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Introduction

En marge de la grève de l’usine CSF en mai-juin 1968, une initiative est venue des épouses des techniciens à l’issue d’une discussion entre les syndiqués de la CSF et les paysans[1]. Les femmes de paysans, à cette occasion, relièrent l’exploitation des femmes et l’exploitation des salariés dans l’usine. En effet, les paysans ne pouvaient que difficilement comparer leur statut d’indépendant au statut des salariés de l’industrie, dans la mesure où ils dominaient le processus de production, pouvant même être employeurs de main d’œuvre. En revanche, leurs épouses pouvaient souligner leur absence de statut tandis qu’elles participaient activement à la marche de l’exploitation. C’est sur cette convergence que s’entama la réflexion initiale, mais non pas entre les salariés et les femmes de paysan : la solidarité restant sexuée.

Des échanges multiples aboutirent à un projet d’organisation visant à donner un statut professionnel à la femme au foyer par la reconnaissance de son rôle social. Ces femmes au foyer décidèrent ainsi, au premier chef, de refuser la mention « sans profession » dans les documents administratifs[2]. Ce projet fut présenté le 20 novembre 1969 au congrès départemental de la CFDT à Quimper[3] où la proposition de créer une section syndicale CFDT des mères de famille fut bien accueillie par les congressistes. De plus, la présence d’un journaliste de Syndicalisme Magazine ouvrait une tribune à la position des épouses brestoises[4]. C’est à partir de ce numéro que se développa un mouvement national visant à faire reconnaître ce statut au niveau de la confédération.

Cette expérience syndicale soulève des questionnements sur une lecture féministe des transformations sociales et politiques dans les années 1968. En lien avec les recherches anglo saxonnes sur la place de femmes au foyer avec la mise en place de l’État providence, cette initiative tend à rendre visible une catégorie de femmes condamnées à l’invisibilité, hors de la norme de la femme au travail. Ni remise en cause de rapports de genre, ni volonté d’affirmation professionnelle, ces femmes souhaitaient par leur initiative franchir la barrière du privé pour accéder, en tant que femmes au foyer, à l’espace politique qui s’ouvrait avec mai-juin 1968. De là une remise en cause de la femme révoltée, icône des lectures de 68, au profit d’une lecture plus paisible mais néanmoins revendicative d’une femme ancrée dans son espace privée.

Une action revendicative et féminine

A l’origine la construction d’interrelations hors du foyer

L’initiative vint donc d’épouses brestoises de militants cédétistes en lutte. Reste que leur motivation première fut bien un regret de leur absence dans les manifestations et dans les actions qui émaillèrent la période. De là un sentiment d’être laissé pour compte, alors que l’action syndicale brillait dans les médias, et la décision collective d’engager une action politique pour la reconnaissance de la mère au foyer comme travailleuse.

L’action fut immédiatement soutenue par leurs maris alors en pointe sur la réflexion autogestionnaire[5]. Ceux-ci avaient dès les débuts de l’occupation de leur usine mis en place une commission destinée aux femmes au foyer afin « qu’elles puissent se parler » et un service de dépannage d’électroménager à domicile. Ponctuellement, ils eurent également recours aux bonnes sœurs de l’Action Catholique Ouvrière (ACO) pour garder les enfants et permettre ainsi à leurs femmes de participer aux manifestations. Cette action prit une nouvelle vigueur par le contact avec des femmes de Joué les Tours qui s’organisèrent alors de leur côté et donnèrent, par leur dynamisme et la compréhension syndicale locale, un nouvel élan à l’initiative brestoise.

La pluralité des revendications

D’abord combat pour un « syndicat de mères au foyer », le mouvement se resitua avec les militantes tourangelles sur la notion de « travailleuses au foyer », manière de bien mettre en évidence le cœur de leurs revendications tout en évitant l’appellation de « ménagère » trop connotée ou tout simplement disparue du langage courant. Au fil de leurs initiatives - création d’associations, réunions de quartier, publication d’un bulletin - ces militantes développèrent des revendications précises qu’elles diffusaient par ailleurs dans les colonnes des journaux locaux, mais qu’elles adressaient également aux dirigeants syndicaux et au premier chef de la CFDT à laquelle appartenait l’ensemble des militants concernés.

