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Rupture pour les milieux de gauche, la Libération ne dément pas le silence des militantes dans les sources. Pour contourner ce biais, l’approche monographique vise à saisir le profil des engagements féminins au prisme du local[1]. Dans les Côtes-du-Nord, les femmes au travail sont principalement des paysannes ou de jeunes femmes (généralisation du mariage et de la maternité après 25 ans). La singularité de ce département breton rural, encadré par les sociabilités chrétiennes, s’exprime dans ce panorama prosopographique[2] de 170 trajectoires militantes fondé sur le dépouillement systématique des archives disponibles[3]. La Résistance impulse des militances spécifiques, la visibilité nouvelle des femmes reposant sur des matrices de politisation qui remontent au Front Populaire. De plus, la sélection de militantes induit la coexistence de filières plurielles entre 1945 et 1968, dont une part accède aux responsabilités dans les années 70-80.

Avant 1945, les premières militantes investies dans les réseaux chrétiens (CFTC, JOCF), angle fort de l’histoire sociale, s’emparent des thèmes de la défense des femmes. Le but affiché, protéger et former les jeunes ouvrières de l’industrie textile, se traduit par un travail d’accompagnement en direction des foyers qui concentrent la main d’œuvre féminine très pratiquante, faisant émerger dans le monde hospitalier un syndicalisme chrétien féminin et progressiste, suite à la laïcisation de ces métiers. Avant 1936, les filières militantes laïques sont peu fréquentées par les femmes, minoritaires en dehors des institutrices[4], dont la représentation syndicale de genre est calquée sur la séparation scolaire filles/garçons. Les groupes féminins du SMEL-CGTU, organisés régionalement autour de Josette Cornec ou Renée Rollo, produisent des réflexions modernes notamment sur l’avortement. Les réseaux laïques, agglomérant les différentes composantes associatives, syndicales et républicaines de défense des écoles publiques, anticipent la parité : les syndicats enseignants offrent un cadre militant à des couples engagés en parallèle dans les partis. Comment évoluent ces trames militantes initiales de la Libération aux années 1968 ? Tendance lourde des organisations de gauche entre les années 30 et les années 80, le processus de féminisation est à vérifier par cette analyse monographique, en mesurant le degré d’ouverture des espaces militants aux femmes.

La part des militantes politiques

En plein essor à la Libération, le PCF compte autour de 20% de militantes jusqu’en 1947, parmi ses 15 000-20 000 adhérents. La proportion décline ensuite, avoisinant 10% des effectifs en 1968 (300 militantes)[5]. L’intégration massive des femmes dans les instances dirigeantes s’élabore à partir des matrices résistantes dans le sillage de Hélène Le Chevalier. Étudiante proche de Louis Guilloux, passée par le Secours Rouge et arrêtée en 1943, elle se marie avec Jean Le Jeune, chef FTP. Élue députée en novembre 1946, elle anime le puissant réseau UFF départemental. Le couple connaît des heurts avec Marcel Hamon (beau-frère de Tanguy-Prigent), FTP régional, parlementaire et secrétaire fédéral, en raison de positions féministes avancées, exacerbées par les inégalités de traitement vécues dans le travail parlementaire[6]. Suite à la répression de l’affaire des canons de Saint-Brieuc en pleine guerre d’Indochine, le cursus de cette dirigeante du Mouvement de la Paix se brise au début des années 50 : emprisonnement de son mari en 1950, perte de son siège de parlementaire en 1951 avec les apparentements SFIO-radicaux-MRP, exil en région parisienne dès 1955. A l’issue de la rénovation des cadres par la génération résistante, le milieu des années 50 marque à l’inverse la rétraction des réseaux partisans et la reprise en main des exécutifs par des militants expérimentés (hommes, FTP, laïques). La fin de l’expérience UFF, autonomisation des militantes en écho des luttes résistantes menées par des femmes, aboutit à un repli sur les matrices communautaires, dont les liens familiaux[7], de la représentation féminine des instances du PCF[8]. Réaction pragmatique aux difficultés, les impératifs politiques écrasent les militantes, réduites à un quota de « femmes alibis ». Au contraire, le profil des candidates présentées aux cantonales, nombreuses au regard des autres formations, dénote un enracinement hérité des structures UFF : enseignantes laïques du second degré (comme Georgette Manesse à Lamballe) et milieux populaires des « ménagères ». La construction de cette image politique, valorisée dans les tracts, ne dépasse pas la mention systématique mais binaire de la surexploitation des femmes-ouvrières. Configuration spécifique, les structures de jeunesse (URJF) sont un vivier de dirigeantes. Dans les archives Marcel Alory transparaissent ces réseaux à forte coloration féminine de par l’audience de Marie-Louise Kergourlay sur le terrain partisan, qui partage les tâches de propagande avec Hélène Le Jeune. L’absorption des militantes nées entre 1935 et 1940 dans les directions communistes est donc prégnante dans les années 60[9].

