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Issue d’un milieu bourgeois, Fanny Hensel née Mendelssohn (1805-1847) ne se destinait pas à une carrière musicale publique. Elle s’impose toutefois comme compositrice par son oeuvre à la fois prolifique, variée et novatrice. Bien qu’issue d’une famille conservatrice, Fanny Hensel se situe du côté de la nouvelle école allemande — représentée par Liszt, Wagner et leurs disciples — avec son langage musical expérimental souvent audacieux sur le plan harmonique, basé sur des formes musicales non traditionnelles et d’un style très virtuose. Davantage dirigées vers le romantisme tardif que celles de son frère Felix Mendelssohn, ses oeuvres, particulièrement celles pour piano, dégagent une spontanéité, une liberté formelle et une intensité expressive non caractéristiques de Mendelssohn, dont l’esthétique musicale tend vers le classicisme, notamment par l’utilisation de formes plus traditionnelles.

La vie et l’oeuvre de Hensel ont fait l’objet d’un certain nombre d’études, en particulier depuis les années 1990[2]. À l’approche du 150e anniversaire de sa mort, des éditions et des enregistrements de ses oeuvres ont été réalisés, ce qui a notamment permis de découvrir des oeuvres jusqu’alors inédites, dont le Quatuor à cordes en mi bémol majeur (1834), l’Ouverture en do majeur (1832) et le cycle pour piano Das Jahr (1841). Le catalogue de Hensel comporte plus de 450 oeuvres, dont 250 lieder, 150 oeuvres pour piano, incluant plusieurs sonates et un cycle de pièces de caractère, ainsi que six oeuvres de musique de chambre, trois cantates, une ballade pour choeur et piano, une scène dramatique, un oratorio et une ouverture pour orchestre (Hellwig-Unruh 2002).

Plusieurs auteurs, parmi lesquels Françoise Tillard, R. Larry Todd, Camilla Cai et Hans-Günter Klein, ont déjà étudié le style musical de Hensel. S’il est établi qu’Hensel se situe musicalement du côté de la nouvelle école allemande, la démarche analytique proposée par le présent article suggère que les parallèles vont encore plus loin qu’on le croyait : en effet, on observe des similitudes frappantes entre la musique de Fanny Hensel et celle de Richard Wagner (1813-1883), ce qui montre à quel point sa musique est tournée vers l’avenir.

Une première section de cet article est consacrée aux aspects modernes de la musique de Hensel, présentés de façon générale ; la deuxième partie aborde la question tout à fait inédite des parallèles avec la musique de Wagner. Certains éléments musicaux des opéras de Wagner se trouvent en effet anticipés dans le répertoire pianistique de Hensel, sur les plans du procédé compositionnel du leitmotiv, de l’harmonie et de la texture ; ces éléments sont observables dans Das Jahr (1841), Abschied von Rom (1840), la Sonate en sol mineur (1843) et le Lied pour piano en mi bémol majeur (1846) de Hensel — un corpus d’oeuvres de maturité, très personnelles et expérimentales, dont certains éléments rappellent les opéras Das Rheingold (1854), DieWalküre (1856), Tannhäuser (1845) et Tristan und Isolde (1857-1859) de Wagner. Fanny Hensel n’a bien sûr entretenu aucun lien avec Richard Wagner, et il ne saurait être question ici de retracer une quelconque influence directe entre les deux compositeurs. Force est de reconnaître cependant que la musique de Hensel présente des points communs étonnants avec celle, ultérieure, de Wagner, ce qui démontre à quel point sa pratique compositionnelle était dirigée vers l’avenir.

Les aspects novateurs de la musique pour piano de Hensel

Les oeuvres de Fanny Hensel sont d’une grande intelligence musicale : la cohérence et le souci du détail dans chaque paramètre musical — de la plus petite cellule motivique à la macrostructure de ses oeuvres en passant parfois par la figuration musicale associée à des éléments extramusicaux[3] — traduisent un véritable esprit de synthèse qui ne laisse rien au hasard. Malgré une écriture rigoureusement précise, Hensel parvient toujours à surprendre par des contrastes inattendus, trompant les attentes de l’auditeur par des changements d’harmonie, de texture et de caractère.

