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Le milieu musical québécois connaît une renaissance à petite échelle. L’oeuvre malheureusement tombée en désuétude d’un compositeur décédé en 1958 est en train de revivre grâce aux efforts d’un organisme fondé spécifiquement à cette fin. Il s’agit de l’Association pour la diffusion de la musique d’Auguste Descarries (ADMAD), qui a pour mission de promouvoir l’oeuvre de ce compositeur néoromantique, dont la plus grande partie fut élaborée entre 1920 et 1958. La musicologue Marie-Thérèse Lefebvre affirme : « En tant que compositeur, il est intéressant de comparer la posture de Champagne et celle de Descarries devant la transformation du langage musical. Chacun représente jusqu’à un certain point les courants néoclassique et néoromantique européens » (Lefebvre 2013, 182). Alors que la première moitié du xxe siècle se caractérise par un rejet assez généralisé des traditions romantiques, Descarries, ayant reçu une formation musicale conservatrice, persiste tout au long de sa vie à composer dans un langage qui tire de toute évidence son inspiration du xixe siècle, ce qui a peut-être contribué à l’oubli dont son oeuvre a souffert.

Notons qu’en 40 ans de vie artistique, ce musicien de talent donne naissance à un nombre considérable de compositions. Une dizaine de mélodies pour voix et piano, plus de 20 oeuvres de musique sacrée, une dizaine de musique de chambre, une Rhapsodie pour orchestre, ainsi qu’un vaste éventail de pièces pour piano seul (une vingtaine) voient le jour sous sa plume. Cependant, une oeuvre importante n’a pas pu être terminée : le Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano, une pièce d’envergure tant sur plan de la forme que de l’exécution. Écrite (en partie) en 1934, elle est conçue en un seul mouvement d’une dizaine de minutes, avec un nombre important de sections contrastantes et un matériau thématique très varié. Pour clore cet opus à l’allure éclectique, Descarries propose une cadence pour piano qui, à son tour, présente de nouvelles idées, mais s’interrompt au bout de quelques mesures.

Quelque 80 ans plus tard, l’ADMAD m’a confié, à l’automne 2014, le soin d’achever l’oeuvre. Comme compositeur, j’ai été confronté à un énorme défi, celui d’assembler les idées de l’auteur en un tout qui permettrait non seulement d’aboutir à une conclusion satisfaisante, mais aussi d’en assurer l’unité formelle et stylistique. À la suite de cette expérience, la pertinence de rédiger un article sur le sujet s’est imposée à moi : mon but est d’y présenter un point de vue de compositeur sur les différents aspects du langage musical de Descarries en considérant qu’il s’agit d’une oeuvre de musique de chambre datant du début de sa vie professionnelle.

Un bref survol de la littérature sur le sujet suffit à montrer que le compositeur commence tout juste à faire l’objet d’études sérieuses. Rares sont en effet les travaux consacrés à sa vie, à son oeuvre et à sa contribution au monde musical québécois. D’où l’intérêt de cette démarche qui vise principalement à attirer l’attention sur une oeuvre méconnue, car inachevée.

La première partie de l’article est consacrée aux étapes principales de la vie du musicien ainsi qu’à son entourage artistique ; cette section permettra de comprendre les défis auxquels il a dû faire face en tant que compositeur néoromantique dans le contexte historique et culturel du Québec des années 1930 à 1960. Les sections suivantes se concentrent sur l’analyse du style musical de Descarries, ainsi que sur les influences de l’Europe de l’Est auxquelles il a été sensible. Finalement, le Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano sera examiné plus en détail. Les aspects formels, le matériau thématique, la fonction respective de chaque instrument, ainsi que la section ajoutée feront l’objet de commentaires analytiques appuyés sur des exemples musicaux.

Sans prétendre avoir épuisé le sujet, j’ai tenté ici d’expliquer la démarche tant artistique que technique d’un compositeur encore méconnu et peu étudié, et de rendre compte des défis que représente l’achèvement d’une oeuvre musicale dont l’écriture et la création sont séparées par quelques générations.

