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Ce numéro spécial des Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique est le résultat du travail collectif d’une équipe de recherche réunie autour de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique dont je suis la titulaire, et plus spécifiquement autour du projet « Mozart dans la propagande musicale nazie[1] ». Né à l’origine d’une étude de cas centrée sur la Semaine Mozart du Reich allemand, un important événement de propagande culturelle nazie qui s’est tenu à Vienne en 1941[2], ce projet vise à ouvrir une perspective plus large sur l’utilisation de Mozart comme instrument de propagande sous le Troisième Reich. Il se penche plus particulièrement sur le cas de l’Autriche annexée, terrain d’étude qui offre une perspective privilégiée sur les relations politico-culturelles complexes entre le Reich allemand central et l’Autriche, « pays de la musique » devenu partie intégrante du Reich à la suite de l’Anschluss de mars 1938. Ce travail a notamment donné lieu à la création, à partir de 2016, d’une banque de données des événements Mozart ayant eu lieu en Autriche annexée (1938-1945), actuellement en cours de finalisation[3] (http://mozartbd.oicrm.org/).

La présente publication vient compléter cette banque de données en proposant de premières pistes d’analyse à partir des riches informations qu’elle contient. Tout comme la banque de données elle-même, les études qui composent ce numéro ont été réalisées dans le cadre d’une étroite collaboration entre les membres de l’équipe — composée pour l’occasion de quatre auxiliaires de recherche du projet « Mozart dans la propagande musicale nazie » (Julie Delisle, Sebastián Rodríguez Mayén, Béatrice Cadrin et Elisabeth Otto) et de quatre jeunes chercheur·e·s affilié·e·s à la Chaire de recherche du Canada en musique et politique (Gabrielle Prud’homme, Matilde Legault, Judy-Ann Desrosiers et Alexandre Villemaire). Avant d’être soumis au processus habituel d’évaluation scientifique externe, chacun des articles qui suivent a ainsi fait l’objet de plusieurs relectures et discussions par l’ensemble de l’équipe, dans un processus de soutien collectif à la rédaction visant à améliorer non seulement la qualité de chacun des textes, mais aussi la cohésion d’ensemble du numéro. Ainsi, le présent volume s’inscrit pleinement dans l’esprit de formation de la relève à la rédaction scientifique et à la recherche qui est au coeur du mandat des Cahiers de la SQRM.

Le projet dans son ensemble, ainsi que plusieurs des textes qui le composent, ont par ailleurs fait l’objet de présentations publiques qui nous ont donné l’occasion d’affiner notre argumentation. En novembre 2019, Béatrice Cadrin, Julie Delisle, Sebastián Rodríguez Mayén et moi-même avons ainsi présenté le travail de l’équipe « Mozart dans la propagande musicale nazie » dans le cadre du séminaire « Essais et hypothèses » du Centre canadien d’études allemandes et européennes. Par la suite, de premières versions des textes d’Elisabeth Otto et Sebastián Rodríguez Mayén ont fait l’objet de communications au cours du panel « Nouvelles perspectives sur Mozart dans la propagande nazie en Autriche annexée », organisé par Gabrielle Prud’homme et moi-même dans le cadre du congrès 2021 de la Société de musique des universités canadiennes (MusCan) — où Matilde Legault a également prononcé une communication esquissant le propos de l’article qu’elle publie ici. Enfin, j’ai présenté en septembre 2021 une synthèse des recherches menées par Julie Delisle et moi-même à l’occasion du symposium organisé à University of North Carolina at Chapel Hill pour souligner le départ à la retraite de Tim Carter, que je salue chaleureusement au passage ; sans le savoir, il a contribué à poser les bases de ce projet alors qu’il m’accueillait pour un stage postdoctoral en 2011-2012.

La question fondamentale qui traverse l’ensemble de ce numéro est la suivante : comment la musique est-elle instrumentalisée dans un régime autoritaire? Quelles sont les stratégies politiques et les manipulations rhétoriques qui ont permis de mettre certains répertoires musicaux au service des dictatures européennes du xxe siècle?

