Une partie de la population, et souvent la plus vulnérable, se montre prête à soutenir des discours politiques nationalistes et isolationnistes absurdes, oubliant ou ignorant que les droites réactionnaires furent associées à des idéologies meurtrières et non aux efforts de promotion sociale. Les candidats qui ont réussi une percée lors de cette élection se sont affranchis des appareils traditionnels.

Gros temps sur la République

Recueillant plus de suffrages que chacun des autres candidats sauf Emmanuel Macron, Marine Le Pen perturbe gravement le jeu des institutions. Il n’est pas acceptable de voir Marine Le Pen soutenue par 30 % des électeurs du quart nord-est de la France et de son pourtour méditerranéen. On se prend à rêver : dans ces régions, l’électorat qui s’est porté sur la candidature de Jean-Luc Mélenchon, tout aussi peu enclin au libéralisme, donne une majorité à une France protestataire. La France atlantique et les centres-villes résistent au Front national, mais sa base y augmente aussi et ces territoires atlantiques sont ceux où, avec la Seine-Saint-Denis, La France insoumise obtient ses meilleurs scores. La France insoumise retire au Front national le monopole du vote populaire, ce qui est une bonne nouvelle démocratique – mais on ne peut que s’effrayer de l’implantation du FN dans des milliers de communes partout en France et de sa domination relative dans la moitié des départements.

Marine Le Pen alterne les provocations xénophobes et une posture soi-disant responsable. Cette élection a aussi pour enjeu de mettre un terme à sa prétention à représenter les Français en jouant sur des représentations qui ne peuvent que dresser les uns contre les autres. Son bilan de second tour marquera-t-il un seuil lui permettant de capter durablement un quart de l’électorat, ou bien son succès sera-t-il suivi de la perte plus ou moins rapide de sa crédibilité ? Elle incarne l’esprit de revanche sur l’universalisme républicain d’une frange réactionnaire de l’opinion prête à instrumentaliser la désaffiliation au service d’une entreprise de division des Français sous le fallacieux prétexte de défendre la France. Sa simple présence au second tour insulte tout ce qui identifie l’histoire de ce pays à un creuset séculaire d’accueil et de tolérance. Marine Le Pen produit un pénible spectacle aux techniques éculées et dont le ressort peut se briser rapidement. Après avoir prétendu revenir sur la responsabilité française dans l’arrestation et la déportation des Juifs sous l’Occupation[2] et revendiqué l’inflexibilité de Richelieu à l’égard du réduit protestant de La Rochelle[3], elle tient des propos affolants sur l’euro... et déclame sans peut-être même le savoir un discours plagié sur un texte emprunté à l’équipe de François Fillon[4]. Ses thèmes de campagne et ses méthodes ne peuvent rallier que des électeurs marqués par une terrible vindicte contre les institutions et ceux qui les incarnent, avec leurs compétences et leurs limites. Que 20 % des électeurs inscrits aient choisi en conscience son bulletin signe l’échec de cinquante ans de politique dans l’un des pays dont la population est la mieux dotée de la planète. Et puisque les lieux les plus métissés et les plus ouverts du pays sont ceux où le Front national fait ses moins bons scores, ce vote est le cri d’une France désaffiliée et perdue au sein des transformations en cours.

Le succès des anti-Européens parmi les candidats, notamment la montée en puissance du discours de Jean-Luc Mélenchon, accrédite cependant la perception d’une guerre sociale menée par les riches contre les jeunes et les pauvres. Cela rend plus difficile la mise en œuvre de solutions consensuelles. Candidat il y a cinq ans, Jean-Luc Mélenchon avait déjà créé beaucoup d’attente parmi les jeunes qui, séduits par son discours pédagogique sur la politique comme elle devrait être, ne voteraient pour personne d’autre. Cet effet s’est considérablement renforcé. Mais comment, en plein Brexit, ses positions protectionnistes en matière économique et européenne auraient-elles créé un rapport de force sans attiser les divisions latentes au sein de l’Union européenne, au détriment de la crédibilité européenne et de celle de la France ? Jean-Luc Mélenchon pourrait avoir le rôle très positif du « bon opposant » à Macron, obligeant celui-ci à ne pas se laisser piéger par les patrons conservateurs. S’en tenir à une attitude radicalement antimondialiste rendra inopérante sa critique et inaudibles ses électeurs[5].

S’agissant d’Emmanuel Macron, sa capacité à mener une campagne relève d’une guerre éclair inspirée par quelques convictions fortes, occupant le terrain délaissé du projet européen et de la générosité responsable, et cautérisant le sentiment d’impuissance trop longtemps macéré des militants des partis traditionnels. Si Macron est la réponse au défi lancé par le Front national, il en est aussi le bénéficiaire : la popularité de Marine Le Pen empêche la droite parlementaire d’accéder au second tour, tout comme ses mauvais reports ont fait battre Sarkozy en 2012. Le FN a radicalisé la droite qui a désinvesti l’espace du centre sans lequel on ne peut guère être élu. Avoir su capter le centre fit le succès de Nicolas Sarkozy en 2007 et celui de François Hollande en 2012. Nous vérifions ce qu'a théorisé François Mitterrand : l’impossibilité pour la droite de vaincre le Front national en l’absence d’un candidat très fédérateur. Le pari gagné d’Emmanuel Macron – se présenter hors des partis sans mépriser les institutions – aidé sur ce point par la mobilisation autour de Jean-Luc Mélenchon et le naufrage de la campagne droitière de François Fillon, ouvre sur une nouvelle phase de la vie institutionnelle française. C’est pourquoi il est surprenant que Macron n’ait à aucun moment tenté de définir sa position intellectuelle pendant le débat d’entre-deux-tours. En répondant sur le fond à Marine Le Pen qui ironisait sur ses « amis socialistes » ou son « ultralibéralisme », il pouvait aisément se distancier de tout étatisme bureaucratique et revendiquer la place des fonctionnaires et des budgets publics pour indiquer la voie qu’il a choisie – et ceci d’autant plus aisément qu’il en avait parlé clairement lors de sa visite le 16 mars à Berlin[6]. Quelques phrases sur cette tonalité pouvaient rallier des électeurs indécis avant le second tour, il ne les a pas prononcées. Pragmatique plus qu’idéologue, cette omission se relie bien à sa trajectoire « hors parti » : le succès partisan passant par une rhétorique flatteuse pour les militants, ce n’est pas son genre. Mais cela porte en germe des incompréhensions et des blocages.

