Résumés
Résumé
Pour comprendre le tournant autoritaire du néolibéralisme au Brésil sous le gouvernement Bolsonaro, l’article examine comment les réformes néolibérales sont composées avec une rationalité politique historiquement située : la logique militaire de la guerre contre l’ennemi interne. L’article énumère d’abord les projets de réforme néolibérale proposés par le ministre de l’économie Paulo Guedes au cours des trois premiers mois de son administration. Ensuite, il cartographie la participation des militaires au gouvernement Bolsonaro et analyse l’émergence de la logique militaire de la guerre contre l’ennemi interne pendant la Dictature militaire (1964-1985), sa métamorphose en guerre contre la drogue dans la Nouvelle République et son actualisation par des opérations de “pacification”. Enfin, l’article montre comment les rationalités néolibérales et militaires se composent dans le tournant autoritaire brésilien, créant, d’un côté, un renforcement mutuel et, de l’autre, des blocages qui mettent la démocratie brésilienne en risque.
Mots-clés :
- Bolsonaro,
- Logique militaire de la guerre contre l’ennemi interne,
- Tournant autoritaire au Brésil,
- Néolibéralisme
Abstract
To understand the authoritarian turn of neoliberalism in Brazil during the Bolsonaro government, the article examines how neoliberal reforms are composed with a historically situated political rationality: the military logic of war on the internal enemy. The article first lists the neoliberal reform projects proposed by Economy Minister Paulo Guedes during the first three months of his administration. Second, it maps the participation of the military in the Bolsonaro government and analyzes the emergence of the military logic of war on the internal enemy during the Military Dictatorship (1964-1985), its metamorphosis in war on drugs throughout the New Republic and its updating through “pacification” operations. Finally, the article shows how neoliberal and military rationalities are composed in the Brazilian authoritarian turn, creating, on one side, mutual reinforcement, and, on the other, blockades that put Brazilian democracy in check.
Keywords:
- Bolsonaro,
- Neoliberalism,
- Authoritarian turn in Brazil,
- Military logic of the war on the internal enemy
Corps de l’article
Pendant la pré-campagne présidentielle, un propriétaire foncier a justifié ainsi le soutien de l’agrobusiness à Jair Bolsonaro au détriment du candidat de centre-droit, Geraldo Alckmin :
Geraldo est un pilote de [Boeing] 747 Lufthansa : il ne tremblera pas, il dînera et traversera l’Atlantique très tranquillement. Seulement, nous ne volons pas dans un ciel limpide, nous survolons la Syrie. Le Bolsonaro est un pilote de F-16. Le Brésil a besoin d’un pilote de F-16 .
(« Ruralista troca Alckmin por Bolsonaro e diz que tempo de tucano passou » 2018)
La métaphore de l’avion de combat F-16 met en lumière la combinaison centrale présente dans le gouvernement bolsonariste : la métaphore de l’accélération des réformes économiques néolibérales, d’une part, et la métaphore de la machine de guerre militaire installée dans la bureaucratie d’État, d’autre part.
Ma thèse est que cette composition se consolide comme une partie importante du noyau dur du gouvernement, s’ajoutant au groupe familial et à son lien avec le néoconservatisme international. Bien que d’autres groupes socio-politiques constituent sa base, à savoir les ruralistes, les activistes judiciaires et les évangélistes, ce sont en fait les trois premiers (économistes néolibéraux liés au marché financier, militaires de réserve et néoconservateurs) qui assument le rôle principal, occupant progressivement des positions de haut niveau et soumettant les autres ministères à leurs revendications. Dès le début du mandat, huit ministres et plus de 130 militaires occupaient déjà des postes importants dans les premier, deuxième et troisième niveau hiérarchique, et plus de 2 500 militaires occupent divers postes de direction et de conseil au sein du gouvernement. Leur nombre s’est fortement accru au fil des crises survenues depuis.
Pour comprendre la consolidation du virage autoritaire du néolibéralisme brésilien, il faut donc observer comment se développe cette hybridation entre les réformes néolibérales, la militarisation de l’administration publique fédérale et les connexions internationales du néoconservatisme. Dans cet article, je me concentre uniquement sur la relation entre les économistes et l’armée. Si cette approche est importante pour comprendre la consolidation, elle ne caractérise pas la phase antérieure. Celle-ci a été marquée, en premier lieu, par l’activisme judiciaire, qui a entraîné la destitution de Dilma Rousseff et la poursuite de la crise politico-démocratique ; en second lieu, par une campagne électorale, dont la réussite n’a été rendue possible que par l’action des groupes bolsonaristes sur les réseaux sociaux, par l’appel moralisateur et religieux des évangélistes et parla reprise du thème de la corruption et de la sécurité publique. Lors de cette transition, la coopération des groupes internationaux de propagande de droite a également été décisive, car ils ont financé la diffusion de la doctrine du libre marché associée à la campagne anti-PT (Parti des Travailleurs) en appuyant largement sur des infos biaisées (fake news). Cette méthode est la même que celle du propagandiste de Donald Trump, Steve Bannon, qui, dans sa croisade internationale antimondialiste, viendra plus tard soutenir Bolsonaro et s’approcher d’un de ses fils et de l’idéologue Olavo de Carvalho. Ainsi, ce qui semblait central dans la période de transition, y compris au moment de la formation du gouvernement, semble bouger après le début effectif du gouvernement, bien que les rivalités pour occuper l’espace n’aient pas cessé. Les partisans de l’activisme judiciaire, par exemple, sont devenus la branche juridique et policière subordonnée à cette composition centrale.
Considérant cette association de la voie historique locale de la rationalité politique autoritaire, marquée par le militarisme, avec le néolibéralisme, cet article vise à répondre aux questions suivantes :
Quelles sont les principales réformes économiques néolibérales proposées ?
Quelle est la rationalité politique historiquement située menée par ce groupe de militaires réservistes arrivés au pouvoir ?
Comment cette combinaison de néolibéralisme et de militarisation de la bureaucratie étatique s’est-elle produite, compte tenu des tensions et des confluences stratégiques entre les deux rationalités politiques ?
