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La notion d’engagement par les arts est ancienne et soulève de nombreuses questions. Dans le cas de la littérature, la possibilité pour l’artiste de prendre position, de s’engager en s’outillant de sa plume est intrinsèque, puisqu’il est dans la nature du verbe de révéler ; on le dit signifiant, en ce qu’il a le potentiel de nommer ce à quoi il réfère. Or, cette même faculté de signifier ne participe pas aussi aisément de la logique des autres domaines des arts. Pour ceux qui y oeuvrent, l’une des questions qui s’imposent pourrait se formuler ainsi : comment l’artiste peut-il s’engager à travers son art, si ce dernier se révèle inapte à rendre explicite ce pourquoi et ce vis-à-vis de quoi il se positionne ? Loin de nier l’intérêt du discours — verbal — qu’une oeuvre a la possibilité de s’adjoindre, je souhaite me pencher ici sur ce qui peut constituer le sens de cette oeuvre et sur la façon dont ce sens peut à son tour témoigner d’un engagement. Également, comment ces notions — sens, signification, engagement — nous renseignent-elles sur les motivations et sur l’environnement qui virent éclore l’idée latente, par exemple, d’une oeuvre musicale ? Il n’est pas nécessaire que ces deux notions, la signification et le sens, s’opposent ; je les crois même plus complémentaires qu’exclusives. Outre le contexte historique contemporain de l’oeuvre, il est possible, dans un deuxième temps, de considérer les formes idéologiques qui peuvent en avoir empreint la facture.

Je me pencherai ici sur le cas particulier de Psaume pour abri, une cantate « radiophonique » du Québécois Pierre Mercure, qui lui fut commandée par Radio-Canada à l’automne 1962, à l’intention du Grand prix de la communauté radiophonique des programmes de langue française[2], et composée sur des poèmes de Fernand Ouellette. Contemporaine de la Guerre froide, et plus précisément des épisodes du débarquement de la Baie des cochons et de la crise des missiles de Cuba, cette oeuvre mixte nous renvoie aujourd’hui l’image de l’anxiété de ceux-là mêmes qui vécurent dans l’ombre constante d’un possible désastre nucléaire. Dénonciation des multiples formes de la violence politique, Psaume pour abri s’insère assez bien dans les mouvances de l’idéologie socialiste. En les considérant côte à côte avec cette oeuvre, les écrits de divers penseurs et musiciens du xxe siècle résonnent d’un écho particulier et se recoupent — parfois malgré les visions divergentes qu’ils présentent — sur la façon dont les arts peuvent finir par incarner les idéaux de l’engagement. C’est par le truchement de l’imagination caractéristique au milieu des arts, ainsi que par le développement des modes alternatifs de la pensée que celle-ci rend possible, que plusieurs y ont vu un lieu privilégié de transfiguration des sociétés modernes. Je me pencherai ici plus spécifiquement sur le cas de la musique. C’est sous sa forme de symptôme d’une époque et de ses idées que je souhaite ici considérer Psaume pour abri.

Situer Pierre Mercure et Psaume pour abri dans la production musicale d’après-guerre

Le début de la carrière de Pierre Mercure ne laissait peut-être pas présager l’évolution qui le mènera jusqu’à l’écriture de sa dernière partition, H2O per Severino (1965), une oeuvre ouverte sérielle en huit mouvements, conçue à Darmstadt. Les moyens plutôt traditionnels déployés dans la composition de la Cantate pour une joie (1955), écrite sur des textes de Gabriel Charpentier, rendaient en effet difficile à anticiper l’avant-gardisme du langage tardif que le compositeur déploie, moins de dix ans plus tard, dans un opus tel que Lignes et points (1964). En contrepartie, son catalogue semble traversé par la recherche constante des moyens musicaux les plus justement adaptés au degré d’expressivité propre à chacune de ses compositions. En ce sens, le fil conducteur traversant sa production serait caractérisé non pas par les moyens techniques ou langagiers auxquels il fait appel, mais plutôt par l’intégrité d’une pensée musicale où l’expression fait figure de clé de voûte. Il faut souligner que Mercure semblait lui-même conscient des conséquences que ses choix stylistiques avaient sur son positionnement parmi les compositeurs de sa génération, lesquels défendirent fréquemment les idéaux de l’avant-garde avec une conviction ne dédaignant pas la polémique. À titre d’exemple, rappelons qu’en 1956, il se prononçait au sujet de la Cantate pour une joie — une oeuvre où l’on sent bien les influences de Stravinski et de Honegger[3] et qui est aussi, à titre comparatif, d’un an la cadette des mélodies entièrement sérielles de Serge Garant (Caprices, 1954[4]) — en des termes qui témoignent à la fois du poids imposé par le jeu des allégeances esthétiques, de même que de sa propre recherche d’intégrité, d’un langage personnel capable de communiquer des intentions précises aux mélomanes : « J’ai eu honte tout d’abord de sa simplicité […] Et puis j’ai vu et compris que j’étais moi-même. C’est là un langage simple, en somme facile à écouter, une musique populaire » (Bisbrouck 1956, 2). Plus encore, la confirmation de l’idéologie globale de Mercure esquissée ici semble pouvoir être synthétisée en cette seule affirmation : « On se préoccupe trop des moyens du langage, de la manière de parler, de la technique. On pense moins à ce que l’on veut dire » (Bisbrouck 1956, 2).