Début de reconnaissance

Les écrits qui traitent de la vie et de l’oeuvre du compositeur peuvent se compter sur les doigts de la main. En plus du site officiel de l’ADMAD, qui présente une base de données mise à jour régulièrement[2], il existe quelques autres sources dignes de mention. D’abord, en 1974, Marcelle Descarries livre un témoignage dans les Cahiers canadiens de musique sur son séjour en France avec son mari et sur les difficultés qu’il doit affronter à son retour au Québec (Descarries 1974, 95-107). Ensuite, les efforts de réhabilitation du musicien ont favorisé la rédaction d’un article bien documenté, écrit par Marie-Thérèse Lefebvre et paru dans les Cahiers des Dix en 2013, auquel j’ai déjà fait référence en introduction. Le périodique canadien La Scena Musicale a également publié deux articles sur Descarries, un premier en octobre 2013, signé par Hélène Panneton, cofondatrice et présidente de l’ADMAD, et un second en octobre 2015, dû à la chroniqueuse Romy-Léa Faustin. Trois notices biographiques reconnaissent également l’apport d’Auguste Descarries à la musique canadienne : l’Encyclopédie de la musique au Canada (Gallo 1983, 270), le Dictionnaire biographique des musiciens canadiens (Soeurs de Sainte-Anne 1935, 75-78) et l’encyclopédie en ligne Wikipédia (2016[3]). Enfin, une aide précieuse de la part des membres de la famille Descarries a permis de consolider la collection de documents disponibles à la Division des archives de l’Université de Montréal (Fonds P 325).

Formation et contexte historique

Un survol de la jeunesse d’Auguste Descarries nous entraîne sur la piste des influences musicales qui ont modelé son langage. Né à Lachine en 1896 dans un milieu aisé et instruit, il est mis en contact très tôt avec la musique ; après avoir fréquenté les collèges Saint-Laurent et Sainte-Marie, il entreprend des études de droit à l’Université de Montréal, mais il les abandonne au bout de deux ans pour se consacrer entièrement à la musique. Élève d’Arthur Letondal, d’Alfred Laliberté et de Jean Dansereau pour le piano, il est aussi initié à l’écriture par Rodolphe Mathieu et Claude Champagne, et à l’orgue par Charles-Hugues Lefebvre. Cette formation à l’instrument à tuyaux, qu’il perfectionnera plus tard auprès de Marcel Dupré, lui permettra d’occuper à Montréal des postes d’organiste aux églises Saint-Jean-Baptiste (1918-1921), Saint-Germain (1932-1938) et Saint-Viateur d’Outremont (où il sera également maître de chapelle de 1938 à 1958). Lauréat du Prix d’Europe pour le piano en 1921, à l’âge de vingt-cinq ans, il gagne Paris où il étudie le piano, l’écriture et la composition avec, entre autres, Léon Conus et Georges Catoire, deux musiciens d’origine russe, un fait qui mérite qu’on s’y attarde un instant.

Des maîtres d’origine russe

La France et l’Angleterre du début du xxe siècle accueillent une vague importante d’immigrants russes, essentiellement formée de ce qui reste de l’aristocratie et de la noblesse impériale, cherchant à s’abriter de la persécution postrévolutionnaire qui rage dans leur pays. Les sociologues françaises Sofia Tchouikina et Monique de Saint-Martin expliquent :

Lorsque l’angoisse grandit, que la vie quotidienne est bouleversée, que disparaissent les routines de vie et que l’avenir devient difficilement prévisible, comme en octobre 1917 […], il s’agit d’abord d’assurer la survie de la famille. […] Les estimations du nombre de Russes ayant quitté le pays pour venir en France sont nombreuses, et il n’existe pas de données sûres, en particulier sur le nombre d’aristocrates. Au milieu des années 1920, de 200 000 à 400 000 Russes étaient installés en France, puis leur nombre a tendu à décroître, surtout après la crise de 1929

de Saint-Martin et Tchouikina 2008, 137

À cette époque, la jeune Russie soviétique connaît une nationalisation massive. On assiste à l’établissement de fermes collectives, à la modernisation technologique et à la formation de camps de travaux forcés due au manque de ressources. Voulant mettre sur pied une nouvelle doctrine sociale, les bolcheviks se débarrassent de toute opposition politique au sein du gouvernement. Les purges se propagent rapidement, d’abord dans les villes principales, puis dans le reste du pays. Une atmosphère de terreur pèse sur le peuple[4].

Dans ces conditions, ceux qui, jusque-là, avaient le loisir d’exprimer leur désaccord préfèrent fuir la Russie soviétique pour partir à la recherche d’un asile politique, ne serait-ce que temporaire. C’est le cas de Léon Conus (1871-1944), Georges Catoire (1861-1926), Sergueï Rachmaninov (1873-1943), Nikolaï Medtner (1879-1951) et plusieurs autres qui, peu après leur arrivée en France, fondent l’École musicale russe à Paris. C’est justement de cette nouvelle pédagogie russe qu’a bénéficié Auguste Descarries, après en avoir entendu vanter les mérites par son ancien professeur à Montréal, Alfred Laliberté. Entre 1901 et 1910, ce dernier avait en effet séjourné à Paris où il avait fréquenté tous les grands noms du milieu musical parisien.