L’écriture expérimentale, la forme cyclique et la Variantentechnik sont trois éléments novateurs qui, chez Hensel, traduisent une pensée créatrice dirigée vers l’avenir de la musique romantique. Si Bach et Beethoven sont les premières sources d’inspiration de la compositrice (Tillard 2007, 208), Hensel reste à l’affût de l’évolution musicale de son époque et adapte son style aux tendances émergentes, notamment en expérimentant dans ses oeuvres des éléments présentés par la nouvelle génération de virtuoses. L’utilisation de la technique « d’effet à trois mains » — où la mélodie est au milieu, la main droite exécutant de grands arpèges et la main gauche jouant la basse et l’accompagnement — constitue un exemple d’emprunt virtuose chez Hensel. Cette technique avait été popularisée par Sigismond Thalberg (1812-1871), notamment dans sa Fantaisie sur l’opéra « Moïse » de Rossini, op. 33 (1837), une oeuvre de concert (voir exemple 1). On peut observer cet effet virtuose dans le cycle pour piano Das Jahr (1841) de Hensel, un grand cycle de 12 pièces de caractère représentant les mois de l’année (avec un postlude), dont la durée d’exécution totale avoisine 50 minutes. Dans « Juni » (première version) du cycle Das Jahr, le thème principal est repris durant une trentaine de mesures dans une texture similaire à celle utilisée par Thalberg, soit celle d’une mélodie partagée entre les deux mains dans le registre médian, accompagnée par une ligne de basse à la main gauche et des arpèges à la main droite (voir exemple 2). Tout comme dans la fantaisie de Thalberg, « l’effet à trois mains » est utilisé en fin d’oeuvre, comme retour thématique du thème principal, dans un enrichissement de la texture qui apporte une dimension plus orchestrale.

En plus d’explorer des textures virtuoses, Hensel expérimente des développements harmoniques audacieux et des relations tonales éloignées, que l’on retrouve surtout dans la section centrale de ses pièces de caractère, dont les Dix pièces pour pianoforte (1836-1837). On observe par exemple une succession de tonalités éloignées dans son « Allegro agitato en sol mineur » (7e des Dix pièces pour pianoforte), qui passe de la tonalité de la bémol mineur (la tonalité principale est sol mineur) à celle de mineur en l’espace de quelques mesures (mesures 39 à 43, voir exemple 3).

Ce geste symétrique du couple dominante-tonique formé par le ton de la mineur et la polarisation en mineur (voir exemple 3), mis en marche chromatiquement et dont la fluidité rappelle un mécanisme modulatoire que l’on retrouve dans les sonates pour piano de Beethoven dans sa période tardive[4], permet ce parcours harmonique audacieux basé sur l’intervalle de triton (la bémol — ).

Ce type d’audace harmonique se retrouve également dans l’utilisation que Hensel fait du chromatisme : on retrouve dans certaines oeuvres des passages où le chromatisme peut être qualifié à la fois de « post-baroque » et de « post-romantique » (Tillard 2007, 397-398). Dans l’introduction du Lied pour piano en mi bémol majeur (1846), on observe ce type de dissonance composé d’un passage chromatique ascendant procédant une note à la fois (voir les mesures 12, quatrième temps à 17, premier temps, exemple 4). Cette conduite des voix ne peut être complètement analysée harmoniquement, ce qui fait perdre momentanément le sentiment de tonalité, rappelant l’utilisation du chromatisme chez Liszt dans certains passages de la Sonate en si mineur, S. 178 (1852-1853, exemple 5), la Faust-symphonie (1854, exemple 6) et la Bagatelle sans tonalité (1885, exemple 7).