Réformes économiques néolibérales
Dans les trois derniers gouvernements (Dilma Rousseff, Michel Temer et Jair Bolsonaro), l’équipe économique a été élevée par la presse au rang de garants de gouvernements plus légitimes que les présidents (élus ou non). Alors que le noyau politique a été et est toujours la cible de critiques sévères, les économistes libéraux et leur programme de contre-réformes sont préservés et présentés comme la solution à la crise économique. L’hypothèse est que les droits sociaux prévus par la Constitution de 1988 sont très coûteux par rapport au PIB et qu’il faudrait adopter des politiques d’austérité pour limiter l’augmentation des dépenses publiques et reprendre la croissance. Ainsi, les autorités économiques néolibérales jouissent d’une plus grande légitimité que les représentants politiques, souvent considérés comme des populistes, irresponsables et corrompus.
Paulo Guedes, ministre de l’Économie, est l’autorité du moment. Avec son doctorat obtenu à e Chicago et s’inscrivant dans la tradition des « Chicago Oldies », il a enseigné au Chili suite à l’invitation d’un membre du gouvernement de Pinochet. Guedes était considéré comme le principal choix par les candidats néolibéraux qui se présentaient comme outsiders (avant Bolsonaro, l’animateur de télévision Luciano Huck). La raison résidait dans sa position économique intransigeante associée au fait qu’il était aussi étranger à la politique, puisqu’il ne participait pas aux gouvernements précédents ni n’était un allié des équipes du PT et du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) qui ont dirigé l’économie brésilienne pendant les dernières décennies. Au lieu de cette activité gouvernementale, Guedes s’est consacré à faire fortune en tant qu’associé dans des banques d’investissement, à être un polémiste dans les journaux et les magazines à grand tirage et à cultiver ses désaccords avec ses pairs (Gaspar 2018).
Le diagnostic de Guedes sur la crise est que toutes les tentatives de stabilisation de l’économie du pays au cours des 40 dernières années n’ont pas affronté ce qu’il tient pour le plus grand des maux : le problème fiscal créé par l’expansion incontrôlée des dépenses publiques par rapport au PIB, cause profonde des différents dysfonctionnements financiers dans le temps. Le pays vivrait une fausse stabilité puisque, pour contenir l’inflation, l’adoption de taux d’intérêt élevés combinée à un taux de change surévalué provoquerait une boule de neige d’endettement public. La raison de l’augmentation des dépenses publiques serait l’insistance sur le concept de l’État comme moteur de la croissance, qui aurait conduit à la stagnation et à la corruption politique. La solution serait donc de migrer vers une économie de marché et de réformer l’État. Il en résulterait, selon M. Guedes, un cercle vertueux de croissance économique, d’inclusion sociale, d’emploi, de revenu et de collecte des impôts.
Les mesures pratiques proposées sont les suivantes :
La réforme des retraites, qui consiste en une transition du modèle par répartition (dans lequel les travailleurs actifs paient la retraite de la génération précédente) vers le modèle de capitalisation (dans lequel chaque travailleur épargne individuellement), qui peut être réalisé dans des banques privées. Il existe également une série de mesures spécifiques, telles que l’augmentation de la durée de cotisation et de l’âge minimum de départ à la retraite pour les hommes et les femmes, la réduction ou l’élimination de la cotisation des entreprises, la réduction en pourcentage de la valeur de la prestation en fonction du temps de cotisation, les taux de cotisation qui augmentent en fonction du salaire, la limitation de la valeur de la pension de décès, la séparation entre aide et sécurité sociale, l’octroi de prestations inférieures au salaire minimum pour ceux qui n’avaient pas cotisé au régime, etc. Outre la réforme, les projets de lutte contre la fraude à la sécurité sociale augmentent les exigences en matière de justificatifs et entravent l’accès aux prestations.
Réforme du travail vers le « livret vert et jaune ». Ce nouveau livret de travail sera offert comme une « option » aux jeunes travailleurs qui entrent sur le marché du travail et qui auront des droits réduits, négociés avec l’employeur. En affirmant que la réforme du travail faite par l’ancien président Michel Temer a établi que la négociation doit prévaloir sur la loi, Guedes propose , à la limite, l’élimination complète du droit du travail, y compris les vacances, le 13e mois, les charges de licenciement, etc. Le problème est que l’option d’embaucher un livret vert et jaune incomberait davantage à l’entreprise qu’au travailleur, ce qui conduirait à la fin des droits sociaux du travail et des tribunaux spécialisés en droit du travail à moyen terme. Le nouveau livret de travail serait nécessairement lié au système de retraite par capitalisation. L’idée consiste à réduire au minimum les charges sociales des entreprises.
L’entrave au financement des syndicats, qui rend obligatoire pour les travailleurs l’autorisation écrite individuelle des cotisations et le versement par une opération bancaire à répéter chaque mois, et non plus par prélèvement automatique.
Réforme fiscale. L’idée serait de réduire et de simplifier l’impôt fédéral, passant de 50 à 6 ou 7 taxes fédérales et de réduire considérablement le fardeau des entreprises, qui passerait, selon les propos du ministre, de 34 % à 15 % d’impôt sur les bénéfices. Cette réduction serait partiellement compensée par les impôts sur les dividendes et les intérêts sur les capitaux propres, qui passeraient de la production aux gains financiers. L’objectif serait que la charge fiscale générale passe de 36 % à environ 20 % du PIB.
Privatisation du crédit et concurrence accrue dans le système bancaire. Selon Guedes, le modèle précédent créait une distorsion dans laquelle les hommes d’affaires qu’il appelait « pirates privés » et « amis du roi » étaient financés par la population, favorisant un transfert régressif de revenus et la corruption . Dans ce modèle, les crédits offerts par les banques privées avaient des taux élevés alors que le taux des banques publiques était subventionné par la dette publique. Guedes veut voir les prêts publics être remboursés rapidement et privatiser l’offre de crédit, en augmentant la liquidité des banques privées et en intensifiant la concurrence entre elles afin de réduire les taux d’intérêt. La Banque Centrale indépendante, à l’abri de toute ingérence politique, devrait établir des règles qui assureraient une concurrence accrue dans ce secteur. La recherche de prêts auprès d’organisations internationales pour financer les dettes des États fédérés et des municipalités et l’attraction d’investissements étrangers pour les travaux d’infrastructure sont également soutenues. Le crédit public subventionné ne serait utilisé que pour le microcrédit et les programmes sociaux, comme le logement populaire. Ainsi, la politique des “champions nationaux” avec les prêts de la BNDES est abandonnée.
Fin des subventions. Le gouvernement entend mettre fin ou réduire considérablement les subventions, les exemptions et les exonérations fiscales offertes à divers secteurs, mais surtout à l’industrie. Ces subventions sont considérées comme une forme de protectionnisme économique qui réduit la compétitivité internationale des entreprises, nuit aux finances publiques et favorise la corruption. Le gouvernement prévoit également de réduire de moitié la part du système S, une contribution obligatoire sur la masse salariale versée par les entreprises aux organisations patronales pour financer les cours, la formation professionnelle et les loisirs des salariés.
