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Dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) donnent à l’épineuse question, traversant depuis toujours la réflexion philosophique, la réponse suivante : « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts » (1991, 8). Plus loin, ils ajoutent : « [l]a philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. […] Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie » (1991, 10). L’objectif de cette dernière est de se doter d’un pouvoir de création semblable à celui des autres arts — et on sait bien combien la confrontation avec l’art a nourri la pensée de Deleuze et Guattari. Dans la perspective des deux philosophes, si le travail du philosophe est de créer des concepts toujours nouveaux, c’est qu’inventer, forger, créer les concepts est ce qui permet à la philosophie non seulement de constituer son propre domaine d’intervention, de saisir ses objets et l’esprit du temps, mais aussi de les poser, de les faire émerger du néant, de leur donner une existence concrète et réelle. Sans concepts, point d’objets ni de domaine.

Or, dans Pour une poétique numérique (Bonnet 2017), Gilles Bonnet ne revendique pas une approche philosophique dans son analyse de la littérature numérique contemporaine : il s’inscrit plutôt dans le sillage de la narratologie de Gérard Genette, cité à maintes reprises de part en part de l’ouvrage. Cependant, je crois pouvoir affirmer que nous sommes ici face à une pensée éminemment philosophique, suivant le sens que Deleuze et Guattari ont donné à ce mot. Les inventions lexicales jalonnant ce texte expriment bien plus que ce que l’on pourrait croire, et vont au-delà du simple goût pour le calembour savant, art que Gilles Bonnet maîtrise de façon exemplaire. Des néologismes comme écranvain [1], autoblographie, hypéritexte [2], qwerty-made, écrilecteur ou e-ssai sont autant de tentatives de penser des figures, des formes ou des pratiques qui s’inscrivent dans le sillage de la tradition littéraire imprimée tout en exploitant les outils que le numérique vient offrir à l’écrivain.

Pour comprendre la portée de ces « nouveaux concepts », songeons au concept peut-être le plus représentatif de notre époque, celui qui nous a permis de nommer ce que l’on peinait — et que l’on peine encore aujourd’hui — à concevoir, c’est-à-dire l’hybridation de l’espace tangible et de l’espace virtuel : le cyberespace [3]. Pareillement, Gilles Bonnet nous amène, de crase en catachrèse, à imaginer une autre manière possible d’envisager la littérature numérique. Poussés à aborder la littérature numérique d’abord sous l’angle de son caractère numérique pour des raisons de légitimation institutionnelle du domaine, les chercheurs — sauf quelques exceptions fort louables — ne prennent guère en considération le fait que la littérature numérique est aussi une littérature à part entière. On peut voir cette opposition de points de vue dans le dialogue imaginaire, que je tisse après coup, entre François Bon et Thierry Crouzet. Alors que le premier, dans sa recension du livre de Gilles Bonnet, insiste sur le manque de légitimation institutionnelle dont ce domaine souffre encore, se réjouissant de l’existence d’« [u]ne nouvelle génération de chercheurs (il y a aussi Marcello Vitali-Rosati, Erika Fülöp, Lionel Ruffel, Alexandra Saemmer) qui osent aller à rebours du confort ordinaire des enseignants de fac (ô saint papier, ô saints Minuit et Gallimatiasse) et n’ont pas considéré que notre vie était finie parce que nous ouvrions des blogs » (Bon 2018), Thierry Crouzet, quant à lui, prend une direction opposée. Dans le billet de blogue « La littérature numérique est morte » (Crouzet 2018), sorte de compte rendu de sa participation au colloque universitaire L’auteur à l’ère du numérique, Crouzet torpille le milieu auquel il appartient en posant une question fort provocatrice : « [e]st-ce qu’au XIXe siècle il y avait des colloques sur l’auteur à l’ère de la plume d’oie taillée, ou des colloques sur l’auteur à l’ère de la plume Sergent-Major (1856) ou de la machine à écrire (1872) ? Personne n’a eu cette idée saugrenue (d’ailleurs les colloques étaient alors des idées saugrenues). Parler des auteurs à l’ère numérique, d’auteurs numériques ou de littérature numérique nous enferme, nous étouffe, nous arrache au champ de la littérature. Nous nous en excluons nous-mêmes, et pour cause nous ne nous mélangeons presque jamais à ceux qui ne sont pas de notre paroisse » (Crouzet 2018).

Riposte par anticipation, le livre de Gilles Bonnet essaie de résoudre cette tension entre littérarité et numéricité de la littérature numérique. Le but sous-jacent au texte — e-ssai [4] ? — de Gilles Bonnet n’est rien de moins que de réunir les deux paroisses de la recherche littéraire, même si l’auteur pourrait refuser par modestie cette affirmation. Et pourtant, dès le début, l’auteur met très clairement de l’avant cette intention œcuménique dans une déclaration qu’il vaut la peine de reproduire en entier :

En réalité les œuvres littéraires nativement numériques poursuivent un dialogue constitutif de ce champ avec l’ensemble du corpus littéraire, non seulement actuel mais inscrit dans notre patrimoine culturel. Bien des œuvres qui donneront lieu ici à des analyses se bâtissent en écho à des écrits étrangers au numérique, que ce soit pour des raisons historiques, en diachronie, ou esthétiques voire idéologiques, en synchronie. En dotant son œuvre de contenus nativement numériques, l’écranvain provoque en effet, non tant, comme on se plaît trop souvent à l’affirmer, parfois avec quelque tremblement dans la voix, une tabula rasa numérique, qu’un retravail de formes et de genres. La littérature web est une littérature hybride ; l’appréhender nécessitera d’ailleurs la reprise-modification de notions et d’appellations reçues. C’est bien dans cette tension entre conscience des spécificités, en termes de poétique des textes produits, de la nature du support, et reconnaissance de phénomènes de continuité esthétique – de l’ordre, souvent, du tuilage – que doivent s’appréhender les enjeux d’une littérature web, mieux que dans quelque perspective millénariste ou apocalyptique.

(Bonnet 2017, 6‑7)

Ainsi, en déployant les outils littéraires narratologiques classiques adaptés au contexte numérique, Gilles Bonnet nous fait-il parcourir, à la fois par un survol et un approfondissement, la littérature numérique française, dont il est assurément un fin connaisseur. En témoigne la riche webographie — quatre pages entières — qui clôt le livre. Divisée en parties thématiques —  images, pratiques paratextuelles, autobiographie, résidences d’écrivain.e.s, essais et quotidienneté —, l’analyse de Bonnet, qu’il serait impossible de résumer sans réécrire le même texte, nous montre que la littérature numérique n’est en rien extravagante – elle est une littérature comme toutes les autres.