Résumés
Résumé
Réflexions sur le Retour à Jean-Paul Sartre (Ritorno a Jean-Paul Sartre) de Massimo Recalcati. Ce livre propose une lecture du philosophe liée à la psychanalyse et en particulier à celle de Lacan. Symbole de l'« engagement », l'auteur de La Nausée explique que nous n'avons pas à nous engager, puisque le faisons déjà. La passivité devient un choix d'inertie. Nous serions condamnés à être libres « en situation », immergés dans le monde, toujours sujets.
Mots-clés :
- Sartre,
- Lacan,
- Psychanalyse,
- Enfance,
- Dépassement
Riassunto
Riflessioni sul Ritorno a Jean-Paul Sartre di Massimo Recalcati. Nel volume si propone una lettura del filosofo legata alla psicoanalisi e in particolare a quella di Lacan. Simbolo dell’« engagement », l'autore de La nausea spiegava che non dobbiamo impegnarci, lo siamo già. La passività diventa una scelta di inerzia. Si è condannati a essere liberi « in situazione », immersi nel mondo, sempre soggett.
Parole chiave:
- Sartre,
- Lacan,
- Psicoanalisi,
- Infanzia,
- Sorpasso
Corps de l’article
Paru en italien dans « Il Manifesto », édition du 25-05-2021 (Tognonato 2021)
Traduit par Marlène Micheloni.
Nous proposons souvent un retour à ces essais et lectures qui ont été fondamentaux pour nous et que nous considérons toujours comme incontournables pour comprendre le monde et nous-mêmes. Et nous nous demandons quelle pertinence ont encore les « classiques », pour découvrir ensuite de nouvelles interprétations et modèles.
En réalité, Jean-Paul Sartre est toujours resté présent, philosophe indispensable et irrévérencieux. Symbole de l’engagement, il nous explique que nous n’avons pas besoin de nous engager, nous le sommes déjà. Même lorsque nous ne faisons rien pour changer l’état des choses, nous sommes empêtrés dans la situation, complices par notre absence ou notre distraction mêmes. Il est impossible de s’extraire du monde, notre passivité devient donc un choix d’inertie. Sartre se dresse contre la pensée abstraite. Il parle en solitaire hors des chemins battus, dévoilant ainsi une perspective inattendue, un nouvel essor.
Désormais Retour à Jean-Paul Sartre de Massimo Recalcati (Ritorno a Jean-Paul Sartre, (2021)) nous propose une lecture du philosophe français à la lumière de la psychanalyse, en particulier de celle de Jacques Lacan. Il déclare : « Je reviens à Sartre à compter de ma rencontre avec Lacan ». Certes revenons à Sartre comme le propose Recalcati, qui explore des dimensions dans lesquelles les deux auteurs se révèlent être proches, cependant, le penseur que nous connaissons dépasse largement les carcans de la psychanalyse lacanienne.
Jean-Paul Sartre meurt en 1980. Mais ses œuvres posthumes sont si nombreuses que le rythme des publications inédites dépasse celui de son vivant, lors de ses périodes les plus prolifiques (l’un des premiers articles posthumes parus s’intitulait justement : « Sartre échappé du purgatoire » (Tognonato 1987)). Puis les Groupes d’études sartriennes se sont constitués dans le monde entier et l’on a découvert que c’était lui l’intellectuel français le plus lu au monde. D’ailleurs, il reste encore un auteur à explorer, car il fut à l’époque victime de son propre succès. Il ne trouvait pas de critique capable de suivre son écriture effrénée, si bien qu’il dut se résoudre à devenir son propre contradicteur, en développant de multiples autocritiques et approfondissements.
En effet, Sartre raconte qu’il a « toujours pensé contre lui-même » (2010). Qu’il fût aimé ou détesté (à Paris, dans les années 1960, on disait « mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron »), une fois passée la fureur de la mode existentialiste, on n’a pas produit les études critiques essentielles aux innombrables perspectives, suggestions, pistes, catégories, en un mot aux énormes ressources qu’offre l’existentialisme. Suivons donc le conseil de Recalcati et reprenons Sartre.
Partons des premières définitions : pour l’existentialisme, l’être humain n’est doté d’aucune essence à réaliser, il est abandonné et donc libre. Plus encore, cette liberté est décrite comme une condamnation, car la liberté ne peut être éludée : renoncer constitue de toute manière un choix. Recalcati reconnaît ce point de départ, mais dès les premières pages de son étude, il amorce son entreprise de rapprochement forcé à la psychanalyse par le biais du retour à l’enfance.
Dans l’introduction, l’enfance figure à chaque étape, mais ce n’est qu’un commencement. L’enfance est insurmontable, noyau originel, obscur, inassimilable, mais pas au sens de Sartre. En fait, Lacan est tout de suite appelé à la rescousse pour définir « mieux » ce que Sartre veut dire, à savoir que « sa vocation originelle (celle du sujet) ne relève pas de l’intentionnalité, elle n’est pas un libre choix du sujet, mais elle provient toujours, comme dirait Lacan, du discours de l’Autre ».