Mobilisations, territoires : le pacte républicain écorné

Les responsabilités qui vont peser sur cette présidence sont considérables : l’esprit républicain veut qu’Emmanuel Macron obtienne aux législatives les moyens de gouverner. Droite et gauche l’accusent d’être un économiste opportuniste, mais leurs divisions seules le firent gagner. De fait, le « socle démocratique » en France s’est progressivement réduit. Seule une minorité se sent solidaire d’une politique européenne et d’une société ouverte et de progrès, ce qui rend la politique française illisible depuis des années et attise les divisions et les égoïsmes.

Solidarisme et personnalisme

Victoire en trompe-l’œil donc que celle de Macron ? Une part de la réponse viendra nécessairement de l’homme Emmanuel Macron. Son discours de remerciement du 23 avril nous laisse sur notre faim : profondément ému, le candidat déclama avec quelque peine un texte très écrit indiquant brièvement son horizon[7]. On y retrouve des éléments renvoyant classiquement à la solidarité humaniste : un mot revient avec insistance, celui de visage : il s’agit autant du visage de la France que de celui de l’avenir et des visages nouveaux qui l’incarneront, et, en conclusion du discours, du « visage du renouveau, visage de l’espoir français ». Connoté d’humanisme philosophique, ce terme renvoie à la responsabilité personnelle et doit indiquer que, dans la foule de ses concitoyens, Emmanuel Macron entend distinguer chacun.

Même s’il lui revient de choisir ses alliances d’après-législatives, il risque d’être pris entre une droite conservatrice et une gauche dogmatique. Le Parti socialiste démoralisé s’est divisé entre ses élus de base arc-boutés sur une demande de protection étatique et ses élus des grandes villes, souvent des notables humanistes, qui se voient principalement en entrepreneurs publics et en caciques régionaux. Les notables se sont tournés vers Macron, qui a approché les entreprises et a le courage de se dire pro-européen : le vote des métropoles a plébiscité ce discours. Pour la gauche, la leçon est rude. Additionnés, les scores de Benoît Hamon et de Jean-Luc Mélenchon dépassent celui d’Emmanuel Macron, mais leurs projets restaient incompatibles, outre qu’une candidature unique aurait sombré dans le discrédit du hollandisme. La discorde interne au Parti socialiste suffit donc à expliquer l’échec électoral des deux champions de gauche[8].

La carte électorale du pays s’est transformée, effaçant ce qui restait de l’hégémonie du Parti socialiste et sa place centrale dans les régions. Aux marges des centres-villes gentrifiés, les votes se portent avec puissance vers les tribuns protestataires, la France insoumise retrouvant pour une part la carte ancienne du radicalisme laïc, des socialistes déchristianisés et du syndicalisme communiste (Sud-Ouest, Bretagne, région parisienne), tandis que le Front national prospère aux régions frontalières et dans un Grand Est et un Sud-Est marqués par la désindustrialisation, le chômage des jeunes non diplômés et la difficulté à se situer dans la concurrence internationale[9]. Les aires urbaines les plus denses ont voté pour Macron ou Mélenchon, ce qu’indiquent les cartes déformées en fonction du peuplement.

Fig. 1

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Fig. 2

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En Bourgogne, par exemple, nombre de petites communes prospères ont viré vers le Front national, tandis qu’elles étaient marquées jusqu’alors par un conservatisme bon teint. La même remarque vaut pour nombre de terroirs plus ou moins isolés. En Savoie, par exemple, la progression du vote en faveur de Marine Le Pen est sensible près d’Albertville, mais il faut descendre au niveau du détail des communes : le score du FN est particulièrement fort dans une commune marquée de longue date par le traditionalisme religieux et par une économie partagée entre la production laitière et le tourisme. Ici, le FN est plébiscité au nom de la défense des valeurs héritées et de la défiance face aux métropoles, sans doute également en raison du poids des taxes sur l’activité touristique et les locations saisonnières. Non loin de là, une autre commune abrite une centrale électrique et quelques entreprises industrielles – l’une est spécialisée dans l’élevage et l’exportation d’appâts vivants pour la pêche : le vote en faveur de Macron et de Mélenchon y est plus fort. Et de l’autre côté d’un col, les communes qui se rapprochent de la Haute-Savoie ont maintenu leur confiance à la droite républicaine, malgré les faiblesses de son candidat qui a réalisé à Annecy l’un de ses meilleurs scores. Toutes proportions gardées, les mêmes constats vaudraient pour la Bretagne où Rennes a massivement basculé vers Macron, tandis que les Monts d’Arrée, marqués par la Résistance communiste, ont donné à Jean-Luc Mélenchon un résultat spectaculaire – certes sur une population réduite. Les communes dont l’économie dépend des investissements militaires donnent une plus forte représentation au Front national, ce qui n’est pas le cas là où gaullisme et socialisme formaient les deux groupes les plus consistants. En Normandie, la presse a noté comment Le Havre a penché pour Mélenchon après avoir élu un maire de droite : cette apparente résurgence d’un vote communiste longtemps dominant exprime peut-être le sentiment d’un déclassement qui voit le FN se renforcer ailleurs en Seine-Maritime. En va-t-il de même à Evry où Mélenchon obtient plus de 30% dans la commune qui lança la carrière politique de Manuel Valls rallié à Macron ?

