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En mai 2016, Iggy Pop accompagne le cinéaste Jim Jarmusch sous les feux du Festival de Cannes. Les deux hommes sont invités pour la première de Gimme Danger (2016), un documentaire passionné sur l’histoire chaotique du chanteur et du groupe protopunk qu’il a aidé à fonder, à la fin des années 1960, aux côtés des frères Ron et Scott Asheton et de Dave Alexander : les Stooges. Sans grande surprise, lors de la conférence de presse, le rocker est appelé à se prononcer sur l’état actuel de l’industrie musicale. Maussade, il répond :

C’est différent, aujourd’hui. Tu peux peser sur un bouton et devenir soudainement très riche. Et je pense aussi qu’il y a lieu d’argumenter que l’humanité approche un point où la technologie pourrait bien finir par attraper tout le monde par les épaules pour nous secouer puis nous balancer par-dessus le bord et en finir avec nous[1]

Jarmusch et collab. 2016

Puis, parodiant un rythme techno en martelant sur la table : « Wow ! Vous savez ? Pourquoi ne pas crever sur-le-champ ?[2] » (Jarmusch et collab. 2016). Cette critique, craignant qu’une technologie froide et déshumanisante ne vienne remplacer l’expression chaude et authentique de l’artiste, n’est pas nouvelle. Au tournant du xxe siècle, déjà, le compositeur et chef d’orchestre américain John Philip Sousa ne trouve pas de mots assez durs pour nous mettre en garde contre les « machines infernales » de la phonographie : « Un jour viendra où plus personne ne sera disposé à se soumettre à la noble discipline de l’apprentissage de la musique. Chacun aura sa musique toute faite, piratée çà et là, prête à servir » (cité dans Ross 2015 [2010], 99-100). Plus fondamentalement, peut-être, ces discours quelque peu alarmistes rappellent les diatribes d’une certaine presse réactionnaire qui, bien avant l’ère de la reproduction technique, fustige la « précision presque scientifique » du roman réaliste :

Si l’on forgeait à Birmingham ou à Manchester des machines à raconter ou à analyser en bon acier anglais, qui fonctionneraient toutes seules par des procédés inconnus de dynamique, elles fonctionneraient absolument comme M. Flaubert. On sentirait dans ces machines autant de vie, d’âme, d’entrailles humaines que dans l’homme de marbre qui a écrit Madame Bovary avec une plume de pierre, comme le couteau des sauvages

D’Aurevilly 2004 [1860-1865], 1055, 1048

Si je prends le temps de relever ces ressemblances, c’est que je crois qu’elles témoignent, par la négative, de profondes mutations dans les conceptions et les pratiques artistiques modernes et contemporaines, où le sujet abandonne de plus en plus ses pouvoirs pour laisser parler les objets du monde. C’est-à-dire que, tout en voulant les dénoncer, les critiques de la mécanisation rendent compte de nouvelles formes de création où l’humain embrasse le non-humain, où l’intentionnel cède au non-intentionnel, où la pensée s’ouvre à la non-pensée. Sans le savoir, elles mettent au jour ce grand brouillage des contraires que Jacques Rancière place au coeur du « régime esthétique » : reconfiguration de la pensée et de la sensibilité occidentales qui, exacerbée depuis la révolution romantique, bouleverse les anciennes conceptions de la société et de l’art héritées de Platon et d’Aristote. Un changement de paradigme où, suivant le philosophe, l’on passe de la hiérarchie à l’anarchie des genres, de l’unité organique du poème au modèle du fragment, du règne de l’éloquence à celui de la « parole muette » (Rancière 1998, 17-30, 32, 59).

C’est en m’appuyant sur cette dernière notion, tout particulièrement, que je propose de réfléchir aux redéfinitions de l’audible sous le nouveau régime : de retracer quelques-uns des discours et des pratiques qui, depuis le tournant du xixe siècle, brouillent les définitions de la musique et la font glisser vers le bruit. Le propos s’articulera autour de trois moments. D’abord, j’esquisserai l’émergence du régime de la parole muette ainsi que l’essor de la musique instrumentale qui, à la même époque, permet au « bruit » symphonique de devenir non seulement la source d’un plaisir esthétique légitime, mais un modèle pour la création en général. Ensuite, je retracerai la nouvelle sensibilité au sein de la culture rock qui, avec sa poésie pop crue et ses déflagrations sonores, continue de déplacer les lignes du significatif et d’estomper les frontières du beau. Après quoi je me pencherai sur la musique noise qui, ne serait-ce que de par son appellation, offre un parfait exemple de fusion romantique des contraires. En prenant pour exemple le travail de Sonic Youth, formation parmi les plus influentes à émerger de la scène post-punk new-yorkaise, je tenterai de démontrer que les pratiques bruitistes prolongent et exacerbent ce grand désordre qui, bien que déjà présent dans les premières incarnations du rock, trouve sa véritable origine dans la révolution esthétique de la fin du xviiie siècle.