Ce qui ne signifie pas, cependant, que l’acquisition d’un solide métier demeura étrangère à ses préoccupations. Tout au long de sa carrière, Mercure appuiera sa volonté expressive sur la maîtrise d’un nombre croissant d’éléments de langage caractéristiques de son époque. Deux séjours d’étude à Tanglewood, aux États-Unis (étés 1951 et 1952), ainsi que quatre en Europe (Paris, 1949-1950, 1957-1958, été 1962 ; Dartington, été 1962 ; Darmstadt, étés 1962 et 1965) jalonnent sa carrière, mettant en lumière une démarche constante de perfectionnement de son métier. Au cours de ces voyages, Mercure a notamment établi des contacts avec Luigi Dallapiccola — de qui il est devenu l’élève et l’ami à Tanglewood —, Pierre Schaeffer et le Groupe de recherches musicales (GRM) (second séjour en Europe), Henri Pousseur et Luigi Nono (1962[5]). Au cours de son premier passage à Paris, le compositeur se libère rapidement des cours de Nadia Boulanger. L’influence des idées automatistes se fait alors déjà sentir chez lui, et ses réflexions, plutôt que de s’ancrer dans une pratique musicale traditionnelle, se tournent à tâtons du côté des nouvelles formes d’expérimentations caractéristiques de l’après-guerre[6]. Un documentaire posthume préparé par Lyse Richer sur la carrière de Mercure relate ses propos :

Je cherchais. En 1949, à cause de mon éducation, à cause de mes cours avec Champagne, et bien sûr à cause d’une culture musicale tonale vieille de deux siècles, je me suis dirigé vers ceux qui perpétuaient cette tradition. Mais ce n’était pas ce que je cherchais. Construire des oeuvres à partir du hasard, voilà ce que nous faisions, mes amis et moi-même. Et j’avais beaucoup plus de plaisir à réaliser ces oeuvres qu’à faire les devoirs proposés par Nadia Boulanger. Et elle le savait. Et elle crut que je n’étais pas sérieux. Et puis je l’ai quittée[7].

Ses contacts ultérieurs avec Dallapiccola, Schaeffer, Pousseur et de nombreux autres, incluant le flûtiste Severino Gazzelloni (dédicataire de H2O per Severino), permettent subséquemment à Mercure d’étendre encore davantage l’éventail de ses moyens, ainsi que d’acquérir la maîtrise des possibilités offertes par certaines des technologies les plus récentes de son époque. C’est d’ailleurs via son exploration du médium électronique que Mercure opère d’importantes transitions langagières dans sa musique, transitions qui, en définitive, contribueront à modeler la série de ces oeuvres tardives qui permettent aujourd’hui de l’inscrire au nombre des pionniers de la musique contemporaine au Québec[8].

Psaume pour abri est la première oeuvre d’un triptyque issu de ces prospections électroniques, titres qui constituent autant d’essais de synthèse entre les musiques électronique et acoustique[9]. Parmi elles, seule la cantate fait appel au texte, et elle présente une dramaturgie qui ne refuse toujours pas entièrement Honegger. Cette parenté tient peut-être d’une collaboration passée entre Mercure et la comédienne Charlotte Boisjoli, qui créera le Psaume quelques années plus tard : dans le cadre d’une présentation télédiffusée de la Jeanne d’Arc au bûcher d’Honegger à Radio-Canada, le 20 novembre 1958, Mercure avait fait appel à celle-ci pour interpréter le rôle de « la pucelle d’Orléans » (Laplante 1967, 5). Boisjoli ayant également assuré la partie de la récitante lors de l’unique exécution du psaume de Mercure, je remarque pour ma part des ressemblances mélodramatiques entre les parties de récitante des deux oeuvres.

Ce n’est effectivement pas sans une certaine théâtralité que Charlotte Boisjoli déclame les vers du poète québécois Fernand Ouellette. Les cinq poèmes auxquels Mercure eut recours pour l’écriture de sa cantate font partie du recueil Le soleil sous la mort, dont la première édition officielle remonte à 1965[10]. À leur lecture, on remarque d’entrée de jeu que la lumière solaire constitue l’une des thématiques communes à ces cinq poèmes : dans chaque titre, l’absence de cette lumière caractérise l’essentiel de l’environnement d’un récit se déroulant suite à une apocalypse atomique. Au départ du psaume, « Le soleil se tait./L’atome se suicide[11]. », puis « On sèche comme un paysage/qui a soif depuis sa mémoire[12]. ». La poésie de Ouellette peint une noirceur muette (« Ah ! La nuit nous traverse/du poumon à la tête,/de la plaie au silence[13]. ») et fait de la lumière le souvenir douloureux des lueurs éteintes (« Dans l’opacité de sa tête,/qui pourra souffrir un nid/de lumière[14] ? »). C’est ce fil narratif que Mercure adopte lorsqu’il compose Psaume pour abri. À partir de l’élément déclencheur qu’est l’explosion redoutée de l’arme nucléaire, le compositeur tisse entre la poésie de Ouellette et sa propre musique une trame qui constitue d’abord l’environnement sonore d’un sombre non-lieu. Ce n’est que dans le dernier poème qu’apparaît enfin une lueur d’espoir, au moment où la récitante déclame les vers « Le sang/doucement/aima la chair./Et les membres montèrent en plein matin/à perte de feuilles et d’oiselles./Le soleil se hissait à l’homme[15]. ». Musicalement, ce retour de la lumière est préparé par une longue note tenue qui, pendant près de cinquante secondes, domine la trame instrumentale et s’en va aboutir à l’un des seuls fragments réellement mélodiques de l’oeuvre.

À travers le récit de cette oeuvre, Pierre Mercure livre un vibrant plaidoyer d’humanité, et dénonce les violences qui émanent du monde politique. Dans la préface, le compositeur va même jusqu’à paraphraser un extrait de l’ouvrage Les petites choses de notre histoire de Pierre-Georges Roy (1919), lequel dépeint la violence exercée à l’encontre de deux Iroquois faits prisonniers par Frontenac[16]. Mercure, ce faisant, insiste encore davantage sur l’horreur et la violence politique, qu’il dénonce. Ouellette, abonde aussi en ce sens, décrivant Psaume pour abri comme « un cri contre la barbarie, l’atrocité, l’absurde », formule que la littérature a depuis pris pour habitude de réitérer (Maillard 1971, 26[17]).