Cette élection est donc un avertissement sévère. Chacun y est allé de son explication face à la fin d’un cycle générationnel et institutionnel parfaitement anticipé par les enquêtes d’opinion. Emmanuel Macron fédère à présent ceux qui pensent que nos institutions resteront fonctionnelles si des orientations favorables à une « Europe qui protège » sont à l’ordre du jour. Son émergence, comme l’écrit Jean-Louis Bourlanges, tient à sa capacité à rompre avec la langue de bois qui a accompagné le discours politicien sur l’Europe depuis l’adoption du Traité de Maastricht en 1992, et à s’adresser à la population qui sait que la mondialisation poursuit un destin lancé par l’Europe, et que la France ne manque pas d’atouts dans ce contexte[10]. Mais cette partie de la population s’est bien réduite en vingt-cinq ans : à l’époque, le FN ne raflait les votes ni en Alsace-Lorraine ni en Savoie, très pro-européens. Le retournement est complet et saisissant : Macron est dans la lignée de Jacques Delors, mais doit impérativement reconquérir le terrain perdu et les fiefs du Front national. Philippe Séguin puis Nicolas Sarkozy avaient tenté de capter cette radicalisation pour la détruire : leur échec est patent et la tâche sera rude. Mais elle est prioritaire.

Elle est d’autant plus nécessaire que les électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont exprimé leur défiance à l’égard d’une mondialisation financière insoutenable au plan social comme au plan écologique. L’autre phénomène de ces élections est en effet la montée en puissance parallèle de la France insoumise qui réunit les électeurs déçus par les partis et qui pensent que le Front national est un symptôme de la mondialisation : il faudrait renforcer la régulation et mettre sous surveillance les entreprises qui bénéficient des infrastructures et investissements publics. Une sixième République renforcerait la démocratie directe et le contrôle des citoyens sur les élus et les entreprises. Ce serait rompre avec les notables réformistes issus du PS et rappeler à la gauche son engagement anticapitaliste. Dans le contexte d’une élection promise à la droite, Mélenchon n’a pas infléchi son discours sur l’euro, l’Europe et la constitution pour accéder au second tour, faute de pouvoir obtenir une majorité parlementaire. Mais la France insoumise tentera d’obtenir assez d’élus pour interdire à Macron de gouverner et démontrer que la cinquième République suppose une bipolarisation et un parlementarisme dont Pierre Rosanvallon montre qu’ils ont cessé depuis longtemps de prendre l’initiative des transformations sociales. Ce phénomène est au cœur des choix de Jean-Luc Mélenchon, et de la démarche de consultation annoncée à la veille du premier tour : au lieu d’indiquer à ses électeurs un report de second tour, les plus de 400 000 personnes inscrites sur le site du candidat et dont beaucoup ont animé la campagne ont été sollicitées au sujet de leur choix de second tour : il en résulte une grande dispersion. Aucune concession faite à Marine Le Pen, mais un éventail partagé entre le report sur Macron, le vote blanc et l’abstention : la campagne des législatives a déjà commencé et il s’agit de ne pas donner « un chèque en blanc » au président par la démobilisation des électeurs. Dans une tribune parue le 3 mai, trois intellectuels présentent cette position en saluant dans la campagne de Mélenchon le fait que

Nombre de travailleurs écœurés par les trahisons sont revenus au bercail, grâce à un programme de gauche authentique, formulé par les Insoumis dans « L’avenir en commun ». Les donneurs de leçons en matière de lutte contre l’extrême droite doivent balayer devant leur porte, en assumant au regard de l’histoire le rôle qu’ils ont cru malin de faire jouer à la montée du FN[11].

Après une droite dominante en raison des divisions de la gauche, la gauche ne gagnerait qu’en raison des divisions à droite. Macron veut faire mentir cette pratique. Rien ne dit qu’il y parvienne. Jean-Luc Mélenchon pourrait acculer le nouveau président à se soumettre aux velléités de la droite d’imposer une cohabitation à celui qui sera présenté comme le rejeton du hollandisme, ou à accepter de mettre son gouvernement sous la surveillance d’une gauche qui voterait au cas par cas les textes soumis à l’Assemblée. L’électorat s’est porté aux trois quarts sur des projets dont l’Europe n’est pas le principal thème : Emmanuel Macron restera idéologiquement minoritaire et devra agir avec clarté et énergie pour disposer d’une base électorale durable.

