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Depuis plusieurs années, le médium social dirigé par Mark Zuckerberg a été la cible de nombreuses critiques et l’objet de scandales retentissants. Au cœur du modèle d’affaire de la firme à la lettre bleue, un service de communication gratuit en échange des données des utilisateurs, qui sont revendues aux annonceurs à des fins de marketing. Mais les trafics de données n’ont pas toujours suivi les règles officielles et se sont retrouvés entre les mains de consultants politiques peu scrupuleux (comme Cambridge Analytica) qui les ont utilisés pour personnaliser habilement leurs messages électoraux au service des campagnes du Brexit et de Donald Trump. Avec d’autres médias sociaux, Facebook a aussi — bien involontairement — servi de canal à la propagande jihadiste, à la désinformation russe ainsi qu’à une foule d’acteurs malveillants dont les fameux propagateurs de fausses nouvelles (fake news), construites uniquement pour attirer les clics et ramasser l’argent de la publicité sur des sites bidon. Ce livre de Gérard Wormser a l’immense mérite d’interroger le nouvel espace politique transnational en voie de construction, espace dont Facebook est l’un des principaux bâtisseurs avec deux milliards et deux cents millions d’utilisateurs actifs en 2018 et l’une des principales capitalisations boursières de la planète.

Au-delà des scandales, Gérard Wormser se demande comment l’idéal des lumières et la grande tradition de l’humanisme européen pourraient se reconduire dans des médias sociaux soumis à un impératif implacable de monétisation des données et qui vivent au rythme des rapports trimestriels aux investisseurs. Parce que « l’engagement » est la clé de sa survie économique, la plateforme sert les intérêts privés de ses utilisateurs et leurs satisfactions immédiates. C’est ainsi que le nouvel espace public numérique renforce les réflexes narcissiques d’un individu roi, dépendant aux likes, obsédé par son décompte de followers, se mirant dans son petit réseau de pairs et de relais d’opinion, enfermé dans les bulles cognitives d’une machine socio-technique qui ne lui renvoie à lire, à écouter ou à visionner que ce qu’il aime. Reste-t-il possible, dans ces conditions, de formuler un quelconque projet historique, capable de dépasser les limites des micro-communautés amicales, familiales, locales ou économiques favorisées par Facebook ? La tête baissée sur leur smartphone, les membres de ces communautés font tourner en boucle les stéréotypes qui renforcent leurs identités éclatées et leurs mémoires courtes sous le regard narquois des experts de l’intoxication, communicants stipendiés, spécialistes du marketing et agents d’influence géopolitiques…

Pire, à l’arrière-plan des intoxicateurs professionnels, n’est-ce pas l’architecture socio-technique illustrée par Facebook (avec ses satellites WhatsApp et Instagram) qui doit être elle-même qualifiée de radicalement toxique ? Son revenu est en effet fondé sur la revente des données produites par les utilisateurs — ceux-ci produisant d’autant plus de données qu’ils sont psychiquement dépendants de la plateforme. On sait combien, de ce point de vue, les adolescents sont particulièrement à risque.

Gérard Wormser pose parfaitement la question : comment, dans ces conditions, retrouver le sens d’un projet historique axé sur l’autonomie individuelle et collective ? Notre auteur ne cache pas l’improbabilité d’un soulèvement révolutionnaire contre le capitalisme numérique, ni la difficulté pratique des différentes solutions réformistes aujourd’hui proposées. Même Jack Dorsey de Twitter ou Mark Zuckerberg de Facebook admettent ouvertement qu’ils n’envisageaient nullement, lorsqu’ils ont créé leurs services dans les années 2000, qu’ils allaient devenir les « arbitres de la démocratie » dans tant de pays. On ne leur demande de jouer ce rôle que depuis quelques années. C’est ainsi que Facebook, Twitter et YouTube (c’est-à-dire Google), non sans quelques résultats, ont augmenté le nombre de leurs « modérateurs », ont multiplié les efforts de vérification (fact-checking) contre les fausses nouvelles, ont cherché à utiliser leurs compétences en intelligence artificielle pour détecter ceux qui ne respectaient pas les règles et multiplié les options permettant aux utilisateurs de filtrer le contenu et d’éjecter les trolls. Mais le modèle d’affaires basé sur l’addiction demeure, et les acteurs du côté obscur apprennent rapidement à contourner les nouveaux obstacles dressés contre leurs menées.

Faut-il, comme le préconise McNamee (voir l’article « Les accrocs d’une stratégie mondiale »), attaquer Facebook et consort avec des lois anti-concentration, réviser les contrats sur lesquels sont basées les plateformes afin de rendre les individus propriétaires de leurs données et leur donner droit de regard (et de blocage) sur les algorithmes ? Ce serait là livrer à la concurrence et condamner à mort des entreprises qui sont trop grosses pour échouer (too big to fail), dont les actions sont désormais intégrées au portefeuille de tous les investisseurs institutionnels, fonds de pension en tête, et qui symbolisent la puissance américaine. La démarche européenne, illustrée par la GDPR (General Data Protection Regulation) est moins extrême. Elle protège les données personnelles par défaut et garantit aux utilisateurs un droit d’accès, ainsi qu’un droit à l’oubli et à l’effacement. Or les plateformes s’adaptent habilement à cette nouvelle réglementation et Zuckerberg a déclaré qu’il en approuvait l’esprit. On notera d’ailleurs que non seulement les GAFAM, mais aussi la plupart des grandes compagnies et administrations publiques ont maintenant un « Chief Privacy Officer ».

Laissant de côté l’effort pour réformer les plateformes, faut-il imaginer une nouvelle génération de service public en ligne — forcément international — soutenu par des gouvernements ou des fondations ? Mais aucun gouvernement ne s’en fait l’apôtre et, comme le rappelle Alexandre Moatti (2015), les tentatives de bâtir un « Google européen » se sont terminées en dérouteVoir le livre de Alexandre Moatti. Faut-il, plutôt, comme le préconise Tim Berners Lee[1], construire une nouvelle génération de plateformes alternatives, financées par les micro-paiements sécurisés de leurs utilisateurs plutôt que par la publicité ? Je rêve pour ma part d’un modèle réflexif, basé sur une véritable appropriation des données par les utilisateurs, qui permettrait un choix entre des algorithmes transparents et qui renverrait au public (à toutes les échelles) l’image mouvante de son intelligente collective.

Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Quel serait l’avantage décisif qui convaincrait des milliards d’utilisateurs de rejoindre de petits réseaux en démarrage alors que la taille et l’échelle globale de leurs réseaux sont un des principaux atouts des grandes plateformes contemporaines ? En effet, le fameux « network effect » veut qu’un réseau ait d’autant plus de valeur qu’il contient de nœuds. D’ailleurs, au-delà de toutes les possibles solutions économiques, légales ou techniques, comme le dit Lawrence Lessig, cité par Gérard Wormser « Nous ne savons pas comment construire un espace dans lequel les gens pourraient discuter des mêmes questions politiques, à partir d’un cadre commun et d’une compréhension partagée des faits. » Dans les années qui viennent, la pensée philosophique, l’inventivité technique et l’action politique ont du pain sur la planche !