Figure 1

Enregistrement final de Psaume pour abri, réalisé le 28 mars 1963. Au premier plan : Pierre Mercure et Fernand Ouellette ; derrière, Charlotte Boisjoli.

Photographie appartenant à Madame Michèle Mercure

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Peignant l’angoisse suffocante d’un désastre nucléaire, la poésie de Ouellette se fait le témoin d’une époque. Au tournant des années 1960, la Guerre froide bat son plein, et les menaces proférées de part et d’autre du Rideau de fer font se dresser au-dessus du monde la menace de l’hiver nucléaire. Dans ce contexte, Psaume pour abri apparaît sans conteste comme la représentation musicale d’un futur projeté, la sombre anticipation de ce que pourrait être le destin de l’humanité advenant le cas funeste où l’horlogerie diplomatique cesserait de battre la mesure de l’espoir.

Politique internationale à l’arrière-plan

J’ai écrit en introduction que Psaume pour abri est une oeuvre engagée. Cette question de l’engagement par les arts est complexe, puisqu’elle présente autant de faces qu’on peut porter sur elle de regards individuels. N’en citons qu’un. En 1950, Jean-Paul Sartre écrit la préface de l’essai L’artiste et sa conscience de René Leibowitz. Il y interroge ce dernier lorsqu’il demande : « ne faut-il pas voir dans les formes les plus récentes de cet art [la musique] quelque chose comme la présentation du pouvoir de crier ? » (Sartre 1950, 13). Cela étant, quelle forme ce cri prendrait-il ? Pour quelle raison crier, dans quel but ? Questions auxquelles il peut être difficile de répondre dans le cas des arts autres que la littérature, ceux-ci ne profitant pas, comme celle-ci, d’aptitudes méta-discursives. Tout au plus, ces autres arts — et parmi eux la musique — ont ceci de particulier qu’on accompagne souvent leurs productions de quelque glose afin d’en faire émaner une signification précise : on les dit redevables à l’influence de tel créateur, on en justifie le caractère ou l’esthétique en l’inscrivant au sein d’une mouvance, on (ré)clame son droit à l’autonomie absolue, ou encore, à l’inverse, se déclare-t-on engagé. En musique, dans ce dernier cas, le contenu verbal supplée à l’ineffable qui est inhérent au sonore, et communique l’intention dont l’oeuvre se veut la manifestation.

Le soir de la première radiophonique de Psaume pour abri, le compositeur Pierre Mercure se rendit au micro de l’émission « Wednesday Night Concert » de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC) afin d’y présenter lui-même sa toute dernière création. Il y alla de ces mots, qui rendent compte du contexte politique dans lequel cette cantate fut composée :

J’ai choisi ces poèmes en particuliers parce que je crois en la nécessité qu’un artiste s’interroge sur son temps et qu’il endosse la tâche d’exprimer son époque. Nous vivons à une ère d’anxiété particulièrement grande, et nous sommes fréquemment à la merci du tempérament de tyrans gigantesques. Nous sortons tout juste d’une campagne électorale au cours de laquelle les mots force nucléaire, guerre atomique, et têtes nucléaires ont été prononcés beaucoup plus souvent que la terre et l’homme. J’ai choisi ces poèmes parce qu’ils évoquent l’angoisse d’une humanité condamnée à vivre dans des abris sans lumière ni air. Une humanité qui se souvient de son passé et qui rêve de soleil tout en criant son angoisse devant l’atroce idée que l’atome, la base de tout humain, de l’humanité, soit devenu notre tortionnaire. Je crois que la méchanceté a toujours été dans l’homme, et que notre angoisse présente doit ressembler considérablement à l’anxiété éprouvée par Jeanne d’Arc devant ses juges[18].

À travers ce commentaire, n’est-ce pas, d’abord, le témoignage d’un moment de notre histoire politique — tant nationale qu’internationale — qui nous parvient ? Apportons quelques précisions. La campagne électorale à laquelle Mercure fait référence est celle du printemps 1963, qui vit le naufrage, le 8 avril, du Parti progressiste-conservateur de John Diefenbaker face aux libéraux de Lester B. Pearson. À la suite d’un vote de non-confiance réclamé à la fois par les libéraux et les députés du Crédit social de Robert N. Thompson, le Parti conservateur est destitué sur la base de l’insatisfaction croissante — sinon généralisée — vis-à-vis de ses politiques relatives à la nucléarisation de la défense nationale, et à la suite de la dégradation des relations canado-américaines. Situation importune s’il en est une, puisqu’au coeur de la Guerre froide, la défense du territoire nord-américain contre la menace soviétique s’avère être une question centrale aux échanges diplomatiques des deux pays, par ailleurs engagés dans la défense conjointe de leurs espaces aériens via l’accord du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD). Les incessantes tergiversations canadiennes au sujet de l’achat, de la production, de la possession et du stockage de l’armement nucléaire avaient, depuis quelques années déjà, attiré sur le gouvernement Diefenbaker de nombreuses critiques provenant de la classe politique canadienne ; l’inaction prolongée de ce cabinet au moment de la crise des missiles de Cuba, qui survint fin octobre 1962, acheva d’exacerber la contrariété de Washington vis-à-vis d’Ottawa. Suite à un communiqué incendiaire du Département d’État américain et à la démission presque simultanée du ministre canadien de la défense, Douglas Harkness, Diefenbaker et son gouvernement sont défaits au début de 1963, sur fond de questions diplomatiques, militaires et de prolifération nucléaire[19].