Dans une lettre qu’il adressait en 1922 à son ancien professeur, Descarries témoigne de ses progrès au piano : « […] je pris le conseil auprès d’Isidor Philipp qui m’a conseillé d’étudier avec M. Conus, un nouveau professeur russe à Paris […] Il s’applique surtout à alléger ma sonorité et ma technique[5] ». Plus tard, Descarries écrira au juge Létourneau :

J’ai le malheur de perdre mon vénéré maître, Georges Catoire, à la fin de ce mois-ci. […] Ces quelques mois auront été pour moi d’une importance énorme, ayant fait avec lui une étude spéciale des formes musicales par la composition. Et nous avons développé l’harmonie à un degré tel qu’aucun traité actuel ne l’a encore poussé[6].

La formation que reçoit Descarries lors de son séjour en France (1921-1930), où il a pu côtoyer Alexandre Glazounov (1865-1936) et Nicolas Medtner (1880-1951), et se familiariser avec leur musique ainsi qu’avec celle de Sergueï Rachmaninov (1873-1943), l’inscrit d’emblée dans la lignée des représentants de l’École russe.

Le retour au pays

Malheureusement, son retour au Québec le 16 décembre 1929 s’avère semé d’embûches. Depuis la France, qui a su bénéficier d’une forte immigration et de l’essor culturel qui en résulte, Descarries revient dans un pays paralysé par un grave ralentissement économique, conséquence du krach boursier de 1929. À ce sujet, Marcelle Descarries constate :

[…] nous décidions de rentrer au Canada en 1930, où sévissait une crise économique déplorable, pour y retrouver sans doute la même inertie dans le domaine artistique. […] Il fallait donc repartir à zéro. Il n’y avait alors à Montréal ni conservatoire, ni école de musique, ni radio d’État, ni d’orchestre symphonique régulier, ni Amis de l’Art, ni Jeunesses Musicales, ni Conseil des Arts, etc.

Descarries 1974, 104

Dans ce contexte, il va de soi que le Québec n’a pas su accueillir Descarries comme l’artiste l’aurait espéré. Cependant, les années 1930 voient la création de quelques orchestres, dont le Montreal Orchestra (1930) et la Société des concerts symphoniques de Montréal (1935). De plus, le Conservatoire de musique de Montréal ouvre ses portes en 1943 tandis que la Faculté de musique de l’Université de Montréal offrira ses premiers cours de piano et d’orgue en 1950.

Par ailleurs, la première moitié du xxe siècle est caractérisée par un essor du cinéma et de la radio. Les musiciens se voient donc dans l’obligation de faire des concessions et de s’adapter aux nouvelles formes de divertissement. Marie-Thérèse Lefebvre précise : « le milieu musical […] se transforme avec la popularité de la radio et la montée du vedettariat. Le répertoire musical romantique s’adapte à de nouveaux modes de consommation […] » (Lefebvre 2013, 170).

C’est ainsi que s’ouvre l’ère de l’arrangeur et de l’orchestrateur, métiers qui prennent le pas sur celui de compositeur-créateur. La composition devient pour plusieurs un art utilitaire, servant à soutenir musicalement les images en mouvement qui défilent sur les écrans des cinémas. Descarries donne tout de même plusieurs récitals de piano durant ces années difficiles, mais, ne pouvant subvenir à ses besoins par cette seule carrière de soliste, il se tourne vers l’enseignement — en 1930, il ouvre son propre studio et est nommé au Conservatoire national de musique — de même que vers l’interprétation de la musique de chambre (Lefebvre 2013, 171-172). Malgré tous les écueils, il ne renonce jamais à la composition. C’est à cette époque qu’il travaille à son Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano, qu’il n’aura pas l’occasion d’achever et qui ne sera créé que 81 ans plus tard, le 30 octobre 2015. Au moment où il atteint sa maturité artistique, Descarries vit dans un Québec conservateur et peu instruit, ce qui ne lui permet pas de s’épanouir en tant que compositeur. En effet, une partie significative de sa carrière se développe alors que le premier ministre Maurice Duplessis (1936-1939, 1944-1959) est au pouvoir. Finalement, dans les dernières années de sa vie, Descarries voit se creuser un fossé entre le néoromantisme qu’il défend, maintenant obsolète, et l’avant-gardisme des jeunes musiciens — tels Jean Papineau-Couture, François Morel, Serge Garant et Gilles Tremblay — qui ouvrent les portes vers un avenir tout à fait autre, laissant derrière eux les Champagne, Descarries et Mathieu père et fils dont la démarche est perçue comme « traditionnelle ».