Si ces revendications évoluèrent au gré du temps et des tribunes, elles conservèrent cependant une certaine cohérence autour de la réclamation d’un statut spécifique de « travailleuses à part entière[6] », rejetant ainsi la mention de « sans profession » qui leur était attribuée dans les documents d’état civil (état de fait qui remonte à 1926). De là la construction d’une nouvelle profession appuyée sur un salaire rejoignant la norme sociétale de la travailleuse devenue une référence dans la France des années 1968. Dans leur souci d’accéder à l’espace public, elles revendiquaient une dimension professionnelle où l’acquisition d’un salaire se fonde sur une formation spécifique. Plus largement elles entendaient compter dans une société où, de plus en plus, le statut social dépendait du travail productif, en souhaitant participer par ce biais au combat de la classe ouvrière. A ce titre perce le regret de ne pas être considérées dans la mesure où « elles ne rentabilisent pas leur travail ». Cette formule est reprise dans une lettre à destination de la confédération, en insistant sur le rôle éminent des femmes « éduquant et formant les hommes de demain[7] ».

Un salaire indépendant de celui du mari qui renvoyait à des compétences appuyées sur une formation professionnelle spécifique[8]. Puériculture, sexologie, pédagogie, gestion... autant de formations que l’on peut relier à des permanences du travail féminin mais dont l’intitulé moderne rompt avec un vocabulaire rejeté (courses, ménages...). Un travail qui impliquait dès lors de nouveaux droits sociaux attachés à leur fonction de travailleuses reconnues comme le droit à la médecine préventive et à la retraite. Les statuts déposés auprès de la préfecture de Tours afin de finaliser la création d’une association de femmes au foyer marquèrent également une autodéfinition des actrices. Elles intégrèrent dans leur association des « mères de famille qui restent au foyer ». De là une lecture restrictive du mouvement qui porte en lui l’exclusion d’une large part des femmes.

Nostalgiques pour certaines d’un engagement syndical passé, envieuses pour d’autres des nouvelles expériences rencontrées par leurs maris sur le front des grèves, les unes et les autres pointent leur absence d’informations conséquence de leur isolement. Un isolement précocement pris en compte par les grévistes de la CSF de Brest, à l’orée d’une grève qui s’annonce longue par la constitution de ce groupe de réflexion centrée sur les femmes au foyer et ce service de dépannage à domicile. Ce fut une démarche rare dans un contexte de lutte d’usine mais qui tendit à avaliser un certain nombre de déterminisme de sexe : une femme occupée par la conversation, libérée par les appareils ménagers est donc une femme heureuse qui ne gênera donc pas l’activité masculine.

Reste qu’à l’échelle de la Bretagne, on ne peut que souligner le chemin parcouru en trois années, si l’on rapproche cette initiative féminine d’une autre remontant au 14 juin 1966 à Hennebont prés de Lorient. Ce jour-là, une manifestation de femmes parcourut les rues de la commune en réclamant une action de l’État au sein d’une localité dévastée par la fermeture des forges. Les revendications « du travail pour nos maris » entérina la répartition espace public/espace privé et la fonction nourricière et maternelle affecté aux femmes. La sévérité de la riposte de la part des notables défendant la fermeture sur le mode « vous les hommes vous manipulez le plus profond sentiment féminin : la maternité » punit ainsi les femmes d’être sorties de l’espace du privé. On mesure le changement opéré trois ans après, mais également les différences de contexte. Nous avons en 1968 des femmes de techniciens en pleine ascension sociale, au cœur d’un événement social majeur qui semble ouvrir la porte des possibles. Ancrées dans une lecture catholique sociale de leur environnement par la participation commune à des associations catholiques comme l’Action Catholique Ouvrière[9], ces femmes participèrent amplement à cette redéfinition des rôles sociaux au sein d’une société en ébullition.