Voilà donc le contexte latent aux événements auxquels Mercure fait référence dans son discours de présentation de Psaume pour abri. Si ces notions s’avèrent ici importantes, c’est que la hantise du désastre atomique y est centrale. La question d’un conflit armé — nucléaire, de surcroît — ayant été centrale à la campagne fédérale de 1963, on ne s’étonne pas que les poèmes de Fernand Ouellette aient trouvé pareille résonnance chez Mercure[20]. Soulignons encore que, ayant été écrits entre le 20 octobre 1961 et le 14 janvier 1963, ces poèmes de Ouellette sont à peu près contemporains du revers politique essuyé par les Américains au débarquement de la Baie des cochons (Cuba, avril 1961) et de la crise des missiles (octobre 1962) — ces deux moments de la Guerre froide au cours desquels la course mondiale à l’armement semble atteindre son paroxysme. L’anxiété qu’évoque Mercure ne serait-elle pas, en ce sens, symptomatique de l’esprit du temps, de l’époque depuis laquelle le compositeur nous lance son appel ? Cette notion de symptôme, nous y reviendrons. Soulignons seulement que cette prise de parole, cet appel au rejet d’un discours strictement guerrier est en fait le prolongement du plaidoyer d’humanité omniprésent dans l’oeuvre commune de Mercure et de Ouellette. C’est là une première forme, verbale, de l’engagement.

Une pensée artistique renouvelée comme levier d’émancipation sociale

Cette forme de l’engagement de Mercure par l’entremise de Psaume pour abri, qui s’incarne dans l’aspect langagier de l’oeuvre, doit cependant être nuancée. C’est qu’on ne peut ici contourner l’ancienne aporie de la signification et du sens, qu’incarnent respectivement l’éloquence du verbe et l’abstraction du sonore. Le langage étant signifiant, on courrait le risque — en ne s’en tenant qu’à la dimension écrite — que le discours de Mercure et la poésie de Ouellette n’établissent qu’à eux seuls la mesure définitive de l’engagement supposé de la cantate, qu’ils ne fassent ombrage à la prise de position possible qui est inhérente à la musique. La section qui suit a pour objectif de donner la parole à différents penseurs qui ont nourri, de leurs réflexions sur les arts, cette idéologie socialiste qui prône l’émancipation des sociétés et des individus qui les composent. On verra ensuite comment Psaume pour abri s’inscrit en phase avec ces propositions idéologiques qui se penchent également sur la capacité des arts non-littéraires à s’engager.

Il convient d’abord de s’interroger sur le sens que la musique peut avoir et qui vient conférer un caractère d’engagement à son objet, l’oeuvre. Sous quelle forme chercher, dans celle-ci, le cri qui surnage, si l’on consent à ignorer le contenu verbal ? Quand Sartre en appelle aux « formes les plus récentes de cet art » (1950, 13), que désigne-t-il précisément ? Dans l’échange qui les occupe, Leibowitz ne dissocie que difficilement les perspectives musicale et textuelle quand il traite de l’engagement du compositeur. Cependant, l’un des aspects les plus clairement formulés de sa pensée, la notion de nouveauté, recoupe ce mot récentes déjà rencontré chez Sartre[21]. À travers cette téléologie idéelle, on ne manque pas de reconnaître la foi placée par l’avant-garde de l’époque dans l’idée du progrès technique, paradoxalement héritée de la tradition romantique et anticipant le développement massif des technologies des communications au xxe siècle. Pour Leibowitz, l’engagement social de l’artiste réside d’abord dans son engagement envers son art et dans l’embrassement des difficultés techniques qui se posent à lui.

Pas plus que l’homme de science ou le philosophe, l’artiste véritable ne refusera de regarder en face la complexité, peut-être effrayante, des techniques dont il doit se servir, parce que c’est là son seul moyen d’incarner, de manière nouvelle la nouveauté de ce qui doit être neuf pour constituer un message valable et constructif pour les autres membres de la société.

C’est donc dans l’invention technique et dans l’acte de liberté qu’elle incarne que réside le terme médiateur entre la liberté artistique et la liberté de l’homme, entre l’engagement artistique et l’engagement social. Le musicien engagé est celui qui, bravant l’ordre établi sur le plan musical, brave par là même l’ordre établi sur le plan social et collabore ainsi à l’instauration d’une société de liberté[22]

Leibowitz 1950, 86-87

Puis, plus loin :

Un artiste […] doit avoir le courage de faire face aux problèmes les plus radicaux que pose son travail. En d’autres termes, il doit s’engager entièrement envers les acquisitions les plus avancées (aussi complexes et terrifiantes qu’elles soient) de l’évolution de son art. S’il est capable de faire cela, il produira, de par son engagement même, un art qui sera essentiellement engagé

Leibowitz 1950, 111-112

Il faut préciser que pour le musicien polonais, l’homme qui sert le mieux sa société est celui qui excelle d’abord dans sa pratique artistique. L’engagement social de l’artiste transiterait donc premièrement via son métier. Dans les propos de Leibowitz, on décèle par ailleurs quelques relents de l’idéal romantique de l’artiste rédempteur. Bien ancrée dans le discours caractéristique de l’ère industrielle, la question de la condition du prolétaire anime la réflexion : on cherche à faire prendre conscience à la masse des travailleurs de sa servitude, à être l’onde sismique qui lui révélera la normalisation de sa condition d’homme, à dénoncer son aliénation[23]. Réconcilier les positions de Sartre et de Leibowitz s’annonce cependant difficile, puisque ainsi que le souligne l’intellectuel français, la complexité musicale croissante inhérente au discours de Leibowitz ne peut manquer, à long terme, d’en restreindre la portée à une seule « poignée de spécialistes[24] » (Sartre 1950, 15).