Privatisations. Paulo Guedes propose simplement de privatiser toutes les entreprises publiques brésiliennes, bien qu’il reconnaisse que l’aile militaire impose des restrictions dans le cas de Petrobras, Banco do Brasil, Caixa Econômica Federal, etc. Il propose également la vente de biens immobiliers publics. Ce serait le moyen de réduire la dette publique de l’Union, des États et des municipalités, ainsi que de mettre fin à la corruption et de faire baisser les taux d’intérêt, et de créer alors un fonds public pour financer le passage au nouveau régime de capitalisation. Les privatisations réduiraient également les dépenses, en particulier en ce qui concerne les fonctionnaires . La réduction du personnel est menée en supprimant des postes créés sur décision politique et en mettant fin à la stabilité des fonctionnaires, ce qui permet des licenciements pour mauvais rendement.
Le changement du pacte fédéral. Guedes défend le découplage des dépenses publiques, qui définit aujourd’hui le pourcentage du budget à consacrer à l’éducation, à la santé, à la sécurité, à la gestion de l’administration, etc. Les politiciens deviendraient entièrement responsables de 100 % de l’allocation budgétaire, ce qui empêchera de donner la priorité aux services de protection sociale et offrira un large champ au lobbying privé. La mesure prévoit également la décentralisation budgétaire, en augmentant les transferts de l’Union aux entités fédérales (États et municipalités). Ce serait un moyen d’apurer les dettes locales, qui sont actuellement hors de contrôle. Comme il devrait y avoir une réduction parallèle des recettes, la charge du démantèlement de l’État-providence incomberait aux gouvernements locaux, ce qui stimulerait le modèle de privatisation des services publics et des chèques-éducation ou de santé. Là encore, les ressources publiques pourraient financer toutes sortes de collusions privées locales, selon l’ancien modèle des oligarchies régionales brésiliennes. Ce n’est pas pour rien que l’ancienne banque d’investissement à laquelle Paulo Guedes était associé avant de devenir ministre a créé un fonds d’investissement orienté vers des sociétés d’éducation et de santé.
Plan d’équilibre fiscal des États et des municipalités. Suivant le modèle des prêts du FMI, le plan propose de conditionner les prêts aux États et aux municipalités fortement endettés afin de restreindre les dépenses, notamment en limitant les subventions fiscales et les coûts de personnel, par exemple en réduisant le temps de travail des fonctionnaires, ce qui, par conséquent, réduit proportionnellement leurs salaires(la constitutionnalité reste à juger). C’est en fonction de leur plan des réductions de dépenses prévues , que les États et les municipalités seraient autorisés à contracter des prêts garantis par l’Union auprès des banques privées afin de payer les fournisseurs et les salaires en retard. La libération du montant se ferait en quatre tranches, une par an, sous réserve de l’adoption de mesures d’équilibre budgétaire.
Ouverture économique. L’ensemble de ces mesures , considérées par Guedes comme profondément articulées, serait le moyen pour le gouvernement de créer des conditions de compétitivité pour les entreprises brésiliennes par la réduction des coûts (sécurité sociale, charges sur le contrat d’emploi, impôts et taux d’intérêts). Ensuite, le gouvernement veut promouvoir une ouverture économique radicale, avec une réduction des droits d’importation de 14 % à 4 %, intégrant le pays dans les chaînes de production internationales. Un ensemble de mesures sectorielles pourraient être prises. Dans le cas de l’industrie, la réduction des coûts énergétiques serait recherchée par des privatisations et par la concurrence accrue dans le secteur.
L’objectif principal du plan de Paulo Guedes est donc d’accroître la concurrence sur le marché et la compétitivité des entreprises établies au Brésil, outre le fait de favoriser largement le système financier privé avec le transfert des fonds publics de la sécurité sociale via le régime de capitalisation. Le coût serait supporté par les travailleurs, qui perdraient leurs garanties d’emploi et leurs droits sociaux, avec un horizon de démantèlement et de privatisation de l’État-providence brésilien déjà très insuffisant. Interrogé sur la pauvreté et les questions sociales, Guedes se limite à dire que les Chicago Oldies ont également pensé au capital humain, en particulier aux investissements dans l’éducation et la santé, et qu’il profitera aux travailleurs en créant des emplois et en garantissant leur retraite.
Il est intéressant de noter que, bien qu’elle soit considérée par la presse comme appartenant à l’aile modérée du gouvernement aux côtés des ministres militaires et de Sérgio Moro (qui a quitté le gouvernement en avril 2020), la position de Guedes est encore plus radicale que celle de Bolsonaro en matière de réforme de la sécurité sociale, de reforme des droits de travail et d’ouverture économique. La sensibilité de Bolsonaro à sa base d’adeptes dans les réseaux sociaux et aux propriétaires fonciers montre que le président exprime parfois une position plus cohérente socialement et économiquement que celle de Guedes. Mais il est important de dire que ce sont les plans de Guedes qui vont de l’avant, même lorsque Bolsonaro exprime son désaccord. Guedes réaffirme ainsi ce qu’il appelle la « démocratie libérale », en cherchant à mettre fin à toute dimension social-démocrate qui avait été consacrée dans le pacte démocratique de la Constitution de 1988.
Militarisation de l’administration publique
La crise politique déclenchée par les accusations de corruption portées par l’opération Lava-Jato à partir de 2015 a d’abord touché le PT et le centre-gauche, puis le centre-droit du gouvernement Temer, quel que soit leur positionnement idéologique. Même les juges de la Haute Cour se sont trouvés dans la nécessité de protéger leurs anciens alliés politiques et de se dresser contre d’autres politiciens, même si les preuves présentées étaient discutables. En conséquence, l’ensemble du système politique démocratique a été affecté par la généralisation des dénonciations de corruption et de la crise institutionnelle dans tous les pouvoirs du gouvernement (exécutif, législatif et judiciaire). C’est ainsi que l’armée a été ramenée à la politique : par-delà la nostalgie exprimée par certains groupes conservateurs pour la dictature militaire vue comme un âge d’or sans corruption, elle pouvait être tenue pour une institution extérieure à la politique, capable d’imposer une réforme moralisante au système politicien. Ainsi, épousant le discours du libre marché, les partisans de la militarisation ont renforcé les positions de l’extrême droite politique et se sont ingéniés à qualifier tous les tenants du commencé à nommer l’ensemble du statu quo démocratique (y compris le centre et la droite) comme étant de gauche et corrompus.