Dans les quatre premiers articles, ces questions sont explorées à partir du cas d’étude central de ce projet : celui de Mozart en Autriche annexée. L’article que je cosigne avec Julie Delisle met en quelque sorte la table en proposant une première vue d’ensemble de la récupération de Mozart dans la propagande nazie en Autriche, de l’Anschluss jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. S’appuyant sur un dépouillement systématique de l’édition viennoise du Völkischer Beobachter, le journal officiel du parti nazi publié dans plusieurs grandes villes du Reich, cette étude longitudinale montre à quel point la propagande musicale nazie était flexible, et constamment adaptée au contexte politique et militaire dans lequel elle était mise en oeuvre.

L’un des enjeux locaux de la propagande culturelle nazie en Autriche annexée est celui de la délicate négociation entre l’héritage catholique autrichien et la dimension anticléricale de l’idéologie nazie, qui entretenait un rapport complexe avec le catholicisme. Cet enjeu est au coeur de l’article de Sebastián Rodríguez Mayén, qui porte sur la représentation des oeuvres religieuses de Mozart dans deux grands centres musicaux de l’Autriche annexée, Vienne et Salzbourg. À travers une analyse des annonces de concert publiées dans ces deux villes, cet article montre comment, de 1938 à 1945, la musique religieuse de Mozart a quitté graduellement les églises autrichiennes pour être peu à peu sécularisée par un régime qui tenait à élaborer ses propres rites et symboles.

Parmi les importants emblèmes de l’Autriche musicale, on compte le Festival de Salzbourg, où la musique de Mozart occupe traditionnellement une place centrale. L’article de Béatrice Cadrin propose une analyse de la représentation du répertoire mozartien dans ce contexte, de la création du festival en 1921 jusqu’à la fin de la guerre. Par une double analyse de la programmation du festival et du discours entourant Mozart dans la presse salzbourgeoise avant et pendant l’Anschluss, son étude fait ressortir toute l’ambiguïté qui peut caractériser les pratiques musicales dans un contexte politique aussi chargé.

Le volet mozartien de ce numéro est complété par l’article d’Elisabeth Otto qui, en tant qu’historienne de l’art, ouvre une perspective interdisciplinaire en proposant une analyse visuelle des reportages photo publiés dans la presse berlinoise et viennoise dans le cadre de la Semaine Mozart du Reich allemand de 1941. Cette approche inédite fait ressortir la grande importance que pouvait prendre la dimension iconographique dans la propagande musicale nazie, au-delà des médias logocentrés qui attirent généralement davantage l’attention des chercheur·e·s.

Les trois articles suivants abordent des cas d’étude complémentaires, qui permettent d’élargir la perspective et d’esquisser de nécessaires comparaisons. C’est d’ailleurs là le principal objectif de l’article de Gabrielle Prud’homme, qui trace un parallèle entre les célébrations de deux anniversaires importants de l’année 1941 : celui du 150e anniversaire du décès de Mozart, célébré en grande pompe en Allemagne nazie, et celui du 40e anniversaire du décès de Verdi, souligné de façon tout aussi fastueuse en Italie fasciste. Si chacun des deux régimes comporte bien sûr des caractéristiques propres, la comparaison entre ces deux anniversaires fait ressortir d’importants points communs dans les stratégies de propagande musicale mises en oeuvre de part et d’autre des Alpes.

Toujours sur le terrain de l’Italie fasciste, l’article de Matilde Legault explore la récupération de Puccini sous la dictature de Mussolini à partir de l’exemple de l’ultime opéra créé par le compositeur, Turandot. Si Puccini, décédé en 1924, n’a connu que le tout début du régime fasciste, son opéra n’en a pas moins fait l’objet d’une vaste campagne de récupération dont l’étude met en évidence d’importants ressorts de la propagande musicale déployée en contexte totalitaire.

Le numéro se conclut par une incursion en Espagne franquiste avec un review essay de Judy-Ann Desrosiers. À partir d’une lecture synthétique de publications récentes consacrées à l’utilisation politique de la musique sous le franquisme, ce texte joue ici le rôle de conclusion en proposant une réflexion plus large sur les modalités de fonctionnement de la propagande musicale. Les mécanismes de manipulation qui se dégagent de cette synthèse — la récupération, le détournement et la censure — se retrouvent en effet sous des formes variables dans de nombreux régimes utilisant la musique comme instrument de propagande ; et dans tous ces régimes, les dynamiques de pouvoir exemplifiées ici à partir du cas du franquisme jouent invariablement un rôle central.

