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« S’il faut faire un point d’histoire, la dérive a commencé pour moi au début des années 1950 quand j’ai embarqué sur la nef de ces fous qui éditèrent la revue Socialisme ou Barbarie et le journal Pouvoir ouvrier, et qui firent naufrage ou escale en 1964-1966 après quelque quinze ans de navigation hauturière. Comme c’est toujours le cas, notre divagation était toute sagesse : nous nous trouvâmes, chacun de son côté, à peu près de plain pied dans le mouvement de 68, qui nous paraissait faire et dire en grand ce que nous avions esquissé par mots et actions en miniature et par prémonition, et qui inventa encore bien plus de belles choses auxquelles nous n’avions pas pensé »[1].

Ces propos de Jean-François Lyotard nous semblent révélateurs du groupe Socialisme ou Barbarie qui s’est singularisé très tôt dans le paysage de l’extrême gauche radicale par sa critique du marxisme et de la nature du régime soviétique. Mai 1968 a constitué un point d’aboutissement du groupe même si ce dernier s’est officiellement dissous le 11 mai 1967 et si la revue a cessé de paraître en 1965[2]. Les événements de Mai 1968, aussi spectaculaires soient-ils, ont constitué une rupture caractérisée par la remise en question des normes sociales existantes, aussi bien sur le plan des institutions politiques que des comportements des individus au sein des divers collectifs. Comme l’écrit Reinhard Koselleck, « il existe dans le sens de la succession des temps historiques un "seuil de morcellement" (Simmel) en dessous duquel tout événement se dissout. Il faut un minimum d’avant et d’après pour constituer l’unité de sens qui fait de quelque chose qui se passe un événement »[3]. Mai 1968 ne marque pas tant par la rapidité des événements que par les résonances et la portée de ces événements. Il ne s’agit pas de montrer comment Socialisme ou Barbarie a prédit l’émergence de foyers de contestation sociale, mais d’analyser la manière dont les événements de Mai 1968 s’inscrivent spécifiquement dans les problématiques posées par le groupe et la revue : le travail en profondeur de l’idée d’autonomie sociale qui n’a pas été entièrement recouverte par le mouvement de bureaucratisation de la société caractérisant le monde moderne. Nous insisterons sur la réflexion du groupe au sujet de l’antinomie radicale entre l’autonomie et l’hétéronomie présente dans les sociétés bureaucratiques afin de comprendre en quoi Mai 1968 résonne à la fois comme l’une des dernières possibilités de manifestation de l’idée d’autonomie avant d’être recouverte par la signification de la bureaucratie qui institue une séparation ontologique entre deux catégories d’hommes, les dirigeants et les exécutants.

Les germes de l’autonomie

Le groupe Socialisme ou Barbarie s’est constitué à partir des échecs du marxisme et de l’insuffisance de la critique trotskyste de la perversion bureaucratique à l’œuvre en URSS.

« Un siècle après le Manifeste Communiste, trente années après la Révolution russe, après avoir connu les victoires éclatantes et de profondes défaites, le mouvement révolutionnaire semble avoir disparu, tel un cours d’eau qui en s’approchant de la mer se répand en marécages et finalement s’évanouit dans le sable »[4].

La revue est inaugurée par un constat amer de déclin du mouvement révolutionnaire au moment même où le PCF était dominant tant au Parlement que dans l’opinion publique.

Le processus de bureaucratisation

Les principaux fondateurs de Socialisme ou Barbarie ont dès 1946 créé une tendance au sein du Parti Communiste Internationaliste (PCI) trotskyste avant de rompre en 1948 avec la ligne du PCI pour créer un groupe et une revue indépendants en 1949[5]. Le climat de la revue a été marqué par une liberté de discussion et d’opinion qui s’est traduite par des scissions et des affrontements intellectuels stimulants[6]. La thèse principale énoncée par les membres était la suivante : la société soviétique est la fiction bureaucratique la plus réussie en ce sens qu’elle est allée au bout d’une logique constituant à créer de toutes pièces une nouvelle couche de dirigeants totalement séparée d’une couche d’exécutants. Ainsi, les premières réflexions du groupe sont parties de ce constat fait après-guerre au moment où le PCF était triomphant sur la scène politique et dans l’opinion publique française. Le coup de force théorique consiste à montrer qu’il n’existe pas une différence de nature entre les régimes de l’Est et les régimes de l’Ouest, mais une différence de forme. Contrairement aux thèses trotskystes dominantes, l’URSS n’est pas un État ouvrier dégénéré, mais une mystification intégrale du socialisme[7]. Alors que les régimes communistes sont marqués par la tentative d’installer une bureaucratisation totale, les régimes de l’Ouest ont constitué des bureaucraties fragmentées dans lesquelles une série de libertés fondamentales subsiste tant bien que mal. Dans cette entreprise de bureaucratisation, les régimes de l’Ouest ont pour modèle caché les régimes de l’Est afin d’instaurer une bureaucratisation totale caractérisée par la séparation radicale des dirigeants et des exécutants. En d’autres termes, les bureaucraties fragmentées n’hésitent pas à renforcer un système d’exploitation pour assurer une efficacité de la productivité. Comme le rappelle Giovanni Busino, « lorsque le travailleur est réduit à des fonctions de pure exécution, qu’il n’a rien à dire quant à la gestion de la production, alors il y a exploitation, gestion de cette exploitation, de bureaucratie »[8].