De même, le milieu socialiste[10] tente de capter le vote féminin par le biais d’une génération politisée dès les années 30. Invisible en dehors de « figures de l’autour[11] », à l’ombre des maris parlementaire ou secrétaire fédéral (figures de Jeanne Mazier et de Marie Rallon), la variable sexe offre un profil militant peu discriminant, révélant la pilarisation socialiste des filières laïques, dont le micro-réseau d’institutrices autour de Germaine Nicolas, apparentée au maire socialiste de Saint-Brieuc, fournit un bon exemple. La distribution urbaine des adhérentes transcrit aussi l’exclusion des femmes du tissu d’élus locaux, colonne vertébrale de la SFIO qui revendique 120 maires sur 300 communes en 1947. Seules deux femmes se présentent aux législatives pourtant au scrutin de liste entre 1945 et 1956. Localement, le faible vote des femmes en faveur de la SFIO handicape d’autant plus les candidatures féminines. L’étroitesse des relais féminins, trait marquant de la prosopographie des militants SFIO puis dans une moindre mesure du PSU[12], contrebalance leur poids surdimensionné dans les instances nationales, symbole de la maigreur des réseaux nationaux, voire de l’euphémisation du genre à la SFIO. Les enquêtes de 1951 et 1954 font apparaître une proportion de femmes de 9%, sensiblement inférieure à la Bretagne (10.9%) et la France (12.1%)[13]. L’endogamie familiale, accentuée par la prépondérance des couples militants, joue un rôle décisif dans l’adhésion, avec les liens de voisinage tissés par les têtes de réseau partisan. La minoration des femmes dans le milieu socialiste procède de leur exclusion durable des jeux partisans, qui tient à des raisons idéologiques. La primauté du combat contre les inégalités socio-économiques s’accompagne d’une mise en retrait de l’identité féminine, y compris de la part des militantes, qui se pensent comme des socialistes comme les autres. Le pôle universaliste l’emporte sur les théories différencialistes dans la culture politique des socialistes[14]. Certes, il existe au sein des mouvances socialistes des groupes féminins séparés, réseaux minoritaires dont la structuration est à rapprocher des organisations de jeunesse. Reproduisant l’image normée des spécificités féminines au niveau du pouvoir politique, les femmes sont cantonnées à la gestion des espaces sociaux intérieurs : famille, assistance sociale, éducation... L’indivision du couple en politique (épouses de militants, compagnes d’élus) et l’infériorisation dans les confrontations partisanes (codification virile de la parole politique, résistances masculines dans les débats) caractérisent ce processus de relégation des militantes. Au vu des archives, les pratiques militantes incorporent également le principe de division sexuelle, lors des fêtes de fédération où sont montés des stands dédiés aux « filles » (crêpes, chapeaux, vêtements, fleurs...), comme au travers de l’habitude de réserver aux femmes les activités les plus matérielles[15] : préparation des repas, courrier et secrétariat souvent assumés par des « femmes de »... La vision socialiste de la femme, déployée par les militantes dans une rubrique régulière mais minimale du Combat Socialiste, trahit la peur permanente d’un vote conservateur, à l’ombre de l’Église[16], renforcée par l’audience des organisations chrétiennes de masse (patronages, JOCF, CFTC). Accident historique du socialisme costarmoricain, le PSU qui draine des féministes investies dans le Planning Familial par exemple comprend 20% de militantes (15% en Bretagne), dont deux maires (Simone Darcel[17] et Albertine Le Provost). L’intégration de militantes chrétiennes, issues de réseaux culturellement plus ouverts aux femmes, recompose les matrices de recrutement au PS après les Assises du Socialisme en 1975. La place des femmes dans l’aire socialiste oscille donc entre poussées et retraits. Les facteurs explicatifs de ces évolutions sont à rechercher dans la mutation structurelle de la société bretonne : inversion du rapport à la religion, transformations sociologiques, ouverture du territoire. Le tournant des années 70[18] correspond aussi aux « années mouvement » de la libération des femmes. La féminisation du socle militant[19] et la conquête d’une frange de l’électorat féminin s’accompagnent paradoxalement d’une faible interpénétration avec les réseaux féministes, dont les trajectoires diffèrent par l’âge et la volonté d’autonomie de militantes, délégitimées par les partis, s’organisant dans d’autres structures. La réflexion sur le rôle des femmes dans la société, dans une période de révolution sexuelle qui imprègne mentalités et comportements, favorise les jeunes élus et intellectuels du PS, porte-parole indirects de la cause des femmes.

