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Pour Etienne Tassin, In Memoriam

Ces thèmes renvoient à des questions d’histoire, d’éducation civique, de philosophie politique, de media, de gouvernement et bien sûr de technologie. J’envisage de réunir des groupes d’experts pour en débattre et nous aider à venir à bout de ces sujets. (Zuckerberg 2018b)[1]

Facebook et Google prennent à tout instant des millions de décisions éditoriales et doivent assumer leur responsabilité pour les conséquences de ces décisions. Roger McNamee (2018)[2]

La gratuité assure aux premiers entrants d’un système technique innovant une protection vis-à-vis de concurrents potentiels qui n’auront ni les mêmes facilités de recrutement ni la même rentabilité par usager. Ils s’attirent une manne publicitaire supérieure qui structure l’économie du secteur. La gratuité du service aux usagers est une arme létale dans la guerre économique. Les levées en bourse sont investies dans la recherche et le rachat de concurrents, et le cours des actions monte selon un cercle vertueux que doit accompagner la mondialisation du service. YouTube diffuse un milliard d’heures de vidéo… par jour[3] et Amazon s’est acquis une position quasi inexpugnable. Avant même de s’attaquer à d’anciens oligopoles inefficaces dans la distribution, l’hôtellerie ou les transports, ces réseaux ont détruit le terrain acquis à l’économie digitale informelle, qui ne couvre pas ses propres frais et se contente pour l’essentiel de distribuer des ressources patrimoniales ou dont l’intérêt commercial est limité. Ce rappel évoque les batailles perdues de l’idéalisme humaniste. Quelques grands journaux et quelques maisons d’édition résistent, mais ils ne sont plus à l’échelle des réseaux mondiaux dont Facebook ou YouTube (Google) sont les symboles. Ces plateformes de services déploient d’innombrables liens et permettent toutes sortes d’accès et de partages désintermédiés. Les créateurs de contenus sont démunis en raison de la baisse tendancielle de leurs marges et doivent s’arrimer à leurs nouveaux diffuseurs pour subsister. C’est le cas de la presse, directement impactée par tout changement des algorithmes des grandes plateformes. Mais sans l’accès ouvert qui reste la marque de The Guardian, dont chacun peut soutenir volontairement le modèle de diffusion, je n’aurais pas pu écrire ce chapitre… Qui peut désormais couvrir ses frais dans les métiers de petites séries au succès aléatoire que sont l’édition de textes et de musique ?

L’époque Facebook a commencé selon le schéma, simpliste à faire peur, proposé par Zuckerberg : il y a eu les cités antiques, puis les démocraties… et maintenant la Communauté Facebook. Pour les créations originales, le choix se résume à entrer dans les critères de Netflix, parvenir au succès immédiat sur YouTube ou Spotify, ou s’essayer au financement contributif (crowdfunding). Même pour cela, il faut organiser des campagnes sur ces plateformes. Quant à solliciter le mécénat, il faut afficher des ambitions hors du commun pour réussir. Réjouissons-nous : un récent rapport sur les milliardaires, dont les revenus équivalent à ceux de la moitié de l’humanité entière (!!), prévoit que leur vieillissement libérera 4 trillions de dollars dans les vingt ans qui viennent. Une part ira sûrement au mécénat (UBS 2017)… En attendant, Evgueni Morozov nous prévient : les GAFA[4] ont sauvé Wall Street ces dernières années et les grands fonds d’investissement en sont devenus les actionnaires de référence (Adam 2018), en sorte que leur capacité de lobbying augmente. Même si les mythes qui les entourent ont perdu de leur lustre, ces entreprises assurent, avec le secteur financier, la prospérité américaine[5]. Ces sociétés sont moins le reflet du génie de leurs créateurs que de la force des industries de composants et d’autres infrastructures soutenues à leurs débuts par des investissements publics stratégiques. Leur offre de connecter la planète, apparemment gratuite, se paie au prix fort, celui de l’exploitation et de la circulation des données personnelles, de la médiocrité des contenus les plus visibles, de la concentration des entreprises dominant ces réseaux, et de la captation massive de capitaux par ces mégaréseaux au détriment des économies de proximité et de secteurs à fort taux d’emploi. Cette situation de monopole rend l’humanité captive de quelques grands systèmes de données dont il est devenu impossible de se passer, qui pratiquent des maquillages fiscaux difficiles à combattre et dont le lobbying infléchit la sélection des responsables politiques. Pour l’heure, les tech giants se partagent le marché et sont immensément profitables malgré une vive concurrence entre les principaux acteurs (Marin s. d.). Mais l’exacerbation de leur concurrence avec les champions nationaux chinois pour la domination mondiale peut déboucher sur des crises inédites.

Un rêve mondialiste ?

Paul Mozur, Mark Scott et Mike Isaac ont publié en septembre 2017 une enquête sur le rôle de Facebook dans la transformation mondiale du Net. Très loin de toute défense d’une neutralité des réseaux, nous assistons à sa fragmentation organisée. Ils relèvent le lien entre la visite au Vietnam de Monika Bickert, la responsable des relations internationales de Facebook, et l’arrestation d’un ingénieur vietnamien qui avait posté un poème critique des restrictions économiques dans son pays. Facebook ne cachait d’ailleurs pas sa docilité envers le gouvernement pour obtenir du régime qu’il permette à la publicité d’utiliser des sites n’ayant pas leur origine au Vietnam même. Le contrôle des régimes autoritaires sur l’Internet perturbe les stratégies mondiales. Pour leur part, les États démocratiques veulent contrôler les réseaux au nom de la probité des plateformes d’information ou en interdisant le croisement de données entre Facebook et WhatsApp. En Europe, l’entrée en vigueur du RGDP (protection des données personnelles) ne facilite pas les visées de Facebook et des autres GAFA. Si Facebook s’implique localement au Vietnam et en Afrique de l’Est, c’est que la concurrence entre les majors du numérique se joue sur tous les terrains à la fois, nourrissant l’accélérationnisme et une perte générale de contrôle. Facebook plaide ceci : « On fait du meilleur boulot en connectant les gens qu’en les antagonisant ». En vain Facebook a-t-il développé une application de censure de billets de blog corrélée à des données géographiques pour revenir en Chine. Même si les autorités américaines se plaignent d’apprendre tardivement l’accès donné par Facebook à Huawei à ses bases techniques pour assurer la compatibilité des échanges entre réseaux[6], il reste confiné en Chine à des partenariats pour des applications mineures et sous d’autres noms – le temps que les réseaux sociaux chinois soient assurés de pouvoir lui résister. À en juger par le succès de la Journée des célibataires d’Alibaba le 11 novembre, tout semble converger vers un succès chinois à brève échéance : un ancien de Goldman Sachs pour piloter la stratégie internationale, 25 milliards de chiffre d’affaires sur la journée, soit un milliard à l’heure (le premier milliard acquis durant les dix premières minutes), 250 000 transactions à la seconde dont la quasi totalité sur mobile, et à la fin, 800 millions de colis à expédier (Duval 2017; Leplâtre 2017) ! Qui dit mieux ?

Facebook est très actif en Afrique où vendre en ligne est devenu banal pour nombre de commerçants. Mais son service bridé (« FreeBasics ») ne convainc guère, même au Kenya, où Facebook est le mieux implanté. Google, Tencent ou Orange sont bien présents dans ce grand jeu planétaire, et leur rivalité ne les protège pas d’une instrumentalisation politique potentiellement dangereuse, bien au contraire. Au Sri Lanka, Facebook est accusé d’avoir laissé se développer une propagande antimusulmane aux effets meurtriers au point que le gouvernement a bloqué ses activités. De fait, Facebook manque de superviseurs pour contrôler les messages dans la langue du pays (Safi 2018). Amalini de Sayrah, éditrice de Groundviews au Sri Lanka, voit certes dans cette mesure l’arbre qui cache la forêt des graves divisions du pays (2018), mais on voit bien que les plateformes ne tiennent guère compte des situations locales. Infiltrées par les polices du monde entier, elles amplifient notoirement toutes les rumeurs et les délations…

Vendre un rêve mondialiste et affirmer l’engagement de Facebook pour le débat d’idées et le pluralisme, comme le fait le texte Building Global Community, ne doit donc pas tromper. Cela ne modifie ni le bilan de l’entreprise, ni ses pratiques sociales, mais rend le rêve plus séduisant. Destiné aux idéalistes qui désirent que Facebook serve le Bien, ce discours est d’abord un élément de communication interne. Même repris mondialement, les posts de Zuckerberg sont prioritairement destinés aux personnels de l’entreprise et à ses actionnaires. Ils sont indirectement des « éléments de langage » pour les usagers et les journalistes, et n’engagent l’entreprise que marginalement. Sa mission centrale n’est pas d’établir le Bien commun, concept d’ailleurs impossible à déterminer. Zuckerberg dit vouloir structurer des communautés d’usagers de Facebook (meaningful groups) : c’est simplement désigner les produits finaux des ressources engagées par l’entreprise ! Agréger et qualifier les cibles et les prospects justifie les tarifs publicitaires de l’entreprise : cela vaut bien une messe.