Ce que disent les cartes

Résister à la pression idéologique lepéniste suppose de savoir un peu ce qu’est la France de 2017 et de s’appuyer sur des faits pour dénoncer les surenchères. Cette considération est de nature à rendre à la politique locale toute sa dimension dans les années qui viennent : il ne suffira pas en effet de se contenter d’un saupoudrage de subventions, il faudra renforcer les chances de chacun et créer des opportunités plus nombreuses en jouant sur tous les claviers envisageables. Depuis la formation jusqu’à une politique volontariste d’investissements liée à une conscience territoriale renforcée, il ne manque pas de moyens pour une reconquête des esprits, pour peu qu’on n’oublie pas que le chômage structurel dépasse les 7% de la population active[12]. Ce sujet est central : il ne s’y joue pas seulement des questions d’emploi, mais tout autant les questions de sociabilité, de mode de vie et de solidarités dont l’étiolement est exploité par le Front national. Sa xénophobie régressive et offensive s’alimente à l’évocation du caractère supposément communautariste des populations immigrées face à la solitude individualiste dans laquelle la mondialisation acceptée par les élites laisserait le peuple. Il faut donc montrer que la désaffiliation n’est pas l’avenir du pays, et que l’Europe contribue puissamment à y parer en raison de la multiplication des opportunités qu’elle offre à chacun… Des premières analyses publiées après le premier tour, nous retiendrons l’étonnement furieux d’Audrey Pulvar à constater l’acceptabilité nouvelle du Front national – Marine Le Pen s’apprête à réunir sur son nom plus du tiers de ceux qui vont voter, et la vie continue[13]. Zeev Sternhell rappelle pourtant que le FN hérite d’une tradition contre-révolutionnaire déjà séculaire et que la France a donné naissance à deux traditions politiques opposées[14] . Il devrait donc n'y avoir aucun compromis avec le FN. C’est d’ailleurs ce qu’ont exprimé la grande majorité de ceux qui avaient manifesté le 11 janvier 2015 après l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo : un ouvrage d’Emmanuel Todd, qui a déclaré qu’il ne voterait pas pour Emmanuel Macron, et une étude de la Fondation Jean-Jaurès en dessinent la carte. Celle-ci montre que les villes où Marine Le Pen a fait les moins bons scores sont également celles où la proportion de la population qui est allée manifester est la plus forte (Cassely 2017).

Après Jacques Lévy, qui se demande si « Les trois segments du vote Mélenchon (électeurs socialistes radicalisés, jeunesse tentée par l’hyperbole et destinataires d’argent public demandant davantage d’Etat) auront [...] tôt fait de se séparer » (Lévy 2017), Hervé Le Bras détaille la carte :

On voit une multitude de points où les cinq problèmes sont plus aigus, dans les zones de fort vote FN comme en dehors. Ce sont les villes, en particulier les plus importantes. Effectivement, le chômage y est plus élevé, les familles monoparentales plus fréquentes, les inégalités plus fortes, etc. Dès lors, le FN devrait y récolter de nombreux suffrages. Or c’est exactement l’inverse. Plus une ville ou une agglomération est importante, plus le vote frontiste y est faible. De plus de 30 % dans les communes de moins de mille habitants, il descend au-dessous de 5 % à Paris. On peut parler de périphérie, de sentiment d’abandon, mais c’est mettre des mots à la place d’une explication […] Les causes socio-économiques ne suffisent pas à rendre compte du vote Le Pen et par conséquent de son opposé, le vote Macron. […] Il est possible de définir directement le vote en faveur de Macron. Il suffit de prendre au sérieux le candidat quand il affirme rassembler un centre droit et un centre gauche. Le centre droit est incarné par François Bayrou et son MoDem, le centre gauche par les sociaux-démocrates, de Valls à Hollande. On connaît la distribution des forces de ces deux courants sur le territoire : pour le centre droit, les 9,1 % de voix obtenues par Bayrou à la précédente élection présidentielle, pour le centre gauche, la moitié des 28 % de votes pour Hollande à la même élection. Les enquêtes par sondage qui demandent pour quel candidat on a voté en 2012 donnent effectivement environ 50 % des anciens électeurs de Hollande ralliant Macron. Si l’on additionne les scores de Bayrou et la moitié des scores de Hollande en 2012, on obtient presque exactement la répartition des votes en faveur de Macron telle qu’elle est apparue dimanche dernier. A ceux qui parlent de dissolution ou d’éclatement chaotique des partis, on peut donc opposer la recomposition ordonnée des électorats. En politique, le neuf est souvent fabriqué à partir du vieux. Plus exactement, l’électorat change moins vite que les états-majors. Les votes frontistes sont d’autant plus rares que l’agglomération est plus importante, comme on l’a vu. Ici encore, les votes pour Macron leur sont diamétralement opposés. Ils sont d’autant plus fréquents que la ville est de plus grande taille. Paradoxalement, plus les cinq problèmes évoqués plus haut y sont graves, plus on vote Macron. Quel est donc le mystère du comportement urbain ? Certes, les professions supérieures s’y concentrent et le niveau général de diplôme y est plus élevé, mais cela ne suffit pas à rendre compte des écarts de vote constatés. Les villes, particulièrement les plus puissantes, sont devenues des points de contact et d’échange avec le monde. Les plus importantes se rapprochent des global cities selon le terme forgé par la sociologue hollando-américaine Saskia Sassen. Leurs habitants veulent donc préserver l’ouverture de la France au monde et particulièrement à l’Europe. Or, seul de tous les candidats, Macron a pris la défense de l’Europe sans poser des conditions peu réalistes à son changement.