Claude Lefort et Cornelius Castoriadis sont les membres fondateurs du groupe qui s’est constitué en 1948 en tant que frange dissidente du PCI avant de devenir autonome et de rompre avec le trotskysme.

« Socialisme ou Barbarie prend acte de l’impuissance du trotskysme à produire et à développer une critique radicale de la bureaucratie, à penser l’essence du stalinisme autrement que de façon superficielle »[9].

La fonction du groupe est de penser ce qu’il reste du projet d’autonomie marqué par une conception émancipatrice du prolétariat. Comme le rappelle Claude Lefort, « dans le groupe Socialisme ou Barbarie, dont je fus l’un des fondateurs, j’ai trouvé ensuite les moyens d’approfondir une critique de la bureaucratie inspirée par la foi en la créativité du prolétariat »[10]. Ce qui caractérise les analyses du groupe Socialisme ou Barbarie, c’est une remise en cause profonde de l’héritage du marxisme et une sortie du marxisme au moyen d’une critique radicale de la bureaucratisation de la société qui est à l’œuvre dans les sociétés industrielles[11]. L’alternative réside dans l’institution d’une société socialiste, égalitaire et autonome ou la barbarie caractérisée par le monopole du pouvoir politique d’une minorité de personnes. Le défi est de penser dans la clandestinité[12] une nouvelle forme d’émancipation du prolétariat qui ne soit pas enlisée dans une rhétorique bureaucratique. « Les organisations que la classe ouvrière avait créées pour se libérer sont devenues des rouages du système d’exploitation »[13]. Non seulement le prolétariat doit se libérer de ces organisations bureaucratiques que sont devenus les partis politiques et les syndicats, mais il doit également effectuer un réinvestissement des idées et de l’héritage révolutionnaire pour pouvoir créer des institutions autonomes[14].

Le groupe Socialisme ou Barbarie refuse de se penser comme une avant-garde permettant à la conscience prolétarienne de devenir autonome, il a pour mission de promouvoir une forme d’autodidaxie. D’ailleurs, certains des militants se sont formés grâce à Socialisme ou Barbarie à l’instar de Daniel Mothé qui, en rejoignant le groupe en 1952, y est devenu un intellectuel et un chercheur alors qu’il était de condition ouvrière[15]. L’originalité propre de Socialisme ou Barbarie qui explique en même temps son isolement dans le champ intellectuel français tient à ce qu’il critique à la fois le capitalisme bureaucratique en tant qu’institution d’un projet de société créant deux couches fondamentales, à savoir les dirigeants et les exécutants et l’idéologie marxiste qui ne fait pas rupture radicale avec ce projet. L’organisation bureaucratique de la société vise une concentration toujours plus grande des forces productives et implique la mise en place de régimes politiques et sociaux garantissant cette concentration. « En effet, le processus de concentration des forces productives ne pourrait s’achever que par l’unification du capital et de la classe dominante à l’échelle mondiale »[16]. Par la suite, Cornelius Castoriadis a défini ce qu’il entend par l’autonomie en tant que projet d’émancipation individuelle et sociale qui réapparaît dans l’histoire des sociétés occidentales comme une exigence.

Les brèches du capitalisme bureaucratique

« L’autonomie surgit, comme germe, dès que l’interrogation explicite et illimitée éclate, portant non pas sur des "faits" mais sur les significations imaginaires sociales et leur fondement possible. Moment de création, qui inaugure et un autre type de société et un autre type d’individus. Je parle bien de germe, car l’autonomie, aussi bien sociale qu’individuelle, est un projet »[17].

