Corps de l’article

Introduction

Le système de santé brésilien est aujourd’hui encore profondément marqué dans son organisation par le contexte économique, politique et social dans lequel il trouve ses fondements. La chute de la dictature militaire en 1985 laisse place à une période de redémocratisation du pays, marqué par l’élévation des voix d’une société civile qui souhaite plus que jamais peser dans la transition politique et sociale vers la démocratie (Fleury 2011, 1723‑4). Le secteur de la santé est particulièrement concerné par ces revendications, principalement sous l’angle social, via les questions d’assurance maladie et d’accès aux soins. L’expérience constitutionnelle brésilienne et la reconnaissance du droit à la santé qui en découle peuvent être présentés comme une parfaite illustration de la théorie de la hiérarchie des besoins d’Abraham Maslow (Maslow 1943, 370‑96) : une fois les besoins vitaux reconnus et garantis juridiquement, les peuples revendiquent de nouveaux droits de l’Homme, dérivés d’une nouvelle organisation économique et sociale, plus complexes et nécessitant davantage de temps pour s’affirmer dans le droit positif et pour devenir effectifs (Gandolfi 1988, 57‑63). La Constitution brésilienne fait ainsi de la dignité de la personne humaine la valeur centrale de l’État, le « noyau dur constitutionnel autour duquel gravitent les autres droits », notamment les droits sociaux, gardiens de cette dignité et garants de son effectivité (Gandini, Barione, et Souza 2008, 731‑47). Il ne s’agit ici ni plus ni moins que de la reconnaissance des droits de l’Homme que l’on qualifie généralement de deuxième génération, c’est-à-dire exigeant de l’État d’entreprendre des actions positives pour permettre leur garantie.

Intellectuels et professionnels de santé se sont mobilisés au sein du « Mouvement sanitaire » (Movimento sanitario), et ont organisé la 8e grande Conférence nationale de santé en 1986, chargée d’élaborer un projet politique et juridique pour un nouveau système de santé et de participer aux débats constitutionnels à venir. Le projet établi fut alors soumis à l’Assemblée constituante du Brésil, qui l’adopta sans modifications majeures. Ces propositions, élaborées par la société civile brésilienne, sont marquées par cette volonté forte d’élargissement des droits sociaux existants et de reconnaissance de nouveaux droits. Au sein de ces droits : les droits créances sont ceux qui confèrent « à l'individu le droit d'exiger certaines prestations de la part de la société ou de l’État : par exemple droit au travail, droit à l'instruction, droit à l’assistance (Pelloux 2008, 54) » ou encore le droit à la santé ; ils caractérisent le changement des rapports juridiques entre les individus et l’État. Ces revendications du peuple brésilien, portées par la société civile, sont ainsi entrées dans le droit positif, directement au sommet de la hiérarchie des normes, avec l’adoption de la Constitution du 5 octobre 1988.

Cette Constitution consacre une section entière au droit à la santé[1], ce qui est suffisamment exceptionnel au regard des autres systèmes constitutionnels pour mériter d’être souligner. Il y est affirmé comme un droit dont tout individu est titulaire et comme un devoir pour l’État qui se doit de le garantir au travers de ses politiques économiques et sociales[2]. Ce droit est rendu effectif grâce à la création du Système unique de santé (SUS), dont l’existence, les attributions et le mode de financement sont constitutionnalisés[3]. Le droit brésilien en matière de santé se montre donc particulièrement volontariste par rapport à d’autres systèmes juridiques qui ne traitent pas ou peu du droit de la santé à l’échelon constitutionnel. À titre de comparaison, le droit français ne consacre pas directement le droit à la santé dans la constitution de 1958, mais simplement un « droit à la protection de la santé », par renvoi au préambule de la Constitution de 1946[4], auquel le Conseil constitutionnel n’a conféré une valeur constitutionnelle qu’en 1971[5].