Chacun de ces exemples (exemples 4 à 7) montre une séquence où le chromatisme — ainsi que le parallélisme d’accords de 7e diminuée (exemple 5), de 7e de dominante (exemple 7[5]), de sixte (exemple 5) ou de quinte diminuée (exemple 6) — fait disparaître temporairement le sentiment tonal, positionnant clairement Hensel dans le sillon de la nouvelle école allemande. Par ailleurs, le passage chromatique de l’exemple 4 est réexposé et harmonisé avec l’ajout d’un accompagnement à la basse plus loin dans le Lied en mi bémol majeur (1846) de Hensel (exemple 8). Tout comme pour le premier passage épuré de l’exemple 4, l’analyse est difficile puisque la conduite chromatique est conservée telle quelle sur le plan harmonique.

Ce dernier exemple peut être apparenté à un extrait de la Sonate en si mineur, S. 178 (1852-1853) de Liszt, soit l’exposition du troisième thème (exemple 9) : les deux passages sont caractérisés par une texture chordique riche, des accords répétés (à la main droite chez Hensel) ainsi qu’une mélodie constituée de secondes ascendantes (mineures chez Hensel, majeures chez Liszt). Il en résulte un effet de grandeur, de majesté que l’on retrouve aussi souvent chez Wagner, notamment dans ses opéras et ses ouvertures.

Sur le plan formel, les oeuvres de Hensel appartiennent fréquemment à des genres hybrides ou comportent des éléments non conventionnels. La ballade pour choeur et piano Faust-Szene (1843) et la scène dramatique Hero und Leander (1831) pour voix de soprano et accompagnement d’orchestre, par exemple, appartiennent à des genres hybrides en ce sens qu’elles ne correspondent pas à des genres musicaux préétablis. La structure musicale particulière des lieder pour voix et piano de Hensel témoigne également de son esprit créateur novateur : à des fins expressives, l’organisation de la partition n’est pas construite selon la structure du texte chanté, ce qui n’était pas la norme à l’époque (voir Rodgers 2010). En outre, l’Adagio pour violon en mi majeur (1823) constitue un exemple d’oeuvre instrumentale dont la forme est non traditionnelle, puisque ce mouvement de sonate n’est relié à aucune sonate pour violon, ce qui est également atypique (Klein 2002, 241-243).

L’esprit novateur de Hensel est aussi perceptible dans son utilisation de la forme cyclique, adoptée par les compositeurs avant-gardistes de l’époque romantique. Le Trio pour piano en ré mineur, op. 11 (1847) représente un exemple de forme cyclique de type « synthétique ou intégrative », pour reprendre les termes de Benedict Taylor (2014, 13[6]), tandis que les sonates pour piano de Hensel se composent d’éléments issus de la forme cyclique ; par exemple, dans la Sonate pour piano en sol mineur (1843), l’intervalle de quarte apparaît dans l’épilogue de l’exposition du premier mouvement (« Allegro molto agitato ») et caractérise la tête du premier thème des deuxième (« Scherzo ») et quatrième mouvements (« Finale. Allegro moderato e con espressione ») (Nubbemeyer 1999, 116-117[7]).

La structure tonale des Dix pièces pour pianoforte (1836-1837) de Hensel comporte de même un caractère cyclique par la cohérence du choix et de l’ordre des tonalités utilisées, révélant une certaine unité par un nombre égal de tonalités majeures et mineures et une distribution symétrique dans les huit premières pièces : fa mineur devient fa majeur, do majeur do mineur, sol majeur sol mineur et si bémol majeur, si majeur (voir tableau 1).

Tableau 1

Tableau de la séquence des tonalités de la collection des Dix pièces pour pianoforte (1836-1837) de Fanny Hensel

Tableau de la séquence des tonalités de la collection des Dix pièces pour pianoforte (1836-1837) de Fanny Hensel

Tableau inspiré de l’exemple de Todd 2010, 211.

