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L’équipe de rédaction des Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique s’est engagée dans une voie nouvelle et tout à fait prometteuse avec le présent numéro, lequel propose six articles rédigés par des étudiantes et étudiants provenant de la musicologie, mais aussi de disciplines connexes, en l’occurrence l’enseignement de la musique et l’histoire de l’art. Voie nouvelle disons-nous dans la mesure où le numéro est consacré à la relève dans le domaine de la recherche en musique et met en relief les enjeux épistémiques qui animent les autrices et auteurs, les musiques du vaste xxe siècle et du jeune xxie siècle occupant une place de choix avec en arrière-fond une préoccupation constante pour les études du genre, les études culturelles, les musiques de création ainsi que les discours sur la musique. Voie tout à fait prometteuse disons-nous aussi puisque le numéro fait la démonstration d’une qualité de transmission scientifique qui est à l’image de l’enseignement prodigué dans nos universités québécoises et qui passe par le travail dans les archives, l’investigation ethnographique, la maîtrise de la littérature musicologique et la mise à l’épreuve de concepts clés. Le numéro qui nous a été confié à titre de rédactrice invitée et de rédacteur invité a émané du désir de mettre à l’avant-plan les travaux des étudiantes et des étudiants, ce qui a conduit les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique à faire appel aux lauréates et lauréats du concours de conférences scientifiques de la SQRM (Marie-Pier Leduc, Kristin Franseen et Vanessa Blais-Tremblay), ainsi qu’aux étudiantes et étudiants ayant manifesté un intérêt pour le numéro suite à un appel à contributions (Vicky Tremblay, Emmanuel Majeau-Bettez et Daniel Frappier). Cela dit, il est arrivé par le passé que la revue publie un article dans les mêmes circonstances, donc en lien avec le concours de conférences.

C’est ainsi que les six contributions à la base du présent numéro montrent le dynamisme des recherches en musique effectuées en sol québécois. Il s’agit d’ailleurs de l’un des mandats de la SQRM, vecteur de diffusion qui valorise le travail scientifique en musique par ses nombreux concours, par l’attribution de prix en argent ou par des occasions de diffusion. Avec le présent numéro, les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique se placent donc au coeur de la mission de la SQRM en soutenant la publication d’articles dans un contexte d’études universitaires où les chances de diffusion se font parfois rares et entrent souvent en conflit avec le temps qui doit être consacré à la finalisation du parcours scolaire. Or les autrices et auteurs n’ont pas à rougir d’être regroupés dans un numéro consacré à la relève tant les avenues explorées ici contribuent à l’avancement des connaissances de façon à la fois originale et stimulante. Qui plus est, le travail de rigueur scientifique que poursuivent les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique est resté le même à travers un processus d’évaluation où sont intervenus à la fois la rédactrice invitée et le rédacteur invité, des relectrices et relecteurs externes ainsi que certains membres du comité scientifique. Le travail réalisé pour chaque contribution en vue d’en améliorer le contenu a pu bénéficier d’une situation enviable dans la mesure où les résultats de recherche à la base des contributions s’appuyaient bien souvent sur plusieurs années de travail et sur l’extraction des données les plus solides de travaux universitaires, fût-ce à la maîtrise, au doctorat ou lors d’un contrat à titre d’auxiliaire de recherche.

De ces contributions, la première surprise a été de constater que trois d’entre elles ont pour principale période le premier xxe siècle, de la France à la Grande-Bretagne en passant par le Québec. C’est ainsi que le numéro s’ouvre sur un article de Marie-Pier Leduc consacré au critique musical Émile Vuillermoz, dont l’activité dans la France de l’entre-deux-guerres est incontournable tout autant que problématique vu les prises de position hautes en couleur de l’auteur et l’abondance de sa production écrite. En se basant sur un corpus d’écrits provenant de La Revue rhénane des années 1920 à 1924, l’autrice montre comment le critique développe un discours qui se module au gré du contexte alors que sa position portant sur l’universalité de la musique entre en tension avec les visées nationalistes que laissent transparaître certaines de ses idées en contexte d’après-guerre. L’article de Kristen Franseen fait progresser le numéro du côté des études du genre et de la réception musicale en ayant pour principal objet d’étude le livre Music and its Lovers que fait paraître en 1933 l’écrivaine britannique Vernon Lee. Comme Lee a cumulé une foule de données sur les pensées musicales exprimées par des auditrices à une période précise de l’histoire, tout l’intérêt de son étude consiste, selon l’autrice, à mettre au premier plan les goûts des auditrices à travers des expériences d’écoute favorisées par le canon musical provenant du xixe siècle. Cherchant aussi à combler un retard par rapport à l’intérêt porté aux femmes en musicologie, Vanessa Blais-Tremblay étudie l’apport des femmes à la scène montréalaise de l’entre-deux-guerres, période portée par le jazz et l’ivresse alors que les cabarets associés au nightlife insufflent au Québec un vent de modernité. L’autrice montre que si les femmes se sont affirmées sur cette scène en contribuant à sa diversité culturelle, ethnique et de genre, cette situation n’a pas été sans poser problème sur le plan de la réception à une époque où le péché moral, qu’il soit associé au plaisir du corps, à l’ethnicité ou à l’identité de genre, a fortement été décrié par les autorités au nom des valeurs conservatrices. Ces trois contributions ont ceci d’original et de stimulant qu’elles découlent toutes d’une recherche dans les archives, mettant ainsi à profit de nouvelles données et l’importance toujours persistante des sources de première main en musicologie historique.