(Bras 2017)

Retenons encore le point de vue de Frédéric Gilli pour qui une observation mesurant les écarts locaux entre les candidats indique que chaque territoire est partagé sur l’avenir souhaitable et que le succès durable de Macron dépendra de ses démarches vers les lieux où il n’est pas arrivé en tête, mais dont dépend évidemment l’élargissement de sa base électorale.

Au vu des cartes, si un vote répond nationalement à celui de Le Pen, ce serait plutôt celui en faveur de Mélenchon. Au contraire, le principal signe de continuité entre ces territoires, c’est précisément le vote Macron, qui est très stable à travers tout le pays, quels que soient les endroits. […] l’on trouve dans ces territoires des gens ouverts au monde, à la création de richesse, ce que démontrent les nombreuses initiatives locales partout en France mais que les politiques de concurrence territoriale et de métropolisation s’obstinent à nier. […] quels que soient les raisons et le degré d’adhésion des électeurs de Macron, leur seule présence y compris dans les territoires polarisant le vote FN oblige à les regarder différemment. La seconde erreur serait, pour Emmanuel Macron, d’oublier d’ici au second tour mais surtout pendant son mandat qu’il est aussi l’élu de cette France-là. Au total, les quartiers pavillonnaires, les petites villes en déprise, les zones rurales lui donnent 3,6 millions de voix, soit près de la moitié de son électorat !

(Gilli 2017)

Fig. 3

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Les chances locales de s’en sortir se mêlent à des traditions électorales anciennes pour infléchir le vote. Les voix qui se sont portées sur le FN ou sur En Marche ! sont bien réparties sur l’ensemble du territoire : s’il y a des tendances, elles renvoient à des parcours sociaux complexes et non à un ordre mécanique.

Une place pour chacun : la vertu démocratique à l’épreuve

C’est précisément cette complexité et ces dimensions multiples de la société française que L’Anatomie sociale de la France, publiée en 2016 par Hervé Le Bras, entendait manifester, répondant par avance aux simplifications avancées par le Front national (Bras 2016). Hervé Le Bras s’appuie sur les données démographiques du recensement de 2011. Loin des sondages récents, les informations qu’on peut en tirer confirment des tendances à l’œuvre ces vingt dernières années. Le démographe recourt à des protocoles d’analyse qui décrivent une réalité sociale absolument divergente des propos de Marine Le Pen. L’élévation du niveau d’éducation, et surtout celui des filles, a totalement transformé la situation des populations immigrées en France. Pour peu qu’on s’intéresse non pas à un individu seul, mais aux couples, on voit que les deux tiers des personnes issues de l’immigration et disposant d’un diplôme forment des couples dont un seul des membres vient de l’étranger. Comment après cela crier au « communautarisme » ? Et si le degré de mixité atteint par les couples dont l’un au moins a fait des études supérieures plafonne depuis une vingtaine d’années, celui des couples dont aucun n’a de diplôme a doublé en vingt ans. Seuls 15% des couples formés par un(e) immigré(e) ayant aujourd’hui cinquante ans et plus sont mixtes, tandis que près de 40% des immigrés de vingt-cinq à trente ans sans diplôme ont aujourd’hui un(e) partenaire non immigré(e) : l’inclusion se fait sur nombre d’autres critères que l’éducation. Et c’est particulièrement vrai dans le Nord, au point que le démographe se demande si le réflexe xénophobe ne vient pas de la rapide inclusion des populations d’origine étrangère, et non de leur caractère intrinsèquement inassimilable postulé par le FN. C’est d’ailleurs également le sentiment de déclassement face à des concurrents sérieux et travailleurs qui radicalise cette France réactionnaire. Si la fécondité des femmes immigrées est faiblement supérieure à la moyenne, outre qu’elle ne modifie qu’à peine celle-ci en raison du faible nombre de ces femmes rapporté à la population générale, le facteur dominant reste le niveau d’éducation : françaises ou immigrées, ce sont les femmes les moins éduquées et sans emploi dont la fécondité dépasse la moyenne – et comme les femmes immigrées trouvent difficilement un emploi (p.187), tout montre que l’inclusion économique est au cœur des politiques sociales. Les femmes qui manquent de formation et restent à la maison sont particulièrement pénalisées – mais forment un groupe restreint dans la population immigrée. S’agissant de la hantise du ghetto immigré, agitée par le FN, Hervé Le Bras indique un fait statistique lié à la proportion variable des immigrés dans la population. La fluidité du « marché matrimonial » est bien plus forte là où l’immigration est la plus importante (p.94). Si le Pas-de-Calais voit la majorité des immigrés former des couples mixtes, leur faible part dans la population (2%) n’a que peu d’effet sur la mixité générale. En Seine-Saint-Denis, où près de la moitié de la population est d’origine étrangère, cette population est endogame à 60%. Mais cela signifie que 40% des immigrés forment des couples mixtes, et ces derniers représentent une proportion démographiquement élevée et dont la part devient rapidement dominante dans le territoire – puisque cela signifie aussi que la population « non immigrée » fusionne progressivement avec les nouveaux entrants, même si plus de la moitié des mariages se font de manière endogame. Rappelant que la moitié des enfants dont les deux parents sont français a au moins un grand-parent d’origine étrangère – et que ce taux monte à 85% si on remonte aux arrière-grands-parents, l’ouvrage démontre la vacuité des pseudo-évidences colportées par le FN : la fermeture des frontières ne rendrait pas la population plus homogène. Est-ce une explication du vote Le Pen dans la région Hauts-de-France face au vote Mélenchon dans le 93 ? En tout état de cause, il est difficile de revendiquer un soutien social plus fort en stigmatisant les personnes avec qui on vit…