L’imaginaire utopique en déroute

C’est le retournement complet de la contre-culture qui pensait faire pièce à la financiarisation du monde en jouant avec les « organized networks ». Ned Rossiter, qui espérait voir des réseaux structurés instaurer une démocratie post-représentative, était loin du compte : 

La marchandisation de l’Internet et sa régulation à travers le droit de propriété intellectuelle induit le tarissement des flux d’information. Cependant, il suffirait d’une réforme adaptée pour faire de la recherche des droits de propriété intellectuelle un pivot pour une architecture politique stratégique pour garantir les échanges de données au sein de réseaux informels […] Il nous faut explorer des modèles économiques alternatifs à l’actuel mode de production des contenus si des richesses peuvent être extraites et distribuées à partir d’activités liées au secteur des nouveaux médias[7].

(Rossiter 2006)

Voici dix ans, nombreux étaient ceux qui rêvaient encore de voir la piraterie et la gratuité interdire l’exploitation économique des réseaux. Le pari gagné d’Apple, de Facebook et d’autres plateformes fut de lancer d’énormes agrégateurs de contenus imposant des formats d’usage si puissants (la messagerie Gmail et les services associés de Google, y compris le format ouvert Android, ou bien Instagram et WhatsApp contrôlés par Facebook par exemple…) que la simple navigation, génératrice de publicité et de traces à usage marchand, couvre amplement leurs frais de développement et de maintenance. Les plus puissants de ces catalogues de liens voient leur plus-value croître au prorata de l’intégration numérique. C’est l’économie de la gratuité à deux versants selon Olivier Bomsel (2007). Le fondateur de WhatsApp, devenu milliardaire en se faisant racheter par Facebook, échouant à résister à la demande de financiarisation de ce service jusqu’ici gratuit et devenu un symbole d’accès connecté ouvert, vient de démissionner. Arrachée à la concurrence par Zuckerberg, cette pépite devra contribuer au cours de bourse de Facebook et ne sera pas durablement offerte aux usagers en prime de fidélité aux pages Facebook lorgnées par les annonceurs : ceux-ci veulent aussi mettre à profit les données de messagerie.

Comment croire que le plus puissant système d’information et de communication jamais mis en place, Facebook, n’assume aucune responsabilité éditoriale ni sociale ? Perméable aux injonctions des gouvernements, grand ouvert aux annonceurs, il est aussi segmenté selon des critères géopolitiques obscurs. Il cherche explicitement à faire que chacun reçoive presque uniquement ce qui lui plaît. L’addiction aux terminaux multitâches (smartphones) est un enjeu mondial, et la jeunesse semble vulnérable. Prenons Mark Zuckerberg au mot :

Je change l’objectif que j’assigne à nos équipes-produits en passant de celui de vous aider à trouver des contenus pertinents à celui de vous aider à avoir davantage d’échanges interpersonnels de valeur [meaningful social interactions]. Nous avons entrepris des changements dans cette direction l’an dernier, mais il faudra des mois pour que ce nouvel objectif percole tous nos produits. Les premiers changements seront visibles dans le fil d’info, où vous pouvez vous attendre à voir plus de choses venant de vos amis, de votre famille et de vos groupes[8].

(Zuckerberg 2018a)

Facebook doit évoluer pour privilégier du temps utile pour ses usagers. Le manifeste Building Global Community allait déjà dans ce sens. Que peut bien être ce temps utile selon la plateforme de micromessagerie qu’est Facebook ? Le buzz et les échanges entre pairs referment les horizons de chacun sur des groupes affinitaires structurés par des discours publicitaires ou autopromotionnels. Dans les médias comme dans les échanges interpersonnels, l’actualité people, les vidéos ironiques ou décalées, les séries et les dernières innovations numériques prennent le pas sur les tragédies de notre temps : cela facilite les menées de groupes d’influence organisés pour démultiplier la viralité de messages à scandale. L’opinion publique s’est polarisée à la faveur de la disparition des lieux publics de débats et du bain continu de messages renforçant chacun dans ses préjugés : les visions du monde simplistes règnent et deviennent exclusives. Faute de pouvoir débattre, on n’échange plus qu’avec des personnes qui partagent nos idées. Les réseaux sociaux renforcent l’entre-soi et les appariements sélectifs, ces leviers qui structurent des inégalités cognitives sur lesquelles les politiques sociales n’ont que peu de prise. Pour la première fois dans l’histoire humaine, un puissant réseau d’échange indépendant ne se donne aucun but social et accroît les antagonismes irréconciliables.

Loin de l’esprit encyclopédique qui voulait, déjà, offrir du temps utile et des liens ouverts pour renforcer des groupes représentatifs (meaningful groups), nous sommes confrontés à un espace de publication régi par un mixte qui associe le Premier amendement de la Constitution américaine, qui garantit la libre expression, à des choix éditoriaux influencés par les annonceurs. Face à la porosité des réseaux et au laxisme de leurs responsables, les grands publicitaires réagissent. Unilever prévient que si les plateformes ne reprennent pas le contrôle de ce qu’elles diffusent, le groupe cessera d’acheter de la publicité ciblée. Le péril est immense et Zuckerberg le sait. Il annonce dans la foulée qu’il va consacrer toute son énergie à réparer Facebook pour servir ses actionnaires et ses donneurs d’ordre. Le contrôle des contenus n’en sera que plus constant : l’immense majorité des humains n’accédera à l’avenir qu’à des sites de loisir ou de renseignements administratifs et commerciaux. Loin des utopies lyriques du cinéma hollywoodien, le posthumanisme est un flux permanent de contenus fonctionnels standardisés qui évince progressivement les points de vue critiques de cette capture des humains par ces systèmes qui mettent en circulation et sélectionnent les contenus qu’ils moissonnent ou qui leur sont remis à titre professionnel (offres commerciales), ou sous forme d’hébergement personnel quand nous postons des photos et des documents privés.

Des lanceurs d’alerte aux réseaux sociaux

Forgé de longue date, le terme de « désinformation » désignait initialement les tentatives des services étrangers pour polluer le débat public démocratique, par des rumeurs et des fausses nouvelles : tactique ancienne pour envenimer la discorde chez l’ennemi. La période récente innove sur deux points. Tout d’abord, ces actes de guerre peuvent s’appuyer en temps de paix sur la facilité avec laquelle les plateformes de micromessagerie (réseaux sociaux) permettent de cibler des groupes spécifiques et de leur adresser des messages sans passer par un processus de validation.

La sortie du film de Steven Spielberg The Post (intitulé en France Pentagon Papers) fut l’occasion de rappeler que la démocratie dépend de l’engagement des citoyens et des médias. Qu’il s’agisse de la guerre du Vietnam ou de la surveillance électronique, d’affaires d’argent ou d’alcôves, des révélations écaillent le vernis idéologique des dirigeants politiques. Le temps que nous passons à nous informer de la météo est mis à profit par d’autres pour mener à bien des opérations frauduleuses et secrètes.

À ce jeu, les démocraties sont en péril, car elles requièrent un type de débat participatif, engagé et contradictoire, que les réseaux sociaux sont bien incapables de promouvoir. De tels débats exigent du temps ou de l’espace. La presse ou la télévision classiques savaient gérer la parole des experts, celle des politiques et celle des intellectuels et des militants. Mais ces rôles, naguère présentés sous des traits spécifiques, disparaissent avec les petites phrases circulant sur réseaux de micromessagerie (Twitter…). Yves Jeanneret a pointé le mimétisme qui voit nombre d’universitaires rechercher une visibilité publique à travers leurs brefs en ligne (tweets), tandis que les experts et les politiciens utilisent les plateformes pour se donner une consistance d’emprunt (2014). La visibilité des messages étant indexée sur leur simplicité et leur efficacité, comment s’étonner de ce que le succès aille aux plus caricaturaux d’entre eux ? Twitter adresse au début de 2018 des messages à plus de 600 000 utilisateurs pour leur signaler qu’ils ont, peut-être sans en avoir eu conscience, fait circuler des informations fausses incitant à la polarisation des opinions, venues de sites et robots de messagerie implantés ou stimulés depuis la Russie. Il s’agit bien là d’un fait d’éditorialisation, directement lié au format des tweets et à la disponibilité de moyens de communication qui peuvent assez facilement être instrumentalisés pour se muer en moyens de propagande.

Des intrusions déplacées

Un tel bug, pour prendre le langage des programmeurs, est une faute conceptuelle dont un système technique ne se relève normalement pas – c’est l’équivalent en terme médiatique de l’erreur des ingénieurs japonais à Fukushima : n’avoir pas élevé les digues de protection à la hauteur d’un tsunami millénaire. Roger McNamee, dont nous présentons plus loin les analyses, rapporte que

Facebook a signalé que jusqu’à 126 millions d’Américains ont été affectés par les interventions russes sur sa plateforme principale, à quoi s’ajoutent vingt autres millions sur Instagram qui lui appartient. Additionnés, ces chiffres dépassent le nombre des 137 millions d’Américains qui ont voté en 2016[9].