Des trois autres contributions venant compléter le numéro, l’autre surprise a été de constater à la fois le déplacement des approches et le renouvellement des questions sur des thèmes qui occupent la musicologie depuis quelques décennies, mais dont le traitement gagne justement à être renouvelé. L’article proposé par Vicky Tremblay revient ainsi sur des publications ayant un statut canonique en musicologie lorsque vient le temps de s’intéresser aux études de genre, soit les travaux publiés par Susan McClary, Marcia J. Citron, Marie-Thérèse Lefebvre et plusieurs autres au cours des années 1990. Or, tout l’intérêt du regard porté par l’autrice consiste à questionner les acquis de cette littérature à l’aune des réalités musicales que font valoir plusieurs compositrices depuis l’arrivée des années 2000, là où la fluidité des pratiques et le fait de dépasser une binarité primaire (i.e. hommes versus femmes) deviennent importants. Les musiques de création offrant l’occasion de poursuivre les études sur des musiciennes, Emanuelle Majeau-Bettez s’engage également dans cette voie en proposant une analyse de type ethnographique sur la compositrice Éliane Radigue dans le contexte de l’appropriation d’une oeuvre par le Quatuor Bozzini, soit Occam Delta xv. Contribuant ainsi à l’ontogenèse des oeuvres et aux études de performance rattachées aux musiques de création, l’autrice analyse les réactions des instrumentistes et de la compositrice dans un contexte où les niveaux de compréhension évoluent et s’entrechoquent, notamment en ce qui concerne des attentes spécifiques quant à la façon d’interpréter l’oeuvre en devenir. La contribution signée par Daniel Frappier clôt le numéro en l’ouvrant sur plusieurs enjeux, à la fois esthétiques et historiques, qui ont à voir avec les discours produits sur la musique et le bruit depuis l’arrivée de la modernité alors que les grandes catégories découlant de l’histoire musicale et des genres, du romantisme au rock, sont souvent impuissantes à rendre compte des moyens d’expression de celle ou de celui qui crée en situation où les contraires peuvent être mis à profit. Les frontières et les pratiques se mélangent et se brouillent depuis que le régime esthétique des arts — selon le cadre conceptuel proposé par le philosophe Jacques Rancière — a ouvert le champ de tous les possibles dans le domaine artistique. Ce sont les incidences à la fois conceptuelles et épistémologiques sur notre façon d’appréhender la musique que l’auteur analyse. Les contributions qui précèdent la sienne, autant dans le contexte de l’entre-deux-guerres que dans celui des musiques de création, tendent à consolider les réflexions qu’il propose quant à la façon dont l’audible se déploie depuis la fin du xixe siècle.

Ce numéro n’aurait pas été possible sans la contribution de plusieurs personnes qu’il nous sera permis de remercier, soit Marie-Christine Parent qui a été mandatée à titre de secrétaire de rédaction pour ce numéro, Julie Mireault et Jean Boivin de l’équipe de la revue pour leur appui et leurs conseils, enfin les relectrices et les relecteurs ainsi que les membres du comité scientifique qui sont intervenus d’une façon ou d’une autre dans le processus scientifique. Que les autrices et les auteurs soient aussi chaudement remerciés pour leur travail et leur dévouement aux recherches portant sur la musique ! À n’en point douter, la relève scientifique dans le domaine de la musique est solidement outillée pour faire avancer les connaissances de demain et déployer à nouveau le champ des possibles quant à la richesse que comporte l’étude de la musique, ce dont le présent numéro porte le témoignage.