La mise en œuvre

L’action militante affirma son modernisme dans la mise en œuvre des revendications. D’abord mouvement de mère au foyer, celui-ci, sur l’initiative de la section qui s’est constituée à Joué les Tours, prit le nom de « travailleuse au foyer » regroupant d’anciennes militantes syndicales travaillant au foyer ou des femmes de militants « souhaitant soutenir le combat de la classe ouvrière[10] ». Toutes issues des rangs du catholicisme social, nombre d’entre elles militaient ou avaient milité soit au sein des mouvements d’action catholique et/ou syndicaux, soit dans le cadre de leur activité de jeunesse, ou encore avaient temporairement travaillé. Ces militantes rejetaient clairement le réseau serré d’association familialiste, mis en place dans les années 20 pour certaines, au motif que ces dernières n’avaient guère d’influence politique. Surtout, ces associations véhiculaient des représentations de la mère au foyer que reniaient précisément ces mères en révolte.

Ces militantes s’engagèrent alors dans une action revendicative autonome qui prit deux formes : une forme épistolaire, de plus en plus vigoureuse, à l’attention des dirigeants de la confédération où les militantes avançaient leurs revendications - relayées ponctuellement par leurs maris - en s’appuyant notamment sur la notion de « cadre de vie » qui apparut au cours du congrès de 1970 ; mais également une forme d’action plus visible, ainsi des structures de quartiers furent-elles chargées de sensibiliser d’autres mères au foyer. Ces femmes étaient alors chargées de pousser leur mari à faire émerger cette problématique syndicale au sein de l’union locale et de l’organisation. A Joué les Tours, les réunions rassemblaient des femmes de militants du livre, de la santé, de la banque, des cheminots. Dans ces actions, elles reçurent le soutien de leurs maris qui les accompagnaient au cours de ces réunions pour amener un complément d’information. Devant la surdité syndicale, ils aidaient aussi à mettre en place des structures à fonctionnement selon diverses formes, tel l’accueil au sein de la section syndicale de la CSF Brest d’une mère au foyer chargée de les représenter toutes, ou bien la création d’une association fonctionnant syndicalement à Joué les Tours avec les instances locales et départementales. Si l’article paru dans Syndicalisme magazine étendit la revendication des épouses brestoises au niveau national, l’action de leurs maris militants allait permettre de le diffuser au niveau local par le biais des solidarités au sein des entreprises.

On le voit, dans cette lutte pour une reconnaissance publique, le mari n’est pas considéré comme un ennemi mais comme un allié, ce qui souligne les avancées générationnelles. Plus habituées que leur mère à discuter avec leurs maris, les femmes et les hommes participaient en couple à des associations catholiques comme l’ACO (action catholique ouvrière) qui encourageaient - dans la lignée de la JOC - l’engagement individuel. Mais en refusant la stricte séparation des deux sphères, elles plongèrent également dans une ambiguïté révélatrice des hésitations de leur positionnement. Ainsi peinaient-elles à se définir précisément auprès des instances syndicales ou dans les médias. Qui étaient-elles en réalité ? Leur identité se définissait également en terme d’association voire de complémentarité avec leur mari : elles étaient mères au foyer mais également femmes de militants. A ce titre, elles se considéraient comme à même de suivre et de participer aux évolutions en cours, sans être pour autant des femmes annexes à l’égard du militantisme de leur mari dans le cadre d’une complémentarité des rôles.

La résurgence d’un premier féminisme ?