(McNamee 2018)

Il demande que Facebook, quoi qu’il lui en coûte, expose individuellement à ses usagers comment ils ont été trompés, et il en tire des conséquences dont il espère voir le Congrès américain s’emparer. Au vu de la valeur boursière et de la capacité de lobbying de Facebook, Twitter ou Snapchat en 2017, le démantèlement de ces entreprises n’est pas pour demain. Mais les grands journaux indépendants, The Guardian et The New York Times en tête, sont décidés à démontrer la pertinence de leur modèle éditorial face à celui des plateformes qui absorbent et diffusent des contenus qu’elles ne produisent pas ni ne hiérarchisent. Les enquêtes et les articles que nous citons sont autant d’opérations sur le terrain d’une guerre de l’éditorialisation où se joue l’avenir des pensées démocratiques. Nous voyons mal, en effet, comment des populations livrées aux plateformes de micromessagerie seraient capables de prendre à bras le corps les questions relatives aux modèles sociaux et aux transformations collectivement indispensables pour prévenir les catastrophes annoncées.

Malgré leur expansion territoriale, ces plateformes ou « réseaux sociaux » sont essentiellement monolingues : elles parlent la langue du capitalisme financier qui soutient leur déploiement massif dans une osmose entre les réseaux de télécommunications et les réservoirs de contenus numériques. Notre approche anthropologique des réseaux aperçoit les effets ravageurs de la désintermédiation. Elle accroît les tensions dans les sociétés clivées par d’anciennes rivalités ethniques et dépourvues d’arbitres légitimes. Ses conséquences sont tout aussi radicales pour les sociétés libérales fondées sur l’existence de médiations et de cooptations complexes qui assurent une circulation suffisante des informations pour que les élus et les dirigeants puissent agir, pour que les citoyens puissent se concerter, demander des comptes aux responsables et peser sur leur ordre du jour. L’action des plateformes de messagerie touche ici le cœur des habitus et des références de chacun, rabattant la vie privée sur des pratiques de harcèlement de toute nature. Tel est le mirage des réseaux sociaux : ils mettent en scène une certaine proximité avec les élus, mais celle-ci est une forme constante de harcèlement de la part d’hommes politiques qui court-circuitent les débats contradictoires. Donald Trump agit en maître et les analystes ont noté comment sa campagne électorale fut alimentée par ses propres adversaires qui ont universellement propagé ses messages en s’en montrant scandalisés, au point de faire de ses provocations le centre du débat public au détriment des problèmes sociaux des Américains. La dynamique économique interne et la focalisation du discours sur une « guerre commerciale » qui stimule la base électorale du président masquent la réalité d’une concentration extrême des pouvoirs entre les mains d’une élite de la fortune soucieuse avant tout de participer aux opérations financières à plus forte marge et de s’exonérer du minimum de solidarité sociale envers le tout-venant du peuple.

Comme l’indique fortement Michel Feher (2017), le modèle financier détruit non seulement l’espace public politique mais aussi l’entreprise comme entité durable et participant des médiations de l’espace social urbain. Cette transformation radicale favorisée par le numérique a connu une première phase au siècle dernier quand la mondialisation a assuré l’approvisionnement des pays riches en biens de toute nature grâce aux usines installées dans les pays émergents aux bas salaires. Depuis une quinzaine d’années toutefois, c’est au cœur des sociétés capitalistes les plus riches que ce re-engineering opère en automatisant des secteurs entiers autrefois créateurs d’emplois stables. L’économie américaine est proche du plein emploi, mais les catégories sociales les plus fragiles sont loin de s’en sortir. Sans capital immobilier, habitant des périphéries éloignées, privées de services publics de qualité, médiocrement formées et souvent discriminées, elles sont laissées pour compte d’indices de prospérité qui voient la fortune accrue des plus riches nourrir l’illusion d’un progrès général[10]. La transparence autoproclamée des médias interactifs aurait donc débouché sur l’éviction de la plèbe – quel paradoxe !

Comment éviter d’associer le déploiement des réseaux sociaux à la fermeture des espaces publics de la discussion démocratique ? Comment ne pas voir dans la promesse de la communication pour tous la mystification principale de notre temps et l’intox (fake news) par excellence ? Christian Salmon rappelle que les fake news ont eu leur heure de gloire sous la présidence Bush et durant les années qui suivirent la conquête de l’Irak par l’armée américaine (2018). Celle-ci s’est vantée de contrôler de manière occulte divers médias irakiens et d’y placer des articles ou des émissions à la gloire de l’occupant. De même, divers communiqués de la NASA ou du NOAA[11] furent expurgés de mentions pouvant choquer les créationnistes. Certains de ceux qui ont contribué à la campagne de Donald Trump figuraient parmi les conseillers de George W. Bush qui affirmaient leur capacité à contrôler les infos et la réalité. Puisque le système politique américain tolère de longue date la circulation publique d’informations fallacieuses, pourquoi Facebook devrait-il d’ailleurs s’ériger en arbitre de la vérité ou en redresseur de torts ? Jusqu’ici, Zuckerberg se voulait l’apologiste d’un libre échange où les divers propagandistes se disputent l’audience : sur cette ligne, le verdict électoral de 2016 atteste, selon Christian Salmon, la victoire médiatique de leurs adversaires[12] !

Même exacte, cette vision cynique de l’histoire réduit la nouveauté de ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Regardons de plus près. L’accélération dont traite Hartmut Rosa (2010) produit des effets radicalement neufs en se logeant au cœur des algorithmes, faisant perdre aux villes intermédiaires leur vitalité relativement aux centres de décision principaux. C’est justement l’électorat de ces villes en crise qui a porté Trump au pouvoir ! Cette tendance est à l’œuvre pour longtemps et voici des décennies que les populations pauvres, et même les classes moyennes, sont continûment expulsées des centres urbains par l’élévation des loyers. Au sein des zones urbaines, les foyers modestes sont pris dans des spirales d’endettement qui leur ont fait perdre tout ce qu’ils avaient – ainsi en Espagne ou aux États-Unis pendant la crise des subprimes (Sassen 2015). La crise des subprimes n’a fait que révéler une tendance de fond que synthétise un article récent qui donne la parole à Saskia Sassen :

« Quand les villes-mondiales traitent avec d’autres agglomérations [communities], c’est le plus souvent pour prélever sur elles une rente. Les financiers de New York ont besoin des dettes de l’Amérique centrale pour doper le marché obligataire. Les start-ups de San Francisco ont besoin de voitures sous-utilisées partout pour lever des milliards en bourse. Les colosses du commerce en ligne recherchent des terrains à moindre coût pour leurs entrepôts ». Le reste du pays peut bien bénéficier des innovations qui se déversent des villes-mondiales, et les gains sont réels pour les consommateurs. Mais, dans le même article, M. Sorper conclut : « au moment où cela se produit, ces villes sont déjà passées à autre chose et inventé de quoi devenir encore plus riches[13]. »

(Badger 2017)

De là sans doute la stupéfaction de ces villes-mondes face à la réaction de populations frustrées qui ont élu Trump ou choisi le Brexit en faisant circuler des intox. De là aussi la sensibilité des maîtres de réseaux à tout ce qui vient rappeler que les services réputés gratuits rapportent à leurs promoteurs des fortunes jamais vues, localisées dans les plus grands centres urbains mondiaux, et que leur action est si puissante dans nombre de domaines que leurs organisations concurrencent des politiques publiques, y compris pour l’éducation, sans en assumer les objectifs d’égalité dans l’exercice des droits et la capacité d’agir. L’humanité devient-elle dépendante d’ingénieurs portés par le goût de tester des innovations virales qui accélèrent encore le succès des tech companies ? Ils peuvent modifier les critères de toute information disponible, prélèvent une dîme sur toute publicité, voire sur tout échange interpersonnel, procèdent sans contrôle à toutes sortes de recoupements. Vendant leurs services « avancés » au plus offrant, ils peuvent à l’occasion se faire instrumentaliser par toute puissance occulte organisée pour cela. Une certaine lenteur – le temps de la réflexion – siérait ainsi au débat démocratique qui ne peut que s’étioler si chacun constate son impuissance à agir en dehors de sa sphère privée – sa famille, ses amis et ses réseaux professionnels – sans pouvoir désormais rêver à une transcendance collective transformatrice.

Dénégation et vérité

Selon Roger McNamee,

on croit lire un scénario de science-fiction : une technologie célébrée parce qu’elle rapproche les gens est utilisée par une puissance hostile pour les séparer, miner la démocratie et créer de l’angoisse. C’est exactement ce qui s’est passé aux États-Unis durant l’élection de 2016. Nous avions construit une ligne Maginot – la moitié des dépenses militaires mondiales, des centres financiers numériquement blindés, tout cela conçu pour repousser les attaques extérieures – sans imaginer qu’un ennemi pourrait infecter l’esprit de nos citoyens par le biais de nos propres inventions, pour un coût minime. Cette attaque n’a pas seulement été un succès stupéfiant, elle fut un succès durable puisque le parti politique qui en a bénéficié refuse de reconnaître les faits. Les attaques continuent de jour en jour, faisant peser une menace existentielle sur notre vie démocratique et notre indépendance[14].