Les rythmes de la nature et de la vie

Le logos aristotélicien, explique Rancière, est la parole bien maîtrisée : l’élocution déterminée par la raison,

guidée par une signification à transmettre et un effet à assurer. Chez Platon, c’est la parole du maître qui sait à la fois expliciter sa parole et la déposer comme une semence dans l’âme de ceux chez qui elle peut fructifier. Dans l’ordre représentatif classique, cette « parole vivante » est identifiée à la grande parole qui fait acte : la parole vivante de l’orateur qui bouleverse et persuade, édifie et entraîne les âmes ou les corps. C’est aussi, conçue sur son modèle, la parole du héros tragique qui va jusqu’au bout de ses volontés et de ses passions

2001, 34

En aucun cas, ce logos ne doit être confondu avec la simple voix des gens de basses conditions qui, tels des animaux, n’émettent des sons que pour exprimer le plaisir ou la douleur. Or, à cette parole exclusive, qui norme l’entièreté du système représentatif depuis la Grèce classique jusqu’au siècle des Lumières, le romantisme oppose le régime de l’« omni-signifiance » où, suivant Rancière, l’usure d’un bâtiment ou la bouche d’un égout parlent autant, sinon mieux, que le lauréat du concours d’éloquence ou que tout prince de tragédie : parce que, à la différence de ces derniers, elles ne veulent rien dire et que, par conséquent, elles ne peuvent pas mentir (2007, 178). Une « démocratie esthétique » qui, pour ce qui m’intéresse ici, peut être pensée selon deux schémas contradictoires et indissociables, chacun correspondant à l’une ou l’autre forme de ce que le philosophe nomme la parole muette (cité dans Truong 2007, 58). D’abord, il y a le discours que portent les choses muettes elles-mêmes :

C’est la puissance de signification qui est inscrite sur leur corps même, et que résume le « tout parle » de Novalis, le poète minéralogiste. Tout est trace, vestige ou fossile. Toute forme sensible, depuis la pierre ou le coquillage, est parlante. Chacune porte, inscrite en stries et en volutes, les traces de son histoire et les signes de sa destination

Rancière 2001, 35

Le logos, jadis réservé aux seuls hommes d’une certaine qualité, est remis en libre circulation, inscrit jusque dans la moindre manifestation du monde. Il en va de même pour le grand art qui, dorénavant, peut exister en dehors des valeurs éternelles et immuables des académiciens. Gustave Courbet l’énonce clairement lorsque, dans sa « Lettre aux jeunes artistes de Paris » (1861), il écrit :

Le beau est dans la nature, et se rencontre dans la réalité sous les formes les plus diverses. Dès qu’on l’y trouve, il appartient à l’Art, ou plutôt à l’artiste qui sait l’y voir. Dès que le beau est réel et visible, il a en lui-même son expression artistique. Mais l’artiste n’a pas le droit d’amplifier cette expression. Il ne peut y toucher qu’en risquant de la dénaturer, et par suite de l’affaiblir. Le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l’artiste

1986 [1861], 5

Toute forme d’existence devient intéressante, digne de représentation, et n’importe quelle de ses manifestations est également propre à en exprimer le sens ou la poésie cachés (Rancière 2007, 149). Ainsi, pour reprendre les mots de Marcel Proust, Richard Wagner peut faire entrer dans sa musique les « rythmes de la nature et de la vie, du reflux de la mer au martèlement du cordonnier, des coups du forgeron au chant de l’oiseau » (1978 [1921-1922], 1156). Ou, comme au troisième acte de Tristan und Isolde (1865), se dessaisir de sa puissance créatrice et confier « l’expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l’âme humaine » à la « maigre chanson » d’un « pauvre pâtre[3] » (Proust 1978 [1954], 69). La musique elle-même, au fait, connaît une fulgurante promotion au xixe siècle : jadis considérée comme un « vain bruit », car ne sachant, sans l’aide de la voix humaine ou d’une note de programme, parler « ni à l’esprit ni à l’âme », elle devient avec la métaphysique romantique de l’art l’expression directe de réalités profondes, inaccessibles à la connaissance ordinaire[4] (D’Alembert 2017 [1759, 1767], 926). Le langage, qui la commande et lui donne sens depuis des siècles, ne parvient plus à la traduire ou à expliquer ses effets. Pire encore : toujours empêtrés qu’ils sont dans les mailles de la raison, les mots empêchent le plein déploiement des « Miracles de l’art musical » (Wackenrdoder et Tieck 2009 [1797, 1799], 210). Un revirement qui, comme on le verra très bientôt, tient peut-être plus de la seconde forme de la parole muette que de la première.

Illustration 1

Wagner : les rythmes de la nature et de la vie (Keppler 1877, 16).

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Car l’égalité esthétique, nous dit Rancière, c’est aussi le langage qui se vide de son sens, qui s’abaisse à l’irrationalité des choses quelconques. L’écriture muette, ici, n’est plus la beauté secrète ou le message encodé dans le sensible, mais « la parole sourde d’une puissance sans nom qui se tient derrière toute conscience et toute signification, et à laquelle il faut donner une voix et un corps » (Rancière 2001, 41). L’artiste n’est plus, comme dans la section précédente, l’explorateur qui sillonne le bas monde et qui rend leur valeur aux détails sans importance. Plutôt, il est la figure orphique qui « s’enfonce dans le pur non-sens de la vie brute ou dans la rencontre avec les puissances des ténèbres » (Rancière 2001, 33). La poésie de l’ordinaire ne l’interpelle pas tant que la voix, insaisissable et insensée, de la vie même. C’est le contre-mouvement emprunté par Wilhelm H. Wackenroder quand, dans les Fantaisies sur l’art (1799), il s’en prend aux hommes de science qui, trop souvent dans leur noble quête de vérité, ne font que réduire l’existence à d’austères systèmes d’idées :