Le genre des filières syndicales

La proportion de femmes au sein de la CGT reste inférieure à 20% des adhérents à la Libération. En 1958, la CGT revendique 500 syndiquées, soit 14.3% de ses effectifs. Le taux de féminisation de la direction de la CGT trahit des blocages idéologiques sur la parité, matérialisés par la prise en compte limitée des droits spécifiques des femmes au travail. La méfiance des responsables syndicaux, prolongeant les réticences républicaines face au dimorphisme sexuel de la pratique religieuse, est accentuée par l’emprise de la CFTC sur les mondes ouvriers féminins. Dominée socialement, la main d’œuvre féminine, soustraite à l’influence du bloc communiste, forme un groupe numériquement marginal dans ce département sous-industrialisé jusqu’aux années 70. A la lumière des débats internes, l’assimilation à la mère au foyer l’emporte sur les revendications progressistes dans les discours cégétistes. En décalage partiel avec les thématiques natalistes de la CGT au plan national, les responsables locaux masculins diffusent simultanément une double image de la femme. Son émancipation passe par le travail, dans le textile ou la conserverie, voire dans le secteur industriel productif (métallurgie, ajusteuses/tourneuses) nécessitant une formation professionnelle. Productrice, ménagère et mère, elle est d’abord vue comme une citoyenne ouvrière, la grille de classe évacuant les enjeux de genre. Le profil des rares responsables CGT[20] apparaît multiple : constance des engagements de couples, sélection des cadres issus des filières chrétiennes (à l’instar de Jacqueline Léon[21]), valorisation de la dimension ouvriériste à Saint-Brieuc (trajectoire de Simone Illien), intégration de fonctionnaires au cercle des secrétaires et permanentes de l’appareil (itinéraires de Yvonne Caradeuc ou Yvonne Le Bars). Bastion de l’implantation CGT, les luttes des métallurgistes de Chaffoteaux à Saint-Brieuc dans les années 50 font émerger des figures ouvrières. Compagne du secrétaire de l’UD, Emilienne Daniel, licenciée lors des grèves de 1955, se distingue dans cet embryon de militantes CGT. Signe d’une carence du recrutement de cadres féminins dans le vivier résistant, la clé générationnelle joue à plein. Au devant de la scène entre 1955 et 1968, la cohorte des femmes responsables CGT, trentenaire au milieu des années 50, apparaît homogène.