Dans le cadre des événements de mai/juin, la résurgence d’une problématique ancienne pose problème. Face à un salariat triomphant, ces femmes protestaient contre leur absence au sein des débats et appelaient à la reconnaissance de leur engagement. Un engagement qu’elles avaient du mal à définir au fil de leurs correspondances, car il s’appuyait sur une perception passive de leur maternité au moment où le statut social dépendait du statut professionnel. Il n’en reste pas moins que leur action révéla une nouvelle forme de féminisme.

L’incapacité à remettre en cause les rôles sexués

Nulle part dans les revendications n’est évoquée une nouvelle répartition des tâches au sein de la famille permettant aux épouses de participer au mouvement social, et ce malgré les plaintes persistantes sur la proximité des casseroles stigmatisant ainsi la fonction la moins reconnue de l’activité familiale : vaisselle, ménage, repassage... autant de fonctions symboles de leur faible reconnaissance sociale. Or si ces tâches participent bien d’un travail, il n’en est pas de même du soin aux enfants qui relève bien plus d’une activité choisie et d’un don porté par l’amour. De ce fait, ces militantes hésitaient à remettre en cause le lien affectif sur lequel se structurait leur vécu familial[11]. Leurs revendications même leur interdisaient de les dénoncer, dans la mesure où c’eût été remettre en cause la notion même de profession. En ce sens, les épouses brestoises ou tourangelles avalisaient les représentations militantes qui voyaient dans la femme de militants ouvriers des auxiliaires des luttes principalement concernés par l’entretien du foyer et en second temps par une action militante accessoire. A ce titre elles entraient en contradiction avec le mouvement féministe - mais également la CGT - qui se construisait largement contre l’image considérée comme réactionnaire de la mère au foyer. De fait, en ne remettant pas en cause le temps qu’elles consacraient à l’entretien du logis et à l’éducation des enfants, ce qui pouvait seul permettre de dégager du temps libre pour militer mais en rendant l’action socialement visible, ces femmes dans leurs revendications semblaient organiser leur enfermement plus qu’elles ne s’ouvraient vers l’espace public.

L’idéal de complémentarité des rôles entre militant et épouse développé par les mouvements familiaux catholiques restait de fait très prégnant dans les représentations de ces militantes. C’est le rythme du mari qui continuait de déterminer celui de la famille. Le mari, dans cette optique apparaît à la fois comme le compagnon militant et comme le mari compréhensif. Reste qu’il prend rapidement des allures de modèle, de référent, avec la crainte qu’il ne se détache d’un lien familial par l’action syndicale. Ils étaient pourtant partis-prenants du mouvement, quand ils ne l’initiaient pas. La femme au foyer admise au sein de la section syndicale de la CSF Brest avait par exemple pour tâche d’organiser des groupes de quartier afin d’approfondir les revendications, avec la participation, « du moins au début », d’un militant de la section « chargé d’apporter les informations nécessaires[12]», ce qui marque un militantisme resté encadré. Mais la place qui leur était laissée dans l’action est révélatrice de limites atteintes par la conscience de genre : les actions dans les quartiers - l’hyper local - sont clairement distingués du militantisme « sérieux » au sein de l’usine.

Les revendications s’appuient également sur une quête auprès des décideurs masculins à qui sont demandés l’autorisation de paraître. Ainsi la lettre à la confédération met bien en évidence la différenciation sexuée, les militantes utilisent en effet un argumentaire centré sur les hommes à destination d’autres hommes. Elles se présentent comme des mères accaparées par la mise au monde, l’éducation et la formation des hommes. Aspect qui leur permet de dénoncer l’appellation - fantasmée ? - de « parasites » ou de « femmes marginales ». Surtout, le ton de la lettre est comminatoire en assortissant leurs demandes d’une menace de se tourner vers un autre syndicat et par là de remettre en cause la dimension démocratique de la CFDT. A l’usine CSF de Cholet engagée dans le réseau d’entreprise initié par les maris est créée en 1971 une « commission féminine chargée du problème des femmes[13] » sous l’égide du comité d’entreprise exclusivement masculin. Cette commission a pour but de permettre aux femmes de s’exprimer sur leurs problèmes et de rechercher des solutions « féminines ». On ne saurait mieux illustrer les blocages culturels à l’œuvre, les femmes se réunissant à l’écart en l’absence des hommes - dont elles dépendent pourtant pour les décisions - pour traiter d’affaires dont ils se désintéressent sous couvert de l’étrange particularisme féminin.