(McNamee 2018)

Ce scénario à la Philip K. Dick voit un politicien retors, soutenu par une pléiade d’ingénieurs russes spécialistes de la désinformation, l’emporter sur une ancienne secrétaire d’État hostile à la Russie[15] (Lee et Currier 2018) ! Près de la moitié de l’électorat américain étant, en toute circonstance, disposé à soutenir un candidat marquant son hostilité à l’exécutif de Washington, déplacer un pourcentage minime des électeurs permet de gagner et l’effet démultiplicateur de la surenchère en réseau y a contribué. Il faudrait corréler son incidence avec les scores de Trump dans les Swing States qui ont fait l’élection. Celle-ci affaiblit les institutions fédérales et contribue au repli dominant sur la sphère privée. Le sarcasme populiste dénigrant les élites fait recette : seule une minorité se battra pour un universalisme démocratique. Rendu visible par ces interférences directes, le lien des réseaux sociaux à la politique n’est nullement épisodique. Encourager le partage de supercheries humoristiques et outrancières inhibe toute résistance aux campagnes les plus insidieuses, tenues alors pour de simples jeux verbaux « limite ». La séduction des réseaux sociaux se mesure à l’allocation temporelle et psychique qui leur est consacrée. Les commentaires des dernières photos trash ou people rendent invisibles les opérations financières stratégiques qui structurent notre avenir immédiat. Ce harcèlement médiatique réduit presque mécaniquement l’influence des acteurs engagés en faveur des droits sociaux et d’une pensée historique sérieuse. En ce sens, les réseaux sont constitutivement pris dans un tropisme de la performance narcissique qui laisse dans l’obscurité toute injustice qui n’accède pas à la notoriété immédiate en ligne. On trouvera confirmation de cela jusque dans le succès d’une campagne contributive pour soutenir les dépenses juridiques des familles séparées à la frontière américaine en raison de l’application de lois récentes : le couple californien qui a lancé cette action sur Facebook, attendant quelques centaines de dollars, a vu affluer 7,5 M$ de dons en quelques jours, ce qui signifie que 200 000 personnes ont souhaité financer cette action à la thématique on ne peut plus consensuelle, laquelle se poursuit et a vu plus de 600 000 donateurs (« Reunite an immigrant parent with their child » s. d.) contribuer à réunir une somme atteignant 25 millions de dollars (Lyons 2018). Les meaningful groups sont donc le lot de consolation d’un monde en voie de privatisation générale où les réseaux personnels, le bénévolat et les groupements d’intérêts sont les seuls recours face au délitement des horizons sociaux, que cependant ils ne parviennent pas à inverser d’eux-mêmes. Les sociétés les plus riches ne sont pas à l’abri de fractures soudaines que la prospérité et la croissance ne masquent qu’à très court terme – en dépit des signes annonciateurs que sont les votes opposés à la mondialisation et réclamant un repli identitaire.

De là que parmi les motivations des lanceurs d’alerte figure leur conscience de détenir des informations qu’ignorent même ceux qui les produisent, selon les dires d’Edward Snowden. Dans un récent entretien avec Daniel Ellsberg, Edward Snowden déclare :

En fin de compte, on entre dans une dynamique telle qu’un employé donné puisse vraisemblablement – en fait, ce n’est pas simplement une vraisemblance, mais bien une réalité – avoir à sa main des accès plus ouverts que le directeur d’un bureau, d’une unité, d’un groupe, d’une agence, voire que le président[16] .

(MacAskill, Snowden, et Ellsberg 2018)

En appeler à l’opinion publique réveille les consciences, mobilise les journalistes et secoue les politiciens qui se sentent floués par le sempiternel discours du there is no alternative. Il s’agit bien de mobilisation, terme chargé s’il en est d’associations guerrières, mais dont la signification s’est retournée avec les technologies mobiles. L’héritage militant de la Révolution française, de la constitution des États-nations au XIXe siècle et des luttes anticoloniales se serait dissipé au point que la mobilisation ne renvoie plus qu’à son contraire – une mobilité associée au désengagement. Une ruse de la raison module le thème de la mobilisation guerrière totale évoquée il y a un siècle par Ernst Jünger (Totalmobilmachung) (Jünger 1990). En effet, le repli sur les intérêts privés voit les privilèges d’une infime minorité d’humains être confortés par une combinaison fatale à la démocratie. On observe une forte passivité de collaboration de classe. L’enrichissement général s’est accompagné depuis cinquante ans d’une soumission quasi totale de la classe moyenne consommatrice aux valeurs et au intérêts de la classe dominante. Cette alliance tarit la source du progrès démocratique à proportion de ce que les électeurs votent en fonction de l’intérêt des classes situées au-dessus de la leur et auxquelles ils s’identifient dans leurs rêves. C’est le phénomène marquant des cinquante dernières années aux États-Unis : la dette phénoménale financée par le reste du monde et la crise des subprimes ont récemment accouché d’une politique fiscale plus favorables que jamais aux actionnaires sans que les meaningful groups d’opposants ne parviennent à imposer leur agenda. En effet, le ressentiment exprimé par ceux qui fustigent cette domination des « élites » se traduit mondialement par l’adhésion à des approches incompatibles : là où certains plébiscitent des discours qui s’alimentent au rejet des plus pauvres et au racisme, d’autres en appellent à une transformation, se référant à une forme modernisée du contrat social dont l’un des symboles serait l’allocation universelle. Partagée entre des orientations inspirées du nationalisme populiste ou de la social-démocratie et mise en demeure de choisir entre des propos révolutionnaires de droite ou de gauche, la majorité de la population marque son appui à des orientations qui ne mettent pas en péril le pécule qu’elle est parvenue à accumuler, confortant partout le succès des conservateurs, surtout en temps d’incertitude économique. L’idéal d’une démocratie d’adhésion individuelle diffusé par Tocqueville (1835) s’est avéré être un leurre dont deux siècles de convulsions politiques n’ont pas toujours guéri ses propagandistes. Nous en verrons une preuve nouvelle en constatant que la participation individuelle aux réseaux de micromessagerie, si liée qu’elle soit à un processus d’émancipation personnelle, ne garantit nullement une motivation pour l’égalité et la justice sociale et par le rejet de la fascination pour les passe-droits des classes les plus riches. Jessé Souza l’observe pour le Brésil (2017).

Par un retour de flamme symbolique de l’état du monde, l’empire supposé libéral, les USA, s’est aujourd’hui mué en tenant d’un nationalisme économique qui ne pourra déboucher que sur des accords avec les oligarques chinois et affaiblir les alliés européens des USA attachés à une concurrence ouverte. Contestant les propos plus nuancés des tenants d’une collectivité politique pacifiée capable de se projeter dans l’avenir, ce discours exalte l’opposition du style de Donald Trump, affairiste exagéré, à celui de Barack Obama, juriste cultivé. Trump serait le défenseur des oubliés de l’âge numérique… en même temps que les tweets du candidat, si aisément relayés, lui offraient une immense campagne gratuite dans laquelle il se montrait en victime de l’establishment. Ajoutez le spleen des habitants des petites villes en déshérence, et le tour est joué.

Or, ce repli sur la sphère privée et les petites communautés est explicitement favorisé par les plateformes de micromessagerie (réseaux sociaux). Il masque la réalité du monde à nombre de ceux qui pourraient y réfléchir – et y auraient intérêt. Or l’engagement civique, s’il résiste aux dictatures, est tout aussi indispensable aux démocraties. Mais le terme d’engagement, aujourd’hui repris par les publicitaires, désigne la sensibilité des internautes qui cliquent pour approuver ou commenter le propos d’autrui. Zuckerberg a beau jeu de vanter l’avenir des conversations entre pairs, rappelons que nous devons nos libertés à des consciences qui se sont levées pour résister aux secrets d’État, non à des bavards qui commentent des ragots ou partagent des vidéo promotionnelles. De ses échanges avec Ben Bradlee, rédacteur en chef du Washington Post à l’époque, et avec Katherine Graham, propriétaire et directrice du journal qui finança la publication des Pentagon Papers après que le New York Times a été poursuivi, Spielberg dit ceci :

Il m’expliquait qu’il devait motiver ses équipes sur une enquête, et la poursuite de celle-ci, avec la même vigueur qu’il avait dû exhorter ses soldats à faire face aux attaques des kamikazes. Pour lui, le commandement militaire et la direction d’une rédaction relevaient du même effort. J’ai déjeuné avec Katharine Graham en 1998. C’était étrange. Elle a dû me poser une dizaine de questions, quand moi j’ai pu en placer une. Un réflexe de journaliste, j’imagine. Ce n’est pas du sang qui circulait dans ses veines, mais de l’encre.