Le droit à la santé étant désormais considéré au Brésil comme un « droit fondamental, social et subjectif » (Gandini, Barione, et Souza 2008), son effectivité s’accompagne d’un important mouvement de judiciarisation, notamment en matière d’accès aux médicaments. Les citoyens, n’obtenant pas la délivrance de certains traitements coûteux du fait des contraintes budgétaires pesant sur le système de santé, demandent au juge de contraindre les pouvoirs publics de les mettre à gratuitement à leur disposition sur le fondement du droit constitutionnel à la santé, y compris dans certains cas de médicaments qui ne sont pas inscrits sur la liste des médicaments délivrés par le SUS (2008).

Mais le SUS brésilien n’est pas épargné par la crise qui frappe de plein fouet le pays lequel connaît à nouveau, après une forte période de croissance entre les années 2000 et 2013, la récession économique et une grande instabilité politique ayant conduit à la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Le contraste entre le droit positif, conférant d’importants droits sociaux aux individus, et la réalité économique et sociale, renvoie à la question de l’effectivité des droits sociaux :

Le champ des droits de l’homme, plus précisément des normes qui déclarent, reconnaissent, définissent, attribuent des droits de l’homme, est certainement celui où l’écart entre l’existence de la norme et l’effectivité de son application est le plus grand, surtout dans le champ des droits sociaux .

(Noberto 1997, 66)

Le présent article se propose modestement d’apporter des éléments concrets permettant d’alimenter le débat en étudiant les problématiques d’accès à la santé des Brésiliens, et plus spécifiquement des populations défavorisées des favelas, au travers aussi bien de l’encadrement juridique du secteur de la santé que des exemples de politiques publiques leur étant spécifiquement dédiées.

Des besoins de santé spécifiques dans les favelas brésiliennes liés aux conditions de logement et à l’aménagement des territoires périurbains

Le terme « favela », dans son sens actuel, renvoie à la guerre de Canudos, dans l’État de Bahia, au nord-est du pays à la fin du XIXe siècle. Les soldats se réfugiaient alors sur des collines où poussait la plante appelée « favela » : le terme fut par la suite employé pour désigner l’habitat précaire de ces combattants. Ce n’est qu’à la suite de l’exode rural lié à l’industrialisation du Brésil au cours du XXe siècle que le terme prend le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Il désigne une aire géographique caractérisée par une urbanisation rapide, avec de faibles moyens, faisant suite à l’occupation illégale de terrains privés ou publics, le plus souvent dans des zones périurbaines. Répandue dans le langage courant, la « favela » ne fait pas l’objet d’aucune définition juridique ni administrative, la connotation négative qui peut lui être attribuée en portugais a d’ailleurs conduit à la remplacer administrativement par la notion d’« aglomerados subnormais » (littéralement « agglomérats subnormaux »), dénomination officiellement utilisée par l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE en portugais) qui les définit comme un « ensemble constitué d’au moins 51 unités d’habitation ne bénéficiant pas pour la majorité des services publics essentiels, occupant ou ayant occupé, jusqu'à récemment, un terrain propriété d’autrui (personne privée ou publique) et étant disposées, généralement, de façon désorganisée et dense[6] ». Le terme de favela reste néanmoins utilisé dans le langage courant comme dans la littérature scientifique : c’est la raison pour laquelle cette terminologie sera maintenue dans la suite du présent article.

Les métropoles brésiliennes font face à un déficit de logement important : on estime à 11,4 millions le nombre de Brésiliens vivant dans ces favelas, soit 6% de la population du pays, proportion atteignant 11% et 22% respectivement dans les villes de São Paulo et Rio de Janeiro[7]. Il faut cependant soulever ici l’hétérogénéité de la réalité du logement au sein des favelas : des maisons en béton et en brique, bénéficiant de l’électricité et d’un accès à l’eau courante, côtoient dans certains quartiers de petites habitations en tôle, insalubres, avec de forts taux d’humidité, sans accès à l’eau courante ni à l’électricité, et dépourvues de systèmes de collecte des ordures ménagères.