Le retour des militaires s’est produit avant même l’élection de Bolsonaro, dans le gouvernement de Michel Temer et dans certains États et municipalités. Cherchant à préserver une forme de légitimité pour le pire gouvernement de la Nouvelle République et à éviter sa déposition, Temer a ouvert un espace pour les militaires dans des postes sensibles (Fondation Nationale de l’Indigène, (Funai), Agence Brésilienne d’Intelligence (ABIN), Service de Sécurité Institutionnelle du Président de la République, Cabinet de la Présidence de la République, Ministère de la Défense, Secrétariat National de la Sécurité Publique et autres postes stratégiques de deuxième rang). Cela ne suffisant pas, il a brusquement commencé une intervention à Rio de Janeiro sous commandement militaire, outre 4 opérations pour garantir l’ordre public (GLO). Le général Carlos Santos Cruz, alors ministre du Secrétariat du Gouvernement, faisait également partie du gouvernement précédent, mais dans une position différente.
À son arrivée au pouvoir, Bolsonaro constate les faibles bases de son parti d’origine (PSL, insignifiant auparavant) et le fossé générationnel du personnel technique conservateur, qui est soit trop vieux, venant de l’époque de la dictature militaire, soit trop jeune et mal préparé. Cela signifiait que le gouvernement allait de plus en plus recourir aux officiers de réserve, d’autant que l’intérêt corporatif des officiers de réserve les porte à obtenir des postes et une rémunération du gouvernement afin de compléter leurs pensions. Il est à noter que 88 % des militaires ont pris leur retraite entre 45 et 54 ans (Corrêa 2019). Même des manifestations appelant à des postes pour le président ont été organisées par des militaires de réserve au début de leur mandat (Frazão 2019).
Par conséquent, aujourd’hui, les réservistes militaires sont le principal groupe du gouvernement, dirigeant 8 des 22 ministères (plus que dans les gouvernements dictatoriaux des anciens présidents Médici, Figueiredo et Geisel) et occupant rapidement environ 130 postes de décision répartis dans divers ministères, banques fédérales, directions administratives, instituts et entreprises publics, y compris la Petrobras (Frazão 2019). En outre, les nominations d‘officiers de l’armée de terre (le plus grand contingent), de la marine et de l’aéronautique se sont multipliées depuis.
Cette militarisation de l’administration publique comporte cependant des nuances (Matias 2004). Par-delà, le simple besoin de remplir des fonctions bureaucratiques spécialisées, comme, par exemple, la nomination d’ingénieurs militaires pour des tâches de télécommunications, on observe l’intention de régénérer l’appareil administratif par l’introduction d’une rationalité politique militaire, avec un centre de commandement (autour des militaires qui ont commandé les missions de paix de l’ONU et forment le noyau dur des ministres du Planalto aux côtés du vice-président, le général Mourão), un service de renseignement (Abin) et l’occupation stratégique de l’espace administratif afin d’affirmer le point de vue militaire au détriment des autres groupes d’influence.
Pour comprendre la rationalité politique qui guide l’armée, il est possible de retracer l’histoire de ses transformations depuis la dictature militaire. Le texte qui présente sa logique initiale est la Doutrina de Segurança Nacional e Desenvolvimento (Doctrine de la Sécurité Nationale et du Développement). Il présente l’idée que la Guerre Froide est une guerre totale entre les deux superpuissances, qui se déroule à différents niveaux et qui affecte inévitablement tous les pays. Dans le cas du Brésil, c’est le troisième niveau qui compte, caractérisé par une guerre indirecte non déclarée, qui prend la forme d’un conflit au sein d’un pays entre des éléments de sa population et peut être vue comme une guerre insurrectionnelle ou révolutionnaire. La guerre révolutionnaire n’implique pas nécessairement le recours à la force armée : elle caractérise toute initiative de l’opposition organisée avec suffisamment de force pour contester les politiques de l’État. Elle prend donc une forme idéologique et psychologique, exploitant le mécontentement existant dans une société démocratique pour conquérir les esprits du peuple et inciter à la rébellion. Pour éviter la subversion, il est nécessaire de combattre ce qu’on appelle l’ennemi interne. Celui-ci agissant de manière secrète, mobilisant potentiellement n’importe qui, cette lutte exige le développement intensif des services de surveillance, d’information et de répression, ce qui a même conduit à la militarisation des forces de police des États au nom de la sécurité interne (Alves 1984). En fin de compte, qu’elle soit communiste ou non, toute opposition au gouvernement a été perçue comme subversive et durement réprimée. Ce modèle permet à tout moment de définir qui vient occuper la place qui revient à l’ennemi (Alves 1984).
Après la transition négociée vers la redémocratisation, l’armée et la police n’ont jamais fait l’objet d’une profonde réforme structurelle, mais d’une multitude de changements spécifiques qui ont cherché, sans grand succès, à éliminer progressivement les vestiges autoritaires (Souza et Battibugli 2014). En conséquence, la culture organisationnelle de ces institutions a maintenu la conception selon laquelle la population et les mouvements sociaux, lorsqu’ils revendiquent des droits, n’exercent pas une fonction citoyenne, mais constituent des menaces pour l’ordre public. La formation de la police, au lieu d’être centrée sur l’action communautaire, est restée liée aux actions militaires de guérilla et de lutte urbaine, qui représentent la minorité des occurrences, mais qui définissent une logique prédominante d’approche des populations (Soares 2015). À leur tour, l’armée était de plus en plus appelées à assumer des fonctions de police et à intervenir dans les collines et les favelas pour pacifier les territoires occupés par des groupes criminels (Souza 2015).