Pour expliquer les votes de défiance à l’égard du « système », il faut peut-être alors revenir à un classique. Karl Polanyi indiquait en 1944 que le capitalisme était voué à de profondes crises car il supposait, pour se développer, de multiples compétences sociales qui s’étaient développées avant lui et hors de lui, mais que ce dernier ne pouvait que détruire : le sens du don et celui de la réciprocité, par exemple, sont des pratiques communautaires sans rapport avec le marché ou l’intérêt personnel (Polanyi 1957). La pensée selon laquelle nombre de biens ne font l’objet d’aucune appropriation personnelle, encore moins d’une quelconque possibilité de transaction, pouvaient sembler autant d’évidences qu’il était choquant d’interroger ou de contester. De même, l’idée d’une aliénabilité du corps humain et de ses forces ou de ses parties aurait semblé très étrange à bien de nos prédécesseurs : pourtant, on ne cesse aujourd’hui de faire circuler et de vendre des tissus humains dans le cadre des protocoles hospitaliers, et le droit des contrats s’est considérablement développé en tous domaines. Parallèlement, la mondialisation n’a cessé d’intensifier les échanges commerciaux, les progrès techniques, la circulation des personnes, en même temps que l’urbanisation et la métropolisation concentrent les richesses majeures et les ressources principales en un nombre de lieux relativement limités autour de la planète. J’écris ces lignes à bord d’un avion où je viens d’avoir une conversation avec une personne venue d’Amazonie. Sa mère était l’institutrice d’une petite communauté indienne voisine de Manaus au Brésil, et le simple fait de notre rencontre dans une situation où nous sommes mobiles tous deux renvoie à une transformation complète du monde. Il est possible, me dit Jussara, de poursuivre une vie simple et partiellement naturelle, en pêchant au bord du grand fleuve[15]. C’est d’ailleurs le cas d’une partie de sa famille. Mais sa curiosité et son travail ont décidé sa mère à pousser ses études, il a fondé une entreprise de publicité où travaillent à présent sa fille et son gendre, qui ont passé plus de deux ans en France et en Suisse, où lui-même s’est rendu ainsi qu’en Italie… On voit par cet exemple que le terme de « transformation » si aisément employé par Emmanuel Macron estompe un problème central : si la transformation capitaliste a totalement bouleversé les sociétés anciennes, il ne suffit certainement pas de proposer ce terme pour rassurer ceux qui se sentent marginalisés par le processus qui se poursuit. Il y a probablement là une des clés pour saisir ce que signifie le « moment Macron » et la levée de bouclier que son élection annoncée a immédiatement suscitée.

Face à la mobilité conquise par une partie des populations du globe, on fera état de vies mornes et d’un temps marqué par la perte complète de la maîtrise que chacun rêve d’avoir sur son propre destin : tant les familles que les villes ou les communautés de travail sont menacées de se désintégrer, et nos modes de vie sont devenus des produits. Chacun s’efforce de saisir des chances qui nous font vivre, mais nous sommes piégés dans des structures incontrôlées et incontrôlables. Les moyens sont devenus des fins, et le simple maintien en état de systèmes d’interactions sociales complexes, fragiles et indispensables, occupe à plein l’humanité actuelle. Ajoutons à cela que les répercussions de toute catastrophe ou de tout événement violent se propagent instantanément et renforcent pour beaucoup de gens toutes sortes de hantises et leur appréhension de l’avenir. Toutes les difficultés de l’expérience ordinaire convergent alors pour assigner pour origine de ces angoisses nos modes d’organisation, l’appétit de richesses et les luttes sociales qui ne disent pas toujours leur nom. Les conditions de vie se sont notoirement améliorées pour la plupart des humains durant les dernières décennies, mais nos sociétés sont marquées par des syndromes de crise. Le « ressenti » qui a porté au pouvoir Donald Trump ou présidé au Brexit est partagé par des millions de personnes à travers le monde. Il faut être en Allemagne ou en Chine pour que la comparaison entre la situation de 1960 et celle d’aujourd’hui soit sans équivoque. La génération dont le destin fut de vivre la division de l’Europe en deux blocs hostiles ou qui a connu les sacrifices de la période maoïste perçoit bien la différence avec le présent ! Bien sûr, cela ne fait pas oublier que la classe moyenne occidentale est la seule dont la situation relative s’est dégradée depuis trente ans, et cela se mesure. À l’échelle française, les mieux éduqués et les plus pauvres sont ceux dont l’existence s’est nettement améliorée, tandis que la bourgeoisie des petites villes et les habitants des terroirs sont progressivement marginalisés. Dans un article récent, Niels Planel rappelle que ce phénomène a été étudié par Branko Milanović (Planel 2016), qui a calculé la courbe qui établit le différentiel d’élévation des revenus des différentes catégories sociales dans la phase actuelle de la mondialisation, laquelle a une forme caractéristique très parlante (Planel 2017). Les systèmes sociaux français ont considérablement amorti ce phénomène par lequel le « rattrapage » des économies émergentes et les facilités des super-riches à rester au plus près des sources d’enrichissement contrastent avec la stagnation durable des revenus des classes moyennes dans les pays développés, ce qui engendre une grande sensibilité aux aléas de situations individuelles ou locales instables.