Les premiers liens entre santé et logement remontent à l’Antiquité et à la naissance de la médecine moderne. La théorie des quatre humeurs, premièrement décrite au sein du Corpus hippocratique (Jouanna 2005, 138‑67), selon laquelle l’équilibre de fluides corporels est source de santé et une perturbation celle de la maladie, faisait de l’environnement un des perturbateurs potentiels de cet équilibre fragile, poussant les Grecs à installer leurs habitations à l’abri des zones de perturbations climatiques (Duhl et Sanchez 1999). L’intérêt pour les conditions de vie et de logement est réapparu en Europe avec les mouvements hygiénistes du XVIIIe siècle : les travaux de Villermé mettent en évidence des maladies sociales, c’est-à-dire dont la responsabilité peut être imputée à l’organisation et la vie en société (Garreau 2004, 13). Si les connaissances physiopathologiques et de santé publique ont depuis considérablement évolué, les liens entre santé et logement n’ont pas pour autant été remis en cause, bien au contraire. La Charte d’Ottawa de l’Organisation mondiale de la santé en fait même un des enjeux majeurs dans le cadre de la promotion de la santé, affirmant que « la santé exige un certain nombre de conditions et de ressources préalables, l’individu devant pouvoir se loger […][8] ».

La crise du logement et le développement des favelas sont le signe le plus visible des inégalités économiques, spatiales et socio-environnementales des grandes métropoles brésiliennes, dont les répercussions sur la santé publique sont de trois ordres.

La « favélisation » de certains territoires se répercute directement sur la santé des populations du fait des conditions de logement. L’insalubrité avec des taux d’humidité très élevés, et l’absence de collecte des déchets ou d’assainissement de l’eau dans certaines zones, conduisent à une prévalence plus élevée de certaines pathologies retrouvées en Europe chez les personnes en situation de grande précarité. On peut citer ici la tuberculose, toujours présente au Brésil, l’OMS affirmant encore dans un rapport récent la nécessité d’inclure les problématiques de logement dans la lutte contre la tuberculose[9]. Plus spécifiques aux climats tropicaux et méditerranéens, les épidémies transmises par des piqûres de moustiques, comme le virus Zika, la dengue ou le chikungunya, révèlent les inégalités de santé ainsi que celles d’accès aux soins en fonction du niveau de revenu et des conditions de logement.

L’organisation du territoire à proprement parler est également source d’inégalités de santé. Ses conséquences en termes de mobilité urbaine et d’accès aux soins entretiennent le phénomène d’exclusion sociale des populations déjà défavorisées dans des territoires au sein desquels les investissements publics sont insuffisants. L’exemple de la favela de São Remo, mitoyenne du campus de l’Université de São Paulo et séparée de cette dernière par un mur délimitant le périmètre de l’Université, illustre ce phénomène. Au moment de la construction du métro destiné à acheminer les étudiants à leur université, il a été décidé de ne pas prolonger la ligne jusqu’à l’intérieur du campus. Le tracé du métro est un sujet politiquement sensible au Brésil, si bien que le gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, a décidé de classer « secret défense » une grande partie des documents relatifs aux transports publics de la région (Gatinois 2015), afin de les extraire du champ d’application de la loi permettant la consultation des documents publics à tout citoyen[10]. Vraisemblablement, le tracé arrêté ne le fut pas pour des raisons économiques, mais impulsé par la crainte des pouvoirs publics que la ligne ne soit utilisée par les habitants de la favela, qui seraient alors amenés à circuler au sein de l’Université, et des problèmes d’insécurité qui pourraient en découler. La lutte contre l’insécurité l’a ainsi emportée sur les politiques de mixité et d’inclusion sociale : le terminus du métro étant situé à une quinzaine de minutes de l’Université, les étudiants doivent emprunter un bus qui dessert exclusivement le campus pour pouvoir s’y rendre. Le problème en matière d’accès à la santé réside dans le fait que l’hôpital universitaire, qui soigne pourtant les habitants de la favela de São Remo, est rendu peu accessible pour ses 10 000 habitants.