Les influences russes

La musique d’Auguste Descarries se caractérise par un romantisme inspiré des compositeurs russes ; en conséquence, elle est plutôt indifférente, à mon sens, aux divers courants modernistes de son époque. Cette approche de la composition nous rappelle celle de Rachmaninov tout au long de sa vie. Les exemples qui suivent tendent à démontrer l’influence claire de ce dernier sur le style musical de Descarries. Comparons la structure mélodique d’un extrait du Quatuor de Descarries (ex. 1) avec un passage analogue dans le second Trio élégiaque de Rachmaninov (ex. 2) :

Dans ces extraits, la structure mélodique est semblable en ce qu’elle privilégie le mouvement conjoint ascendant de même qu’un chromatisme expressif propre à la musique romantique. Les exemples 3 et 4, tirés des mêmes oeuvres, montrent un autre aspect de la parenté entre le style de Descarries et celui de Rachmaninov :

Même visuellement, on remarque une grande ressemblance entre les deux extraits. À part l’analogie frappante sur le plan rythmique, le développement mélodique est, dans les deux cas, basé presque uniquement sur un même motif. Les deux passages sont composés d’une longue phrase insistante dont la fin procède par mouvements conjoints descendants, amenant l’oreille vers un éventuel matériau thématique nouveau. Ces mesures, chez Descarries, sont accompagnées d’arpèges « personnalisés », soit des accords brisés qui ont été ornés mélodiquement afin de les rendre plus personnels que les arpèges traditionnels : il s’agit d’une autre technique d’écriture qui, fort probablement, lui vient de Rachmaninov.

Voici comment la technique se présente chez Rachmaninov (exemple 6) :

L’exemple 7 met en évidence le détail mélodique qui embellit la formule d’accompagnement :

Remarquons comment le compositeur orne d’une appoggiature et d’une note de passage ce qui serait autrement un accord de si bémol majeur avec une sixte ajoutée (sol). Une technique analogue est employée dans l’exemple 8 :

Dans cette mesure, le rythme harmonique est deux fois plus rapide que dans l’extrait du quatuor de Descarries. De plus, la quantité de notes ornementales contribue à l’intensification dramatique du propos. Il en résulte que la musique de Descarries possède un caractère lyrique et détendu tandis que celle de Rachmaninov s’avère plus dramatique. Ajoutons à cela la nuance forte demandée par ce dernier qui accroît l’effet d’opacité texturale.

Nikolaï Medtner est un autre musicien hautement influent dans le parcours d’Auguste Descarries, particulièrement sur le plan de la texture dans sa musique instrumentale. Toujours contrapuntique, usant tantôt de polyrythmie, tantôt de formules d’accompagnement stratifié, la musique de Medtner est essentiellement chantante : ses Contes de fées, dont la composition s’est échelonnée sur plusieurs années (1904-1928), rendent bien compte de l’évolution de son langage. Même le plan sonore le moins audible, enseveli sous un amalgame de chants et de contre-chants, constitue le plus souvent une ligne mélodique plus ou moins indépendante. Il en va de même de la plupart des textures sonores choisies par Descarries ; dans certains cas, les figures rythmiques qu’il emploie produisent, quand elles sont superposées, un ensemble sonore polyrythmique complexe. Le passage suivant l’illustre bien : il est ardu d’isoler la ligne mélodique principale tant chaque instrument semble indépendant. En principe, la mélodie est destinée au violon, mais la constante mobilité rythmique des autres instruments brouille sa ligne, la rendant, au moins au début du passage, difficile à discerner.

Alors que le violon joue un thème déjà entendu (voir ex. 1), l’alto et le violoncelle héritent chacun d’une partie distincte, bien que secondaire en regard de celle du violon. Même le piano semble vouloir dépasser son simple rôle d’accompagnateur, traçant de vraies lignes mélodiques. C’est d’ailleurs une constante dans l’oeuvre de Descarries, dont l’instrument de prédilection demeure le piano ; il attribue à cet instrument, par l’ampleur de l’écriture, une fonction quasi orchestrale, ce qui lui assure une forte présence. Dans ce passage, aucune doublure ni imitation. À l’exception peut-être de la partie du violon, il est difficile de discerner des motifs clairs. L’écriture est basée presque uniquement sur un développement contrapuntique linéaire. Chez Medtner, la même technique peut revêtir une forme semblable, mais elle est utilisée avec une grande sobriété.

La multitude de plans sonores d’importance quasi égale illustrée ici, héritée vraisemblablement de Medtner, est omniprésente dans la musique de Descarries. Il faut savoir que les deux musiciens se sont côtoyés en France et que Descarries a voué tout au long de sa vie un immense respect à Medtner, ainsi qu’une profonde reconnaissance. En fait foi une lettre de Marcelle Descarries adressée à son père en 1928 : « L’appréciation de l’oeuvre [de mon mari] par Medtner équivaut au témoignage qu’aurait pu donner un Beethoven ou un Wagner, car Medtner est sans conteste un des plus grands génies du siècle » (citée dans Lefebvre 2013, 163). On peut supposer qu’Auguste Descarries partageait l’opinion de sa femme.