Cette volonté de celui qui cherche à faire prendre conscience de sa condition à l’homme du xxe siècle, on s’en doute, n’est pas propre à ces deux figures. Plutôt, elle semble s’inscrire dans l’esprit du temps, comme le symptôme des préoccupations qui marquèrent toute une époque. Par exemple, en 1941, Max Horkheimer — directeur de l’Institut für Sozialforschung d’où émergea l’École de Francfort — avait abordé des questions similaires dans un court texte intitulé « Art and Mass Culture ». Selon lui, dans un système où la vie de l’individu a été réglée selon les normes du travail, et compte tenu de l’effacement progressif de la place de la religion, les arts, soi-disant autonomes dans la société moderne, ont été à leur tour investis de la capacité à créer un univers parallèle dans la vie privée, par le biais de l’expérience esthétique qui nourrit à son tour la vie intérieure de l’individu. Plus encore, faisant écho aux idées du psychologue et philosophe américain John Dewey, Horkheimer avance que l’art transgresse les barrières des formes acceptées de la pensée, incarnées notamment dans « le langage de la propagande et dans la littérature commercialisable[25] » (Horkheimer 1941, 279). Alors que ces dernières s’appliquent à renforcer les barrières que consolide le langage, les arts, selon lui, d’autant qu’ils se réclament d’une forme alternative de communication des idées, dénoncent la normalisation engendrée par le système[26].

Cet appel au renouvellement des schèmes de la pensée, parallèle à la poursuite d’un constant renouveau technique dans l’essai de Leibowitz, trouve par ailleurs un écho particulièrement sensible chez le compositeur Luigi Nono. Dans un texte de 1963 intitulé « Musique et resistenza », le compositeur italien assimile en quelque sorte la notion d’engagement à celle de résistance. Rappelant d’abord le danger de ne percevoir l’engagement de l’art musical que dans le texte qui le soutient ou la prose qui l’accompagne, il poursuit en insistant sur ce que la musique a de souverain. Il écrit que

ce thème de la résistance, on doit le rechercher potentiellement présent dans ces expressions où la vérité et la nouveauté de la recherche, de l’invention et de la réalisation élargissent et développent la capacité de l’imagination, l’intelligence de la réception et la conscience de l’homme tendu vers l’élimination des différents « garrots » de la société néocapitaliste, pour la libération socialiste

Nono 2007 [1963], 167

Cette affirmation recoupe à elle seule les deux positions abordées précédemment. D’une part, la nouveauté de la recherche et de l’invention rappelle aisément les positions adoptées par Leibowitz ; d’autre part, cet idéal de la conscience de l’homme tournée vers l’élimination de « garrots » semble évoquer le refus de cette même normalisation des schèmes de la pensée dont parle Horkheimer. Arrivés à ce point de notre réflexion, ne devrait-on pas rapprocher ces deux perspectives qui pourraient avoir entre elles, au fond, plus de parenté qu’il ne le semble d’entrée de jeu ? Une illustration de cette idée sera ici utile.

Il est coutume de considérer que l’apparition de nouveaux moyens techniques pousse les compositeurs les plus novateurs à renouveler les modes d’organisation du sonore afin qu’ils témoignent des possibilités offertes par ces nouveaux moyens[27]. Autrement dit, en présence de matériaux sonores de nature inédite, certains compositeurs pourront chercher à établir une adéquation entre leur démarche et la nature même des sons auxquels ils ont recours. Prenons l’exemple de la musique concrète : après la guerre, le développement des technologies d’enregistrement ayant permis à Pierre Schaeffer de capter une diversité de sons musicalement inédits, il convenait qu’il cherchât, dans un deuxième temps, à en identifier et à en classifier les caractéristiques afin de pouvoir ensuite les organiser de façon « musicale » — ce fut le début de ce qu’il nomma ultérieurement le « solfège des objets sonores » (Schaeffer 1966). Voici encore un autre exemple, provenant cette fois de l’univers électroacoustique : en 1955-1956, Stockhausen composa son bien connu Gesang der Jünglinge. Pour cette oeuvre, il fit reposer les structures macro- et microformelle sur la polarisation des caractéristiques des différents phénomènes sonores offerts par les moyens de la musique électronique naissante. Ainsi, selon Decroupet et Ungeheuer, la pensée fondamentale sous-jacente à la démarche structurelle de Stockhausen pour cette oeuvre consistait en « la transition des phénomènes simples (son sinusoïdaux et voix) au bruit en passant par les impulsions[28] » (Decroupet et Ungeheuer 1998, 107).

Ce que l’on constate ici, c’est donc que le fait de travailler à partir de phénomènes sonores nouveaux incite le compositeur à développer de nouvelles formes d’idées musicales. Ce faisant, il établit en quelque sorte une relation circulaire entre les notions de nouveauté du moyen et de réinvention des schèmes de la pensée — qui, selon plusieurs, finissent par se scléroser à force de reproduire mécaniquement les pratiques héritées de traditions antérieures. Cette attitude corrélant la contemporanéité du moyen avec la pensée créatrice, ce serait finalement elle qui ferait de l’oeuvre le symptôme de son époque[29].

L’imagination pour impératif

À ce stade, voyons comment, au cours de la même période, de semblables idéaux animent certaines artistes-phares du Québec. L’année 1948 y est riche en prises de position polémiques. Dans son ouvrage consacré aux relations entre art, politique et révolution, le professeur, économiste et syndicaliste québécois Louis Gill rappelle qu’en février 1948 — soit six mois avant le manifeste Refus global — paraissait le manifeste Prisme d’yeux « qui est un plaidoyer en faveur d’une libération sociétale générale nécessaire à l’indépendance de l’art […] un manifeste en faveur de la liberté de la pensée et de l’indépendance de l’art » (Gill 2012, 10). Prisme d’yeux, signé par un groupe d’artistes gravitant autour du peintre Alfred Pellan, n’a pourtant pas aujourd’hui le même écho que Refus global, ce second manifeste publié à l’initiative de Paul-Émile Borduas qui fait aujourd’hui figure de pionnier de la contestation artistique de l’après-guerre[30]. Gill décrit Refus global dans les mots qui suivent :