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Une autre technique innovante qu’utilise Hensel pour créer une cohérence formelle est l’utilisation de variantes d’un même motif, ou Variantentechnik, qui consiste non pas à créer des variations du thème, mais plutôt des mutations de celui-ci, tant sur le plan mélodique que rythmique. Ce procédé, que l’on trouve chez Liszt, notamment dans la Sonate pour piano en si mineur, S. 178, est observable dans le mouvement final de la Sonate en sol mineur (« Allegro moderato e con espressione », de forme rondo varié[8]) de Hensel, de même que dans son cycle Das Jahr : l’unité de cette oeuvre est assurée par son caractère cyclique — les douze mois et le postlude formant un tout — et par la résurgence du motif du thème principal de « Januar », qui revient fréquemment durant le cycle, et ce, de façon transformée (voir plus loin le tableau 2).

Tableau 2

Les 18 variantes du thème de « Januar » dans le cycle Das Jahr (1841) de Hensel identifiées par Thorau (1999, 83)

Les 18 variantes du thème de « Januar » dans le cycle Das Jahr (1841) de Hensel identifiées par Thorau (1999, 83)

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L’oeuvre pour piano de Hensel et les opéras de Wagner

Comme on le voit, le langage musical de Hensel comporte de nombreux éléments novateurs, à tel point qu’on y trouve même des caractéristiques qui anticipent Wagner, compositeur dont l’impact sur le développement du langage musical n’est plus à démontrer.

Un procédé compositionnel s’apparentant à la technique du leitmotiv

On retrouve dans l’oeuvre de Hensel des motifs dont l’usage rappelle le principe du leitmotiv ; en fait, il est possible d’établir un parallèle entre la fonction du leitmotiv chez Wagner et celle du thème principal du cycle Das Jahr chez Hensel (exemple 10). Ce thème, récurrent et transformé à travers tout le cycle, est intégré au tissu compositionnel de l’oeuvre, comme c’est le cas chez Wagner. Le musicologue Christian Thorau a découvert à l’intérieur du cycle tout un réseau de motifs basés sur le thème initial : mineur et descendant, le thème apparaît dans neuf des douze mois et dans le postlude, transformé à chaque fois, pour un total de 18 variantes (voir tableau 2), démontrant hors de tout doute que ce thème, à l’instar des leitmotive de Wagner, fait partie du matériau compositionnel et est réutilisé, comme chez Wagner, de façon transformée.

Dans son catalogue des leitmotive de Wagner, Hans von Wolzogen présente une analyse musicale détaillée du drame musical Der Ring des Nibelungen de Wagner, relevant au total 90 motifs, dont la plupart constituent des variantes d’autres motifs (Wolzogen, 1876). Certains d’entre eux, tirés des opéras Das Rheingold et Die Walküre, peuvent être apparentés au motif de « Januar » (Das Jahr) de Hensel sur la base de leur construction mélodico-rythmique. Le motif principal de Das Jahr débute sur une note longue (si, la tonique en si mineur) et descend conjointement à la basse, de façon partiellement chromatique (voir exemple 10). Or, le « Vertragsmotiv[9] no 11 », le « Motiv des Siegmund[10] no 36 » et le « Unmuthsmotiv[11] no 46 » catalogués par Wolzogen (voir exemple 11) sont issus du même registre que le motif de Das Jahr (exemple 10) et sont composés d’un squelette mélodico-rythmique similaire : dans tous les cas, il s’agit d’une mélodie formée d’une gamme mineure descendante, partant sur une note longue et basée sur une figuration rythmique très semblable.