Avec une police militarisée et une armée qui assume une fonction de police, la logique militaire de la guerre contre l’ennemi interne est maintenue en toute situation (Souza 2015 ; Alves et Evanson 2013). La différence est que l’ennemi interne, après la redémocratisation et surtout à partir des années 1990, est requalifié. Ne pouvant plus incriminer une position politique partisane de gauche, considérée alors comme démocratiquement légitime, la logique militaire fait de la lutte contre la drogue et le crime organisé un nouvel ennemi, avec la criminalisation des mouvements sociaux. Les favelas, les banlieues et les quartiers pauvres étant considérés comme le réservoir de ces formes de violence, une gestion militarisée de la pauvreté est encouragée, au mépris de la reconnaissance des droits civils et de la citoyenneté de cette population considérée comme potentiellement dangereuse. Dans l’histoire du Brésil, il est possible d’affirmer qu’en fait, la police et la justice, dans leur pratique quotidienne, n’ont jamais pleinement reconnu ces garanties. Si les théories eugéniques du début du XXe siècle ont été vaincues par les libéraux d’un point de vue juridique, elles ont été triomphantes d’un point de vue institutionnel (Schwarcz 1993). Ainsi, même si, depuis la création de la République à la fin du XIXe siècle, l’égalité des droits de tous a été reconnue, la rationalité eugénique a défini une pratique institutionnelle qui a maintenu les populations non blanches et pauvres dans une situation de sous-citoyenneté qui les a placées en dessous de leurs droits et les a rendues disponibles comme cibles de violence et d’élimination physique qui ne sont pas soumises à sanction. Plus récemment, cette condition a aussi mené à des condamnations sommaires et à des incarcérations massives (Souza 2009 ; Wacquant 2003).
L’épisode le plus spectaculaire de cette nouvelle logique militaire de guerre contre l’ennemi interne a eu lieu en 2007 avec l’opération policière et militaire menée dans le Complexe de favelas do Alemão, à Rio de Janeiro, au nom de la politique de guerre contre la drogue du gouverneur de l’époque Sérgio Cabral (Alves et Evanson 2013). Mais les interventions militaires et les actions visant à garantir l’ordre public (GLO) allaient se multiplier dans plusieurs États de la fédération, en particulier lors des méga-événements de la Coupe du monde, de la Coupe des Confédérations et des Jeux Olympiques. L’intervention militaire la plus récente a été demandée par l’ancien président Michel Temer en 2018. Le ministre de la Justice de l’époque, Torquato Jardim, lorsqu’il commente l’intervention militaire, reconnaît explicitement qu’elle est conçue comme une guerre, en l’occurrence une « guerre asymétrique » contre un ennemi interne invisible dilué dans la population des favelas de Rio, les cibles de l’opération :
Dans la guerre asymétrique, on n’a pas de territoire, quiconque peut être un ennemi, on n’a pas d’uniforme, on ne sait pas quelle est l’arme. […] L’armée n’a pas de siège, elle est dispersée n’importe où, n’importe où sur le territoire national. Et ce qui est pire, dans le cas du trafic de drogue et du crime organisé, aux frontières avec d’autres pays. On est préparé contre tout et contre tous, tout le temps. On ne sait même pas quelles ressources sont nécessaires […]. Combien m’en faut-il pour [la favela de] Rocinha ? Je ne sais pas, je ne sais pas. Comment va-t-on empêcher cette foule d’entrer et de sortir des 700 favelas ? Il y a 1,1 million de cariocas vivant dans les favelas, en danger. De ces 1,1 million, comment sait-onqui fait partie de l’équipe et qui est contre ? On n’en sait rien. On voit un enfant tout mignon de 12 ans qui entre dans une école publique et qui ne sait pas ce qu’il va faire après l’école. C’est très compliqué .
(« Ruralista troca Alckmin por Bolsonaro e diz que tempo de tucano passou » 2018)
Dans le cas de l’armée, l’expertise pour ce type d’intervention a été obtenue en partie de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) et accessoirement de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en République Démocratique du Congo (MONUSCO). Haïti se distingue par le fait que ce sont les militaires brésiliens qui ont mené la « pacification » de 2004 à 2017 et envoyé le plus grand nombre de troupes. Au Congo, le général Santos Cruz a dirigé la mission de 2013 à 2015. Parmi les généraux qui ont dirigé la mission de paix en Haïti, trois sont maintenant le noyau dur des ministres qui entourent Bolsonaro au Palácio do Planalto : le général Augusto Heleno, le général Santos Cruz et le général Floriano Peixoto. Le Ministre de la Défense, le général Fernando Azevedo e Silva, a servi en Haïti sous la direction du général Heleno, l’actuel commandant de l’armée, le général Edson Leal Pujol, a dirigé la mission à un autre moment et le ministre de l’Infrastructure, le militaire et ingénieur Tarcísio Gomes de Freitas, a dirigé la section technique de la Société d’Ingénierie du Brésil.
La Mission des Nations Unies en Haïti nous donne donc des indices pour comprendre à la fois la stratégie militaire qui a été transposée par la suite en interventions militaires successives dans la réalité brésilienne et la rationalité politique qui traverse le noyau militaire du gouvernement Bolsonaro. L’examen de la documentation sur les missions de paix de l’ONU permet de constater que leurs méthodes et modèles ont été institutionnalisés ad hoc et de manière pragmatique depuis les missions des années 1990. L’émergence, après la Guerre Froide, du concept libéral de sécurité humaine, centré sur l’individu et tenant compte de la manière dont les gens vivent dans la société, de leur liberté de choix, de leur accès aux opportunités économiques et sociales et de leur vie en temps de conflit ou de paix, a conduit à des opérations de paix de portée plus large, visant à instaurer la démocratie, le respect des droits et le libre marché. Les tâches sans précédent assignées aux peacekeepers sont les suivantes :
cantonnement et démobilisation des forces ; collecte et destruction des armes ; réinsertion des ex-combattants dans la vie civile ; conception et mise en œuvre de programmes de déminage ; assistance au retour des réfugiés et des personnes déplacées ; aide humanitaire ; formation de nouvelles forces de police ; supervision du respect des droits humains ; appui à l’application des réformes constitutionnelle, judiciaire et électorale ; appui à la reprise des activités économiques et de reconstruction nationale, notamment la réparation des infrastructures du pays hôte .
(Fontoura 1999, 100)
Dans cette relation plus étroite avec les populations locales, un espace a été ouvert à de nouveaux mécanismes pour faire face aux crises humanitaires résultant d’affrontements internes, avec une dilution des limites quant à l’usage de la force. D’une part, il a falluchercher les principes d’impartialité de l’action, de consentement des parties impliquées dans le conflit et de recours à la force uniquement dans les situations de légitime défense ; d’autre part, des pressions ont été exercées pour combattre activement les violations des droits de l’homme et pour adopter une position partielle et coercitive. Cela permet d’éviter la distinction entre les opérations de peacekeeping et les opérations clairement coercitives qui peuvent dépasser la notion traditionnelle de légitime défense et parfois devenir des opérations de peace enforcement.