Fig. 4

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Il n’est rien de plus important que la formation sous tous ses aspects si la France doit soutenir le bien-être de sa population, c’est ce qu’ont compris les pays où s’est installée une « flexisécurité », dont Bernard Gazier a étudié les effets au Danemark avant de plaider pour son développement en France[16] (Gazier 2016). Il s’agit de repenser les assurances sociales dans une perspective destinée à compenser les risques pris par chacun pour développer son employabilité et préparer les phases préparatoires à une retraite, sans omettre de prendre en compte les aléas personnels et les situations territoriales :

Combiner attention et interventions à l’égard des transitions professionnelles et personnelles, et attentions et interventions à l’égard des positions. En effet, si l’on peut définir une transition comme étant toute période temporaire de changement d’un état initial plus stable à un autre, établir l’appréciation d’une transition afin éventuellement de chercher à agir sur elle nécessite de prendre en compte un triplet : position initiale, transition, position d’arrivée. On doit remarquer de surcroît que certaines transitions, souvent parmi les plus importantes et les plus risquées, combinent étroitement des événements de nature personnelle (union, séparation, maladie, naissance...) et des événements de nature professionnelle (perte d’emploi ou obtention d’un emploi, formation, réorientation...). Le cadre général dans lequel nous nous situons est ainsi celui de l’organisation systématique et négociée des transitions […] une des fonctions possibles et à notre sens de plus en plus nécessaire du dialogue social territorial est la représentation des isolés (Bruggeman et Gazier 2016), entendons par là aussi bien les petites entreprises que les travailleurs engagés dans des relations de courtes voire très courtes durées, tels que les intérimaires, les CDD ou les travailleurs free-lance. On sait que les relations industrielles classiques se déploient à l’intérieur d’un étagement allant, au sommet, des accords interprofessionnels, vers la base : les accords d’entreprise, en passant par les accords de branche. Cette organisation ne laisse en l’état que très peu voire pas de place aux accords territoriaux.

(Gazier 2016)

Toute surenchère électorale est ici démagogique, car la tendance dépend moins aujourd’hui d’un affichage que de la combinaison de facteurs qui permet à un territoire de capter ou non les investissements liés à la mondialisation. Pour cela, indique Jean Tirole, Prix Nobel 2014 à l’École d’économie de Toulouse[17] (Tirole 2016), la souplesse des contrats de travail, combinée à une approche envisageant la qualification des territoires est une indication centrale. Nous pouvons citer des communes qui se sont battues ces dernières années pour accueillir des centres de logistique pour Amazon, comme Sevrey près de Châlon[18] (Saône-et-Loire 2017). Ou le travail qui a permis à Carhaix d’accueillir une grande laiterie pour la Chine[19] ; outre l’investissement de plusieurs centaines de millions d’euros d’investissements, cette usine pérennise une filière capitale dans un territoire agricole fragile. De son côté, la ville de Laval a soutenu un ensemble de centres de recherche en partie à l’usage des armées, ce qui a permis de développer une spécialisation dans l’imagerie 3-D et la conception de systèmes de simulation les plus variés, à usage militaire ou civil. Cette filière est devenue un vecteur de croissance rapide pour l’ensemble du territoire. Ce ne sont là que des exemples indicatifs de ce que peut développer une spécialisation territoriale portée par des élus et des entreprises ouvertes pour renforcer et diversifier le tissu productif. Les emplois créés demandent une implication et une formation soutenues, mais parviennent à des réussites durables. Si La Redoute est arrivée à recréer une croissance forte, ce fut au prix d’une transformation complète de son modèle et de son insertion dans le vif du flux contemporain qui fut initialement favorisée par son propriétaire, le groupe international Kering qui a vendu cette entreprise déficitaire à deux de ses cadres, très motivés, pour un euro symbolique. Ces dirigeants ont associé les employés pour 49 % du capital et pris des décisions radicales qui ont permis un brillant redémarrage de l’entreprise. Face à des initiatives de ce type – on se souvient d’Arnaud Montebourg posant en débardeur Armor-Lux pour vanter la relocalisation de la production – il reste à comprendre comment des territoires riches de vignobles, d’agriculture de qualité ou de bases touristiques se trouvent atteints par une forme de ressentiment face aux territoires urbanisés. Aux questions d’emploi et de qualifications vient ici s’ajouter le vécu du décalage entre les mondes mobiles et connectés, et ceux marqués par une forte fixité ou relégués à la marge d’un monde de loisirs connectés et de divertissements pour la jet-set, dont l’écho stressant parvient sur divers écrans faisant la promotion de styles d’existences féériques inimaginables. L’économie résidentielle est loin de résoudre ces questions, au cœur de la défiance face à la mondialisation. Les déterminants du vote sont liés à un ensemble de contextes micrologiques fluctuants : le vote reste un acte individuel.