Castoriadis a choisi un terme organique pour insister sur le fait que le projet peut croître et se développer, mais aussi disparaître. La signification imaginaire minimale de l’autonomie réside dans la remise en question des institutions. C’est en questionnant l’institué qu’un « pouvoir instituant »[18] peut faire advenir une société autonome. Une signification imaginaire n’émerge pas sans contexte, elle est porteuse d’une mise en relation entre plusieurs représentations délimitées. Le symbolisme institutionnel constitue le premier stade de l’institution imaginaire sociale. Marcel Gauchet, en effectuant le dictionnaire d’une époque, remarque à juste titre que le terme imaginaire social a en fait remplacé dans les années 1980 le terme idéologie[19].

« Imaginaire vient d’autre part assurer la relève de deux vocables usés jusqu’à la corde par un usage intempérant : idéologie, pesamment vieux-marxiste, et discours démodé par la déception des promesses du new-look sémiotique »[20].

L’autonomie est introuvable au sens où le groupe ne prédit pas ce qui va se passer, mais analyse les conditions éventuelles de son émergence. Au sein de ce groupe, Castoriadis a analysé les multiples recompositions de ce projet d’autonomie dans les moments de création révolutionnaire.

« Le présent transforme toujours le passé en passé présent, à savoir pertinent maintenant, ne serait-ce qu’en le "ré-interprétant" constamment à partir de ce qui est en train d’être créé, pensé, posé mais c’est ce passé-là, non pas n’importe quel passé, que le présent modèle d’après son imaginaire »[21].

Les réflexions de Castoriadis sont en réalité très proches de celle de Reinhard Koselleck lorsqu’il montre que l’écart temporel avec l’événement active un processus de réinterprétation constant et de plus en plus précis.

« L’histoire se temporalise ; avec le temps qui s’écoule, elle se modifie à chaque fois aujourd’hui et, avec une distance croissante, dans le passé - ou plus exactement : elle se révèle dans sa vérité du moment »[22].

Les réflexions de Castoriadis tout au long de son engagement dans Socialisme ou Barbarie (1946-1965) ont été marquées par une analyse politique et économique du capitalisme moderne[23] ainsi que par l’élucidation du projet révolutionnaire d’autonomie.

« L’évolution du capitalisme est une histoire au sens fort du terme, à savoir un processus d’actions d’hommes et de classes qui modifient constamment et consciemment les conditions dans lesquelles il se déroule et au cours duquel il surgit du nouveau »[24].

En fait, il s’agit de comprendre la façon dont s’est structuré l’imaginaire capitaliste pour pouvoir en saisir les « brèches »[25]. Le capitalisme bureaucratique bute sur une contradiction substantielle : alors que la séparation dirigeants / exécutants est accusée en vue d’accroître la productivité, dans le même temps les dirigeants ont besoin d’une marge d’autonomie des exécutants afin que ces derniers puissent agir et réaliser la production voulue. Les travailleurs sont alors rassemblés autour des outils de production ; c’est à partir de cette première communauté contrainte qu’ils ont pu entrevoir les possibilités de s’émanciper et en particulier de s’autogérer. L’autonomie se manifeste dans les moments d’effervescence conseilliste et dans les grèves. Le groupe a analysé en profondeur la signification de ces grèves[26], dans des articles de la revue portant sur « Les grèves sauvages de l’industrie automobile américaine », « Les grèves des dockers anglais » (Socialisme ou Barbarie, n°18, janvier 1956) ou « Les grèves de l’automation en Angleterre ». Les grèves ont montré l’antinomie entre un projet d’auto-organisation ouvrière et le contrôle des bureaucraties syndicales.

« S. ou B. et les groupes amis tels que Solidarity en Angleterre, Correspondence aux Etats-Unis, ou Unità Proletaria en Italie, avaient entrepris toute une réinterprétation de l’expérience prolétarienne mettant en relief la signification libératrice non seulement des grands moments de création révolutionnaire, mais aussi des luttes quotidiennes autour du travail et de la créativité ouvrière déployée à l’encontre de l’organisation disciplinaire de l’usine »[27].

Ces brèches ouvertes ne sont que des balbutiements du projet autonomique. Ces brèches font apparaître que l’institution d’un autre rapport de la collectivité à son destin est possible.