Notable à FO, la dissymétrie hommes/femmes dans la structure militante s’accompagne d’une vision traditionaliste du travail féminin. En outre, FO invoque des explications physiologiques pour légitimer le refus d’intensifier l’emploi féminin, surtout en période de chômage des hommes. La vision uniforme des femmes, dotées d’une force de travail fragile, exclut les ouvrières du secteur productif, signe d’un certain paternalisme réactionnaire. La répartition des adhérentes suit le profil global du syndicat faiblement implanté dans les Côtes-du-Nord, en dehors des traditionnels bastions (sécurité sociale, trésor, éducation). Au contraire, la commission exécutive de FO atteint régulièrement la proportion de 20 % avec seulement 5 militantes, dont Henriette Glon[22], Borée (métallurgiste, secrétaire administrative de l’UD) et Cathou (ouvrière professionnelle, syndicat PTT, femme de responsable SFIO).

L’étude statistique des effectifs de la CFTC témoigne d’une originalité du syndicalisme chrétien, en termes d’audience et de recrutement de militantes, puisque les femmes comptent pour 25% des cercles dirigeants à la Libération. Enclenché dès 1949, le déclin prononcé (15-20%) se poursuit entre 1957 et 1967. La mise à l’écart des femmes de la direction fédérale se confirme à la CA (5-7%). L’irruption d’une nouvelle génération à la CFDT fait remonter le taux à 15-20% entre 1964 et 1968. Influente sur les mondes féminins du travail, la CFTC porte en 1948 à sa tête Alice Zanon, permanente spécialisée dans les affaires féminines. Mais elle démissionne en décembre 1949 face aux réticences d’une culture syndicale masculine. Directrice de cours professionnel, Cécile Durand, dirigeante de l’UD entre 1932 et 1950 et secrétaire de l’UL dès 1939 est aussi marquée par la crise interne, qui débouche sur le contrôle de l’organisation par les conservateurs. Les clivages entre univers sociaux séparés mettent en lumière l’absence d’une solidarité de genre à la CFTC, qui enregistre la perte durant une décennie de militantes issues de professions féminisées, comme dans le secteur hospitalier, avec Denise Le Hénaff. Favorable au travail des célibataires, la CFTC insiste sur la liberté des femmes à pouvoir rester au foyer, dans un contexte de main d’œuvre excédentaire, répercutée par la mobilité de l’exode rural. Par ses positions, elle participe du détachement partiel de la vision conservatrice de certaines franges militantes chrétiennes, glissant du MRP vers le PSU dans les années 60.

Au SNI et à la FEN, l’interpénétration entre milieux communiste et socialiste est complexe. La parité n’est pas atteinte dans les conseils syndicaux mais la proportion de militantes est plus forte dans le premier degré (couples de militants, à l’instar d’Antoinette Bocquet dans les années 60 à Guingamp). Secrétaire départementale du SNI à 40 ans en 1953, Alice Merrien, militante communiste de Pontrieux, démissionne l’année suivante dans un climat tendu. L’émergence des dirigeantes[23] est freinée par l’antiféminisme péjoratif dans les débats et la codification virile de la parole. Au SGEN, la promotion des femmes (Annick Taburet[24]) est plus marquée que dans les autres syndicats. La rapidité de l’aspiration au national réduit l’audience locale du SGEN : Marie-Madeleine Dienesch[25], mère célibataire, entame une longue carrière d’élue au MRP puis dans les milieux gaullistes (1945-1981).

