Corps de l’article

Fig. 1

Fontaine

-> Voir la liste des figures

Fig. 2

Merde d’Artiste

-> Voir la liste des figures

Fig. 3

Tree

-> Voir la liste des figures

En 1961, l’artiste Piero Manzoni produisit une « œuvre d’art » singulière. Cette dernière consistait en une série de 90 canettes d’aluminium mesurant 4,8 centimètres de large et 6,5 centimètres de haut qui contenaient chacune 30 grammes des excréments dudit artiste. Selon Enrico Baj, « l’œuvre » exprimait le défi ultime de l’artiste face aux institutions de l’art et aux critiques d’art.  Selon Manzoni lui-même l’œuvre répondait à la demande qui était faite à l’artiste de produire des œuvres personnelles et relevant de l’ordre de l’intime, du tréfonds de soi. L’œuvre qui avait été modestement évaluée par l’artiste à 37 dollars la cannette – en fonction du prix de l’or à l’once à cette époque (la démarche artistique impliquant donc la transmutation de la merde en or) a été largement réévaluée en 2007 où une cannette de fèces de Piero Manzoni avait atteint le prix de 124 000 dollars chez Sothebys – une seconde canette au même auguste contenant fut vendue 79 000 livres sterling en 2008[1].

De l’urinoir de Duchamp, aux excréments de Manzoni jusqu’à l’arbre anal de McCarthy, il y a quelque chose d’indubitablement scatologique au royaume du « ready-made ».

Le « ready-made », pour bon nombre de théoriciens, trône au fondement de l’art conceptuel comme l’expression par excellence de la démarche de l’artiste contemporain qui s’affranchirait du diktat à la fois de la forme et du faire[2]. L’intervention de l’artiste, abandonnant son rôle de démiurge, devant être minimale, le principe d’une triple distance entre l’œuvre et le monde, l’artiste et l’œuvre, l’artiste et le monde est aboli. Un emblème de cette pratique conceptuelle post-ready-made est la série (photo-sérigraphique) Made in Heaven Paintings faite par Jeff Koons, montrant l’artiste nu avec son ex-compagne Ilona Staller, dite la Cicciolina (actrice de porno italienne), dont les titres explicites, Ilona’s Asshole et Dirty Ejaculation, en décrivent fort adéquatement le contenu[3]. De fait, ce que l’artiste crée dans l’art conceptuel en général – et dans le « ready-made » en particulier –, c’est moins une œuvre que les conditions critiques, nécessairement polémiques, de sa réception. De ce point de vue, il est intéressant de noter que, selon Agostino Bonalumi, qui a travaillé avec Manzoni, la canette « merde d’artiste » ne contiendrait rien d’autre que du plâtre[4] : il est évident que seule la mention d’un contenu excrémentiel lui a donné sa valeur « artistique » et « conceptuelle » – un « plâtre d’artiste » en boîte aurait été sans intérêt.

D’où la question : mais pourquoi y a-t-il quelque chose de nécessairement, de volontairement provocateur dans le « ready-made » et dans l’art conceptuel en général ? Kant disait, dans la Critique de la Faculté de Juger, que l’art est ce qui donne à penser sans concept par l’intermédiaire du libre jeu entre la sensibilité et l’entendement[5]. Le propre de l’art, c’est d’exprimer une idée sans concept, une idée sensible de l’imagination[6]. Or, dans l’art conceptuel, l’aspect sensible de l’œuvre est laissé de côté – le « message » de l’œuvre a relégué l’œuvre à l’arrière-plan, finissant par l’éliminer tout à fait comme un inutile oripeau. Au lieu d’exprimer une idée (sensible) sans concept, l’œuvre s’incarne dans un concept sans idée. Dès lors, l’émotion qui devait venir du contact sensible avec l’œuvre en vient à être suppléée par la provocation toute intellectuelle du message. L’œuvre conceptuelle ne peut que faire débat, d’où son rapport profond, existentiel, avec le marketing, la publicité et le buzziness (si l’on nous permet d’introduire dans la langue – qu’elle nous pardonne, cette exténuée sur laquelle on ne cesse de tirer – ce mot-valise formé de buzz et business).