Écrit politique fondateur du Québec moderne, ce manifeste est un rejet de la société québécoise arriérée de l’époque duplessiste, dominée par la religion, les préjugés et les privilèges, qui paralysait la pensée, l’imagination et la création. Il affirme l’absolue nécessité de l’indépendance de la pensée et de la création artistique et littéraire. L’automatisme, dont les signataires se réclament, est l’expression de cette recherche[31]

Gill 2012, 9

Cependant, malgré les revendications formulées dans ces manifestes, il fallut attendre la mort du Premier ministre unioniste Maurice Duplessis, en 1959, puis l’élection du Parti libéral de Jean Lesage en 1960, avant qu’un véritable vent de transformation des moeurs sociales et culturelles ne souffle enfin sur la province. Révolution « tranquille » et éveil national d’un côté, et Guerre froide de l’autre : ces différents événements politiques ont en commun d’être contemporains, en Occident, du passage de l’ère industrielle à l’ère post-industrielle. Sur le plan social, cette transition se reflète notamment dans les réflexions portant sur la nature et les visées de l’instruction publique, tant au Québec, au cours de la Révolution tranquille, qu’en France, par exemple, lors des manifestions de Mai 68. Au pays, cette période connaît de profonds remaniements dans les structures de l’enseignement dispensé par l’État, d’abord et avant tout via le fleuron de cette intense période de transformations sociétales qu’est la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1961-1966) — mieux connue sous le nom de Commission Parent. Lui succéda, entre 1966 et 1968, la Commission royale d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec, que présida le sociologue et écrivain Marcel Rioux[32]. Les commissaires de cette seconde enquête « développent une critique aussi tranchante que polie [des] travaux et [des] conclusions [du Rapport Parent] », écrit Claude Corbo ; « cette critique porte sur les insuffisances ou les limites du Rapport Parent en matière d’enseignement des arts » (Corbo 2006, 10). L’auteur poursuit en rapprochant les questionnements propres à cette seconde étude des préoccupations qui s’avèrent toujours être d’actualité, cinquante ans plus tard.

Le Rapport Rioux tient des propos qui rejoignent et peuvent nourrir les débats actuels sur la nature et les finalités de l’éducation. […] Il y a, dans nombre de milieux d’affaires et de gouvernements, une volonté résolue d’arrimer toujours plus étroitement l’éducation aux besoins de l’économie […] Par ailleurs, on assiste à une « marchandisation » des pratiques et des activités culturelles dont certains veulent qu’elles constituent des objets de commerce comme tous les autres biens de consommation. […] Quel genre d’être humain les systèmes d’éducation doivent-ils former ? Quelle est la place des arts dans la vie des personnes et des sociétés ? En quoi les arts peuvent-ils contribuer à la formation des nouvelles générations ? En quoi les arts permettent-ils d’échapper à la seule fonctionnalité socioéconomique ? Voilà autant de préoccupations qui s’expriment dans le Rapport Rioux et qui rejoignent les débats intenses de notre temps

Corbo 2006, 11[33]

L’une des réponses que l’on pourrait apporter à toutes ces questions, c’est Fernand Ouellette — qui fut lui-même commissaire pour l’enquête Rioux — qui la propose. À l’occasion d’une entrevue qu’il m’a accordée, Ouellette affirmait que

la recherche véritable [qui sous-tendait la Commission Rioux] c’était : comment les arts peuvent-ils aider, dans n’importe quelle discipline, à avoir plus de créativité. En physique, en chimie, en n’importe quoi. […] On croyait que l’intégration des arts permettrait aux gens de développer leur créativité davantage, et que quand ils arriveraient à l’université en chimie, en architecture, en n’importe quoi, ils auraient plus de créativité. L’imagination plus éveillée par les arts, quoi. C’est ça, un peu, le théorème de base[34]

Ouellette 2015

À travers le prisme de ce « théorème de base » de la Commission Rioux, le rôle projeté des arts dans l’idéal d’émancipation des sociétés modernes se confirme encore un peu plus. De fait, cette affirmation de Ouellette semble, à elle seule, faire la synthèse de l’idéologie socialiste dont on a jusqu’ici observé diverses manifestations : désigner l’imagination comme objectif prioritaire afin de favoriser la transfiguration perpétuelle de la face sociale, puisque, sans imagination, point de démarches nouvelles, point de rénovation de la pensée, mais toujours le risque d’une sclérose croissante par les garrots consentis de l’homme par l’homme.

Démarches techniques derrière Psaume pour abri

À la lumière de ces réflexions, revenons à Psaume pour abri, cette fois du point de vue de ses aspects techniques. Composée en peu de temps, entre décembre 1962 et mars 1963, cette cantate fait appel à d’importants effectifs et est élaborée sous forme d’un palindrome de sept sections dont les durées augmentent et décroissent (3 minutes, puis 4’, 5’, 7’ (divisées en 2’+3’+2’), 5’, 4’, et 3’, pour un total de 31 minutes[35]). Le palindrome s’articule autour du poème « Le mal de la paix », déclamé par la seule récitante au cours de la quinzième minute[36]. Un « Plan général » (« février-mars 1963 ») qui se trouve dans les archives de Mercure détaille la succession des poèmes, et planifie les interventions de la récitante et des deux choeurs, ainsi que l’orchestration et les principaux modes de jeux instrumentaux caractéristiques de chaque passage (Figure 2). Ces derniers correspondent à l’organisation palindromique des textes et des durées.