Cette similarité mélodico-rythmique n’est pas le seul lien qu’il est possible d’établir entre les motifs de Wagner et le thème de Das Jahr : ce qui est important ici, davantage que cette similitude qui peut sembler superficielle, c’est la fonction qu’occupent ces mélodies dans la grande forme cyclique. Si, chez Wagner, ces leitmotive sont intrinsèquement liés aux thèmes mythologiques de son drame musical, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de thèmes qui reviennent tout au long de l’oeuvre, sans être toujours clairement mis en évidence, puisqu’ils se fondent dans un tissu compositionnel complexe, ce qui est également le cas du thème principal de Das Jahr chez Hensel. On peut effectivement observer la grande malléabilité de ce motif d’ouverture, qui non seulement est modifié à chaque réapparition dans le cycle — parfois même au point de devenir méconnaissable, comme à la variante no 9 (voir tableau 2) —, mais est employé à la basse comme au soprano, ou sur deux voix simultanément (il est réparti au soprano et à l’alto à la variante no 7a, tableau 2) ; le thème est également utilisé comme accompagnement (variantes no 3 et 16, tableau 2) ou comme matériel d’introduction ou de conclusion, lorsqu’il ne fait pas partie d’un thème principal ou secondaire (au début ou à la fin du thème — c’est le cas de la variante no 18 qui constitue la dernière partie d’un thème, voir tableau 2).

Harmonie et texture

Comme on l’a vu, la musique de Hensel comporte des développements harmoniques expérimentaux ; certains d’entre eux préfigurent des sonorités wagnériennes. Ainsi, dans l’introduction de la pièce pour piano Abschied von Rom (1840), l’accord de septième de la première mesure est presque identique à « l’accord de Tristan » entendu dès la deuxième mesure du Prélude de l’opéra Tristan und Isolde, de Wagner (1857-1859). Ce type d’accord est certes omniprésent dans la musique du xixe siècle (et de plus en plus à mesure que le siècle avance[12]), mais les similitudes avec l’accord tel qu’il apparaît chez Wagner — et plus précisément dans le Prélude — sont assez fortes pour justifier le parallèle établi ici.

Dans les deux cas, la tonalité initiale est celle de la mineur : on débute avec une triade mineure sur la (incomplète dans l’extrait de Tristan und Isolde) qui est suivie d’un accord de sixte augmentée à fonction de dominante secondaire, soit v de v. Chez Wagner, on observe une sixte française, tandis qu’il s’agit plutôt d’une sixte italienne chez Hensel, car le si est utilisé comme une appoggiature. Toutefois, cette appoggiature est particulièrement longue par rapport à sa résolution, produisant une sonorité très proche de l’accord de Tristan (exemples 12 et 13), bien que l’utilisation de l’accord de sixte augmentée soit plus traditionnelle chez Hensel que chez Wagner[13]. Si Wagner va plus loin que Hensel sur le plan harmonique, on ne peut nier la grande ressemblance de ces deux enchaînements : dans les deux cas, on observe un contexte harmonique similaire (iv de vv en la mineur), une cadence sur la dominante (demi-cadence), avec un accord de sixte augmentée constitué des mêmes notes (ou presque). Il faut rappeler que Hensel compose Abschied von Rom autour de 1840 et que Wagner écrit Tristan und Isolde entre 1857 et 1859. Il s’agit d’un important décalage chronologique qui traduit la pensée avant-gardiste de Hensel, puisque cet accord n’était pas encore très fréquent dans la première moitié du xixe siècle.

L’introduction (exemple 14) et la conclusion (ou coda, exemple 15) du Lied pour piano en mi bémol majeur de Fanny Hensel constituent d’autres exemples musicaux où l’harmonie et la texture peuvent être associées à la musique de Wagner. Ces passages révèlent une parenté avec le Prélude de l’opéra Das Rheingold, plus précisément avec la transition à la fin de l’introduction (exemple 16).

Comme le Prélude de Das Rheingold, ces passages sont en mi bémol majeur et restent sur le premier degré harmonique, dans une texture d’arpèges dont le mouvement ascendant et descendant, à la manière de vagues, crée un effet chatoyant (voir exemples 14 et 15). On retrouve ce même effet chez Wagner, l’accord de mi bémol majeur étant maintenu tout au long du Prélude (voir exemple 16).

Un autre rapprochement s’établit entre les deux oeuvres dans la figuration musicale de la coda du Lied en mi bémol majeur de Hensel (exemple 15), qui s’apparente à celle du leitmotiv « Motiv des Urelementes »[14]. Chez Hensel comme chez Wagner, l’accord de tonique en mi bémol majeur est arpégé, montant à la manière d’une marche, dans un rythme similaire de longues valeurs pointées suivies de valeurs brèves (voir exemples 15, 17 et 18).