Une spécificité socioprofessionnelle

De même le positionnement syndical justifié par l’origine de ces militantes peinait à rassembler d’autres femmes. Dans les statuts du « mouvement CFDT des travailleuses au foyer » fondé en septembre 1970 à Joué les Tours, il est spécifié que l’association est ouverte « aux mères de famille restant au foyer », autrement dit, ils excluent de fait les femmes non seulement travailleuses mais également les femmes sans enfants (ce qui renforce le poids de la maternité dans la définition du mouvement), les femmes travaillant à temps partiel voire les femmes célibataires. De là un rapport complexe avec les travailleuses, nouvelle icône médiatique, perçues comme à la fois proches de part leurs communes fonctions maternelles mais éloignées de par leur statut syndical qui les intègre dans la sphère public.

De fait la composition des différents groupes de réflexion dont nous avons gardé les traces marquent bien les appartenances sociales et par là les limites de la teneur ouvriériste des revendications. Femmes de leaders syndicaux et de techniciens, elles peinent à joindre la frange ouvrière des femmes au foyer réunissant naturellement, par le biais des interrelations nées des événements, des militantes de même statut social (une action est même initiée en direction des étudiantes à Brest). Les femmes de paysan à l’origine de la réflexion disparaissent du fait d’une implantation urbaine du mouvement mais également de questionnements propres aux agricultrices (les revendications pour un statut social pour la mère de famille agricole sont défendues en 1974 par la Confédération Nationale de la Famille Rurale). Surtout les représentations de la mère au foyer tranchent avec le vécu des ouvrières révélées par exemple par Coline Serreau dans son documentaire de 1977 « mais qu’est ce qu’elles veulent ? ». Les ouvrières interrogées mettent en évidence une autre lecture du foyer, en décrivant une forme d’esclavage où le travail n’est jamais fini, conception bien éloignée de la représentation qu’en ont les femmes de techniciens pourvues d’une relative aisance matérielle symbolisée par l’électroménager.

Des revendications qui rejoignent la tradition de la maternité sociale

Nous l’avons vu, l’un des axes du militantisme de ces mères de famille est l’activisme au sein des quartiers. Or, loin d’être innovant, ce mode d’action localisé rejoint nombre d’initiatives déjà pratiquées par des associations militantes depuis les débuts du féminisme.

L’un des nombreux apports de l’histoire des femmes et du genre est d’établir que les frontières sont mouvantes entre le privé et le public et qu’il n’y a pas deux sphères distinctes. Fonction privée par excellence, la maternité a été utilisée par de nombreuses féministes du passé pour pénétrer dans l’espace public et obtenir de nouveaux droits (notamment le droit de vote), arguant que les aptitudes des mères à gérer le budget familial leur permettrait de s’occuper des finances de l’État, revendiquant la maternité comme fonction sociale. Comme le souligne Gisela Bock : « dans le long combat pour la dignité de la maternité et pour les droits et le bien-être des mères, la continuité de certaines idées au fil du temps et de l’espace est tout aussi frappante que leur transformation[14] ».

Anne Cova[15] souligne ainsi à quel point la maternité est une arme utilisée par les féministes de la « première vague » pour pénétrer dans la sphère du public en revendiquant des droits pour la mères et notamment un salaire maternel - et par extension pour les femmes. Reste qu’elle insiste sur l’extrême diversité des positions révélatrices des multiples formes de féminismes. Ainsi le concept de « maternalisme » si discuté[16] est diversement interprété, soit comme ultraconservateur dans la mesure où il réduit la femme au statut de mère, soit comme révolutionnaire dans la mesure où l’on reconnait aux mères une maîtrise de leurs conditions de travail et de production accroissant ainsi leur autonomie au sein du couple par la mise en évidence de la valeur de leur don.