Je remarque par ailleurs que Medtner et Descarries ont tous deux un penchant prononcé pour les entrées en imitation. Justement, l’exemple 11 montre comment Descarries choisit d’ouvrir son Quatuor.

L’exemple 12, analogue, est tiré du Quintette de Medtner :

Moyennant quelques mutations du thème afin de maintenir la richesse harmonique et d’assouplir la conduite des voix, les deux compositeurs confient successivement aux différents instruments à cordes un même thème, lequel sera développé une fois l’exposition contrapuntique terminée. Un autre lien de parenté unit Descarries et Medtner, sur le plan rythmique cette fois. Comme mentionné plus haut, Descarries fait fréquemment usage d’une écriture polyrythmique qu’il a pu hériter de Medtner, celui-ci n’ayant pourtant pas le monopole du procédé. En effet, plusieurs compositeurs à l’aube du modernisme, par exemple Bartók, obtiennent leurs textures en stratifiant des plans rythmiques différents. Il est toutefois douteux que durant son séjour en France, Descarries ait pu côtoyer — ou simplement apprécier — les compositeurs avant-gardistes de l’époque tels que Bartók ou Stravinsky. Medtner comptant parmi ses principales connaissances, il est plutôt vraisemblable qu’il ait encouragé Descarries, ne serait-ce que par son propre exemple, à explorer dans ses compositions les diverses possibilités offertes par la polyrythmie.

Une partie de la section centrale du Quatuor consiste en un passage mélodique confié d’abord au violoncelle, puis au violon, accompagné d’une formule polyrythmique au piano.

Le passage m’apparaît comme le plus serein de l’oeuvre. L’accompagnement est doux, plutôt léger, mais surtout chantant. Cette sérénité règne tant dans la musique vocale de Medtner que dans ses oeuvres destinées au clavier. L’extrait suivant (ex. 14), tiré du premier des trois cycles de ses Mélodies oubliées pour piano, est un bel exemple de polyrythmie.

En plus de la courbe mélodique principale, énoncée dans un rythme régulier de noires, la main droite fait entendre un motif constamment repris de doubles croches, lequel se superpose à un accompagnement en triolets à la main gauche. Sur le plan sonore, il résulte de ces deux passages une même atmosphère calme et paisible ; de plus, on constate leur ressemblance, même visuelle, sur le plan de l’écriture. Finalement, il suffit d’ouvrir l’une des oeuvres les plus inspirées de Descarries, Aubade pour piano (1935), pour réaliser à quel point l’influence de Medtner peut se faire sentir.

Comparons ces mesures avec un extrait du second des Drei Dithyramben (Trois dithyrambes), op. 10, de Medtner (1906) (ex. 16).

La similitude entre ces deux extraits m’apparaît flagrante. L’élan mélodique, la structure de l’accompagnement, l’usage du contrepoint sur plusieurs plans sonores, tous les aspects de l’écriture de Descarries trouvent leur parallèle chez Medtner. Les quelque trente ans qui séparent les deux compositions s’effacent tant sont évidentes leurs correspondances.

Mais au-delà des influences reçues, que j’ai tenté d’illustrer ici, le style de Descarries semble chercher un équilibre entre clarté et raffinement. Or, la complexité de l’écriture de son Quatuor, combinée à la concentration d’idées musicales, ont fait de mon travail de composition, en vue d’en compléter le finale, un véritable défi.

Achèvement du Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano d’Auguste Descarries

La composition, tout comme la confession, est un acte qui ne peut être mené à bien que dans une atmosphère d’intimité et de profonde concentration. L’achèvement de l’oeuvre d’un compositeur par un autre suppose donc une forme d’intrusion dans ce qui lui est le plus personnel.

L’histoire est jalonnée d’oeuvres qui sont restées en plan et qui ont été terminées par d’autres, le plus souvent à titre posthume : le Requiem de Mozart est l’une des plus célèbres. Les musiques inachevées du passé ont fasciné quelques auteurs qui se sont penchés sur le sujet : citons, parmi d’autres, Unfinished Music de Richard Kramer (2008) et « Reconstruction of the Final Contrapunctus of The Art of Fugue » de Zoltán Göncz (1997). Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’état d’inachèvement d’une oeuvre. Souvent, la vie du compositeur s’arrête avant qu’il n’ait le temps de mener à terme son travail. Parfois, une oeuvre de jeunesse est interrompue par un projet de plus grande importance ; au fil des ans, elle perd de sa valeur aux yeux du musicien, qui aura mûri et ne ressent plus le besoin d’y revenir. Il arrive également qu’une oeuvre fasse partie d’un projet personnel qu’un artiste n’aura jamais le temps de terminer en raison des multiples contrats qu’il doit honorer afin de subvenir à ses besoins.