La brèche qui avant 1968 a marqué considérablement les écrits de Socialisme ou Barbarie est incontestablement celle des événements de 1956 en Hongrie. Le moment hongrois de 1956 fut analysé avec précision par le groupe puisqu’il a révélé l’extraordinaire lucidité des ouvriers participant à l’élaboration d’un véritable projet de société.

« [Le mouvement ouvrier hongrois] exigeait l’autogestion des entreprises, l’abolition des normes de travail, la réduction drastique des inégalités de revenus, la haute main sur les aspects généraux de la planification, le contrôle de la composition du gouvernement, et une nouvelle orientation de la politique étrangère. Et tout cela fut convenu et clairement formulé en l’espace de quelques jours »[28].

Ce programme ne s’est pas limité à un strict plan d’autogestion de l’entreprise, il a inclus un positionnement quant à la politique étrangère ; ce fut un programme qui a défini une volonté d’instituer un nouveau type de société. La loi existante est questionnée sur son sens et les Conseils ouvriers hongrois saisissent la nécessité de penser un programme radical qui refuse de réformer de l’intérieur une bureaucratie moribonde et contraire à l’émancipation du mouvement ouvrier.

« Si nous reconnaissons une révolution dans les événements de 1956 en Hongrie, ce n’est pas en dépit, mais bien à cause de cette manifestation sans limites des tendances politiques, de ce caractère "chaotique" (pour les bureaucrates et les philistins) de l’explosion sociale »[29].

C’est donc une nouvelle brèche qui est apparue en 1968 et qui fait suite à celles pensées par le groupe auparavant. Elle s’inscrit dans les contradictions insurmontables du capitalisme bureaucratique tout en accélérant la mutation de la société française marquée par des luttes de caractère nouveau (écologiques notamment, défense des minorités, mouvement féministe).

L’irruption de la demande d’autonomie

Les analyses du groupe Socialisme ou Barbarie reposent sur le paradoxe suivant : si les événements de Mai 1968 réactivent une promesse d’autonomie, ils indiquent en même temps une longue phase de déclin[30] caractérisée par une bureaucratisation de la société française. Cette bureaucratisation est marquée par l’entrée dans la société de consommation. Le groupe ne s’est jamais positionné par rapport à une description de l’évolution ultérieure de la société bureaucratique.

Spontanéité et organisation

Le projet d’autonomie est articulé sur des phases de plus en plus brèves qui traduisent à la fois le désir d’autonomie et en même temps la difficile résistance face à la bureaucratisation de la société. Le groupe est certes marqué par une culture de la clandestinité et sa méfiance à la fois vis-à-vis du PC et du stalinisme et des organisations se revendiquant du marxisme. Si Mai 68 a permis de faire émerger une critique de gauche de la politique prônée par le PC, les événements ont permis de réanimer l’héritage marxiste au sein du débat intellectuel. Philippe Raynaud souligne cette réalité à juste titre :

« dans un pays comme la France où il existe une culture révolutionnaire, quelque chose qui ressemble à une révolution survient en 1968, avec la conjonction, en partie contingente, qui s’est produite nulle part ailleurs, entre un mouvement étudiant, comme il y en a partout dans le monde, et une grève des salariés qui paralyse le pays pendant trois semaines. Tout cela a de quoi réveiller une passion révolutionnaire enfouie, et provoque une dynamique idéologique : la révolution redevient possible. La tradition marxiste offre les matériaux intellectuels pour penser cette révolution. Cela implique la nette supériorité des courants qui se rattachent d’une manière ou d’une autre à la Troisième Internationale. Voilà pourquoi les thèses de Socialisme ou Barbarie rencontrent peu d’écho ces années-là »[31].

Le débat intellectuel a été marqué par la prédominance d’un discours marxo-révolutionnaire[32] occultant une critique plus fondamentale mettant en cause aussi bien le capitalisme bureaucratique que l’héritage du discours marxiste.

Par la suite, Edgar Morin, qui fut l’un des animateurs de la revue Arguments (1957-1962), Lefort et Castoriadis ont montré que ces événements de Mai 1968 visaient une contestation de toutes les hiérarchies qui étaient vécues comme inacceptables. De plus, ces événements doivent se comprendre à la lumière du contexte des années soixante marquées par le sceau de la confrontation idéologique comme l’a reconnu Castoriadis dans un texte ultérieur.