(Blumenfeld 2018)

Spielberg ajoute que la propagation de rumeurs et de « vérités alternatives » est tout aussi dangereuse pour nos sociétés clivées que la censure. Dénoncer ces amalgames les fait aussi circuler, et le populisme réactionnel prospère au milieu de réseaux idéologiquement imperméables à toute contradiction à qui le libre accès numérique garantit la diffusion, surtout si les politiciens professionnels utilisent ces ragots pour fidéliser leur électorat :

Je n’ai jamais perçu autant de colère ou de ressentiment entre les deux camps. Il n’existe pas le moindre espace commun, et donc plus de moyen d’avoir un débat. Je ne vois pas d’issue.

(Blumenfeld 2018)

Pour sa part, Roger McNamee indique que les fake news sont bien monétisées parce qu’elles se vendent mieux que le reste – les ficelles venues de la presse à sensation ont envahi les réseaux électroniques :

La peur et la colère provoquent bien plus d’engagement et de partages que la joie. En conséquence, les algorithmes privilégient les contenus-choc plutôt que le fond. Certes, cela a toujours été vrai dans les médias – de là le vieil adage « Si çà saigne, çà gagne ». Mais pour les médias de masse, il fallait composer avec le fait de s’adresser à tous les publics en même temps et avec des systèmes de diffusion plutôt limités. Tel n’est plus le cas pour les plateformes Internet sur terminaux portables (smartphones). On a créé des milliards de canaux distincts, chacun d’eux peut aller plus loin dans la négativité et l’extrémisme sans risque de se couper d’une partie du public. Au contraire, les plateformes aident les gens à s’isoler eux-mêmes dans des bulles filtrées en fonction de leurs goûts, ce qui réduit le risque d’être exposé à des idées divergentes[17].

(McNamee 2018)

Vingt ans durant, la communication numérique a été parée de vertus. Elle était supposée structurer le tissu social autour des centres d’intérêts de chacun, faciliter la mise en commun de connaissances et réduire les écarts entre les métropoles et les espaces périphériques. Mais nous assistons depuis quelques temps à une évolution toute contraire. Sans qu’on sache bien quelle est la cause et quel est l’effet, nos sociétés sont devenues structurellement plus inégalitaires depuis qu’elles se sont livrées au numérique (« Davos 2016 - UBS white paper on the Fourth Industrial Revolution » 2016). La révolution numérique s’est opérée dans un désordre tel que la plupart des groupes sociaux en ont subi les effets. Des chances inespérées se sont offertes à une infime minorité, les États peinent à harmoniser les effets de ces transformations. Des études indiquent que les villes moyennes ont cessé de structurer un territoire de croissance et affrontent un déclin sans guère de perspectives (Badger 2017). Les prestataires privés et les fournisseurs de solutions techniques ont généralement pu dicter leurs conditions pour s’établir partout : le partenariat annoncé entre Google et le chinois Tencent anticipe de nouvelles grandes manœuvres mondiales (AFP 2018).

Un détour africain

C’est le cas de l’Afrique. Comment Facebook a-t-il opéré au Kenya, qui se targue d’être un pays numériquement développé ? À la veille de la probable réélection du président Uhuru Kenyatta au Kenya, Facebook annonçait un dispositif de contrôle des fake news[18]. Y a-t-il de quoi s’étonner ? Concrètement, il ne s’agissait pour Facebook que d’inviter ses usagers au Kenya à vérifier les métadonnées associées aux documents qu’ils consultent : date, url, les repérages de spams et de hoax enregistrés. Une bonne pédagogie du web, en quelque sorte ? Surtout une excellente affaire politique. Facebook appuie le président sortant qui contrôle les médias et s’est assuré le soutien de l’organisation Cambridge Analytica qui a participé aux campagnes victorieuses du Brexit et de Trump[19] (Hume 2017). Son opposant ne dispose pas de tels moyens et doit s’appuyer sur des rumeurs : battu, Odinga allait affirmer qu’on a utilisé les codes d’accès du responsable des bases numériques de la commission électorale, qui vient d’être assassiné, pour trafiquer les résultats. Difficile à établir – mais certainement une indication de la polarisation des esprits et de la force des rumeurs. Son offre d’accès Internet à bas coût, limitée à Facebook et à quelques sites, a fait que la compagnie domine le paysage électronique kenyan : sa stratégie contre les fake news est purement diplomatique.

En septembre 2016, Zuckerberg effectue son premier voyage en Afrique. À Nairobi, il visite un campus numérique. Il se prépare secrètement à annoncer la mise sur orbite du satellite de communication AMOS conçu avec Eutelsat pour la diffusion wifi en Afrique: il quittera précipitamment le pays à l’annonce de l’explosion de la fusée SpaceX au décollage (Abdelkrim 2016; Wong 2016). Trois ans perdus pour Facebook ! Ce projet devait appuyer la dynamique lancée en 2013 – quand Facebook a lancé « Internet.org » pour déployer la connectivité dans le monde : un bouquet restreint aux pages Facebook et à celles de quelques partenaires, un système captif ne respectant en rien la neutralité du net – de là son exclusion en Inde. Étroitement contrôlé dans ses contenus, Internet.org promeut la stratégie mondiale de l’entreprise. Au Kenya, la firme annonce en février 2017 l’ouverture d’un service Internet accessible à un coût moindre que celui des opérateurs du marché. Mais il ferme d’un seul coup en juin, deux mois avant l’élection, un important groupe de discussion comptant plusieurs centaines de milliers de membres actifs au Kenya[20].

Les initiatives de Facebook au Kenya visent à contrôler ce marché émergent avec l’appui des autorités. La réélection du président donnerait plusieurs années à Facebook pour gagner son pari : Zuckerberg en bénéficierait plus qu’Obama, qui, à la veille d’un scrutin controversé[21], appelle à respecter le résultat du vote dans le calme. La nouvelle focalisation de Facebook sur les fake news est en ligne avec ses intérêts dans un pays clé d’Afrique de l’Est. La mise sur pied d’un service wifi au Kenya se fait en partenariat avec diverses multinationales qui se coalisent pour imprimer leur marque dans une région essentielle à l’expansion américaine. Après de graves violences et l’annulation de l’élection du mois d’août par la Cour suprême, Kenyatta prétend diriger le pays, mais il est passablement affaibli. L’opposition a démontré internationalement le caractère partial et violent de son gouvernement et poursuit sa campagne. Mais Facebook poursuit sa stratégie à Nairobi, réunissant début octobre les représentants de « meaningful groups » présents sur la plateforme (« Facebook Brings Together Kenyan Group Leaders to Foster New Connections » 2017) et annonçant son intention d’organiser un concours de start-ups (Sogodogo 2017).

La supposée neutralité de Facebook masque un soutien inconditionnel aux gouvernements en place, qui pousse parfois à la violence. Un article de Jason Patinkin paru le 15 janvier 2018 fait état de la situation au Sud-Soudan où les conflits internes pourraient déboucher sur des atrocités pour peu que des appels à la vengeance soient pris à la lettre par des factions locales chauffées à blanc. Facebook succédera-t-il à la Radio Mille Collines rwandaise dans l’histoire des rapports entre médias et génocide ? Quand des Soudanais de l’extérieur alimentent des blogues en fausses nouvelles, on arrive à des situations limite comme celle-ci :

Certains sites web sud-soudanais semblent brouiller intentionnellement la limite entre infos valides et intox. Un groupe Facebook antigouvernemental, MirayaFM, porte le même nom que la radio officielle des Nations Unies au Sud-Soudan, Radio Miraya, ce qui a conduit à la confusion pour des lecteurs incapables de saisir la différence entre eux. De même, le site web « équatorien » extrémiste africanspress.org rediffuse des articles provenant de sources crédibles, mais les remonte avec des titres provocants. L’un d’eux accusait récemment les Dinkas de tuer par amusement des Équatoriens et de les transformer en nourriture. Ce titre était placé au-dessus d’une vidéo de l’Agence France-Presse concernant le avertissements de l’ONU pour prévenir un génocide. Mais la diffusion de cette vidéo de l’AFP est en fait bloquée sur le site[22]

(Patinkin 2016)

Les rapports de Facebook avec les pouvoirs publics américains sont d’ailleurs sujets à interrogations : certains affidés de Poutine ont vu leur compte bloqué, tel le tchétchène Kadyrov, mais il n’en est rien pour le syrien Bachar el-Assad, pourtant sur liste noire officielle aux USA (Solon 2018). Les pires dictatures profitent doublement de Facebook. D’un côté, Facebook aide à noyauter la population en flattant les jeunes bien nés ; de l’autre, il facilite le repérage des opposants et leur exclusion de la médiasphère. S’ils déclarent vouloir sécuriser le monde et le rendre plus fraternel, les réseaux sociaux ont en réalité du sang sur leurs pages[23]. Ils ciblent les « meaningful groups » au profit des annonceurs, mais font-ils des efforts pour résister aux États qui entravent la liberté d’opinion ? Contribuent-ils vraiment par des « discriminations positives » à l’empowerment des populations ? Luttent-ils pour la neutralité du net ? S’opposent-ils à la propagande et aux préjugés ? Facebook est régulièrement accusé de se préparer à se plier aux exigences chinoises de censure[24]. Quand il est fait état de la publication en Birmanie de pages haineuses tandis qu’il n’existait bien sûr aucun « safety check » pour les Rohingyas persécutés[25], il est difficile de prendre au pied de la lettre des propos comme ceux-ci :

Engagé civiquement. Dès lors que nous visons à construire l’infrastructure collective (social infrastructure) d’une communauté mondiale, nous allons travailler à construire des instruments nouveaux qui encouragent l’engagement civique réfléchi. Renforcer notre pouvoir d’utiliser notre voix n’en deviendra que plus important[26].