Les sages voudraient refaire le monde selon le modèle calculé et mesuré de la raison, en suivant un ordre des choses sérieux et spirituel. Mais qu’est-ce que la terre sinon un son de l’harmonie secrète des sphères, parvenant à notre oreille ? Un éclair fugitif, visible à nos yeux, surgissant des nuages obscurs cachés de l’univers ? Et nous, que sommes-nous ? Ce flux et ce reflux puissants des choses terrestres […] ne me semblent rien sinon que la pulsation caractéristique et mystérieuse, la respiration terrible et incompréhensible de la créature terrestre[5]

2009 [1797, 1799], 180

Un chemin repris, peu de temps après Wackenroder, par Arthur Schopenhauer et le jeune Friedrich Nietzsche qui, chacun à sa façon, se détournent des belles apparences de la raison pour se perdre dans les profondeurs insondables de la Volonté et du dionysiaque[6]. Or, chez le premier comme chez les deux autres, la musique occupe une place privilégiée : par son immatérialité et sa résistance au concept, elle offre un accès direct à l’essence secrète des choses. Autrement dit, les attributs qui en font un langage déficient sous le régime précédent — son abstraction, son imprécision sémantique, son incapacité à bien nommer les choses — la rendent, à l’époque du romantisme, supérieure à toute autre forme d’expression. Une langue « plus riche » que celles des littéraires, écrit Hector Berlioz, « plus variée, moins arrêtée et, par son vague même, incomparablement plus puissante » (1990 [1839], 3). « Voilez-vous la face, pauvres grands poëtes anciens, pauvres immortels ; votre langage conventionnel, si pur, si harmonieux, ne saurait lutter contre l’art des sons. Vous êtes de glorieux vaincus, mais des vaincus ! » (Berlioz 2013 [1862], 60). Bien qu’un tel renversement de situation eût pu provoquer une levée de boucliers de la part des littérateurs, plusieurs poètes et romanciers de l’époque, et non des moindres, s’entendent pour reconnaître leurs limites face au mystère musical. Thomas Moore, par exemple, écrit dans ses Irish Melodies (1807-1834) : « Oh divine musique ! Le langage impuissant et faible se retire devant ta magie ! Pourquoi le sentiment parlerait-il jamais, quand tu peux seule exhaler toute son âme ? » (cité dans Berlioz 1996, 68). Honoré de Balzac, au fil de ses correspondances avec la comtesse Ewelina Hańska, en vient également à s’incliner. Dans une lettre de novembre 1837, il admet que Ludwig van Beethoven est le seul homme à lui faire connaître la jalousie. À peine remis de la Cinquième Symphonie (1808), entendue la veille au Conservatoire de Paris, il poursuit : « Dans son finale, il semble qu’un enchanteur vous enlève dans un monde merveilleux, au milieu des plus beaux palais qui réunissent les merveilles de tous les arts […] et vous laissent apercevoir des beautés d’un genre inconnu » (Balzac 1990 [1967], 419). Vient, alors, l’aveu d’impuissance : « Non, l’esprit de l’écrivain ne donne pas de pareilles jouissances, parce que ce que nous peignons est fini, déterminé, et ce que vous jette Beethoven est infini » (Balzac 1990 [1967], 419).

Que des poètes s’avouent incapables de bien traduire les effets de la musique, cela indique, sans contredit, un profond changement dans les conceptions esthétiques dominantes. La parole n’est plus, comme aux temps d’Aristote ou des Lumières, le modèle infaillible vers lequel toute création devrait tendre. Au contraire, à l’heure où plusieurs s’éprennent de métaphysique romantique, le sens étroit et terrestre des mots passe pour une contrainte. La musique, en revanche, apparaît comme l’organe privilégié de l’indicible. Elle est « la plus merveilleuse de toutes les inventions », écrit Wackenroder, « une langue que nous ignorons dans la vie courante, et dont nous ne savons pas où ni comment nous l’avons apprise, une langue que seule on pourrait tenir pour le langage des anges » (2009 [1797, 1799], 213). Ainsi libérée du logos, du devoir ancestral de se plier à un discours préétabli, la musique peut exister et être appréciée en elle-même. Pour ses « formes sonores en mouvements », écrit l’esthéticien et tourmenteur de Wagner Eduard Hanslick[7] (1986 [1854], 94). Pour sa façon de vous frapper « au creux de l’estomac plutôt que dans le cervelet », soutient la critique rock[8] (Foege 1995 [1994], 61). Et c’est ce vers quoi je vais, dès à présent, me tourner.

Moments de brillance inexplicable dans un brouillard de stupidité, ou vice versa

La parole muette, écrivais-je plus haut, est d’abord la puissance de signification rendue aux choses sans intérêt. Elle est la parcelle d’histoire ou de poésie contenue dans les marchandises disparates d’un étalage de magasin ou dans un geste répété mille fois et qui doit être ramenée à notre conscience par un double travail de déchiffrement et de réécriture (Rancière 2001, 41). « C’est le modèle romantique de la pensée qui va de la pierre et du désert à l’esprit, explique Rancière, de la pensée déjà présente dans la texture même des choses, inscrite dans les stries du rocher ou du coquillage et s’élevant vers des formes toujours plus explicites de manifestation » (1998 [1996], 533). Rien n’est insignifiant : tout est également porteur de sens, digne d’intérêt et de représentation. Les rêves de la fille de paysan et la misère des casseurs de pierres, les motifs du papier peint et les formes sinueuses de l’urinoir, le grésillement de la radio à transistors et les scories de l’impression mécanique. En bon héritier du blues et des musiques country, le rock n’est certainement pas insensible à la poésie du banal : il démontre, comme pour répondre à la critique de S. I. Hayakawa, une « force de caractère […] une détermination, souvent absente des chansons populaires, à rendre compte des faits de la vie[9] » (1955, 93). Au moment de publier Le regain américain (1970), hommage à chaud et candide au mouvement hippie, le juriste et activiste Charles A. Reich déclare au Rolling Stone :