Enfin, ces quartiers concentrent de nombreuses difficultés sociales dont les répercussions sur la santé des habitants sont loin d’être négligeables. La criminalité, le narcotrafic et la consommation de drogues, ou encore la prostitution, y sont beaucoup plus importants que dans la population générale, et conduisent à d’importantes inégalités de santé. Ainsi, la prévalence de personnes infectées du VIH, notamment d’enfants, y est nettement supérieure que dans la population générale (Lopes 2015). C’est également le cas d’autres infections transmises sexuelles, comme les hépatites B et C, la syphilis, ou encore de certaines pathologies psychiatriques et des conduites addictives.

La profession d’agents communautaires de santé, un exemple d’action publique ciblée à destination des habitants des favelas

Face à ces besoins spécifiques, des politiques de santé publique ciblées ont progressivement été élaborées et mises en œuvre. Le SUS reposant sur trois niveaux de financement public[11] (État fédéral, États fédérés et municipalités), l’engagement inégal des pouvoirs publics locaux reflète l’inégale répartition des richesses au sein du pays. Ainsi, un habitant de favela d’un état riche comme l’état de São Paulo pourra bénéficier d’un meilleur accès à la santé que son compatriote du petit État du Maranhão. Les soins primaires sont assurés par des « unités basiques de santé » qui travaillent en étroite collaboration avec des établissements hospitaliers, publics ou privés, participant au service public de santé pour les prises en charge plus complexes nécessitant, par exemple, la réalisation d’examens d’imagerie. Dans les zones marquées par un faible accès au système de santé, ont été créés des postes d’« agents communautaires de santé » et d’« agents de combat des endémies[12] », initialement dans le but de réduire la morbi-mortalité infantile et des femmes enceintes (Barros et al. 2010), chargés de faire le lien entre le système de santé et la communauté de la favela. Ces agents sont issus directement de la communauté, afin de faciliter les relations entre la population et le SUS. Les personnes étant déjà connues de la population locale, le lien de confiance indispensable à la relation de soin s’établit ainsi plus facilement. Cette profession était initialement dépourvue d’encadrement juridique et ils ne recevaient aucune formation en dépit de leur rôle indispensable dans la prise en charge des populations (Neumann 2002). Il faudra attendre 2002 pour que leur existence soit juridiquement reconnue et qu’une formation mêlant sanitaire et social soit requise pour exercer cette fonction[13]. Chaque agent de santé a en charge un secteur géographique correspondant à une centaine de foyers, auxquels il est chargé de rendre visite environ une fois par mois, en fonction des besoins de santé spécifiques de chacun (malades chroniques, femmes enceintes…), afin de les accompagner dans les démarches administratives liées au système de santé, ou encore d’assurer des actions de prévention ciblées. 

L’accès à la santé au sein des favelas ne peut se résumer aux politiques de santé stricto sensu. Il convient de citer les politiques d’éducation ou encore d’aménagement du territoire, dont l’importance est évidemment cruciale, bien qu’elles ne fassent pas l’objet de développements au sein du présent article.

En dépit des efforts effectués par les pouvoirs publics depuis 1988, force est de constater que le Système universel de santé est loin de remplir les objectifs constitutionnels qui lui sont assignés afin de garantir l’accès universel et gratuit à la santé. Face aux carences du SUS, les initiatives privées se sont développées, étant de plus en plus nombreuses au fil des années, et permises par l’assouplissement progressif de l’encadrement juridique des activités de santé privées. Initialement réservée aux classes moyennes et aisées, l’offre de soins privée s’adresse désormais également à une partie des habitants brésiliens des milieux populaires.