(Zuckerberg 2017)

Ces bonnes intentions relèvent de la prose financière, non d’un serment humanitaire. Comment une entreprise qui se dit essentiellement technologique peut-elle s’autoproclamer au service de l’engagement civique quand son développement repose sur la mobilisation non pas des opinions, mais bien de capitaux gagés sur la croissance du revenu publicitaire ? Facebook sélectionnera-t-il à l’avenir ses annonceurs selon la contribution des entreprises au développement durable ? À la promotion des droits des plus pauvres ? Au respect des droits syndicaux ? À l’éducation de base ? On assiste jusqu’ici plutôt au processus inverse. Facebook protège les publicitaires en réduisant les annonces figurant à proximité de pages litigieuses ou polémiques. Cela augmente d’autant la valeur des pages associées aux groupes liés aux idéologies consuméristes[27]. Des études systématiques devraient être menées pour connaître les associations les plus opérantes entre les contenus rédactionnels et promotionnels et saisir leurs renforcements spécifiques. D’ailleurs, moins d’un an après la diffusion de ce manifeste, les dernières annonces vont dans un tout autre sens. Il s’agit d’exclure les questions qui fâchent (sociales au sens du français « contrat social »…) au profit de thèmes familiaux et de la communication de proximité. Les « meaningful groups » ciblés par l’entreprise sont impliqués dans la vie quotidienne, dans des actions de bienfaisance, de formation ou de partages culturels. Et si des actions liées à des mobilisations collectives (social au sens américain) ont toute leur place sur Facebook, elles ont une signification bien différente selon qu’elles interviennent dans un pays respectueux ou non de ses citoyens. Contribuer à organiser une course à pied en ville n’a pas le même sens à Stockholm ou à Sumatra : à Stockholm, la page est soutenue par la marque ASICS, c’est un événement international ; en 2012, une petite tentative pour organiser un marathon par crowdfunding à Jambi semble bien n’avoir pas eu de suite…[28]

La presse en déroute

Building Global Community parcourt plus ou moins la pyramide de Maslow. Agir dans les champs de la sécurité physique et de la santé serait la base, l’étage intermédiaire est constitué par l’appui donné à une information crédible face aux rumeurs, au sensationnalisme simplificateur et aux propagandes incontrôlées. L’horizon serait celui d’un engagement civique et de l’inclusion de tous ceux qui le pourront dans une communauté mondiale qui est l’avenir de l’humanité. Si Facebook reconnaît que la polarisation qui a marqué la dernière élection américaine est à l’image des propos courts et clivants propres aux réseaux sociaux, rien n’indique que Facebook puisse contrôler les contenus qu’il véhicule. De plus, la volonté réaffirmée de l’entreprise de ne pas devenir une entreprise de média signifie son indifférence vis-à-vis des effets potentiels de l’activité éditoriale de ses utilisateurs. La promotion nouvelle des interactions directes entre les usagers va dans ce sens et minore par ailleurs immédiatement la place des « articles liés », diminue la visibilité des pages affichées par des entreprises éditoriales de petite taille auxquelles peu d’usagers sont abonnés. Facebook ne peut que renforcer la polarisation que regrette publiquement Mark Zuckerberg. Emily Bell, directrice du centre de recherche en journalisme numérique de l’université Columbia de New York, rapporte la baisse de fréquentation constatée par divers éditeurs de revues et de journaux depuis quelques mois et constate l’indifférence de Facebook relativement à la presse et aux citoyens :

Définir Facebook en tant que société de média et ses engagements avec les entreprises de presse est dissonant et même nuisible pour sa présence là où la liberté d’information est menacée par le régime[29].

(Bell 2018)

Facebook a refusé de commenter les témoignages selon lesquels il aurait désigné le groupe militant Rohingya Arsa comme groupe dangereux, alors même que les militaires et le gouvernement birman maintiennent une fort présence officielle sur la plateforme web. L’effort de Facebook pour connecter des millions de gens dans les pays pauvres grâce à son programme Free basics explique son succès rapide en Birmanie. John Harris lie explicitement la facilité avec laquelle la propagande extrémiste a pu jouer au type de service offert par Facebook dans certains pays en développement. Lancé en 2013, le service Free Basics est issu de l’acquisition par Facebook, en 2011, du logiciel Snaptu, qui gère des applis sur des téléphones de base, tout en limitant la connectivité à quelques sites. Même l’usage d’un navigateur est alors facturé, de sorte qu’

il est aisé de lire des pages sur Facebook, mais qu’il peut être impossible de vérifier les allégations qui s’y trouvent publiées.

(Harris 2018)

Toujours est-il que ce service a fait passer les utilisateurs birmans de Facebook de 2 à 20 millions, même si FreeBasics a été fermé sans préavis l’an dernier en Birmanie, comme dans d’autres pays, sans que Facebook ne s’explique sur le sujet, selon l’enquête de Manish Singh. Ce dernier rappelle le refus du gouvernement indien à laisser implanter ce service (Singh 2018). En Inde, l’implantation du service a été interdite après un combat pour la neutralité du net mené par Nikhil Pahwa[30], mais Facebok continue de faire de FreeBasics un cheval de Troie pour attirer des millions d’inscrits dans le monde. Ici comme au Sud-Soudan ou dans d’autres contextes politiques dégradés, constate Emily Bell dans son blog cité plus haut,

le positionnement confus et l’approche faux-cul de sa responsabilité éditoriale par l’entreprise est potentiellement criminelle.

(Bell 2018)

L’audience de Google augmente relativement à celle de Facebook (Carr 2017). Faute de pouvoir cribler suffisamment les pages introduites sur la plateforme et de les étudier systématiquement, le choix est de réduire leur visibilité directe et de se contenter des renvois par les utilisateurs. Beaucoup de petits médias et de petits éditeurs vont y perdre l’essentiel de leur lectorat. C’est le paradoxe de la massification que d’invalider les médiations intellectuelles (celles par exemple assumées par des bibliothécaires, des professeurs, des libraires et des auteurs…). Une fois de plus, la crainte de commettre des bourdes et l’incapacité à assumer un travail éditorial conséquent garantit la prévalence des idées et des préjugés les plus communs et en fin de compte les plus vulgairement nocifs.

Les réseaux sociaux sont-ils donc réactionnaires par construction ? Certains commencent à le dire. Mais comment faire sans eux ? Le journal Folha de São Paulo, visage officiel de la politique brésilienne, annonce avec emphase en février 2018 qu’il cesse d’alimenter sa page Facebook[31]. Dans un contexte où son concurrent Globo dispose de canaux de télévision gratuits et de son site payant, et à la veille d’une année électorale, il s’agit de se centrer sur les abonnés payants et un lectorat enregistré. Ses visiteurs sur Facebook pourraient colporter toutes sortes d’intox dont le journal ne veut pas s’occuper – ce qui n’empêchera pas ses lecteurs de diffuser certains contenus sur Facebook hors de la page du journal. Ce cas fera-t-il école ? Ce serait un retour à la normale pour les éditeurs, mais il est bien illusoire : la Folha de São Paulo est un journal de l’establishment porté par une élite rétive à tout bouleversement de ses certitudes, qui se voit en représentant du Brésil légitime et est un acteur majeur de la ruine du projet démocratique dans ce pays, faute précisément d’ouverture réelle de canaux de communication et de débat avec les minorités s’efforçant de réduire le poids écrasant des oligarchies… Entre les élites conservatrices et le populisme en réseau, le monde est sous l’emprise des jeux de pouvoir entre les conglomérats techno-publicitaires et les milieux d’affaires traditionnels. Comment promouvoir des contenus élaborés dans un monde de simplisme et de bulles de filtrage ? Les fils d’actualité propulsent les infos qui donnent lieu à plus de commentaires, le sensationnalisme prévaut toujours davantage, induisant l’invisibilisation de tout ce qui s’éloigne des opinions dominantes et pourrait choquer les publicitaires.