La toute première chose qui a commencé à se produire quand le rock est entré dans la culture de masse a été de dire « on se sent seuls et aliénés et effrayés », et la musique n’avait jamais dit ça auparavant. Le blues l’a toujours dit […] Mais les Blancs se faisaient raconter combien joyeux, combien romantique, combien beau, combien agréable était le monde. Et ça ne reflétait pas la vérité. Soudain arrive Elvis Presley chantant à propos d’un « Heartbreak Hotel » rempli de personnes seules, et il disait peu importe que ça soit plein, quand on arrive là on est seul […] Donc la première vérité du rock, le premier gros message, c’était de dire les choses ne vont pas si bien. […] Vient ensuite un second type de chansons qui commencent à faire l’éloge de la débauche et du sexe — et c’est une autre vérité que personne ne disait[10]

cité dans Rinzler 1971, 32

À présent, la culture rock ne s’attache pas aux seuls travers et bas instincts de la bête humaine. Seulement, elle embrasse la réalité dans toute son hétérogénéité[11]. « Car la poésie vraie », pour reprendre la formule de Victor Hugo, « la poésie complète est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, […] tout ce qui est dans la nature est dans l’art » (2009 [1827], 39). Le rock ne dit rien d’autre : Little Richard chante autant le gospel du dimanche matin que la débauche du samedi soir, Bob Dylan poétise les gros titres comme les petites conversations, Jim Morrison cite Sophocle aussi bien que les pubs de détersifs[12]. Une attitude qui s’observe, déjà, chez le « premier poète rock en Amérique[13] » : Chuck Berry qui, dès ses débuts, confond le grand amour et la mécanique automobile, qui évoque Vénus aux côtés de Jackie Robinson, qui renverse Beethoven au profit de l’illettré Johnny B. Goode[14] (Goldstein 1969 à[1968], 2). Souvent, ses chansons sont si encombrées d’objets que les histoires qu’elles devraient nous raconter passent presque au second plan, semblant n’être que des prétextes à énumérer les babioles. En témoigne l’inventaire des biens qui troue le récit du couple de « You Never Can Tell » (1964) : deux jeunots se marient, meublent un appartement à leur goût et revisitent, pour souligner quelque anniversaire, les lieux de leur union. « C’est la vie[15] », dit le refrain : « On ne sait jamais comment ça va tourner ». Des mots fort à propos, considérant que l’auditeur ne connaît à peu près rien des mariés et de leur histoire : comment ils se sont rencontrés, s’ils ont des enfants, en quoi consiste le boulot qui permet « les petites rentrées d’argent ». En revanche, il est bien informé qu’ils possèdent un frigo « bourré de plats congelés et de sodas gingembre », une chaîne stéréo hi-fi pour jouer leurs « sept cents petits disques » ainsi qu’une voiture retapée : « une 1953 rouge cerise[16] ». Les accessoires ont autant d’importance, sinon plus, que les personnages et l’action. Le décor est tiré à l’avant-scène, pour ainsi dire. Et le moindre objet, bien qu’il n’apporte rien au récit, est essentiel. Comme l’écrit le journaliste et auteur Nik Cohn, dans ce qui est souvent considéré comme la première histoire écrite du rock :

Au fond, ce sont les détails qui comptent. La plupart des auteurs pop auraient écrit You Never Can Tell en énumérant des généralités et ça n’aurait même pas existé. Mais Chuck était obsessionnel, il était passionné de voitures, de rock et de ginger ale et il fallait absolument qu’il les place dans sa chanson. Ce sont les petites touches comme la Jidney [sic] de 1953 rouge cerise ou le coolerator [sic] qui font toute la différence

2013 [1969], 51

Ou, pour utiliser les mots de Rancière : « Le tout est maintenant dans les détails » (2014, 34). Le contenu essentiel ne réside pas nécessairement dans le « tableau général », dans quelque idée centrale ou principe structurant autour desquels s’articulerait la chanson : une histoire à raconter, une morale à transmettre, une émotion à déclencher. Il peut tout aussi bien se trouver dans les « petites touches » : dans les parcelles de réalité ordinaire, écrit Cohn, dans les mots et les objets de la vie courante qui font irruption dans les paroles. Un nivellement des hiérarchies que décrit bien le critique Greil Marcus quand, dans son introduction aux Aesthetics of Rock (1970) de Richard Meltzer, il écrit :

Le rock est une totalité : il contient, ou laisse croire qu’il peut contenir, toutes les variétés d’expérience. […] Les plus « triviaux, médiocres, banals, insipides » des éléments de l’art et de la vie deviennent intéressants, et mystérieux : le choix d’un mot plutôt qu’un autre, les tournures de phrases, les pochettes de LP (qui ne sont qu’une autre version des pubs TV, des panneaux-réclame, des images socialement codées auxquelles nous répondons ou desquelles nous nous détournons), les cris, les silences, des moments de brillance inexplicable dans un brouillard de stupidité, ou vice versa[17]

1987 [1970], xxii-xxiii

Les derniers mots sont intéressants. La « totalité rock », avance Marcus, admet qu’il puisse y avoir de l’intelligence à l’oeuvre derrière ce qui semble insignifiant. Ou, inversement : de la bêtise sous le voile de la brillance. Ce qui nous ramène, en douce, vers la seconde forme de la parole muette : celle qui, plutôt que de donner sens aux choses muettes, injecte du silence dans les produits de la raison. Voix de l’Autre qui, pour filer la métaphore géologique, « renvoie l’esprit à son désert » (Rancière 1998 [1996], 533).