« Les gens avaient ce besoin de croyance. Ils le remplissaient comme ils pouvaient, les uns avec le maoïsme, les autres avec le trotskisme et même avec le stalinisme, puisqu’un des résultats paradoxaux de Mai 1968, cela n’a pas été seulement d’apporter de la chair au squelette maoïste ou trotskiste mais cela a été d’augmenter encore à nouveau le recrutement du PC, malgré l’attitude absolument monstrueuse du PC pendant les événements et les accords de Grenelle »[33].

Tout se passe comme si cette demande spontanée d’autonomie n’avait pas trouvé véritablement son langage adéquat. Le langage marxiste ne convenait pas pour penser la signification de ce mouvement[34]. Nous retrouvons a posteriori la même contradiction exprimée au sein du groupe Socialisme ou Barbarie. Selon les termes de Lyotard, le groupe et la revue ont, sous l’influence de Castoriadis, adopté un langage radicalement nouveau, suite à la première scission qui a entre autres vu le départ de Claude Lefort.

« En 1959, peu après que la discussion sur l’organisation révolutionnaire eut abouti au retrait des minoritaires, Castoriadis avait proposé à la discussion un ensemble de thèses qui n’impliquait pas seulement une profonde réorientation de notre politique, mais une remise en cause du langage même dans lequel il s’agissait de décrire le monde contemporain et d’y intervenir »[35].

L’abandon de toute référence au langage marxiste a gêné certains des membres de Socialisme ou Barbarie à l’instar de Pierre Souyri qui a rejoint la revue en 1952 avant de la quitter en 1963 avec la tendance minoritaire pour créer l’organisation Pouvoir ouvrier. Pierre Souyri avait été pour sa part membre du PCF entre 1942 et 1944.

Les brèches ouvertes par des mouvements révolutionnaires ne sont pas immédiates, elles travaillent en profondeur le projet d’émancipation sociale.

« Les étudiants révolutionnaires sentent une antinomie entre l’action et la réflexion ; entre la spontanéité et l’organisation ; entre la vérité de l’acte et la cohérence du discours ; entre l’imagination et le projet. C’est la perception de cette antinomie qui motive, consciemment ou non, leur hésitation »[36].

Les événements de Mai 1968 consacrent non seulement une rupture temporelle, ils réveillent le projet d’autonomie à l’œuvre dans les sociétés occidentales, projet contradictoire au capitalisme bureaucratique tentant de contrôler toujours plus la force des travailleurs. Dans le même temps, le décalage entre les actes et les discours des étudiants est révélateur des difficultés à penser dans un langage nouveau les éléments d’une révolution spontanée[37]. Ils ont néanmoins posé le problème de leur émancipation en revendiquant les notions de cogestion et d’autonomie dans l’université[38].

Cependant, Castoriadis, en analysant l’évolution de cette révolution, s’inscrit dans les dernières réflexions de Socialisme ou Barbarie, puisque le capitalisme bureaucratique a une capacité très forte à récupérer les projets révolutionnaires et à s’adapter aux circonstances. Il convient de distinguer deux choses importantes, d’une part la façon dont les acteurs ont défini leur propre projet au fil des événements et d’autre part les séries d’interprétations qui d’une certaine manière occultent le formidable projet d’autonomie qui était à l’œuvre lors de la solidarité conquise entre étudiants et travailleurs.

L’après-68

Mai 68 est suivi très vite par le renouveau des idéologies surannées puisque la réflexion peut « devenir dogme stérile et stérilisant ; l’organisation devenir bureaucratie ou routine inanimée ; le discours se transformer en moulin à paroles mystifiées et mystificatrices ; le projet dégénérer en programme rigide et stéréotypé »[39]. Mai 68 a ouvert une brèche. Il est important de réfléchir aux conditions de l’ouverture réelle qui s’est produite, mais aussi de comprendre la manière dont très vite le mouvement s’est bureaucratisé. Castoriadis a d’une certaine façon montré comment l’iconographie de Mai 68 participe de cette entreprise de bureaucratisation.

« Se laisser enfermer dans le dilemme : le moment d’explosion créatrice et la durée qui ne peut être qu’aliénation, c’est rester prisonnier de l’ordre établi. Accepter le terrain où ce dilemme peut être posé, c’est accepter les présupposés ultimes de l’idéologie dominante depuis des millénaires. C’est être la sainte Thérèse de la révolution, prête à payer par des années de sécheresse les rares instants de grâce »[40].