Tout est précédé par le discours de l’Autre, dit Lacan, c’est-à-dire l’inconscient, pour ajouter de suite que « le Sartre plus mature corrige l’idée d’une existence libre qui précède toute essence, révélant au contraire combien l’existence est de tout temps engloutie, dissimulée, prise dans des circuits de contraintes dirigés par l’Autre ». C’est vrai, sauf que Sartre l’a toujours dit. Dès ses premières œuvres, Sartre affirme que l’être humain est constamment pris dans une situation : il est condamné à être libre en situation, immergé dans le monde. Parce que, même s’il est terriblement conditionné, l’être humain reste sujet, il n’est en aucun cas objet.
L’enfance est importante car c’est la période première et absolue de la socialisation. Mais comme tout élément constitutif, elle sera dépassée : reprise, intériorisée, interprétée et incorporée dans un processus de personnalisation. L’enfance ne détermine pas, elle ne contraint pas à la répétition. Sartre décrit un même mouvement en deux temps indissociables, la constitution et la personnalisation. Ces deux temps ne peuvent être dissociés, parce que rien de ce qui arrive à l’être humain ne reste extérieur à lui, mais rien non plus ne lui reste « intérieur », parce que l’être humain est ce qu’il fait. Son essence est l’existence. Elle procède suivant un circuit en forme de spirale au cours duquel l’individu devient lui-même. Il existe et se réalise dans un présent comme une totalisation toujours en cours. C’est la réappropriation de soi, de son passé, de ses conditionnements, de l’Histoire, de son enfance, un enchevêtrement qui réalise un univers-singulier.
Cependant, ce choix de soi n’est pas enfermé dans l’individu parce que l’être humain porte en soi l’autre que soi. C’est un être en fuite qui se poursuit lui-même, qui s’observe, qui parfois ne se comprend pas lui-même, qui souvent voudrait changer, un être-pour-soi qui choisit, parmi les possibles, quel être réaliser. Ce choix de soi sera toujours opéré en situation, ancré dans le temps et dans l’espace, d’où l’individu reçoit des signes auxquels il confère du sens. Sartre dira que tout choix, même apparemment individuel, est un choix du monde. C’est pourquoi, ce n’est qu’en transformant le monde que je peux me transformer moi-même. La liberté ne sera telle que si elle est plurielle.
L’enfance est indépassable tout comme le passé, précisément parce qu’il est déjà passé. Nous disons qu’il a « l’être-d’avoir-été », parce qu’il n’est plus, il ne peut pas être modifié. Les cristallisations du passé nous constituent, mais cela ne signifie pas que l’être humain soit une conséquence. L’individu n’est jamais le résultat passif de ses propres traumatismes, comme Recalcati le prétend aussi. L’individu est la réappropriation incessante de son passé afin de trouver le moyen de le dépasser. Mais le traumatisme ne revient pas de lui-même, c’est une inertie qui remonte, rappelée justement parce que je n’arrive pas à la « digérer », elle reste « non assimilable » et donc « inadmissible », tant que je ne trouve pas les mots pour la dire, pour l’intégrer dans un ordre acceptable.
Ce processus poursuit le désir d’être, de se chercher pour devenir ce que l’on est. Dans la conception sartrienne le pour-soi est un vide à remplir, mon choix est toujours en devenir, je suis un être à faire. Ce manque d’être ne se situe pas dans l’en-soi, qui est positivité absolue, mais dans le pour-soi qui est, au contraire, une construction qui détermine ce qui est absent sur un fond réel de présence.
En dépit de ceci, Recalcati reprend Sartre pour faire valoir l’ordre patriarcal de Freud et Lacan, en disant : « la castration du sexe féminin provoque la répugnance et le besoin de nier le vide, de refouler, dirait Freud, l’absence du phallus dans le corps de la mère. D’ailleurs, la femme aussi, du fait de cette absence, chercherait à posséder le phallus, vu comme seul moyen de mettre fin au sentiment de vide ».
Voici de quoi faire sombrer Sartre dans les oripeaux obsolètes d’une société bigote et victorienne qui n’existe plus aujourd’hui, ou dont nous ne voudrions plus. Pour nous, il est nécessaire de revenir à la dialectique sartrienne avec la conscience que chaque retour implique une recomposition critique et responsable de l’ordre que nous voulons récupérer, si possible pas l’ordre du père.
Parties annexes
Bibliographie
- Recalcati, Massimo. 2021. Ritorno a Jean-Paul Sartre. Giulio Einaudi.
- Sartre, Jean-Paul. 2010. les mots et autres écrits autobiographiques. Jean-François Louette. Bibliothèque De La Pléiade 560. Paris: Gallimard.
- Tognonato, Claudio. 1987. « Sartre evaso dal purgatorio ». La Critica Sociologica, nᵒ 80:41‑52.
- Tognonato, Claudio. 2021. « Il continuo desiderio di rincorrersi ». Il Manifesto. https://ilmanifesto.it/il-continuo-desiderio-di-rincorrersi/.