Illustration 2

Le skiffle : tout ce qui est dans la nature est dans l’art (Thelwell 1957, 92).

Image reproduite avec l’autorisation de la Thelwell Estate

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Dès ses débuts, le rock est perçu par une part considérable du public comme une forme de régression insidieuse. Rien de moins qu’un « vaudou de frustration et de défiance[18] », estime un prêtre (Shannon 1956, 1). Une redoutable « menace à la vie, à la santé, à la décence et à la morale », vocifère un autre, tandis qu’un psychiatre s’inquiète de cette nouvelle « maladie contagieuse[19] » poussant les adolescents à adopter des comportements déviants (cités dans Stearn 1956a, 3). La presse musicale n’est pas plus tendre, décrivant tantôt un « retour à des rythmes de la jungle » incitant la jeunesse à se commettre en « des orgies de sexe et de violence (comme son modèle le faisait chez les sauvages eux-mêmes) », tantôt une forme exacerbée de « pollution acoustique » contaminant aussi bien les ondes que les bonnes moeurs : « Est-ce vraiment le progrès ?[20] » (Stevens 1958, 3 ; Hanson 1962, 2). Une perspective parfaitement renversée par les adeptes de la nouvelle musique qui, eux aussi, y voient une sorte d’atavisme ou de réversion. Non pas dans un sens négatif, cependant, mais comme un retour à quelque chose d’essentiel, la résurgence salutaire d’un aspect oublié de la nature humaine. C’est le chanteur folk Butch Hancock qui le résume le mieux quand, se rappelant les premières apparitions d’Elvis à la télévision, il lance : « Ouais, c’était la danse que tout le monde avait oubliée. C’est que la danse était si forte qu’il a fallu une entière civilisation pour l’oublier. Et dix secondes du “Ed Sullivan Show” pour s’en rappeler[21] » (cité dans Ventura 1986 [1985], 156). Au début des années 1960, c’est un critique du Time qui, transporté par un concert de Ray Charles, rapporte que des « spiritualistes du sud » disent avoir entendu le soul man parler la « langue inconnue[22] » (« That’s All Right » 1963, 52). Quelques années plus tard, l’article inspire à un jeune Richard Meltzer de développer sa propre théorie, aussi confuse que divertissante, du rock comme parole hermétique. Seulement, admet aujourd’hui le critique, certaines de ses réflexions sont

à ce point sous-articulées (inarticulées ?) qu’il faudrait une visite guidée (ou une cassette d’accompagnement) pour clarifier, ou simplement suggérer, ce que j’aurais bien pu tenter d’« exprimer » à l’époque. […] Après, il y a des bouts, des paragraphes si droguément opaques, ésotériques, abstrus qu’aucune assistance auctoriale — je connais mes limites ! — n’est à ce stade même hypothétiquement envisageable[23]

Meltzer 1987 [1970], vii

Plus convaincante est la thèse de l’auteur et cinéaste Michael Ventura, selon laquelle le rock n’est rien de moins que la survivance, en sol américain, de cultes religieux et païens importés d’Afrique et d’Europe avec le commerce triangulaire :

Ce qui ne veut pas dire que le rock ’n’ roll est du vaudou. Bien sûr qu’il ne l’est pas. Mais il garde intacts certains traits de la métaphysique africaine et les restitue avec une telle puissance qu’il génère inconsciemment les mêmes danses, agit comme un redoutable antidote à la séparation [judéo-chrétienne] du corps et de l’esprit et utilise des techniques dérivées de la possession vaudoue comme source, pour les musiciens aussi bien que pour les spectateurs, d’une incroyable énergie[24]

1986 [1985], 156

Tout aussi intéressante est la proposition de l’artiste conceptuel Dan Graham qui, dans son brillant essai vidéo Rock My Religion (1983-1984), trace une filiation entre les séances de danses extatiques des Shakers et les concerts débridés des hippies et des punks :

Dans le rituel de la performance rock, la combinaison des effets hypnotiques de la musique et des drogues psychédéliques conduit les interprètes et leur public à un « voyage », au-delà de la Vieille Conscience dans la psyché profonde. Comme l’invocation délibérée du Diable par les Shakers qui vise la purification de la communauté et la communion avec Dieu, le performeur tente de libérer des propriétés archaïques[25]

1982, 328

Ce que suggèrent de telles généalogies, c’est que le rock, un peu comme la musique absolue au cours du xixe siècle, peut constituer une forme d’expérience religieuse. Ou, du moins, une pratique extatique à travers laquelle le sujet s’évade de l’existence ordinaire. Dans la rencontre avec les puissances célestes, par une sorte d’élévation mystique, ou dans la régrédience[26], par un retour à l’animal. Dans un cas comme dans l’autre, le rock apparaît comme une sortie brutale du logos. « Je pense que le langage est presque obsolète de toute façon », résume Patti Smith au moment de sortir Easter (1978) : « La barrière de la langue sera brisée non pas par l’esperanto, non pas par quelque nouveau langage néo-intellectuel, mais à travers le rock ’n’ roll, à travers le son. Quelque chose d’aussi commun et dirt cheap que le rock ’n’ roll[27] » (citée dans Robertson 1978, 17).