Entre capillarité et sérendipité : repenser le monde social

Nous avons évoqué plus haut le chômage structurel. S’il indique l’écart entre les compétences et la productivité de la population active et les conditions économiques présentes, constatons que le chômage des jeunes les moins mobiles dans les campagnes en est l’illustration parfaite. Ce taux ne peut guère baisser qu’avec un effort considérable de formation, d’ajustement du coût du travail et de mobilité de la main-d’œuvre. Mais, si écrire cela signifiait accepter la mort des plus petites agglomérations, constatons avec Frédéric Gilli que l’avenir se joue là autant que dans les incubateurs technologiques : il faut faire reculer la hantise de la disparition pure et simple pour éviter le désespoir complet de plusieurs générations. En France, où l’expression politique constitue un aspect central de l’existence partagée, les espoirs associés à une cinquantaine d’années de paix et de croissance se sont évanouis, et la concentration des richesses en un nombre restreint de métropoles brise le sentiment d’appartenir à une collectivité nationale. A fortiori si la France devait se dissoudre en Europe… Si les structures de proximité, publiques ou privées, ne servent plus de lieux de sociabilité et de partage, si la coopération fait place à la défiance, la bureaucratie à la solidarité, la perte d’estime de soi à l’ambition de la réussite, et si, de surcroît, la perspective sombre de crises en tous domaines et dont personne ne voit le terme fait craindre une perte statutaire irréversible, comment s’étonner d’un climat politique dégradé et de la mise en cause permanente des élus ? Ici, les dissensions commencent : les uns attendent du développement de l’activité des solutions rapidement opérationnelles et entendent réunir les conditions pour « libérer la croissance », les autres demanderont prioritairement à être protégés des vents mauvais de la mondialisation et de mutations que personne n’a jamais demandé à vivre ; certains verront dans une vie en réseau un exutoire et une aventure nouvelle propice à des découvertes, d’autres aimeraient aménager leur temps d’existence d’une manière régulière et qui pourrait s’appuyer sur des administrations accessibles. La qualité de vie reconnue à la France et l’énergie mise à la défendre étonnent ici ou là. J’ai récemment lu un article allemand évoquant avec surprise la manière dont les Français revendiqueraient la jouissance d’une temporalité choisie et intentionnellement ralentie.

L’occupation des places, la création de mouvements alternatifs spontanés, l’activisme en réseau sont devenus autant de réalités centrales de l’expérience quotidienne, sous l’emprise parfois addictive des réseaux sociaux. Mais comment passe-t-on d’une expérience en réseau à une transformation réelle ? Cette question est aujourd’hui cruciale et forme le cœur d’expériences politiques diversifiées : les sites des candidats français à l’élection ont été des vecteurs capitaux de leur campagne – c’est La France insoumise qui a le mieux orchestré sa campagne numérique : 13 millions de vues sur YouTube, contre moins d'un million pour les autres candidats. Plus de 400 000 personnes inscrites sur le site durant la campagne ont été appelées à indiquer leur choix de second tour. Quand bien même les électeurs de Mélenchon se seraient-ils reportés en nombre vers Macron, ce dernier ne disposera pas d’une majorité fascinée et béate. C’est l’indice d’une volonté affichée de la part des électeurs de participer pleinement à la mise en œuvre d’une nouvelle politique et de ne plus faire confiance ni parlementaires ni aux ministres. Ceux-ci devront chaque jour faire la preuve de leur crédibilité : c’est la crise de la légitimité selon Pierre Rosanvallon. Les pratiques numériques vont toutes dans ce sens : la communication n’est plus à sens unique et les représentants deviennent des délégués de proximité. Ces modifications se poursuivent. L’opinion passerait ainsi de la résignation à la mobilisation, et à la mise en concurrence permanente des solutions possibles et des dispositifs innovants. L’impératif d’une pensée concrète de l’existence quotidienne en régime de mondialisation est ainsi centrale. Elle fait l’objet notamment des travaux de Hartmut Rosa, qui, après avoir publié avec succès l’ouvrage intitulé Accélération (Rosa 2010), a lancé Résonance, Sociologie du rapport au monde (Rosa 2016), pour examiner les dissonances entre le monde postindustriel et l’existence humaine. Ce que les cadres sociaux communautaires ne donnent plus, il importe de le reconstituer par une sociabilité numérique et présentielle pour les générations actuelles. Les réseaux sociaux peuvent bien s’y essayer, ils ne concernent directement que ceux dont l’intégration sociale est déjà notablement élevée – ce qui signifie qu’ils doivent être doublés par des dispositifs physiques dans les territoires. L’Europe peut être le laboratoire d’un siècle en transformation si elle prend au sérieux l’existence au jour le jour de ses habitants. Au-delà des majorités politiques, le pacte social tout entier est en crise : le succès du FN ou de la France insoumise en est l’expression. Emmanuel Macron et son entourage se tromperaient gravement s’ils se contentaient d’une politique macro-économique. Si le personnalisme macronien laisse en blanc une partie des orientations à venir et travaille la question des modalités du débat démocratique, se tourne vers des prises de décisions participatives et conforte les services publics dont l’affaiblissement motive des votes réactionnels, ce sera un service rendu à tous en Europe. Si en revanche, à peine élu, il s’enfermait dans les palais républicains et se contentait de scénariser son pouvoir, l’état de grâce serait de courte durée[20]. Une comparaison avec Barack Obama serait alors envisageable, si l’on pense que ce dernier n’est pas parvenu à associer à sa présidence les milliers de militants qui avaient fait son succès de 2008, ce qui a conduit à la défaite du Parti démocrate en 2016. Il revient certainement au nouveau président français, si son mandat doit réussir, d’établir une relation aussi directe que possible avec ses concitoyens, d’associer aux démarches de son gouvernement un nombre important de bénévoles, et de ne pas se contenter de mettre en place des dispositifs techniques.