Dans Qu’est-ce que la philosophie ? Deleuze et Guattari disaient, du « ready-made » et de l’art conceptuel en général, que sa valeur dépendait du regard du spectateur[7]. Deleuze et Guattari définissaient ainsi l’œuvre comme la forme-objet capable d’auto-télie et d’auto-positionnement[8]. Or, dire d’une œuvre qu’elle dépend de l’autre, du regard extérieur pour exister, c’est dire qu’elle n’est pas l’œuvre de l’art.

Cependant, il nous semble nécessaire d’aller plus loin. En effet, dire du « ready-made » qu’il dépend du regard du spectateur, c’est oublier une dimension essentielle. Le « ready-made » dépend moins du regard du spectateur pouvant statuer sur son caractère artistique qu’il est imposé au spectateur comme étant de l’art. La liberté supposée du spectateur qui aurait le choix de juger s’il s’agit d’art ou non n’existe que comme le moteur de la polémique nécessaire à l’œuvre. En réalité, celle-ci est contrainte et préfigurée par le dispositif institutionnel qui permet au « ready-made » de fonctionner. Alors que le « ready-made » et l’art conceptuel se veulent une mise en cause profonde de la pratique institutionnelle de l’art comme collection et exposition, en réalité, ils en constituent la plus néoconservatrice des justifications. En effet, c’est seulement dans le contexte du musée que le « ready-made » est exposable et n’est pas directement mis à la casse, jeté à la poubelle (comme ce fut le cas pour les premiers urinoirs de Duchamp) ; le « ready-made » qui devrait être renvoyé en tant qu’objet usé, inutile, dé-fonctionnalisé aux latrines de la société de consommation en exhibe fièrement, avec bravache, les restes mal digérés.

Ce qui constitue le « ready-made » comme art n’est ni la singularité de l’objet, ni le message de l’artiste, ni le regard du spectateur mais la place qu’il occupe dans l’économie de la production d’objets et dans la circulation de leurs usages multiples. Ce que n’ont pas compris les héros inutiles ou idiots utiles qui ont dégonflé l’arbre justement « plugué » sur la place Vendôme comme le bijou ultime de la place parisienne où sont amassés les monceaux retravaillés des déjections de la terre nommés or, rubis et diamant – lesquels furent souvent soutirés d’icelle avec force violence et effraction, c’est qu’en relâchant le gaz qui gonflait d’importance le jouet géant de l’artiste, ils en réalisaient la forme ultime. Car le « ready-made » n’a d’autre réalité que celle du périmètre de sécurité qui en interdit l’accès. Il n’existe qu’en tant que place vide au sein de l’institution artistique dont le musée et l’exposition d’un côté et le marché de l’art de l’autre sont les véritables constituants.

C’est pourquoi il est insuffisant de dire que le « ready-made » possède la valeur que nous, en tant que simple spectateur, voulons bien lui donner. En réalité, il a une valeur objective qui est celle fixée par le marché de l’art. En 1999, l’urinoir reproduit en 1964 par Duchamp à l’initiative du collectionneur Arturo Schwarz, fut évalué à 1,8 millions de dollars. Les « ready-made », comme sans doute la plupart des produits connexes issus de la mouvance conceptuelle, n’ont d’existence qu’en vertu du lieu que créent pour eux les institutions et que par le prix que le marché de l’art attribue à cette potentialité d’œuvre (potentialité elle-même déniée, ralliée par la non-œuvre qui s’y situe). Que le prix en varie suivant le type d’objet (urinoir, cannette de merde d’artiste ou plug en chocolat) qui y prend place est finalement secondaire puisque l’objet n’a de valeur que par ses effets extérieurs : dans l’espace des mots du débat public et dans l’espace de la côte des œuvres sur le marché de l’art – ces deux espaces étant en corrélation étroite puisque la capacité de l’œuvre à occuper le débat public va commander sa valeur monétaire et justifier son positionnement dans le dispositif muséal.

La question qui se pose est de comprendre pourquoi l’institution protège et fait trôner en un lieu consacré un objet qui ne donne rien à voir ni à sentir de lui-même et dont la valeur n’est que virtuelle – discursive et/ou monétaire ? Autrement dit, comment un objet qui prétend représenter la critique la plus virulente des institutions artistiques et des modes critiques n’en vient à exister que par celles-ci ? Que s’est-il passé dans l’ordre de la représentation pour que l’institution trouve représentative un objet qui ne représente rien et qui se présente contre elle ?