Figure 2

« Plan général », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_24.1

« Plan général », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_24.1

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Figure 3

« Réalisation technique de la bande sonore », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_24.2

« Réalisation technique de la bande sonore », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_24.2

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Dans un article qu’il a consacré à la musique de Mercure, le compositeur Brian Cherney faisait de nombreuses observations qui méritent d’être étendues à Psaume pour abri. D’abord, cette omniprésence de la symétrie que l’on vient d’observer n’est pas le propre, chez Mercure, de la seule cantate : dans son texte, Cherney révèle de nombreuses occurrences de cette pratique musicale si fréquente au xxe siècle dès le Triptyque de 1957 (Cherney 2011, 100-104[37]). Une seconde observation qui serait valable au sujet de Psaume pour abri est l’indéniable similarité graphique entre certains schémas préparés par Mercure et la notation des intensités dans la partition de l’Elektronische Studie II (1954) de Stockhausen (Cherney 2011, 107). Dans le cas de Psaume, c’est le « Plan général » tout entier qui se présente sous cette forme : y sont respectivement illustrés, sur les axes horizontal et vertical, la « cancellation de phases » et « l’amplitude d’écoute » de chaque section et de chaque intervention des musiciens et de la bande. La similitude entre les schémas de Mercure et la partition de Stockhausen nous renseigne sur la connaissance qu’avait vraisemblablement Mercure des pratiques récentes dans le domaine de l’électronique au moment où il composa Psaume pour abri.

En ce qui a trait à l’enregistrement de la bande, un document nommé « Réalisation technique de la bande sonore » (Figure 3) nous informe sur les étapes de son enregistrement. On y apprend que Mercure a initialement utilisé cinq sources sonores spatialisées — électroniques et instrumentales (cordes et cuivres) — à partir desquelles il a constitué une première bande stéréo. L’étape suivante consista en un second enregistrement, daté du 28 mars 1963 : à ce moment, la première bande fut spatialisée autour des deux choeurs, de la récitante et du quatuor de percussions, selon la disposition rendue explicite par un nouveau document tiré du Fonds Mercure (Figure 4). La captation stéréo de cette superposition de la première bande et des instruments rassemblés le 28 mars 1963 constitue l’enregistrement final et définitif de l’oeuvre.

La Figure 4 illustre pour sa part la disposition des instrumentistes, et met en lumière la minutie observée par Mercure dans la captation des sons provenant du choeur parlé, lequel devait se déplacer en décrivant de grands cercles entre les instrumentistes et les haut-parleurs diffusant la première bande, sans doute dans le but de créer une forme de spatialisation. À ce sujet, soulignons que Cherney y voit l’influence de Varèse. Il écrit en effet que « Psaume pour abri manifeste l’influence du Poème électronique de Varèse, surtout dans son utilisation de l’espace sonore » (Cherney 2011, 105). À mon avis, ce n’est pas là la seule influence du compositeur français qu’il soit possible de déceler. Alors qu’en 1965, Mercure affirmait « je crois [être près de Varèse], quoique dans mon écriture il n’y a absolument rien, je pense, qui le laisse voir » (Saint-Aubin 1965, 3), une écoute attentive de l’oeuvre et une étude de la Figure 2 révèlent que les différentes techniques de jeu et les types de sons des percussions et des groupes instrumentaux et vocaux — sons à hauteurs non-définies, claviers frappés en tremolos, sons longs qui résonnent ; la harpe et le piano sont aussi employés principalement pour leurs qualités percussives. De la même façon, les choeurs chantés (au début et à la fin) et parlés (au milieu de l’oeuvre) alternent entre eux, tout comme les glissandi ascendants (troisième section) et descendants (cinquième section) constituent les paramètres musicaux qui délimitent la succession palindromique des sections[38]. Je suis d’avis que ce travail sur la distribution des timbres instrumentaux crée un contrepoint non pas des hauteurs, mais bien des qualités sonores : la prise en charge des timbres comme matériel de composition, de même que l’aspect percussif de certains modes de jeux instrumentaux constituent finalement une approche résolument moderniste, qui rappelle la démarche timbrale varésienne plus que Mercure ne semble le croire[39]. D’un point de vue plus théorique, il faut encore préciser que certains documents conservés dans le Fonds Mercure nous révèlent une partie des démarche du compositeur quant à la gestion des différents paramètres : on y retrouve d’abord un « Cube des variations des paramètres de densité » (Figure 5), où interagissent les trois paramètres de la densité horizontale, de la densité verticale et de la morphologie. En explicitant la polarisation de chaque paramètre — de « lent ou soutenu » à « rapide ou détaché » pour le plan horizontal, de « une note ou un accord » à « deux notes ou groupes de notes » pour le plan vertical, et « sonorités plus ou moins tendues » pour l’aspect morphologique —, ce document permet d’éclaircir l’interaction de certains paramètres dans la conceptualisation de cette oeuvre. Un document de nature similaire révèle pour sa part que le compositeur a aussi fait appel à des tables de permutations numériques dont je n’ai pu, à ce jour, identifier l’usage exact (Figure 6). Bien que ces matériaux archivés ne révèlent pas le plan du déroulement de ces interactions, le document nous renseigne malgré tout sur les procédés compositionnels auxquels Mercure a eu recours, en phase avec le haut souci d’organisation des matériaux musicaux manifesté par de nombreux compositeurs de l’après-guerre.

Figure 4

Spatialisation des interprètes au moment de l’enregistrement final, Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_20.1

Spatialisation des interprètes au moment de l’enregistrement final, Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_20.1

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Figure 5

« Cube des variations des paramètres de densité », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_28.8

« Cube des variations des paramètres de densité », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M,P90|4_28.8

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Figure 6

« Permutations[40] », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M, P90|4_21.3