S’ils ne couvrent bien sûr pas la totalité des enjeux liés à la propagande musicale diffusée en contexte d’oppression — ambition qui dépasserait largement le cadre du présent numéro —, les sept articles réunis ici contribuent à une meilleure compréhension des mécanismes de récupération de Mozart dans la propagande nazie, tout en posant les bases d’une nécessaire synthèse sur le rôle joué par la musique dans les régimes autoritaires. Une telle synthèse nécessitera la mise en commun de nombreuses études de cas issues de différents régimes autoritaires — le but ultime étant de mieux comprendre quels sont les mécanismes structurels et rhétoriques qui transforment la musique en un instrument du pouvoir.

En attendant cette étape future d’un travail de très longue haleine, le présent numéro est complété par trois comptes rendus qui poursuivent la réflexion autour du complexe « musique et politique ». Gabrielle Prud’homme livre ainsi ses impressions sur l’ouvrage Musiques dans l’Italie fasciste : 1922-1943 de Charlotte Ginot-Slacik et Michela Niccolai (2019), et Béatrice Cadrin commente la monographie d’Élise Petit Musique et politique en Allemagne, du iiie Reich à l’aube de la guerre froide (2018). Alexandre Villemaire, quant à lui, livre un complément plus actuel en se penchant sur Jazz libre et la révolution québécoise : Musique-action, 1967-1975 d’Éric Fillion (2019).

En terminant, je tiens à remercier toute l’équipe des Cahiers de la SQRM d’avoir rendu possible la publication de ce numéro. Le rédacteur en chef, Jean Boivin, l’a généreusement accueilli au sein de la programmation éditoriale de la revue et en a ensuite assuré un suivi méticuleux avec la précieuse collaboration de la secrétaire de rédaction, Catherine Harrison-Boisvert. Le dossier de comptes rendus a été supervisé d’abord par Federico Lazzaro, puis par Héloïse Rouleau, à qui je souhaite la bienvenue dans ses nouvelles fonctions de responsable des comptes rendus. Enfin, une remarquable équipe de relecteurs et relectrices externes a été réunie pour ce numéro ; leurs efforts conjugués ont apporté une contribution significative à l’ensemble des articles, ce qui démontre encore une fois la puissance du travail partagé.

Il ne me reste plus qu’à souhaiter une bonne lecture à toutes celles et ceux qui s’intéresseront à ce numéro, et qui, je l’espère, y puiseront de quoi alimenter leurs réflexions sur le rôle de la musique en contexte politique.

Note de la direction de la revue

Notre fidèle lectorat est peut-être conscient du retard accumulé dans la production des Cahiers de la SQRM, qu’il ne nous a pas encore été possible de réduire malgré tous nos efforts.

Le non-renouvellement en 2019 de la subvention du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQ-SC) a rendu la gestion de la revue plus difficile. Nous sommes malgré tout heureux d’avoir pu en assurer la survie en conservant les mêmes standards éditoriaux, notamment grâce à la collaboration de chercheurs et chercheuses qui ont, à même leurs fonds de recherche, contribué au financement de numéros ou de dossiers thématiques. C’est le cas du présent numéro et nous sommes reconnaissants à la professeure Marie-Hélène Benoit-Otis, rattachée à la Faculté de musique de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique, d’avoir fait confiance aux Cahiers pour la diffusion des travaux de l’équipe qu’elle dirige. Nous sommes tous très fiers du résultat.

Nous avons choisi d’attribuer à cet imposant numéro le volume 21 no 1, et de le dater de 2020 (il paraît dans les faits en ce printemps de 2022). Une seule livraison aura donc été officiellement datée de 2019 : le vol. 20 no 1, paru sur la plateforme Érudit en novembre 2020. Cette légère rupture dans la numérotation des Cahiers nous apparaît être une concession raisonnable, particulièrement dans le contexte de la pandémie de COVID-19, qui a rendu la recherche en bibliothèque, dans les fonds d’archives et à l’extérieur du Québec si difficile. Nous prévoyons retrouver par la suite un rythme normal de publication (deux numéros simples ou un numéro double par année), grâce à l’appui du Conseil d’administration de la SQRM et de l’équipe d’Érudit. Pour le moment, nous vous remercions pour votre fidélité et vous souhaitons une bonne et enrichissante lecture !