Dans le document du Conseil de sécurité « An agenda for peace »de 1992, le rôle de l’ONU a été progressivement défini comme suit :
Identifier, le plus tôt possible, les situations qui peuvent engendrer des conflits et tenter par la diplomatie d’éliminer les sources de danger avant qu’elles n’aboutissent à la violence ; lorsque des conflits surgissent, recourir au “peacemaking”, qui vise à résoudre les problèmes qui ont conduit au conflit ; par des opérations de peacekeeping, travailler à préserver la paix, même fragile, lorsque la lutte a cessé et aider à appliquer les accords conclus par les “peacemakers” ; demeurer prêt à apporter son aide dans les contextes les plus divers dans les opérations de “peacebuilding” : reconstruire les institutions et l’infrastructure des nations touchées par la guerre civile et d’autres luttes ; établir des liens pacifiques d’avantages mutuels entre les nations précédemment en guerre ; et, plus généralement, s’attaquer aux causes profondes des conflits : disparités économiques, injustice sociale et oppression politique .
(Boutros-Ghali 1992, A/47/277))
Il y a donc plusieurs tâches militaires dans les missions de pacification et certaines d’entre elles ont été transposées à la pratique du groupe militaire au gouvernement. La première tâche consistait à prévenir les conflits sur le plan diplomatique. Cette logique est réapparue récemment lorsque le chef de l’État-Major de l’armée, le général Villas-Boas, qui est devenu plus tard membre du gouvernement, a exercé des pressions institutionnelles et une menace voilée sur la Cour Suprême contre la libération de l’ancien président Lula et l’autorisation de se présenter aux élections. La crainte était la croissance d’une polarisation politique vers un conflit ouvert, avec le fantôme de la « vénézuélisation » du pays à l’horizon. La position des militaires, cependant, loin d’être impartiale dans la médiation du conflit, était celle de participer à la radicalisation de la droite dans le pays, cherchant à pacifier ses propres cadres internes. En fait, les militaires, qui ont toujours résisté à la gauche, ont vu leurs relations avec le PT se dégrader considérablement lorsque Dilma Rousseff a proposé à la Commission Nationale de la Vérité d’enquêter sur les crimes commis par les militaires pendant la dictature militaire. Plus tard, la relation s’est de nouveau détériorée lorsque Rousseff a cherché à limiter le pouvoir des généraux (puis aretiré sa décision) et lorsque le PT a suggéré qu’elle aurait dû influencer la formation des officiers de l’armée pour les rendre plus démocratiques et progressistes. Craignant que les anciens officiers, dont beaucoup sont des parents de l’armée actuelle, soient exposés publiquement, ce qui ternirait l’institution, et surtout, craignant l’ingérence extérieure, les réformes structurelles et la perte d’autonomie, l’armée est devenue profondément anti-PT. Ainsi, ils ont abandonné une posture impartiale de médiation du conflit pour une posture partielle de tutelle de la démocratie. Déjà dans un nouvel épisode après le début de la présidence de Bolsonaro, cette fonction de « prévention diplomatique des conflits » a été étendue à des groupes internes au gouvernement lui-même, tels que les olavistes-antimondialistes. Le radicalisme de droite de ces groupes, qui, à travers les réseaux sociaux et les mesures officielles, cherchent à promouvoir une mobilisation permanente de leurs partisans et une chasse aux sorcières contre les politiciens et militants de gauche, les professeurs d’université, les artistes, les mouvements identitaires et les mouvements sociaux, ont fini par jeter les militaires dans une position discursive plus centriste. Cette position est clairement exprimée dans la rhétorique modérée et bien formée du vice-président général Mourão. Le rôle des militaires dans ces épisodes est de contrôler les décisions et les discours des ministres liés à ces groupes (principalement au Ministère des Affaires Étrangères et au Ministère de l’Éducation) et de chercher à conduire la communication officielle du Président de la République.
Cette tutelle n’a pas toujours été couronnée de succès et, après le premier semestre du gouvernement, le groupe néoconservateur, par ses relations internationales et l’assassinat de réputations sur les réseaux sociaux, a réussi à imposer des défaites à l’aile militaire. Les olavistes-mondialistes ont réussi à reconstruire le noyau des ministres les plus proches du président, avec la démission du ministre militaire Santos Cruz et le transfert du ministre Floriano Peixoto, et ils ont repris le contrôle du Ministère de l’Éducation et de la communication gouvernementale. Le rôle des fils du Président, Eduardo Bolsonaro (le principal médiateur des connexions néoconservatrices internationales) et Carlos Bolsonaro (responsable de la communication personnelle du Président) s’est également accru.
La deuxième fonction, la pacification des conflits existants, s’est récemment tournée vers l’intervention militaire et les opérations de maintien de l’ordre, et a été conçue pour lutter contre le trafic de drogue et la criminalité organisée dans les favelas et les quartiers pauvres. C’est là, bien sûr, que l’action coercitive a trouvé sa place et a cherché à se développer à l’instar de ce qui s’est fait en Haïti. Selon l’Agence Reuters (Stargardter 2018) en 2005, le général Augusto Heleno, aujourd’hui le ministre militaire le plus influent au sein du gouvernement Bolsonaro, a commandé ses troupes de peacekeepers dans la bataille « Iron Fist », un moment décisif pour le rétablissement de l’ordre dans le pays. Puis, selon des groupes de défense des droits humains, un véritable massacre a eu lieu dans le quartier pauvre de Cité Soleil à Port-au-Prince. Pour faire face aux gangs et aux milices armées et éliminer leurs dirigeants, plus de 22 000 balles ont été tirées, tuant des dizaines de spectateurs civils, dont des femmes et des enfants. Cette phase d’opérations de « pacification » a récemment été proposée à nouveau comme modèle de sécurité publique par le gouverneur de Rio de Janeiro, Wilson Witzel, par le général Heleno et par le président Bolsonaro lui-même (Stargardter 2018). Les militaires, cependant, s’indignent de la responsabilité pénale de leurs soldats en cas de décès résultant des opérations et insistent pour obtenir une exception de légalité afin d’agir librement selon leur logique militaire de la guerre. En plus des omissions courantes de la magistrature, ils voulaient une autorisation légale pour leurs opérations meurtrières. C’est là qu’intervient le projet de « loi anti-crime » lancé par le ministre de la Justice Sérgio Moro. Il y est considéré comme légitime défense, avec réduction, voire élimination de la peine, lorsque l’excès commis par la police ou l’agent de sécurité publique « résulte d’une peur excusable, d’une surprise ou d’une émotion violente ». Comme ces circonstances subjectives ne sont pas mesurables, il s’agit simplement d’une autorisation légale pour la police et l’armée de tuer dans des opérations de pacification et dans d’autres circonstances. Outre les problèmes inhérents à cette forme d’action illimitée, qui met en danger et ne reconnaît pas les droits des populations pauvres et non blanches, il y a aussi le risque permanent que les conflits impliquant des mouvements sociaux et des manifestations politiques deviennent la cible de cette forme d’action coercitive, avec une faille pour la répression et l’élimination physique de toute forme plus organisée d’opposition politique massive.