La majeure partie du Quatuor a été écrite par Descarries en 1934. Pour quelle raison la pièce est-elle demeurée inachevée ? La question reste sans réponse définitive, quoique la dernière situation évoquée soit la plus plausible. Quoi qu’il en soit, l’achèvement du Quatuor, en 2015, a entraîné des difficultés importantes que je vais résumer ici.

Repérage des thèmes et des motifs

Après avoir reçu l’original de l’oeuvre en version manuscrite, j’ai effectué, en un premier temps, un patient travail de déchiffrage musical à l’occasion du transfert de la partition sur un support numérique. Des oublis occasionnels d’altérations, des incohérences de nuances ou d’articulations — toutes choses inhérentes à un manuscrit non révisé par son auteur — soulevaient des questions quant aux intentions réelles du compositeur. Une fois que le texte m’est apparu plus clairement, j’ai étudié l’ensemble du matériau thématique. Le tableau 1 montre les cinq thèmes principaux, placés par ordre décroissant de nombre de leur occurrence dans la pièce.

Une fois les thèmes consignés, j’ai procédé à une analyse motivique sur laquelle je me suis appuyé pour l’écriture des sections finales. J’ai ainsi dégagé de chacun des thèmes des motifs caractéristiques ayant à mon sens suffisamment de personnalité pour être reconnaissables. Une série de mouvements disjoints progressant dans la même direction, surtout si elle est précédée ou suivie de mouvements conjoints, rend par exemple un motif perceptible par l’oreille (voir le tableau 1, premier thème). Un motif rythmique intéressant (tableau 1, cinquième thème) peut aussi servir à personnaliser un motif. Une tournure mélodique accrocheuse (tableau 1, quatrième thème), ou simplement une descente ou une montée chromatique, même brève, peuvent également constituer un motif reconnaissable.

Tableau 1

Matériau thématique du Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano d’Auguste Descarries

Matériau thématique du Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano d’Auguste Descarries

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Voici un découpage du premier thème en motifs potentiels (ex. 17).

Le premier thème — qui est aussi le thème principal — du Quatuor est riche en idées musicales variées. Déjà à l’intérieur des six premières mesures, l’auteur expose sept idées, chacune pouvant potentiellement être développée au cours de l’oeuvre. Voici, sous la forme d’un tableau, les sept premières idées musicales qui constituent le thème principal (tableau 2).

Tableau 2

Analyse motivique du premier thème, Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano, Auguste Descarries

Analyse motivique du premier thème, Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano, Auguste Descarries

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Malgré le fort potentiel de ces sept motifs, Descarries ne développe pas véritablement ce thème ; il préfère en introduire d’autres, au fil de nouvelles sections qui, à leur tour, mèneront vers de nouveaux thèmes et de nouvelles idées. Toutefois, il effectue des retours à certaines de ces idées plus tard dans l’oeuvre, ce qui m’a permis de discerner les cinq principales idées et de les classer par ordre d’importance. Le manuscrit du Quatuor se termine abruptement à la mesure 185 par l’amorce d’une cadenza pour piano, comme nous le verrons bientôt. Dans mon travail d’achèvement de l’oeuvre, j’enchaîne avec le premier thème cité presque intégralement, d’abord en si mineur, puis, afin de créer un contraste important, en si bémol mineur.

Examinons maintenant les autres thèmes du Quatuor. Le deuxième introduit une section moins chantante, plus agitée et surtout plus dramatique. En cela et aussi en raison de sa grande simplicité, il est contrastant : il ne comporte en effet qu’un seul motif, énoncé deux fois.

Dans la nouvelle section, il m’a semblé approprié de poursuivre avec ce motif caractéristique du deuxième thème (ex. 19), ce qui m’a permis de construire une nouvelle mélodie à partir du matériau existant.

Le troisième thème ne se distingue des deux premiers que par son caractère syncopé. Dans la section ajoutée, il fera l’objet d’entrées en imitation, parentes en quelque sorte avec les six premières mesures du Quatuor : elles apparaissent au moment du retour des cordes, après 30 mesures de piano solo (incluant les quatre mesures écrites par Descarries). Quelques mutations intervalliques ont dû être apportées à ce troisième thème de façon à obtenir un effet de stratification. L’exemple qui suit (ex. 20) illustre ces procédés. Les cordes y sont représentées intégralement, mais seule la ligne de basse du piano apparaît : cependant, je l’ai chiffrée pour indiquer la composition des accords. Remarquons que l’harmonie devient particulièrement tendue à la mesure 221 : le frottement de seconde mineure sur les troisième et quatrième temps crée un point culminant de tension harmonique dans la macroforme de la pièce. À partir de ce point, j’ai ramené le ton initial de la mineur pour y rester jusqu’à la fin.