Une similitude Hensel-Wagner supplémentaire est observable dans la texture du Scherzo de la Sonate en sol mineur (1843) de Hensel ; ce scherzo est caractérisé par des trémolos dans le registre médian (dans la nuance piano, avec una corda) accompagnant une mélodie à l’aigu, avec une basse détachée qui n’apparaît qu’une fois toutes les deux mesures. L’effet est particulier, comme suspendu, mystique[15] (exemple 19).

Dans l’Ouverture de Tannhäuser (1845) de Wagner, on observe cette même texture de trémolos accompagnant une mélodie aérienne (exemple 20). On retrouve également cet effet chatoyant dans le Prélude de l’Acte i de Lohengrin et dans celui de l’Acte i de Parsifal de Wagner.

Le fait que Fanny Hensel, une compositrice d’origine juive, anticipe certains éléments de la musique de Wagner dans ses oeuvres pour piano suscite des réflexions intéressantes. Antisémite déclaré, Wagner nourrissait une aversion profonde pour la musique et les compositeurs juifs. Son essai polémique La Judéité dans la musique (2015) [1850, 1869] traduit sa répugnance envers ce peuple qu’il considère comme inapte à toute sensibilité expressive et artistique, jugeant les Juifs « [incompétents] dans quelque domaine de l’art que ce soit » (cité et traduit dans Nattiez 2015, 573). Il reproche essentiellement aux compositeurs juifs leur froideur, leur manque de passion et leur manque d’originalité, caractéristiques qu’il attribue notamment à l’oeuvre de Mendelssohn. Derrière ces critiques antisémites réductrices se cache probablement un Wagner pouvant tirer profit d’un fossé créé entre la musique conservatrice de l’époque, héritée des grands maîtres classiques et représentée entre autres par Mendelssohn, et son propre style qui sera qualifié de « musique de l’avenir ». Wagner cherchait à discréditer les Mendelssohn et Meyerbeer dans le but de prendre leur place aux yeux du public, et de s’imposer comme le nouvel héritier de la grande musique allemande.

Les liens musicaux entre Wagner et Hensel démontrés dans cet article mènent à la réflexion que Wagner était peut-être plus proche musicalement des compositeurs juifs qu’il dénonçait que ce qu’il a bien voulu faire croire par son argumentation perverse. Par ailleurs, aucun des termes employés par Wagner pour dénigrer la musique de compositeurs juifs ne semble dépeindre la musique de Fanny Hensel, dont l’écriture innovante est à la fois spontanée, passionnée, très expressive et personnelle, loin du tableau brossé par Wagner pour décrire la musique du « Juif cultivé », qu’il qualifie « d’indifférent[e] », « froid[e]) et sans amour » et « exempt[e] d’esprit et d’émotion » (ibid., 575-579).

Conclusion

La musique de Hensel se distingue par son style novateur, caractérisé par des traits que l’on retrouvera plus tard dans le xixe siècle chez Wagner et Liszt : l’écriture expérimentale (sur le plan harmonique et chromatique), la liberté formelle, l’utilisation de la forme cyclique, la Variantentechnik ainsi que l’utilisation précoce d’un thème récurrent à la manière des leitmotive de Wagner. Son écriture avant-gardiste et personnelle, à la fois lyrique et harmoniquement complexe, est également d’une grande puissance expressive.

Selon R. Larry Todd, Fanny Hensel née Mendelssohn « est largement reconnue comme la femme compositrice la plus importante du xixe siècle[16] » (Todd 2010, ix). Au-delà de cette évaluation que le présent article ne peut que confirmer, le type de démarche analytique présenté ici permet de réévaluer la place qu’on accorde à Hensel dans l’histoire de la musique, et de la situer dorénavant parmi les compositeurs — hommes et femmes — qui ont fait évoluer la musique vers le romantisme tardif.