De là un activisme multiple qui prend ses origines dans le 19e siècle avec les premières luttes féministes, lesquelles s’interrogent précocement sur la reconnaissance de l’emploi ménager qui entend définir l’activité maternelle non comme une fonction naturelle mais comme un travail qui sous tend la reconnaissance d’un droit à la formation[17]. A l’inverse des mouvements familiaux et natalistes proches du catholicisme social militaient pour éviter le travail salarié des mères de famille. Ce fut la position de l’Union Féminine Civique et Sociale né en 1925 et issue du catholicisme social qui créa en 1930 la Ligue de la Mère au Foyer. Celle-ci avait pour but de « faire estimer à sa juste valeur le travail familial et ménager de la mère, de faire obtenir à la famille des ressources suffisantes pour que la mère puisse remplir sa tâche au foyer »[18]. En 1935, la création du Syndicat professionnel de la femme au foyer dans le contexte de la montée du Front Populaire marqua la même volonté d’édification d’un statut professionnel pour les femmes au foyer en revendiquant une préparation professionnelle, une rétribution et le droit à la retraite.

Toutes pratiquaient un syndicalisme de quartier fondé sur la proximité géographique et les interconnaissances. Dans le cadre de ce militantisme féminin les ménagères étaient tenues de soutenir les luttes ouvrières voire de s’engager au quotidien sur des terrains de mobilisation hors entreprise. Plus proche encore, l’Association Populaire Familiale avait assis son succès sur l’organisation de service dans la droite file de la pratique de la CFTC comme le prêt d’appareil ménager qui connut un grand succès jusqu’en 1964. L’association entendait ainsi faire assurer par les usagères la gestion de leur propre besoin et développer le sens de la responsabilité collective tout en libérant les femmes d’une partie du travail ménager. Reste que ce réformisme alliant assistanat et projet de contre-société ouvrière refusait la posture revendicative, le service devenant une fin en soi.

A cet égard les liens entretenus par les femmes brestoises et tourangelles avec les mouvements d’action catholique sont révélateurs des permanences. Si ces femmes contestaient leur manque de visibilité sociale, elles reconduisaient leur action dans les quartiers en réactivant un militantisme familial, qui prolongeait la complémentarité souhaitée avec le monde du travail salarié tout en conservant un statut de femme et de mère. L’épouse restait donc responsable du front domestique et l’homme du front extérieur. Illustration de cette maternité sociale, qui se refuse à un changement de répartition sexuée des tâches en enfermant de facto les femmes dans leur « nature », en maintenant l’inégalité sexuée par l’absence de partage des tâches et par la hiérarchisation des deux terrains d’action : l’usine et la quartier.

Un échec final prévisible

L’attitude des syndicats français à l’égard des mères au foyer traduit tant leurs hésitations à l’égard d’une occupation non productive que leurs divergences idéologiques[19]. En 1960, les familialistes de la CFTC partisans d’une transformation du salaire unique en une allocation aux femmes quittant leur emploi se heurtèrent à la commission féminine de l’organisation qui privilégiait une allocation à toutes les mères, travailleuses ou non[20]. Pour la CGT la posture est encore plus nette puisqu’elle considérait la femme au foyer comme l’expression d’une idéologie réactionnaire. Ainsi sa campagne de 1964 « Cinq millions de femmes veulent conquérir le temps de vivre » était-elle centrée sur l’aménagement du temps de travail des ouvrières mères, oubliant ainsi les mères au foyer malgré les protestations de la Ligue des droits des femmes qui contestait cette orientation différencialiste. Enfin, pour la CFDT, après 1964, toute aide spécifique en faveur des femmes freinerait leur emploi. Elle campait ainsi sur l’indifférenciation des avantages et rompait avec le familialisme hérité de la CFTC. On le voit, la notion centrale de « travailleuse » imposait aux syndicats l’oubli de la femme au foyer durablement perçue comme inactive et renvoyée dans la sphère du privé et aux allocations de l’État providence, malgré les protestations de leurs composantes féminines. Le tournant de 68 est cependant manifeste. Ainsi, en 1970, le congrès de la CFDT avalisa la libération de la femme comme une condition indispensable pour le passage au socialisme et en 1971 la commission féminine de l’organisation devint mixte. Une décision qui resta sans lendemain, d’autant que les instances confédérales connaissaient une masculinisation croissante depuis 1945. A la CGT, la revue Antoinette connut elle un succès réel qui finit par indisposer la direction.