La troisième fonction, celle de la consolidation de la paix, détermine pour les militaires la reconstruction des institutions et des infrastructures, qui vise à traiter les causes profondes du conflit. Il s’agit de « soutenir la transformation des structures et des capacités nationales déficientes et de [renforcer] les nouvelles institutions démocratiques » (Nations Unies, 1992, §59). Dans un passé récent, différentes actions peuvent être notées à cet égard. Au Ministère de l’Infrastructure, l’objectif est de débloquer les travaux bloqués et de faire des concessions à des entreprises privées pour reprendre les investissements dans l’infrastructure du pays. D’un point de vue institutionnel, la dernière intervention militaire à Rio de Janeiro, plus que spectaculaire, a préféré investir dans la reconstruction des capacités des forces de police de l’État, la recomposition de leurs budgets et l’amélioration de leurs équipements. La reconstruction de la police suit clairement le modèle d’action en Haïti. Mais c’est dans la reconstruction des institutions politico-démocratiques que l’action militaire est la plus active au début de ce gouvernement. C’est au nom de la fin de la corruption et de l’ancienne politique caractéristique du présidentialisme de coalition que les militaires occupent des postes de premier, deuxième et troisième niveau, avec la perspective d’une expansion. La présence de militaires à des postes stratégiques de ministères, de directions administratives, d’entreprises publiques et même de la Cour Suprême serait un moyen d’occuper des postes qui appartenaient auparavant à des hommes politiques et qui donnaient accès, légalement et illégalement, à des ressources qui seraient ensuite utilisées pour financer des campagnes électorales et pour l’enrichissement illicite. La présence à ces postes leur permettrait également d’obtenir des informations stratégiques pour identifier et démanteler les systèmes de corruption. Plus généralement, la simple présence de l’armée pourrait, en théorie, inhiber et prévenir les pratiques illicites et rétablir l’ honnêteté à l’État. Outre le critère « éthique », les cadres militaires auraient aussi la capacité technique de remplir les postes d’un gouvernement dont le parti victorieux manquait cruellement de structures et de cadres préparés pour assurer la fonction. Du point de vue de la logique militaire, la réforme de l’État passerait donc par la militarisation de la bureaucratie publique.
Sur le plan politique l’armée exerce donc sa tutelle sur la démocratie et militarise l’administration publique. Face à la question de savoir si le système de poids et contrepoids des institutions démocratiques serait capable d’imposer des limites à Bolsonaro et aux bolsonaristes au gouvernement, ce qui ressort d’abord est une solution inattendue, avec la base militaire du gouvernement qui joue ce rôle modérateur dans un premier moment. Les militaires se situent ainsi dans une triple position coordonnée sur l’échiquier politique : à gauche, ils entravent la candidature de leur plus grande direction électorale et observent avec appréhension les mouvements sociaux pour éviter ce qu’ils considèrent comme le risque d’une « vénézuélisation » du pays ; à droite, ils contrôlent l’aile la plus radicale des olavistes-antimondialistes, dont le président lui-même et ses enfants, afin d’éviter des poursuites politiques de cadres de gauche ; au centre, ils occupent la place des politiques professionnels qui ont échangé historiquement les postes de directions publiques contre le soutien parlementaire du Congrès. Il y a aussi un quatrième front, cette fois avec le crime organisé et le trafic de drogue, qui s’étend à une gestion militarisée de la pauvreté. Et enfin, en réintroduisant la hiérarchie militaire rigide au sein du gouvernement, avec les généraux qui exercent leur tutelle sur le capitaine président, ils commencent à mettre fin à la révolte moralisatrice des classes moyennes, qui visent à éduquer les pauvres d’en haut et à mettre fin, du bas vers le haut, à la corruption des politiciens puissants. Cela s’exprime par l’opération Lava-Jato, par les manifestations en faveur de l’impeachment de la classe moyenne, par la montée parlementaire du bas clergé (Centrão), par la nomination d’un diplomate de la basse hiérarchie d’Itamaraty aux Affaires étrangères, par la prévalence des acteurs des réseaux sociaux sur les universitaires, et par l’élection d’un officier moyen à la présidence.
L’objectif des militaires de réserve est donc une vaste opération de « pacification » de la société brésilienne à une époque de polarisation politique et de violence croissante, qui vise à rétablir l’ordre sur des nouvelles bases conservatrices et à rétablir les hiérarchies, dont les méthodes reposent sur la tutelle de la démocratie, la militarisation de l’administration publique et la gestion militarisée de la pauvreté.
L’interaction entre les rationalités politiques hétérogènes du néolibéralisme et de la militarisation
Comment les rationalités politiques hétérogènes qui sont au cœur du gouvernement interagissent-elles de manière dynamique les unes avec les autres ? Comment favorisent-elles parfois les effets de renforcement réciproque, mais aussi de blocage sur certains points ou d’ignorance structurelle ?. Au début, contrairement à l’idée d’une tension croissante entre les militaires corporativement attachés au développementalisme étatiste et les économistes néolibéraux qui cherchent à anéantir l’État, c’est une alliance qui a surgi. Les généraux sont favorables aux réformes néolibérales de Paulo Guedes et se disent plus proches du modèle libéral de l’ancien président militaire Castelo Branco que du développementalisme de Geisel. Cependant, il est nécessaire d’observer comment ces deux différents projets de l’État se marient entre eux. Il semble y avoir deux points de renforcement réciproque.
Le premier et le plus décisif concerne les tentatives de combiner le démantèlement de l’État et de ses agences et la fin du recrutement de fonctionnaires avec la militarisation de l’administration publique. Le premier critère était une loi insérée dans le projet d’amendement constitutionnel de la réforme de la protection sociale (PEC 06/2019), qui prévoyait la possibilité pour les entités fédérales d’engager temporairement des réservistes militaires sans appel à concours public pour la fourniture de services civils :
Article 42. […] § 3º La loi de l’entité fédérale concernée peut : I – établir des règles pour les militaires transférés à la réserve pour exercer des activités civiles dans n’importe quel organisme de l’entité fédérale respective par le biais de l’augmentation de leur rémunération […] ; II – de fixer les conditions d’entrée du personnel militaire temporaire, en observant, en ce qui concerne la durée du service militaire qu’il effectue, les dispositions du § 9-A de l’art. 201 .