La libéralisation du marché de la santé au Brésil et le développement des initiatives privées dans les favelas

Le SUS ne bénéficie pas de moyens financiers suffisants pour faire face aux besoins de santé des Brésiliens et les choix politiques récents ne vont pas dans le sens d’une augmentation du budget alloué à la santé : seulement 118,5 milliards de Réais (35 milliards d’euros) pour 2016, soit une diminution de 2% en un an, alors que la demande de soins ne cesse de croître[14]. Cette diminution témoigne de la volonté du nouveau gouvernement de Michel Temer (Parti du mouvement social démocratique brésilien), succédant à la présidente destituée Dilma Roussef (Parti des travailleurs), de repenser le système de santé brésilien et la place de l’offre publique dans un contexte d’austérité budgétaire. La révision constitutionnelle récemment adoptée, visant à limiter les budgets de l’État pour les 20 prochaines années au niveau du budget voté pour 2017, ne permettra d’augmenter le budget d’une année sur l’autre que proportionnellement à l’inflation cumulée des 12 derniers mois[15]. Les budgets de l’éducation et de la santé, particulièrement sensibles aux évolutions démographiques qui ne seraient alors pas prises en compte dans l’évolution des dépenses de l’État, risquent d’être les premiers impactés par ces restrictions budgétaires.

Le secteur privé représente la majorité des dépenses de santé au brésil avec 54% en 2014[16], et face aux carences du SUS, de plus en plus de Brésiliens font le choix de l’assurance privée lorsque leurs moyens le leur permettent : ils étaient 37 millions en 2006 et sont désormais 48 millions en 2016, et jusqu’à 70 millions si l’on tient compte des assurances réservées aux seuls soins dentaires[17], sur une population de 206 millions d’habitants.

Ces deux dernières décennies ont été marquées par la libéralisation du marché de la santé au Brésil. La première étape fut la possibilité pour les personnes juridiques de droit privé de proposer des assurances et mutuelles privées en 1998[18]. Par ailleurs, la participation directe ou indirecte d’entreprises ou de capitaux étrangers aux assurances de santé est en principe constitutionnellement prohibée à l’exception des cas prévus par la loi[19]. Un premier texte législatif fut voté en 1990[20] dans l’esprit des dispositions constitutionnelles, limitant la participation des entreprises et capitaux étrangers dans le secteur de la santé à ceux liés à l’Organisation des Nations unies, dans le cadre d’actions de coopération technique, de financement ou de prêt. Il était de plus nécessaire d’obtenir un agrément du SUS à la suite d’un contrôle des activités et des instruments développés sur le territoire brésilien. La dernière étape réside dans la promulgation d’une loi, en janvier 2015[21], qui « ouvre aux capitaux étrangers l’offre de services de santé » pour reprendre les termes employés par le législateur, renversant la logique du texte constitutionnel en faisant de la possibilité de participation des capitaux étrangers pratiquement la règle et non plus l’exception. La constitutionnalité de cette loi fait d’ailleurs l’objet d’un recours devant le Tribunal suprême fédéral du Brésil[22].

Les habitants des favelas, qui étaient jusqu’à présent exclus de l’offre privée, n’avaient d’autre choix que de s’orienter vers le SUS et de faire souvent face à des délais de prise en charge plus longs que dans le secteur privé. Ce n’est que très récemment qu’une offre privée leur étant spécifiquement dédiée s’est développe. Elle peut être distinguée par deux types de services nouveaux.

La première nouveauté réside dans l’arrivée sur le marché d’assurances et mutuelles de santé privées qualifiées d’« accessibles », de « populaires » ou encore de « low cost » qui émergent depuis quelques années à destination des personnes n’ayant pas les moyens de souscrire à un contrat classique. Ces offres reposent sur une offre de soins réduite et des réseaux de soins intégrant des établissements dont la qualité n’est parfois pas au même niveau que ceux inclus dans les contrats traditionnels. Le développement de cette offre privée à petit prix est aujourd’hui encouragé par le gouvernement, le ministre de la santé ayant réuni un groupe de travail chargé de développer l’offre de « mutuelles accessibles[23] » dans le but de désengorger le SUS qui n’arrive pas à faire face à la demande de soins grandissante. Mais la diminution des prix résiderait dans la possibilité nouvelle d’inclure, au sein des réseaux de soins accrédités par la mutuelle, des établissements publics afin de satisfaire par ce biais aux exigences de couverture de soins minimales. Ce faisant, l’universalité et la gratuité du SUS deviendraient en quelque sorte les garants de la réduction des mensualités de ces contrats de droit privé (Bahia et al. 2016). Le développement du secteur assurantiel privé fait l’objet d’une vaste controverse au Brésil. Outre la remise en question du principe de la couverture universelle et gratuite du SUS, des voix s’élèvent pour dénoncer le pouvoir du secteur privé dans la prise en charge de la santé des Brésiliens, et les conflits d’intérêts entre hommes politiques et entreprises gérant les assurances et mutuelles privées. Ces dernières représentent d’importants donateurs pour le financement des campagnes électorales avec 55 millions de réais dépensés pour la seule année 2014 (Scheffer et Bahia 2015). La généralisation de l’offre privée risque également de conduire à une augmentation du contentieux juridique, phénomène d’ores et déjà observé pour les quelques offres « accessibles » existantes : les recours portent principalement sur les limitations de prise en charge pour les thérapies chères et innovantes, dans 90% des cas le patient obtenant un gain de cause (Scheffer et coll. 2013, 122‑31).