« Permutations40 », Fonds Pierre Mercure, MSS60 06_M, P90|4_21.3

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Tous ces documents témoignent du souci du détail et de la construction rigoureuse de la musique de Pierre Mercure. Le niveau de planification et d’organisation des différents aspects du matériau, les tables de permutations, le cube des variations paramétriques et les étapes de l’enregistrement des bandes, toutes ces traces tangibles de la démarche du compositeur révèlent un processus créateur hautement structuré, qui ne craint pas d’avoir recours à des modes complexes d’organisation du sonore[41]. Il va de soi que l’oeuvre ne se résume pas à ses étapes les plus purement techniques, mais ces dernières s’inscrivent néanmoins résolument dans l’attitude générale d’une époque. Ce que je souhaite démontrer en mettant ces aspects en lumière, c’est que l’approche adoptée par Mercure au moment de la composition de Psaume pour abri témoigne de cette acceptation, mentionnée précédemment, d’embrasser les moyens et les défis qui sont posés à l’artiste par son époque. Ainsi Mercure affirmait-il que

l’artiste, le compositeur doit être sincère dans sa représentation de notre nouvelle ère. Il lui incombe de jouer son rôle dans ce nouveau monde qui évolue inévitablement, qu’il le veuille ou non. L’artiste doit choisir : le faire sien ou s’évader. Mais ne serait-ce pas avouer sa défaite que d’abandonner la lutte au moment où de si graves questions sont en jeu ?

Maillard 1971, 24

Que ces questions soulevées par Mercure aient seulement trait à la musique de son époque, ou qu’elles se rapportent de surcroît aux maux politiques de celle-ci, il est difficile d’en décider. Il nous faut cependant considérer qu’il n’y a peut-être pas lieu de chercher à établir une si nette distinction. On l’a vu, il fut un temps où l’on croyait que la première forme de l’engagement, c’était d’abord d’accepter de se confronter aux problématiques propres à son temps. C’est dans ce contexte que je suis d’avis qu’il convient de resituer l’oeuvre.

Conclusion

En rétrospective, rappelons les principales idées soulevées dans ce texte. On y a abordé la question de l’engagement de l’artiste à travers la pratique de son art. Si l’on en considère l’aspect textuel, la trame narrative de Psaume pour abri ne laisse aucun doute quant à la nature des intentions du poète et du compositeur. Cette grande fresque d’apocalypse met en scène « l’âme de l’homme,/la morte,/[qui] comme un nuage d’insectes/[aurait] dévasté l’infini[42] ». Partout l’obscurité, le chaos, l’abîme de l’homme. À la lecture de cette poésie et du discours de présentation de Mercure, on se remémore combien, devant la menace constante d’un glissement diplomatique, ceux qui virent l’érection du Mur de Berlin peuvent avoir vécu cette période dans un sentiment d’anxiété. Que ces traces nous parviennent aujourd’hui justifie déjà qu’on s’y attarde, puisque l’appel lancé vers nous depuis cette Guerre froide dont nous ne sommes pas encore si éloignés a le potentiel de nous éclairer sur les conflits qui nous sont contemporains et qui croissent en conséquence des affrontements d’hier. Ce rôle de la connaissance et de la compréhension du passé correspondent à ce qu’Antonio Gramsci assimilait à la notion de culture, postulant que cette dernière consiste en « l’atteinte d’une conscience supérieure, à travers laquelle il nous est possible de comprendre notre valeur et notre place dans l’histoire » (Gramsci 1994 [1916], 10). Connaître, donc, pour s’évader de ces tranchées circulaires et concentriques que sont trop souvent les conflits de l’homme (armé). Connaître, mais aussi s’affranchir, toujours, de cette connaissance pour se réinventer. Sur le plan musical, c’est dans la recherche de renouveau technique que Leibowitz et Nono ont vu le moyen de secouer la sclérose qu’engendre la répétition des habitudes créatrices héritées du passé. Ajoutons à cela l’idée voulant qu’à un moyen nouveau corresponde une démarche nouvelle, et l’on se souviendra que Horkheimer et Nono appelaient au développement de l’imagination, ce levier permettant de faire s’écrouler les formes prescrites de la pensée. Ces impératifs d’imagination, de renouveau et d’exploration de l’inédit, puisqu’ils font de l’oeuvre achevée le symptôme du moment qui l’a vu naître, constituent ce sens qui supplée à la signification dont l’absence de texte nous priverait en contexte de musique strictement instrumentale. Qu’il me soit enfin permis de postuler que l’engagement de l’artiste dont l’art est dit non-signifiant s’observe, en fait, dans ce que l’oeuvre devient symptomatique de son temps, dans ce qu’elle génère de sens au coeur de son époque.

Voilà finalement, à mon avis, quelle forme prend l’engagement de Pierre Mercure au moment où il compose Psaume pour abri. Écrite au cours d’une importante période de transition dans la pratique créatrice du compositeur, cette oeuvre se veut non seulement le symptôme affiché (textuel) de la crainte d’une débâcle nucléaire, mais aussi le témoin d’un désir de participer aux avancées musicales de son temps : sonder les possibles de l’univers électronique et de l’enregistrement sur bande, s’éloigner des formes reçues du lyrisme, y substituer la nouveauté d’une expressivité qui, abstraite, n’en demeure pas moins riche de sens, et offrir le fruit de ses recherches au public, sans doute dans l’espoir que ce dernier s’ouvre à de nouvelles représentations du monde qui l’entoure. Il aura fallu une imagination considérable à ce musicien — d’abord plutôt traditionnel dans sa démarche — pour s’émanciper au-delà des frontières du commun et de l’accepté. Au fil de ses différents voyages, il a trouvé les moyens techniques de cette émancipation ; dans cette grande soif de transcendance du visage d’un peuple qu’était la Révolution tranquille, il aura peut-être aussi puisé ce qu’il lui fallait d’inspiration pour s’y abandonner. Il ne fait aucun doute que cela participât de l’ère du temps ; nul étonnement, pour conclure, que l’oeuvre de Mercure reflète certaines notions de ce Rapport Rioux auquel Ouellette prit part : qui prescrivait qu’on logeât la créativité des arts au sein de ce creuset de l’affranchissement par la connaissance qu’est l’instruction publique, et qu’on fit de l’idéal de l’art le moyen de l’utopie.