Il nous semble que cela doit se comprendre comme la conséquence (indirecte et biaisée) du lien historique existant entre la démocratisation de la vie politique et le glissement de l’art plastique vers l’informel et l’abstraction. Quand Vélasquez peint les rois d’Espagne, quand Gainsborough peint la grande bourgeoise anglaise, la représentation figurale est nécessaire, car elle manifeste le lien entre le tableau et le commanditaire – le peintre étant l’intermédiaire technique et le garant esthétique de l’adéquation entre eux. Ce qui fait que la peinture se détache de la représentation de l’objet, progressivement au cours du dix-neuvième siècle, c’est moins l’invention de la photographie que le fait que la production artistique se libère de sa fonction de représentation du désir d’un commanditaire (qu’il soit laïc ou religieux). À partir de 1791, le Salon de peinture et de sculpture est ouvert à tous les artistes ; en 1800, David organise une des premières expositions payantes pour son tableau Les Sabines ; en 1863, s’ouvre le Salon des refusés présentant le Déjeuner sur l’herbe de Manet ; en 1884, le Salon des indépendants expose Une baignade à Asnières de Seurat et le Pont d’Austerlitz de Signac. Le passage à l’abstraction en peinture entre 1880 et 1920 est contemporain de la consolidation démocratique de l’Europe et surtout de l’émergence de l’anarchisme politique : l’abstraction, c’est l’irruption d’un irreprésentable.

Dans ce contexte révolutionnaire, le « ready-made » Fontaine de Duchamp (un urinoir renversé) produit en 1917 nous apparaît comme la manifestation d’un geste artistique éminemment réactionnaire : là où l’abstraction défaisait les formes en explorant le monde virtuel des forces chromatiques pures, le « ready-made » choisit dans le monde des choses, dans le bazar commercial des produits industriels, la chose la plus commune dont il détournera l’usage. Là où le peintre abstrait tente de percer le mur des conventions, l’artiste conceptuel joue avec elles et leur donne par là une valeur renouvelée : puisqu’il définit son « œuvre » par rapport aux conventions, il fait de celles-ci le point unique de référence – là où, pour le peintre abstrait, la seule référence était le néant blanc (Malevitch) ou le chaos coloré (premiers Kandinsky).

De ce point de vue, l’agitation autour de Tree de Paul McCarthy[9]., le fait que l’artiste ait été agressé et l’œuvre vandalisée, qu’elle se soit attirée les foudres des membres du Printemps français est assez ironique étant donné son caractère infiniment conformiste – participant avec le canard géant de Florentijn Hofman[10] de la Disneylandisation finale du « ready-made », de sa dérive dernière en objet (dé-gonflable) de fête foraine[11].

Fig. 4

Tree

-> Voir la liste des figures

Fig. 5

Rubber duck

-> Voir la liste des figures

Plus essentiellement, autant l’émergence de l’art abstrait au début du vingtième siècle traduisait l’espoir immense vers une société autre, établie sur de nouvelles bases, autant l’émergence de l’art conceptuel à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle traduit la crise des systèmes démocratiques, le cynisme des institutions, le mercantilisme des agents (du fait sans doute des conséquences souvent dramatiques de l’actualisation, dans le réel historique, de l’espoir de créer un homme nouveau).

Voir dans Tree de McCarthy un outrage moral, c’est se tromper d’époque. Ce que l’œuvre montre, c’est plutôt la double inféodation conformiste des artistes et des institutions aux mécanismes hors sol, indépendants de la volonté générale, de la production de valeur. De même que le spectateur que l’on dit libre de donner le sens qu’il veut aux œuvres est contraint dans ses choix de perception par les mécanismes du marché de l’art qui président à la sélection des œuvres dans l’espace muséal, de même l’électeur qui est dit libre de choisir n’importe lequel candidat est impuissant face à la soumission des élus eux-mêmes aux logiques financières qui guident leurs pratiques politiques. L’artiste conceptuel (dont les discours sur l’œuvre ou, plus encore, pour qui les discours générés par l’œuvre, forcément polémique, tiennent souvent lieu d’œuvre) opère l’hybridation ambigüe de la puissance d’auto-positionnement des œuvres avec la capacité d’auto-régulation des marchés.