L’avili et le sacré

Les prophéties beat de la poétesse rock et ses appels à faire sauter le langage trouvent un écho particulièrement sonore chez la jeune génération post-punk d’alors, à qui l’on doit des slogans tels que « Renversez l’évolution » (1976 ?), « Déchirez tout et recommencez à zéro » (1982) et « Arrêtez de faire sens » (1984)[28]. Ou, dans les mots choisis par Sonic Youth : « Le chaos est l’avenir et au-delà se trouve la liberté/La confusion est proche et juste après vient la vérité[29] ». Paroles que l’on retrouve sur le premier album du groupe, Confusion Is Sex (1983), sorti deux ans après sa formation officieuse au Noise Fest de 1981. Flirtant avec l’underground new-yorkais, Sonic Youth est à l’origine très proche de l’anti-scène no wave, « sous-genre cacophonique et confrontant du punk rock », explique un journaliste du New York Times, « dadaïste dans le style et nihiliste dans l’attitude. Ça a commencé en 1976 et, en l’espace de quelques années, la plupart des formations originales s’étaient dissoutes[30] » (Sisario 2008, E1). Dans un esprit un peu moins table rase que la no wave, peut-être, le groupe manifeste dès le départ un penchant pour l’expérimentation et la transgression : performances violentes, exacerbation du bruit, intégration de matériaux non-conventionnels. Avec les années, les membres affinent leur art et développent une identité forte qui leur vaut une grande popularité dans les circuits indépendants ainsi que, après dix années de travail sous-terrain, un fructueux contrat de DGC Records : jeune firme fondée par David Geffen, alors en voie de devenir l’un des plus gros joueurs de la scène alternative avec des artistes comme Nirvana, Weezer et Beck. À sa séparation, à l’hiver de 2011, Sonic Youth a plus d’une trentaine d’albums à son catalogue et fait figure de pilier du noise rock. Dans un essai sur le sujet, le théoricien culturel Torben Sangild écrit :

Le terme « noise rock » […] désigne une partie de la scène post-punk qui émerge des cendres du punk à la fin des années 1970. […] Le post-punk tente […] de se distancier de la joyeuse insouciance de la pop, sans toutefois rejeter ses qualités mélodiques. Un des meilleurs moyens pour accomplir cette tâche est le recours au bruit. Le noise rock n’est pas un style cohérent, mais un terme général pour désigner les différentes formes que peut prendre l’esthétique du bruit à l’intérieur de l’idiome post-punk[31]

2002 [1996-1997], 13

Défini en ces termes, le genre rappelle la « forme informe » du roman qui, au xixe siècle, vient ruiner le système hiérarchique des belles-lettres (Rancière 2009, 142). Ce qui ne doit pas nous faire oublier que le rock lui-même, à la base, constitue un phénomène protéiforme. Une « totalité », suggère Greil Marcus : une forme ouverte qui, dans son libre déploiement, peut emporter toute chose et son contraire[32]. Seulement, vingt-cinq ans après ses premiers scandales — les déhanchements obscènes d’Elvis au Ed Sullivan Show en 1956, les paroles inintelligibles des Kingsmen (1963) placées sous enquête par le FBI en 1964, le commentaire de John Lennon sacrant les Beatles plus populaires que Jésus-Christ en 1966 — le rock est une tradition aussi bien définie que solidement implantée dans la culture dominante : avec ses héros et son répertoire, ses codes et ses clichés, ses rituels et ses institutions. De plus, ses formes d’expression dominantes oscillent entre diverses tendances au repli et à la rationalisation : la standardisation des formats radiophoniques, le retour à l’essentiel des punks, les sonorités bien ordonnées de la synth pop, etc. Le noise, en revanche, se présente comme un retour en force du refoulé, embrassant les genres tenus à l’écart — de la musique concrète au hip-hop en passant par le free jazz et le hardcore — et mettant de l’avant les impuretés gommées par les studios professionnels : les fausses notes, les défectuosités du matériel, les sons ambiants, etc. Il réintroduit de la saleté dans la « pollution » rock, pour ainsi dire. Un travail de récupération « sauvage[33] » qui s’exprime, dans la littérature noise, à travers la figure récurrente de l’ordure.