Les laboratoires militants au féminin

Laboratoire politique, l’UFF mêle des militantes venues d’horizons différents et des thématiques innovantes : émancipation féminine, grandes coalitions. Creuset militant, elle rassemble les courants politiques de gauche du PCF (Hélène Le Jeune, Madeleine Bello) à la SFIO (Marie Rallon, Jeanne Mazier, Henriette Glon) dans un contexte de concurrence vive entre milieux partisans en expansion[26]. La longévité de l’UFF jusqu’à la fin des années 40 bloque le développement de noyaux féminins partisans. Fédération puissante à l’échelle nationale[27], l’UFF qui compte près de 10 000 adhérentes à la Libération dépasse l’organisation de masse d’obédience communiste. Fixant durablement le paysage politique à gauche, les élections de 1945 participent de la volonté de substituer aux étiquettes partisanes la primauté des engagements résistants. Les conseillères municipales repérées, aussi bien membres de la SFIO que du PCF, sont élues au titre de l’UFF à Saint-Brieuc, Guingamp et Lannion (Jeannette Le Paranthoën). Maintenant l’unité mythifiée des luttes antifascistes, les positions de l’UFF résistent mal aux affrontements politiques en 1946, entre la SFIO et le PCF, qui se heurtent et se déchirent après l’échec des comités d’entente pour une unité organique. La rupture de 1948 place alors l’UFF dans l’orbite communiste. Au CDL, dans lequel la mouvance socialiste est surreprésentée, le poste UFF est occupé par Madeleine Bello. Secrétaire de mairie, elle adhère à la CGT et au PCF dès 1936, son frère étant le seul maire communiste du département en 1935. Dirigeante de la branche féminine du PCF clandestin, elle incarne ces gestes résistants invisibilisés : réunions au domicile, fabrication, stockage et diffusion de tracts et faux papiers. Elle intègre la direction fédérale du PC tout en concentrant son activité sur l’UFF. Elle joue un rôle secondaire à partir de 1950, avant de prendre ses distances en 1956. La faible aspiration des cadres de l’UFF par le PCF, liée au désir de disjonction des engagements, explique pour partie l’incapacité à faire émerger une représentation des femmes proportionnelle à l’audience de l’UFF.

La myriade d’organisations chrétiennes progressistes (JOC, MLP, ACO, CSF...) développe des militances concrètes à destination des femmes. Comme ailleurs en Bretagne[28], le rôle décisif de la CSF dans la modernisation de l’équipement du travail domestique (lessiveuses, tricoteuses) est source de solidarités militantes matérielles dans le cadre de relations de proximité tissées à l’ACO[29]. Centrale dans la conversion de la Bretagne à gauche depuis les années 68[30], les matrices chrétiennes se détachent peu à peu du bloc conservateur à partir de 1945, par le biais d’organisations extérieures aux filières conservatrices, plus travaillées par les militantes. A la CFTC, intersection de multiples réseaux imbriqués, le bouillonnement est frappant dans les débats sur la question femmes. Le courant conservateur l’emporte mais en 1950-1951 se forme un réseau progressiste chrétien, investissant des organisations comme le MLP ou la JOC, dirigée par Yvonne Ruffet. Ces couples militants fidèles à la CFTC entament dans les années 50 un long cheminement qui les conduit à l’UGS au PSU, à la CFDT puis au PS après 1975. Certains rejoignent le bloc communiste, au terme de contacts de terrain dans les luttes syndicales, cumulant les engagements CGT-PCF et JOC-MLP-ACO (Gisèle Geslin[31]). La fréquente homogamie des milieux militants, la JOC s’apparentant à une passerelle de réseaux[32], se double d’une séparation des tâches militantes au sein du couple. Présentées comme complémentaires, ces pratiques militantes ne sont pas interchangeables : l’homme accapare le champ politique, les responsabilités valorisées (réseaux d’organisation), sa compagne investit le terrain local (système relationnel du quartier, de la paroisse) par le militantisme familial.

Un militantisme de résistance(s) ?