(« Proposta de Emenda à Constituição n° 6, de 2019 - Reforma da Previdência » 2019)
Cette mesure servirait d’une part les intérêts corporatistes des militaires de réserve qui cherchent à obtenir des suppléments salariaux à leur retraite, créant même des incitations rémunérées indirectes pour les militaires à quitter leur poste au moment de la réforme des pensions. D’autre part, la réduction néolibérale du nombre d’employés embauchés n’entraînerait pas l’effondrement immédiat du fonctionnement de la machine publique. Cette loi a fini par être annulée lorsque la proposition a été examinée au Congrès.
Une autre mesure allant dans le même sens a été la création d’écoles civique-militaires, dans lesquelles l’armée assumerait la gestion et la discipline des écoles, mais pas directement les activités pédagogiques. La somme de 54 millions de reais est principalement destinée à payer les salaires des officiers de réserve qui travailleront dans les établissements. Le contrat dans la modalité des prestataires de tâches à temps déterminé est basé sur 30 % de la rémunération que les militaires reçoivent dans la réserve, y compris les droits relatifs au 13e mois, aux vacances, au transport et à la nourriture. Le paiement peut être effectué directement par le Ministère de la Défense, lorsqu’il s’agit d’anciens membres des Forces Armées, ou bien, en cas de leur absence, les ressources seront transférées aux municipalités et aux États, qui fourniront le personnel militaire local. Cela favorisera la militarisation des écoles, générant des revenus supplémentaires pour les réservistes et les militaires et, en même temps, l’endoctrinement conservateur, la persécution idéologique des enseignants et la criminalisation des élèves des écoles publiques dans les zones de vulnérabilité sociale.
La militarisation de l’administration publique s’étend ainsi bien au-delà des échelons supérieurs du gouvernement, absorbant au moins partiellement le contingent de 150 000 réservistes de l’armée et menant les réformes néolibérales et militaires de l’État à converger et à se développer de manière articulée.
Le deuxième point de convergence concerne la capacité de la gestion militarisée de la pauvreté à contenir de manière coercitive les troubles sociaux provoqués par les réformes néolibérales, tandis que les militaires, en particulier les officiers de haut rang, sont, sinon entièrement préservés, du moins largement compensés par les réformes en cours. Le Ministère de la Défense a lui-même proposé au Congrès les termes de la réforme qui concerne les militaires. Dans le cas de la réaction politique des mouvements sociaux, des soulèvements populaires et des manifestations de masse, les militaires peuvent, au nom de la pacification et du rétablissement de l’ordre, employer des méthodes violentes et une force excessive qui seront prévues par la loi. Ils peuvent également faire des concessions croissantes à l’aile la plus extrémiste du bolsonarisme et s’appuyer sur ses stratégies de communication, qui visentà stigmatiser l’opposition comme des nouveaux ennemis internes à combattre. À titre d’exemple, lors de la première grande manifestation contre le gouvernement, déclenchée par la réduction des dépenses des universités fédérales, la réponse a été de promulguer un décret prévoyant l’enquête de l’Agence Brésilienne d’Intelligence (Abin), commandée par un ministre militaire, sur la vie passée des candidats aux postes de directeurs des universités fédérales, ce qui suggère d’une manière effarante la persécution idéologique des candidats de gauche.
Mais il faut noter qu’il y a aussi des points d’impasse mutuelle entre les deux logiques politiques. En premier lieu, les militaires ont tendance à résister à la réforme de la sécurité sociale, du travail et à la privatisation des entreprises qui sont sous le contrôle de leurs ministères ou qu’ils considèrent comme militairement stratégiques pour la sécurité nationale. Des points de tension se sont déjà produits à trois reprises entre les économistes et l’armée : dans l’inclusion et la définition de critères pour la réforme du système de sécurité sociale militaire ; dans la vente de la compagnie aérienne nationale Embraer à Boeing (qui a fini par échouer quand a éclaté la crise du Covid-19) ; et dans la définition du Ministère de l’Infrastructure. Celle-ci a d’ailleurs abouti à l’éviction d’un postulant militaire à vocation économique développementaliste qui a participé activement à l’élaboration du plan gouvernemental pendant la campagne électorale, afin d’éviter la confrontation avec le ministre Paulo Guedes.
Un autre point de blocage est la difficulté d’approbation des réformes néolibérales par le Congrès en raison de l’occupation par les militaires de réserve des postes gouvernementaux de haut niveau. Auparavant, ces postes étaient accordés aux partis en échange de leur soutien parlementaire. Avec la réduction du nombre de postes disponibles, l’ancienne méthode permettant de créer des majorités législatives est amenuisée, voire rendue impraticable. Une impasse s’est installée qui exige d’obtenir autrement l’appui des membres du Congrès. Cette impasse crée un risque réel pour la démocratie, cadre officiel du pays, même si la destitution de Dilma Rousseff et la censure de la candidature de Lula lui ont porté des coups irréversibles… Deux stratégies orientent les solutions envisagées. La première serait le chantage, menaçant les membres du Congrès d‘enquêtes criminelles. À cet égard, le fait que le Conseil de contrôle des activités financières (Coaf) ait été transféré au Ministère de la Justice permet à ses agents d’accéder librement aux mouvements financiers des politiciens et de leurs familles, et les données sont ensuite transmises au ministère public et à la police fédérale, qui agiraient alors comme police politique. Ce n’est pas par hasard que les membres du Congrès se sont mobilisés pour que l’agence revienne au ministère de l’Économie. La deuxième solution est apparue en réponse au soutien croissant des parlementaires à la transition vers un régime parlementaire ou semi-présidentiel, transférant les pouvoirs de l’exécutif au Congrès. La stratégie du gouvernement était alors encore plus radicale et faisait appel à l’incitation populaire et suggérait de manière voilée une menace de fermeture du Congrès et de l’appareil judiciaire.
La composition centrale du gouvernement Bolsonaro associe donc les réformes économiques néolibérales à la militarisation de l’administration publique et à la gestion militarisée de la société. Ce mariage, qui repose encore sur le discours néoconservateur pour construire et actualiser l’ennemi interne, se développe au détriment de la démocratie, constituant la version brésilienne du néolibéralisme autoritaire.
Parties annexes
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