Face aux revendications portées par les femmes brestoises, la réponse syndicale apparut donc sans ambigüité dès mars 1969. A la demande qui leur était faite par les femmes au foyer d’adhérer à l’union locale, il leur fut proposé de se structurer en association ayant des « liens amicaux » avec la CFDT[21]. Si des exceptions géographiques sont constatées ainsi à Joué les Tours, où la section locale de la CFDT soutint le mouvement des travailleuses au foyer, il n’en est pas de même à Brest où le mouvement se heurta à une résistance de la section locale. Elle fut interprétée par les actrices du mouvement autant comme une résistance à un problème de fond qui devait être débattu au niveau de la confédération que comme une mésentente - par ailleurs confirmée - entre une union locale centrée autour de l’arsenal et les militants de la CSF porteur d’idéaux autogestionnaires. Au niveau nationale, l’action même des militantes CFDT entérina le refus de voir s’exprimer les femmes au foyer suivant la volonté d’une lecture commune du statut d’homme et de femme au sein du syndicat : l’égalité et non l’équité. Pour preuve la « note sur la syndicalisation des femmes au foyer[22]» du 7 avril 1973 qui confirme un premier refus du bureau national de prendre en compte les mères au foyer de février 1971. Particulièrement étudié dans sa rédaction, il met en avant l’impossibilité de considérer la femme au foyer comme une travailleuse car elle n’a pas d’activité professionnelle et ne peut donc adhérer à un syndicat. Le texte renvoie ainsi les femmes au foyer à leurs incertitudes en soulignant qu’ « elles n’ont pas une connaissance claire de leur situation » et se refuse à leur donner « l’illusion d’un pouvoir » de facto dépendant de l’activité syndicale du mari.

De ce fait, c’est vers les associations que sont renvoyées les mères de famille. Des associations toutes prêtes à les accueillir, si l’on en croit une correspondance privée émanant de l’Association Populaire Familial du Mans. Reste que dans son développement l’autrice des lignes, si elle rejoint quelques revendications portées par les femmes de la CSF - le droit à la formation -, souligne cependant clairement les limites à ne pas franchir. Elle entend ainsi la femme au foyer non comme une travailleuse à part entière, mais au mieux comme une travailleuse au chômage - ce qui lui donnerait le droit à la sécurité sociale et à la retraite -, la formation envisagée porterait sur des activités clairement maternelles et stéréotypées - cuisine, couture, éducation des enfants ainsi que l’art de faire les courses, ce qui renvoie aux cours d’art ménager dispensés aux débuts de l’enseignement féminin. Surtout, elle s’élève contre les féministes partisanes du travail libérateur en insistant sur l’épanouissement de la femme au foyer. Enfin, pour elle le syndicalisme est là pour défendre les travailleurs, statut qu’elle refuse aux femmes au foyer dont la situation s’insère « dans une autre tranche de vie », autrement dit dans la sphère privée.