Tronc commun des trajectoires, l’opposition aux violences de guerre, attitude multiforme entre 1945 et 1968, procède d’un faisceau de représentations parallèles. Clé générationnelle, les mobilisations de femmes, comme les manifestations de ménagères à Saint-Brieuc et Guingamp en 1942 encadrées par des militantes communiste, frappent l’opinion. La vigueur de la répression de la SPAC est à la hauteur de la place des femmes dans ces mouvements antifascistes : en août 1943, 15 militantes figurent parmi les 50 arrestations qui décapitent les premiers réseaux résistants. La surreprésentation se prolonge dans la déportation, identité qui se mue en ressource politique utilisée et valorisée jusqu’aux années 50. L’approche prosopographique[33] fait ressortir une politisation datant du Front Populaire, qui laisse peu de traces dans les parcours individuels, en dehors de liens du milieu familial[34]. Dotées de caractéristiques sociologiques homogènes, l’entrée en résistance de ces femmes qui ont 30-32 ans en 1942 traduit une onde de choc générationnelle. Au contraire de la SFIO qui se reconstruit en 1945 autour des passeurs de réseaux (Marie Meyssonnier, SNI), sans profond renouvellement générationnel, les engagements résistants sont la matrice d’adhésion du groupe des communistes, venues en politique sur des actions concrètes. L’appropriation des mécanismes des sphères militantes produit peu de grèves féminines, vecteur de revendications féminines.

La Résistance, période d’opposition aux tenants de l’Occupation, au régime de Vichy et à l’idéologie nazie, suscite un répertoire d’actions militantes a priori incompatible aux représentations partisanes des femmes. Ces militances, prolongeant les attitudes d’affrontement et de refus du champ fasciste, renvoient à l’étymologie du verbe « résister »: les femmes refusent de s’arrêter et veulent exister contre ces lendemains qui déchantent. La brutalisation de la société[35] s’accompagne dans les univers militants d’une continuation des formes de résistance(s) sur le terrain. En écho à la guerre[36], les pratiques s’inspirent des luttes antifascistes, moment fondateur d’une prise d’espaces symboliques pour/par les militantes : recyclage des techniques (savoir-faire militant), réactivation des systèmes de relations (réseaux politiques), mobilisation des thématiques lors des manifestations (discours). Succession d’engagements qui se rejouent[37] (la résistance dans l’antifascisme, le pacifisme et le colonialisme face à la résistance...), la rhétorique des réseaux de militantes à destination des « mères de familles » correspond à la volonté de « dépolitiser pour mieux fédérer la classe des femmes », prise dans son unité. La vision mythifiée et uniforme de la femme, symbole anti-guerre, selon un continuum Allemagne, Indochine, Algérie, est au cœur des discours de l’UFF, organisation de masse politisant les femmes : ces pratiques apparaissent décisives dans les processus d’engagements, véritables pivots des parcours politiques[38]. S’adressant à celles qui gèrent l’urgence du quotidien, le moment UFF[39] s’apparente à un mouvement social novateur dans les Côtes-du-Nord. Résurgence des émeutes frumentaires de l’époque moderne, les puissants rassemblements féminins, renforcées par la légitimité moralisatrice de résistantes sacralisées (femme de fusillé[40], déportée[41], combattante[42]) s’opèrent selon 2 phases. Jusqu’en 1947, l’UFF fait revivre les formes féminines des filières résistantes, appuyées par l’insertion de trajectoires politiques de premier plan (SFIO, PCF). Du côté communiste, la stratégie syndicale mobilise le statut des résistantes dans un registre émotionnel pour envoyer les femmes au front des luttes. Les conflits sociaux à Guingamp dans l’ancienne usine collaborationniste Tanvez[43] stigmatisent le choix patronal de produire autant de grenades que de tracteurs dans un contexte de rationnement alimentaire, mettant en péril les couches populaires, assises des filières résistantes. Entre 1948 et 1955, ce laboratoire politique est vidé de sa substance par le départ des cadres socialistes ou laïques. L’UFF communiste se radicalise et transpose les thèmes pacifistes autour des questions coloniales. Cassure générationnelle, l’extrémisme militant est symbolisé par l’arrestation de 12 militants communistes, soutenus par le Mouvement de la Paix (dont trois femmes[44]) lors du blocage d’un train militaire reliant Brest à Rochefort en juin 1950. La dislocation de l’appareil communiste accentue le déclin du recrutement auprès des femmes de gauche qui se tournent plus facilement vers le vote socialiste dans les années 70.