Le second type d’initiatives privées à destination des habitants des favelas est l’apparition de cliniques proposant des prestations à prix réduit. La clientèle visée est constituée des patients n’ayant pas les moyens de contracter une assurance privée, mais pouvant se permettre pour des soins primaires (consultations, analyses de sang…) de payer un faible prix pour éviter les files d’attente et les délais du SUS, ou qui n’ont simplement pas confiance en la qualité des soins prodigués par le service public. Ces cliniques restent rares, mais il ne serait pas étonnant de voir le phénomène prendre rapidement de l’ampleur. La première s’est installée à São Paulo en 2012 dans la favela d’Héliopolis (Balmant 2012), et fut très médiatisée, ayant été créée par deux médecins du prestigieux ôpital Syro-Libanais de São Paulo, et son succès a conduit à l’apparition dans le même quartier d’autres établissements du même type. Des entreprises américaines investissant dans des cliniques à travers le monde ont en effet décelé dans ce marché un potentiel de croissance important, et investissent désormais dans de petites structures proposant des consultations « low-cost ».

Cette libéralisation du marché de la santé connaît une accélération sous l’impulsion de politiques souhaitant rétablir les comptes publics par d’importantes mesures de rigueur budgétaire, mais également des acteurs privés eux-mêmes, qui y voient une formidable opportunité de développement de leurs activités. Ainsi, la « Coalition santé », constituée de représentants des assurances et mutuelles privées, de grands hôpitaux privés, de représentants de l’industrie pharmaceutique, d’organisations sociales du monde de la santé ainsi que d’élites médicales, et chargée d’élaborer des propositions en matière de politiques de santé, considère qu’est venu le temps de « renforcer les mécanismes conduisant au libre marché afin d’aller vers un rééquilibre financier du secteur qui soit soutenable[24] ».

Le Système unique de santé brésilien, qui repose sur les idées de solidarité, d’universalité et de gratuité, est donc plus que jamais remis en question. Ce constat est partagé par de nombreux spécialistes qui tentent de sensibiliser aussi bien l’opinion que la communauté scientifique internationale à l’urgence de la situation, n’hésitant pas à affirmer que « le système d’assurance maladie brésilien est au bord du gouffre à cause de [notre] crise politique et économique » (Machado 2016, 2420‑1). Il est à craindre que l’individualisation de l’assurance santé, qui résulterait du délitement du service public de santé brésilien menacé par les politiques d’austérité (Doniec, Dall’Alba, et King 2016) et de la libéralisation du marché, ait des conséquences négatives en termes d’accès aux soins en premier lieu pour les plus démunis. La médecine à deux vitesses d’aujourd’hui, plutôt que de converger progressivement vers un même niveau de prise en charge avec une augmentation des moyens du SUS, laisserait alors place à des prestations dont la qualité et l’accessibilité seraient directement proportionnelles au pouvoir d’achat des individus, loin de l’idéal du droit à la santé porté par la société civile et l’assemblée constituante brésilienne en 1988.