Le quatrième thème (voir le tableau 1) est probablement le plus accrocheur. Prenant place dans une des sections centrales, il n’est pourtant entendu qu’une fois. Il ne m’a donc pas semblé bon d’y revenir : j’ai plutôt résolu de préserver son rôle d’oasis de fraîcheur dans la pièce, tant en raison de sa simplicité que de son caractère léger et mélodieux. Tout comme le deuxième thème, il est construit sur un motif unique et bref :

Voici le motif-clé sur lequel est construit ce dernier thème.

Dans ce passage, l’harmonisation et l’accompagnement fluide contribuent à la beauté de la musique (ex. 5). De plus, la simplicité et la récurrence du motif principal font en sorte que l’idée musicale est clairement formulée, la rendant facilement perceptible par l’auditeur. C’est à mon avis un des plus beaux moments du Quatuor.

Finalement, le cinquième thème, présenté vers la fin de la partition originale, amène un sentiment d’agitation tout à fait nouveau.

La première note répétée en rythme syncopé, dans un tempo marqué giocoso, anime l’écriture qui, jusqu’à présent, était plutôt sobre, malgré des passages un peu plus dramatiques. C’est véritablement l’occasion pour le compositeur de mettre en valeur la virtuosité des cordes. Le motif (ex. 24) persistera tout au long de la dernière section, et ce, jusqu’à la cadence de piano où s’arrêtera la plume de Descarries après quelques mesures.

Analyse formelle

Après avoir pris connaissance du style de l’auteur et du matériau thématique de la pièce, il convenait de procéder à une analyse formelle, c’est-à-dire à l’étude des différentes parties qui en déterminent l’architecture. Pour ce faire, il a fallu identifier le début et la fin de chacune des sections présentant un nouveau thème. L’analyse formelle, dans ce cas, sous-entend non seulement la durée, mais aussi la hiérarchisation des sections en essayant autant que possible de respecter l’esprit de Descarries. Afin d’élaborer une conclusion qui, par son efficacité, puisse satisfaire l’auditeur, il était primordial de répondre à une question délicate : quelle devrait être la longueur de la nouvelle section, de sorte qu’elle donne l’impression de s’inscrire de façon cohérente dans l’ensemble, considérant que la partition déjà écrite dure environ dix minutes ?

Le tableau 3 permet de faire ressortir quelques éléments qui se dissimulent dans la notation musicale.

Tableau 3

Analyse par sections, Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano, Auguste Descarries

Analyse par sections, Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano, Auguste Descarries

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D’abord, le premier thème (ex. 17) s’avère clairement le plus important par le nombre de ses occurrences. Les sections trois, quatre, six et sept sont quant à elles relativement courtes et énoncent de nouvelles idées musicales qui ne seront pas développées de façon substantielle. La section cinq devrait attirer notre attention : le premier et le deuxième thème sont conçus pour être superposés. Le cinquième et dernier thème suggère pour sa part une atmosphère énergique qui se prête bien à une conclusion brillante. À moins de vouloir allonger considérablement la pièce, ce qui permettrait de revisiter l’ensemble du matériau thématique, la section ajoutée devrait maintenir cette énergie. C’est pourquoi le quatrième thème, paisible et tendre, n’a pas été retenu dans la section finale.

Considérant que la partie centrale du Quatuor comporte déjà plusieurs sections brèves, il m’est apparu souhaitable d’écrire une section qui, par sa longueur, équivaudrait à une des deux premières parties de la pièce, la première s’étendant sur 48 mesures, la deuxième sur 44. Des sections plus courtes s’enchaînent ensuite, mais j’ai cru préférable, en rappelant les proportions du début, de créer une certaine symétrie architecturale et d’assurer l’équilibre de l’oeuvre.

Voici un tableau (tableau 4) qui permet de mesurer l’ensemble du travail que j’ai réalisé, étant entendu qu’il n’y avait pas qu’une seule solution possible. Au-delà d’une analyse détaillée du matériel proposé par Descarries, cette démarche reposait tant sur mon métier de compositeur que sur mon goût personnel.