La continuité des pratiques militantes avalise l’idée d’une réactivation des réseaux relationnels, tissés par l’expérience partagée des combats. Ces réseaux s’élaborent sur des bases extra partisanes, comme le montre l’investissement des militantes communistes (focalisation sur les actions dures), socialistes (repli sur les prises de paroles) et chrétiennes (soutien homogène du MLP, point de départ d’un reclassement militant). Pour ne pas casser le front uni résistant, la disparition des étiquettes partisanes dans une stratégie de massification de l’UFF, forme ouverte de réseaux à bases multiples, se heurte à la surreprésentation du PCF. La filiation des luttes au niveau intellectuel se double d’une recomposition d’organisations multiformes (FTP, UFF, Mouvement de la Paix) où les réseaux s’entrecroisent et se déclinent dans le temps. La porosité des frontières est confirmée par les transferts dans les deux sens entre pôles socialiste/communiste : Front National (Jean Devienne), UFF (Jeanne Mazier), Mouvement de la Paix (François Le Merle). Au terme de l’effervescence UFF, la fin des années 50 traduit un retrait puissant de cette génération, à l’image du PCF dont l’hémorragie prend la tournure d’un exode militant vers la région parisienne. Cultivant l’héroïsation de cette génération pacifiste, les stratégies radicales des luttes anticoloniales, références en filigrane à l’antifascisme résistant, aboutissent au tarissement des viviers militants. Avec la désagrégation des réseaux UFF, les directions des organisations de gauche ajustent la représentation féminine à la manière des équilibres territoriaux ou sociologiques. A partir des années 68[45], émerge une nouvelle génération de militantes, la grève du Joint Français annonçant côté socialiste la mise en avant de réseaux seconds entamée dans les années 80.

Dans les Côtes-du-Nord, le flot d’adhésion durant la décennie qui suit la Libération ne débouche pas sur une percée des militantes, sous-représentées dans les espaces partisans et syndicaux dans les années 60[46]. En dépit de laboratoires de nouvelles pratiques et mobilisations militantes au féminin au sein de l’UFF ou des réseaux chrétiens progressistes, les archives entérinent l’absence d’un milieu militant autonome, homogène et/ou spécifique, fondé sur le genre. L’exclusion des filières habituelles d’accès aux responsabilités (capital social, dévalorisation, processus d’auto-exclusion) perpétue la moindre intégration des femmes dans les réseaux militants, n’osant pas mener de front militantisme, trajectoire professionnelle et ce qu’elles perçoivent comme des impératifs familiaux. Entre lutte des classes et luttes des places dans les milieux partisans à l’heure de la parité[47], la faiblesse quantitative est déterminante pour saisir la disqualification qualitative des trajectoires de militantes. Passant de 25-30% à 45% dans le volume total du monde du travail, les femmes occupent une place centrale dans les bouleversements sociaux des années 60. La main d’œuvre féminine peu qualifiée dans les secteurs de l’industrie agro-alimentaire ou l’électronique se mobilise dans les années 68 dans des conflits féminins, les premiers du département (caissières du Mammouth de Saint-Brieuc, LMT et LTT à Lannion en 1973-74). L’infériorisation des militantes est infléchie au terme du cycle d’accélération de la féminisation des réseaux militants des années 68.