Au temps de l’éclectique Whitey Album (1989), où les membres de Sonic Youth[34] aidés de quelques collaborateurs se permettent deux reprises de Madonna ainsi qu’une version karaoké d’« Addicted to Love » (1986) de Robert Palmer, la bassiste Kim Gordon affirme : « Nous sommes comme le gros camion poubelle qui trace sa route, ramassant les déchets de la pop » (citée dans Foege 1995 [1994], 150). La formule est caricaturale, bien entendu, mais elle paraît assez proche de la réalité quand on observe tout le bric-à-brac mobilisé, au fil des années, par le groupe : de la perceuse amplifiée qui ouvre « The Burning Spear » (1982) à la lime à métaux qui clôt « Calming the Snake » (2009), du réfrigérateur grondant de « Freezer Burn » (1983) à la boîte vocale distordue de « Providence » (1988), de la tuyauterie qui tinte sur « She Is Not Alone » (1982) à la ferraille indistincte de « Teknikal Illprovisation[35] » (2002). Bien qu’il ne fasse pas directement référence à ce type de détournements, parlant plutôt de la fascination du groupe pour la culture de masse et sa camelote, ses produits jetables et ses icônes interchangeables, le journaliste David Browne puise, lui aussi, dans le registre de l’ordure :

Le récent (et parfois aggravant) engouement pour tout ce qui est kitsch [trouve] en partie sa source dans la façon dont Sonic Youth a longtemps embrassé la télé et les films de seconde zone ou les vieux succès sirupeux du Top 40 — la façon dont le groupe a, comme Quentin Tarantino, rendu la junk respectable[36]

Browne 2008, 389

Pour sa part, adoptant un point de vue plus général, Sangild suggère qu’il est un trait dominant du noise rock et du post-punk dans son ensemble de réemployer ce que la culture grand public préfère laisser de côté. Empruntant à l’écrivain Georges Bataille, il parle d’un penchant pour l’« hétérogène » (Sangild 2002 [1996-1997], 13). Le terme, cher à l’auteur de La part maudite (1949), trouve sa première définition dans un article de 1933 :

Ce sont les produits d’excrétion du corps humain et certaines matières analogues (ordures, vermine, etc.) ; les parties du corps, les personnes, les mots ou les actes ayant une valeur érotique suggestive ; les divers processus inconscients tels que les rêves et les névroses ; les nombreux éléments ou formes sociaux que la partie homogène est impuissante à assimiler : les foules, les classes guerrières, aristocratiques et misérables, les différentes sortes d’individus violents ou tout au moins refusant la règle (fous, meneurs, poètes, etc.)

Bataille 2009 [1933], 20

Au plus court, l’hétérogène renvoie à « tout ce que la société homogène rejette soit comme déchet, soit comme valeur supérieure transcendante » (Bataille 2009 [1933], 20). À l’avili et au sacré, donc. Dans tous les cas, l’élément hétérogène est radicalement autre, « différence non explicable[37] » : sa réalité, semblable à celle de l’inconscient, échappe à toute saisie complète par la raison (Bataille 2009 [1933], 18). Sous cet angle, les artistes noise ne ressemblent plus tant au « poète minéralogiste » qui fait parler la pierre et les débris de la civilisation. Plutôt, ils rejoignent la lignée des chercheurs d’ombre qui, de Wackenroder aux pionniers du rock ’n’ roll et de Patti Smith à la no wave, pétrifient la parole humaine et embrassent le pur pathos de la vie nue ou s’élancent, pour les plus aventureux, vers les forces primordiales qui s’agitent derrière le monde phénoménal.

Je me suis intéressé, plus haut, à l’idée du rock comme expérience transcendante[38]. Dans les deux principaux argumentaires retenus, la violence sonore occupe une place centrale. Selon Michael Ventura : « Le vacarme du rock a été nécessaire pour traverser la croûte de conscience accumulée depuis ces trois mille dernières années. De sorte qu’une région endormie depuis longtemps en nous se réveille[39] » (1986 [1985], 48). Pour sa part, Dan Graham déclare : « J’ai toujours pensé — particulièrement parce que j’écoutais du hardcore — que le rock ’n’ roll revenait à utiliser le bruit et le pouvoir destructeur du son, à en faire une expérience extatique, d’où il devenait possible d’entrer en contact avec Dieu[40] » (cité dans Hilde Neset 2009, 3233). L’on ne s’étonne pas, du coup, que l’essai-vidéo de l’artiste s’appuie sur une bande son assourdissante, où s’appellent et se répondent chants de travail et guitares no wave, danses de possession et concerts punk, fiddles grinçants et jams psychédéliques. Le tout fondu dans un flot sonore continu d’où émergent, tout particulièrement, la voix éraillée et nasillarde de Smith, les drones caverneux de Glenn Branca et ceux, spécialement abrasifs, de Sonic Youth. Ce dernier fait est d’autant plus intéressant que le couple fondateur du groupe, Gordon et le guitariste chanteur Thurston Moore, a droit à une mention spéciale au générique de fin. Aux côtés d’une certaine Kirstin Lovejoy, les deux sont remerciés pour leur contribution aux « idées importantes » du film. Une mention qui, lorsque mise en lien avec certaines déclarations du groupe prélevées dans la littérature, donne à penser que les membres de Sonic Youth partagent les thèses de Graham sur les pouvoirs transcendants du rock. En 1986, par exemple, Moore affirme :

Pour moi, c’est plus une sorte de croyance personnelle. […] [Le rock] est une façon de communiquer avec moi-même et d’autres gens […], ce qui à mon avis définit toute religion, une entière communication de la conscience avec les autres et soi-même, physiquement et spirituellement[41]

cité dans Sweezy 1986, 30

Illustration 3

Sonic Youth : bricoleurs noise (Hellman 2015 [1992]).