Les algorithmes appuient donc les formes consensuelles recoupant quelques variables sémantiques statistiquement pertinentes et participent de la clôture de la pensée. Par le nombre des liens, ces critères écrêtent les extrêmes statistiques dans l’apparition de mots-clés : ils écartent certains extrêmes idéologiques et laissent dans l’ombre les innovations discrètes, réservées aux connaisseurs qui savent ce qu’ils cherchent… et forment de microcommunautés. L’intelligence artificielle durcit les oppositions simplistes, réduit les débats nécessaires, diffuse les idées les plus conventionnelles et déforme l’espace public démocratique dont nous avons besoin. Toute expérience minoritaire et créative sera expulsée du spectre représentatif au nom des statistiques, reléguée dans les fonds des pages personnelles les moins actives, au moment même où Facebook assumera de fait un rôle de direction de conscience et de soutien à l’ordre dominant quel qu’il soit (on respectera les mœurs et les lois). C’est Le Meilleur des mondes (Brave New World) de Huxley (1932) ou Le maître du haut château (The Man in the High Castle) de Philip K. Dick (1962). Facebook ne deviendra pas une « contre-agence-de-presse-officielle » : tout discours polémique ou critique sera tenu pour marginal et rejeté du côté des opinions qui n’engagent personne, rendu invisible par les filtres par défaut. Caricaturons : pour ne pas donner prise à l’islamisme, on diffusera par défaut ce qui convient aux pouvoirs dans les régions où il sévit. La contribution de Facebook à la lutte contre le terrorisme passe par la restriction dans la diffusion des opinions adverses, au motif de ne pas donner de motifs aux radicaux de se scandaliser d’une liberté d’expression hors de contrôle. La fermeture du compte Twitter d’un militant égyptien renommé est emblématique (Belam 2017). Elle appuie le pouvoir en place en Égypte, qui vit sous la menace d’attentats islamistes, et s’inscrivait dans le contexte du plébiscite en faveur du dictateur putschiste al-Sissi (Filiu 2018). À condition de savoir comment jouer sur les filtres, les personnes émancipées pourront voir des contenus bien différents, mais se garderont de les faire circuler là où une censure d’État est à l’œuvre… Ce type d’événement n’est pas spécifique, on n’en voudra pour preuve que l’exemple de l’arrestation à Hanoï d’une personne publiant des poèmes sur Facebook et dont le texte faisait allusion à la pauvreté, repérée en fonction d’accords officiellement passés par Facebook pour tenter de surmonter l’opposition du gouvernement à laisser les entreprises locales faire de la publicité sur des sites d’origine étrangère (Mozur, Scott, et Isaac 2018).

Toute idée d’égalité civique disparaît au profit des capacités de réseaux laissées à l’aléatoire des origines, des rencontres et du caractère de chacun. Didier Fassin (2018) décrit de telles inégalités entre humains[32]. La financiarisation du capitalisme fait de chaque acteur du système économique global un « investi » sommé de faire évaluer son crédit en permanence. Michel Feher rappelle que tout demandeur d’emploi doit faire miroiter ses atouts en matière de flexibilité, chaque animateur de start-up faire valoir le retour sur investissement potentiel, et que tout gouvernement répond de son crédit devant les agences de notation plus que vis-à-vis des électeurs (2017). À ce jeu planétaire, les grandes plateformes numériques sont les grandes gagnantes. Sans avoir nécessairement été bénéficiaires à un moment quelconque de leur histoire – ce qui leur évite de payer des impôts –, elles ont attiré des milliards de dollars en bourse au point d’intéresser la planète entière à leur succès. La retraite de millions de personnes dépend actuellement de leur cote boursière[33]. Les inégalités actuelles dépassent tout ce qu’a connu l’humanité dans le passé et aucune organisation internationale n’a pour vocation expresse de faire converger les économies ni de taxer les super-revenus – bien au contraire : le « chacun pour soi » et le « malheur aux vaincus » sont de règle, en dépit des efforts consentis par quelques milliers de fonctionnaires internationaux ou nationaux et de responsables d’ONG. À qui s’étonnera de l’absence de mobilisations et de révoltes, on répondra que les gouvernements se voient concéder par les grandes entreprises juste de quoi financer des services à la population gagés sur un endettement qui les place sous le contrôle des marchés financiers et leur interdit toute politique alternative. La transparence dans les données et l’accélération des circuits d’information se traduit ainsi par un contrôle rapproché des acteurs politiques par les marchés financiers et par l’allocation à chacun d’un crédit de consommation de données qui permet au plus grand nombre d’accéder de manière minimale aux services dont chacun a besoin pour persister dans son statut social – quel qu’il soit (« Stephan-Eloïse Gras : Dans les pays du Sud, rester connecté est une question de survie » 2018). Quelle révolte pourrait-elle avoir lieu dans ces conditions ? Dans un brillant ouvrage pédagogique, Patrick Boucheron pose la question : comment se révolter ? (2016) S’il évoque la récurrence de la révolte et la conviction toute humaine de ceux qui ne se soumettent pas, tout comme l’avait fait Eric Hobsbawm avant lui en traitant des bandits (1972), il constate que, le plus souvent, les révoltes sont réprimées et s’achèvent sur une démoralisation durable. Qu’en sera-t-il de la révolte à venir contre les majors du net ?

Cette leçon vaut pour le Brésil, où les médias dominants n’évoquent jamais les conditions d’existence de la majorité de la population, laissant les politiciens véreux et les annonceurs dominants occuper l’espace public. Centrées sur divers chantages psychologiques, les telenovelas tiennent le public en haleine parce qu’elles décrivent le monde cynique des puissants. La diffusion d’événements sportifs ou la chronique de la corruption des milieux politiques sont autant de diversions qui nourrissent l’abstentionnisme social. Le système politique est opaque, lointain, secret à proportion de sa faible emprise sur le réel. Ainsi, la réforme des retraites a fait l’objet de débats du gouvernement avec tous les lobbies du pays, mais il n’en est jamais question publiquement : nul ne sait de quels avantages se monnaient les appuis politiques, ni quels chantages bloquent la publication d’une réforme qui exempterait la plupart des corporations organisées des règles du commun. Centrée sur des procès pour corruption qui discréditent les politiques et certains entrepreneurs, mais aussi leurs juges, dont l’impartialité est douteuse, la faiblesse de l’information économique et sociale est tout aussi criante que l’élision des différences radicales de mode de vie entre les classes et les composantes diverses de la société brésilienne. Les grands médias sont avant tout des plateformes qui déversent la publicité tapageuse des banques, du secteur automobile, des entreprises de télécom ou d’électronique. L’emprisonnement de l’ancien président Lula, incompréhensible pour tous, est devenu une série à suspense. A contrario, quand Rodrigo Maia, président de la chambre des députés et aspirant à la présidence, parle impunément des programmes sociaux comme d’un carcan qui tiendrait ses bénéficiaires en esclavage, cela ne créée aucune vague dans les grands médias[34] ! La colère se manifeste donc avant tout sur les plateformes de micromessagerie (réseaux sociaux), là où chacun cultive avec ses proches le partage de photos et de liens instantanés. L’effet est garanti : ce qui relève d’une expression politique demeure pris dans ces cercles de voisinage social immédiat et ne sort pas d’une conversation ironique qui ne devient pas un événement menant à des manifestations publiques. La viralité de l’opinion publique, dont la presse traditionnelle se faisait l’écho, se cantonne aujourd’hui à des réseaux sans porte-parole. Les administrateurs des grandes plateformes de messagerie en savent plus que la presse sur l’état de l’opinion : cribler quelques mots-clés et les corréler avec des données géographiques établit un baromètre fiable de l’opinion. Les gouvernements et quelques entreprises n’accèdent-ils pas à de telles informations ? Chacun peut vivre l’illusion d’appartenir à des groupes communautaires et de cultiver des affinités électives, vivre un monde en ligne sans contrainte. Même l’irrespect peut être une valeur… mais elle ne se voit plus dans l’espace public urbain si ses effets se limitent aux likes des fans déclarés. En retour, nous alimentons en permanence la désormais célèbre bulle de filtrage, qui fragilise l’univers commun cher à Hannah Arendt au détriment de toute confiance, voire de tout intérêt pour ce que pensent ou vivent les autres.