Pour certaines féministes de la seconde vague, la maternité comme le foyer sont des repoussoirs au profit de la libération de femmes par le travail. A ce titre, elles ne peuvent entrer en discussion avec cette volonté d’émancipation à moindre frais, qui refuse de voir en l’homme le principal responsable de leur situation alors même qu’en 1970 paraissait L’ennemi principal de Christine Delphy qui dénonce l’exploitation du travail féminin dans le mode de production domestique. Mouvement mixte, cette initiative s’opposait également aux représentations féministes centrées sur le monde du travail. De ce fait, alors que les suffragettes du début du siècle glorifiaient la maternité comme fonction sociale, les gauchistes des années 70 y voyaient la source originelle de l’exploitation des femmes par les hommes. Certes la maternité n’est pas rejetée a priori mais vécu comme un « épanouissement narcissique du moi féminin exonérée des tâches ménagères[23] ». Il n’en reste pas moins que des questionnements émergent sur la pertinence de cette forme de rejet de la part du mouvement féministe au profit d’une libération par le travail, en ce qu’il masque la dimension d’exploitation de celui-ci et minore le pouvoir d’attraction de la famille comme recours, repère et espace souvent unique de solidarité[24].

Plus largement la contestation des femmes au foyer se heurte aux mutations de l’État providence. Avant 1965 l’État maintenait encore une politique familiale pour la femme au foyer, c’était la natalité contre l’activité[25]. Cependant, dès 1957, le commissariat au plan préconisait un développement de l’activité féminine. En 1963, la préfecture de Bretagne préconisa de « rechercher des industries employant la main d’œuvre féminine[26] ». L’absence de revalorisation des allocations familiales et le lent dépérissement de l’allocation de salaire unique, principal vecteur de la politique familiale initiée par la IVe république, aboutit progressivement à marginaliser la femme au foyer au profit de la femme au travail. Dans ce cadre, les mouvements familiaux qui se sont développés dans l’entre-deux guerre ont amorcé leur mue. Ce fut le cas notamment de l’Association Populaire Familiale étudiée par Dominique Loiseau[27]. Celles-ci intégraient en partie les aspirations syndicales à une modification du système social et se prononçaient en 1968 pour un socialisme démocratique.

Conclusion

Le « retour à leurs casseroles » reste, trente ans après, douloureux pour les femmes interviewées en ce sens qu’elles évoquent cette expérience comme totalement intégrée dans l’action militante mené par leurs maris. Le fait est que la société française connaît depuis 1965 un tournant majeur qui tourne le dos au familialiste fondateur de la IVe république pour entraîner les femmes au travail. Cette très vaste évolution de la question des femmes en France connut une large adhésion des féministes comme de l’État au prix de profondes désillusions à partir des années 80. Le temps n’est plus à la défense de la maternité, mais à l’intégration différenciée selon les règles du genre d’une force de travail au service de la croissance. A cette aune le statut de femmes au foyer est condamné à retourner durablement à l’invisibilité d’où il n’est pas encore sorti malgré les multiples recherches sur les genèses des États Providence. La prise de position féministe indéniable de ces femmes marque autant la diversité des formes de féminisme dans l’espace que l’importance de chronologies différenciées à mettre en œuvre pour construire une histoire féminine des années 68.

Au final, l’échec de ce mouvement apparaît révélateur des mutations sociétales dans les années 1968. Loin de combattre l’oppression masculine, ces femmes entendaient occuper un espace public porteur d’un imaginaire social mobilisateur en compagnie de leurs maris, non pas de façon complémentaire, mais bien à égalité. En ce sens, nous sommes en présence d’une forme novatrice de féminisme née des événements. Au cœur de leur attente s’exprimait cependant une crainte diffuse révélée par un extrait de l’article fondateur. Constatant l’engagement croissant de leurs maris dans l’action syndicale et politique, ces femmes y expriment leur inquiétude :

« Grâce à leur engagement syndical, nos maris se forment ; bientôt nous ne serons plus à la hauteur, ils ne voudront plus discuter avec nous »

Un cri du cœur qui révèle bien plus que des revendications, l’enjeu profond de leur engagement visant à sauvegarder un équilibre familial nouveau, né des événements.