Image reproduite avec l’autorisation de l’artiste

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Dans ses récents mémoires, Gordon se rappelle de la version en concert de « Shaking Hell » (1983) comme d’une élévation

presque chamanique, […] j’étais parcourue de frissons, dans un état chaotique, surtout quand la musique se calmait pour ne plus devenir qu’un grondement sourd pendant les « Shake, shake, shake » de la fin. J’avais l’impression que la terre se dérobait sous mes pieds et que je flottais, jusqu’à ce que ma voix s’élance et me porte. J’avais envie d’emmener le public avec moi, ce public qui voulait croire en moi, en nous, qui étions en train de créer quelque chose de nouveau

2015, 171

Dans un esprit similaire, le guitariste Lee Ranaldo déclare :

On tend à voir la musique comme exultationnelle, ou quelque chose dans le genre ; comme une catharsis. Quand ça marche bien, qu’on soit juste nous quatre dans une pièce, ou quelques milliers dans une salle, les bons soirs quand tout est correctement aligné, tu décolles, il y a un côté transcendant à tout ça où tout le monde est impliqué et il se passe quelque chose de symbiotique entre l’audience et le groupe sur scène[42]

cité dans Stearns 2007, 21

Communication sans parole, états indescriptibles, élévations quasi mystiques : des thèmes familiers pour quiconque s’intéresse à l’idée de la musique absolue. Mais c’est Sangild, sans doute, qui emprunte le plus ouvertement à la métaphysique romantique de l’art. Reprenant le couple théorique cher au jeune Nietzsche, il parle d’une « esthétique dionysiaque » où « l’individualité est transgressée au profit d’une identification avec la volonté universelle — une expérience aussi terrible qu’exaltante[43] » (Sangild 2002 [1996-1997], 25). Dans ses moments les moins conciliants, à savoir quand il ne cherche pas à dissimuler ou à adoucir ses aspects les plus rébarbatifs sous de beaux arrangements apolliniens, le noise fonctionne comme « une confrontation directe avec l’horrible tréfonds de l’être, avec l’absurde volonté qui nous conduit dans nos existences insignifiantes[44] » (Sangild 2002 [1996-1997], 25). L’on peut reconnaître, ici, la seconde forme de la parole muette, qui revient de l’ordre rationnel et esthétique du monde à l’incompréhensible de la vie nue et au chaos des forces élémentaires. Ailleurs, alors qu’il tente de caractériser le « maelstrom de bruit » dans lequel s’embourbent plusieurs des pièces de Sonic Youth — que l’on pense à l’intermède hurlante de « Silver Rocket » (1988), au magma sonore qui engloutit plus de la moitié de « Mote » (1990), à la lente dissolution de tout à la fin de « Small Flowers Crack Concrete » (2000) — Sangild décrit un moment de disruption qui « est à la fois une explosion d’énergie et une implosion de la signification, se détournant du distinct et du sémantique pour verser dans le sublime et l’extatique[45] » (2002 [1996-1997], 15). Un tourbillon qui, pour conclure, pourrait bien avoir son origine dans « la source sacrée et fraîche » où Wackenroder et ses successeurs romantiques aiment tant à se plonger la tête, qui n’est rien d’autre que le torrent insensé de la vie même : un déferlement que la parole humaine ne nomme et ne décrit que misérablement, « à l’aide d’une matière étrangère », tandis que « la musique, au contraire, nous présente le fleuve lui-même » (2009 [1797, 1799], 211, 230).

Tais-toi donc esprit humain !

J’évoquais, en introduction, les inquiétudes d’Iggy Pop devant l’actuel tournant numérique de l’industrie musicale et son éventuel effet sur la création : là où le bon vieil enregistrement analogique revient à « lancer un ampli dans l’âme humaine[46] », la composition assistée par ordinateur menace de mettre un disque dur à sa place (Jarmusch et collab. 2016). Des craintes qui ont de quoi surprendre venant d’un chanteur qui, d’une part, accumule les collaborations avec des artistes électroniques — de New Order à Underworld en passant par Norman Cook et WestBam — et qui, d’autre part, trouve son inspiration première dans le tapage machinique des usines de montage automobiles de Ford, dans son Michigan natal : « Quand j’étais à l’école primaire, on avait fait une sortie au complexe industriel de Rouge [River]. Il y avait une machine qui déchargeait des plaques de métal : WHOOSH !! Je voulais faire de la musique. Je me suis dit que ça devrait sonner comme ça[47] » (cité dans Whalley 2008, 43). Ou qui, lors de cette même conférence à Cannes mentionnée plus haut, se souvient : « Le génie de Ron Asheton, avec sa guitare, était de la brancher à l’ampli et de monter le volume. Puis il écoutait la guitare et l’ampli parler. Il les écoutait tout simplement parler ![48] » (Jarmusch et collab. 2016). Sous cet éclairage, le chanteur semble plus proche de John Cage, de Marcel Duchamp ou de l’auteur « de marbre » de Madame Bovary (1857) que des critiques du réalisme et de la mécanisation de l’art. En fait, il résume très efficacement le double mouvement de la parole muette qui, au grand déplaisir de ces derniers, fige l’expression humaine pour mieux donner vie aux choses sans raison. Réaffirmant, par là, ce grand principe au fondement de la religion romantique de l’art : « Tais-toi donc esprit humain, et vous, esprits pieux, laissez-vous enchanter par la splendeur exubérante et sublime ! » (Wackenroder et Tieck 2009 [1797, 1799], 181). Donnant, du même coup, un sens nouveau et on ne peut plus littéral au « rock » qui, dorénavant, apparaît comme une extension contemporaine et pop de la « pétrification » littéraire entamée un siècle avant lui.