Les analyses de Castoriadis font écho à celles des membres de Socialisme ou Barbarie lorsqu’ils pensaient la manière dont les revendications d’autonomie des travailleurs étaient recouvertes par une bureaucratisation encore plus forte. Au fond, plus ces révolutions sont fortes, plus le capitalisme bureaucratique ruse et se renforce dans le temps. On peut même aller plus loin que Castoriadis et affirmer que d’une certaine manière, le capitalisme bureaucratique a atteint une nouvelle phase qui est de prescrire l’autonomie individuelle par le biais de l’illusion de l’indépendance individuelle.

« Cela implique notamment que chacun soit capable d’assumer par lui-même l’ensemble des injonctions des rapports capitalistes de production ; par exemple, qu’il soit capable de faire valoir par lui-même ses propriétés, aussi bien subjectives (ses qualités, ses aptitudes, ses talents, son savoir) qu’objectives (sa fortune, ses relations sociales, ses positions institutionnelles) dans le jeu de la concurrence sur le marché »[41].

Cette tendance s’est affirmée à la fin des événements de Mai 1968. C’est pourquoi Castoriadis a par la suite reproché aux critiques réactionnaires de Mai 1968 de ne comprendre ces événements qu’à la lumière de la réaction qui a eu lieu après. L’entreprise de mystification de Mai 1968 provient principalement de la récupération du mouvement par des intellectuels qui ont joué un rôle sur la scène publique dans les années 1970[42]. Mai 1968 n’a fait que répéter à une échelle plus importante les dilemmes de Socialisme ou Barbarie dus à la divergence de positions quant à l’organisation d’un parti révolutionnaire. Selon Lyotard :

« à Castoriadis disant : il n’y a plus d’objectivité conduisant à la ruine du capitalisme, le problème de la révolution est celui de la subjectivité critique, Souyri répondait : en effet le problème de la révolution a toujours été celui-là, mais aussi il a toujours été posé dans les conditions objectives qui sont celles des contradictions du capitalisme, et qui sont indépendantes de cette subjectivité »[43].

L’évolution idéologique de Castoriadis peut se saisir dans la transition entre une volonté de revenir aux éléments révolutionnaires de la pensée de Marx et la rupture radicale d’avec le langage et les références du marxisme. Pour pouvoir penser et encourager les formes d’autonomie sociale existantes, il importe de ne pas se fourvoyer dans les discussions marxistes. De ce point de vue, le militant révolutionnaire de Socialisme ou Barbarie a voulu penser un socialisme révolutionnaire en-dehors des cadres du marxisme[44].

Le projet d’autonomie a surgi lors des événements de Mai 1968 lorsque les étudiants et les ouvriers ont fait éclater en quelques jours les cadres d’une société bureaucratique. Dans le même temps, ce projet s’est très vite enlisé dans les rouages d’organisations fortement sclérosées. Les conséquences paradoxales de Mai 1968 tiennent à ce qu’elles ont abouti à une domination encore plus éclatante du marxisme dans le champ intellectuel et à une domination du PCF au sein de la gauche française. Socialisme ou Barbarie s’était sabordé à cause des difficultés à organiser un parti révolutionnaire pouvant faire entendre une voix originale au sein de la gauche radicale française. Tous les participants avaient plusieurs pseudonymes et vivaient dans un climat de clandestinité. Mai 1968 n’a fait que reproduire les scissions internes du groupe et révélé la beauté éphémère de la révolution avant son immersion dans l’idéologie bureaucratique. Les membres de Socialisme ou Barbarie ont par la suite renoué avec une certaine forme de pessimisme quant à l’évolution des sociétés occidentales. Pour Castoriadis, les sociétés occidentales ont même subi un fort mouvement de régression du point de vue de la création culturelle. Il ne s’agit pas de penser l’émergence de la nouveauté dans les cadres hérités et institués, mais de forger un nouveau langage tout en réévaluant le passé par rapport à ce qui vient d’être créé. Au fond, Mai 68 a été l’une des créations du « collectif anonyme »[45] manifestant une volonté d’instituer un nouveau type de société. C’est sur cette notion de création collective qu’il faut s’appuyer pour former un projet autonome. En effet, l’institution imaginaire de la société est une création continuée, ce qui signifie qu’il n’existe pas d’évolution déterministe de l’histoire. Ce n’est pas parce que nous sommes entrés dans une longue phase de capitalisme bureaucratique que nous ne pourrons jamais en sortir. Au contraire, les manifestations du projet autonome surprennent toujours à condition que les êtres humains œuvrent à sa résurgence. L’autonomie n’est pas introuvable, elle est à réinventer perpétuellement en fonction des circonstances social-historiques.