La consommation des médias commerciaux qui illustrent le monde selon des perspectives caricaturales témoigne d’une situation dans laquelle le divertissement médiatique (entertainment) monopolise l’attention au détriment de tout ce qui pourrait renforcer les solidarités de base. On voit cependant mal ce qui pourrait altérer leur emprise – tel est d’ailleurs leur principal message. Rien d’encourageant à voir les études indiquant que les personnes exagérément impliquées sur les écrans réduisent leurs rencontres « présentielles » ou à constater le nombre de cas où des jeunes en plein malaise confient leurs angoisses à leur écran, les partagent en vain avec leurs « amis », et que ces derniers restent sans réaction vis-à-vis de ce qui débouche souvent sur des suicides. Écoutons alors Patrick Boucheron : l’histoire

doit d’abord enseigner aux enfants à ne jamais baisser les bras lorsque tout, autour d’eux, semble dire qu’on ne s’en sortira pas. Si elle doit transmettre des valeurs, ce sont des valeurs d’émancipation et non de résignation ,

(Boucheron 2016, 25)

ce qu’il illustre en indiquant qu’il est le plus souvent possible d’inquiéter les puissants par diverses revendications ou par diverses formes de désertions : nul n’est condamné à ne rien tenter pour s’élever contre une situation bloquée. Pour ma part, je persiste à penser que la perspective encyclopédique, qui se définit par la valorisation des liens qualifiés, demeure l’une des plus puissantes – elle assure au moins une transmission des pratiques collectives de réflexion. Autant dire que les références internes de notre ouvrage sont une sorte de guide de lecture structuré, même si c’est à travers le prisme d’une subjectivité au travail. Mettre en œuvre une approche documentaire inspirée de cette stratégie et nous référer aux principaux renvois internes de textes et de publications ayant fait l’objet de fortes validations (soit en raison du sérieux dans la préparation intellectuelle et éditoriale, soit par recoupement des principaux usages faits de documents spécifiques dans l’univers des liens associés), c’est contribuer à l’émergence de liens de qualité et pas seulement à un florilège de citations. Cela suppose naturellement de sortir de toute fascination pour l’immédiateté et le « temps réel » et d’assumer que la réflexion exige du temps et ne se décante que par l’exercice de la confrontation avec la pensée des autres.

Loin d’attendre que des suiveurs tweetent nos textes et les approuvent, il importe de travailler avec et sur des documents élaborés de manière dialectique par leurs auteurs, en rapport avec la variété des efforts déjà effectués pour établir un cadre d’analyse, à la profondeur des données disponibles, aux échanges ayant existé sous forme de conversations ou de séminaires. En résumé, l’écume des vagues des millions de renvois à des documents aussi vite oubliés que parcourus ne laisse, en se retirant, qu’une grève stérile faite de grains de sable agglomérés au hasard et que balaiera la prochaine vague. C’est seulement en organisant les conversations et en qualifiant leurs références que nous pourrons résister au tout-venant idéologique et médiatique et proposer des alternatives au moins locales. Pour ce faire, il importe de penser l’émergence de collectifs connectés. C’est là qu’une revue comme Sens public prend toute sa valeur : circuler de texte en texte forme déjà l’un de ces « meaningful group » dont parle Zuckerberg, disposant de ressources communes éditorialisées et orientées sur une multiplicité de découvertes possibles pour chacun de ceux qui les parcourt. Les groupes de veille centrés sur des contenus spécifiques (au service des voyageurs dans un certain lieu, des amateurs de telle musique, des consultations psychologiques, de programmes scolaires ou pour partager une passion exclusive pour une espèce de plante ou d’animal…) sont autant de ressources. Mais il importe à tout le moins d’offrir un criblage des sources fiables dans chaque domaine considéré : des sites de référence sont indispensables pour rechercher ou de se faire adresser des liens minoritaires, quasi invisibles, que leur caractère de rareté qualifie dans l’univers documentaire des masses de liens. Face à l’océan désert, des atolls de sens ne peuvent se constituer qu’autour de singularités aperçues par les navigateurs, tout comme un lagon se crée aux alentours d’un volcan émergé.

En finir avec la politique ?

Ces questions nous ramènent au frontispice du Leviathan de Hobbes et sur la manière de penser les collectifs – en arrière-plan des maléfices de la vie à plusieurs, pour reprendre le titre du dernier ouvrage d’Etienne Tassin. Les malheurs survenus autour de Facebook sont intrinsèquement liés à la structure comportementale des effets de loupe associée aux réseaux sociaux et promus par eux. Il ne s’agit pas simplement de ce qu’Eli Pariser a nommé « bulle de filtrage » (filter bubble) (2012), mais d’un biais sélectif valorisant toute forme de microsensationalisme. L’info doit être simple, immédiatement perceptible, elle touchera directement les personnes qui ouvrent leur page, de préférence par un petit choc, et incitera au partage : photos d’anniversaires ou « vérités alternatives » produisent cette envie sur un public qui s’autosélectionne comme réceptif. Bien sûr, en matière politique, ce biais a été très largement exploité par Cambridge Analytica, entre autres firmes gérant des données personnelles dans le cadre des conditions d’utilisation des annonceurs valides jusqu’en 2015 et exploitées l’année suivante.

Puisque nous ne pratiquons ni les analyses à la René Girard concernant l’esprit mimétique et le désir de vengeance inspiré de récits tirés de la Bible, ni celles, faciles, concernant le désir de compensation cynique éprouvé par de petites gens à l’égard des puissants, censé justifier ce qu’on nomme le « populisme », nous devons-nous plutôt formuler des motifs « positifs » pour de tels comportements. L’ignorance et la crédulité en sont de puissants leviers. Le rire mauvais qui l’accompagne parfois, rire potache qui colporte des canulars sans se préoccuper de savoir s’ils seront pris au pied de la lettre, même au second degré, induit une perméabilité aux propagandes mensongères (armes de Saddam ou satanisme des Iraniens…) et à toutes les plus grossières diversions idéologiques du genre de celle de Trump disant - entre deux fusillades de lycées aux USA - que les attentats de Paris n’auraient pas fait tant de victimes si les ouvreurs du Bataclan avaient été armés !!! On voit ici le ressort, éprouvé de longue date, du négationnisme le plus crasse : non seulement le génocide n’a pas eu lieu puisque personne n’a été informé à l’époque, mais en plus, il est invraisemblable que les victimes n’aient pas pris les armes ![35]

Etienne Tassin, dont la brutale disparition nous navre, indiquait fortement que le concept d’espace public selon Arendt ne pouvait pas être confondu avec celui, habermassien, d’espace communicationnel. Il suppose en effet

l’appropriation collective par les citoyens des répertoires d’action, et singulièrement de contestation, qui étaient propres aux conflits guerriers, et qui sont réinvestis sous une forme pacifique mais non sans violence dans les luttes sociales et politiques qui ont accompagné la naissance et la formation des sociétés démocratiques modernes. Ce deuxième aspect correspond à une expérience de la protestation, de la contestation, de l’opposition, bref de la manifestation qui recourt aux engagements corporels et aux affrontements, même s’ils ne sont plus finalisés par la destruction des forces adverses, et cela ne s’épuise pas, loin de là, dans le seul usage de la parole à des fins persuasives. Ce qui rend alors la conception arendtienne à la fois originale, irréductible à la pragmatique habermassienne, mais aussi féconde pour nous aujourd’hui, réside dans cette dimension de l’action collective qui ne se réduit pas en procédures discursives.

(Tassin 2013, 27)

Un espace politique se forme quand apparaissent des actions qui produisent des acteurs (ceux qui les ont engendrées et que ces actions engendrent à leur tour comme agents), des rapports entre acteurs qui se reconnaissent entre eux, au point que « l’action invente son peuple dans l’agir » (Tassin 2013, 29) : c’est l’institution d’un espace d’apparence – espace public des manifestations politiques. L’espace public n’existe que de manière précaire, si les acteurs ne s’arrogent pas une auctorialité, si les communautés d’acteurs ne se referment pas sur des appartenances et si l’instituant ne justifie pas l’institué :

L’espace public n’est pas un espace communautaire, identitaire, unificateur. Il est au contraire un lieu de tensions et de contradictions, de conflits et de heurts parce qu’il est le lieu où se produisent des acteurs s’émancipant de leurs identités sociales et culturelles, de leurs appartenances groupales ou communautaires […] Donc lieu de manifestations et de protestations qui défigurent et reconfigurent les ordonnancements établis.

(Tassin 2013, 30)

La politique mobilise un héroïsme ordinaire, celui en fonction duquel s’exposent publiquement des sujets sociaux revendiquant une visibilité qui leur est habituellement déniée. Selon Hannah Arendt, la politique démocratique, au moment de substituer les joutes verbales aux actes guerriers, intégrerait une partie essentielle de l’héroïsme homérique : le fait de s’avancer dans une sphère conflictuelle et d’y manifester sa volonté au vu et au su de tous. Ainsi en va-t-il des sans-papiers et des exilés qui réclament droit de cité. Etienne Tassin pointe ainsi ce qui oppose les réseaux sociaux aux espaces publics : ils sont centrés sur les appartenances et les identités communautaires ou individuelles et ne mettent que marginalement en question les ordonnancements desquels se satisfont les usagers de ces services. Ces plateformes n’ont été à l’origine d’aucune forme structurée de contestation qui ne soit pas le pendant d’une contestation déjà présente dans un espace sociopolitique préexistant. Leur usage qui s’est avéré privé ou instrumental n’a guère porté d’agoras politiques qui les auraient transformés en espaces publics. Ce que Zuckerberg nomme « meaningful groups » tient du club où la dimension d’appartenance est centrale, la contestation quasiment hors-jeu. Et l’usage de Twitter par Donald Trump est conforme à la tradition agonistique mentionnée par Tassin : s’avançant dans une sphère de visibilité où il défie ses adversaires, il se montre en héros qui assume pleinement la dimension non consensuelle de la politique, restant ainsi à l’écart de la logique communicationnelle habermassienne.