Tableau 4

Section finale ajoutée par Aleksey Shegolev, thèmes

Section finale ajoutée par Aleksey Shegolev, thèmes

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La transition entre le manuscrit et la section ajoutée

Comme nous l’avons vu plus haut, le Quatuor de Descarries se termine sur un début de cadence (ou cadenza) au piano. En fait, seules les quatre premières mesures du solo sont écrites au propre par le compositeur, et elles arrivent tout en bas de la page 28 de son manuscrit. Dans le Fonds Auguste-Descarries (P 325), deux autres pages de musique portant les numéros 29 et 30 ont été retrouvées dans une boîte séparée, la page 30 ne comportant que trois mesures dont la dernière est incomplète. Ces deux feuillets semblent être une esquisse de musique quasi improvisée pour piano qui, sur le plan thématique, présente tellement peu de liens avec le Quatuor qu’on peut se demander s’il s’agit vraiment de la suite que le compositeur comptait lui donner. J’ai résolu de laisser de côté cette esquisse pour faire place à une nouvelle cadence pour piano basée sur les cinq thèmes récurrents du Quatuor : cette démarche est conforme à la tradition musicale et respecte les principes formels qui régissent la conception d’une oeuvre et lui confèrent son unité.

Il me restait à résoudre la délicate question de la transition entre la fin de la partition de Descarries et la nouvelle section qui allait lui servir de complément. Pour en assurer la fluidité, j’ai observé les traits singuliers de l’écriture rythmique dans les mesures précédentes. Remarquons qu’avant la cadence, dès la mesure 177, l’accompagnement au piano présente une formule rythmique de doubles croches partagées entre les deux mains.

L’exemple 25 illustre bien la complémentarité rythmique qui existe entre la main droite et la main gauche. La formule se poursuit dans les quatre dernières mesures de l’original :

À partir de la mesure 186, tout en respectant ce modèle rythmique et moyennant une modulation en si mineur, j’ai enchaîné avec le thème principal qui ouvre le Quatuor.

Voici, pour terminer, un extrait du finale comprenant toutes les parties. Je l’ai choisi en raison de la présence de deux thèmes du matériau d’origine, ici superposés : le thème n° 1 en augmentation et le thème no 3 en imitation aux cordes.

Conclusion

En son temps, Auguste Descarries n’a certes pas été un compositeur choyé par le destin. Ce qu’il reste du langage romantique du xixe siècle — pour lui, source constante d’inspiration — tombe progressivement en désuétude dans la première moitié du siècle suivant. Entre les années 1930 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, les difficultés économiques et sociopolitiques, tant en Europe qu’en Amérique, freinent l’épanouissement des artistes. Les années 1950, qui correspondent à la dernière décennie de la vie de Descarries, voient naître l’avant-garde au Québec et ailleurs. C’est l’époque des Serge Garant, Clermont Pépin et Jean-Papineau Couture. Pour plusieurs compositeurs, cette seconde moitié du xxe siècle se caractérise par la constante recherche de la nouveauté, de l’originalité. Les représentants de la jeune génération semblent vouloir tracer leurs propres chemins, explorer le « jamais entendu », plutôt que de se conformer aux traditions artistiques de leurs aînés, à leurs yeux révolues.

Dans ce paysage changeant, Descarries reste fidèle à ses allégeances premières, celles de l’école russe de la fin du xixe siècle. L’analyse de son Quatuor permet d’établir quelques constantes de son langage musical : d’abord, il utilise un langage tonal traditionnel, quoique enrichi de progressions chromatiques ; ensuite, il conserve la mélodie comme matériau de départ et principal point de repère formel, la rendant chantante et très expressive ; finalement, dans ses oeuvres, l’architecture par sections rappelle les techniques de ses prédécesseurs. Mentionnons également la dimension orchestrale qu’il confère au piano. Tous ces éléments façonnent le langage de Descarries qui, en dépit des influences russes qu’il a largement intégrées, a réussi à développer sa propre personnalité. On ne peut qu’admirer sa détermination à faire oeuvre de compositeur. Dans des conditions socioculturelles déplorables, il a poursuivi sans relâche son idéal artistique.

Ce constat soulève la question de ce qu’aurait pu devenir le musicien dans des circonstances plus favorables à son accomplissement. Une autre interrogation découle de la première : si Descarries, parvenu à la maturité, avait pu retravailler son Quatuor, y aurait-il apporté des modifications et si oui, lesquelles ? Comment l’aurait-il terminé ? Autant de questions qui demeureront toujours en suspens. Quoi qu’il en soit, l’achèvement de l’oeuvre qui m’a été confié aura eu le mérite de lui donner une première vie : en effet, le Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano a été créé le 30 octobre 2015 à la salle Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal par Anne Robert au violon, Victor Fournelle-Blain à l’alto, Chloé Dominguez au violoncelle et Paul Stewart au piano.

Le nom d’Auguste Descarries fait partie du patrimoine artistique québécois. En ce sens, la renaissance que connaît aujourd’hui son oeuvre permet de mieux mesurer sa contribution originale à la musique du Québec et à rendre justice à un musicien méconnu.