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Parmi les concepts fréquemment mobilisés dans l’étude des musiques à l’image, celui du duo occupe une place particulière. Qu’il se présente sous la forme du tandem jugé réducteur par Michel Chion[1] ou sous celle de l’union quasi sensuelle encensée par N. T. Binh[2], le duo formé par un·e réalisateur·rice et un·e compositeur·rice n’en finit pas de reparaître et d’être questionné dans les recherches cinémusicologiques. Ainsi, Cécile Carayol et Jérôme Rossi écrivent dans l’introduction d’un récent ouvrage consacré à ce sujet que « ce type de liens possède quelque chose de fascinant en ce qu’il semble mêler inextricablement sentiments amicaux et collaborations professionnelles, [même s’il] faut se garder de toute valorisation excessive au sein de cette oeuvre éminemment collaborative qu’est le film[3] ». Avant la parution du volume précité, peu de chercheurs et de chercheuses se sont intéressé·es dans le détail aux implications poïétiques et esthétiques de ces collaborations, comme l’explique Solenn Hellégouarch dans son ouvrage Musique, cinéma, processus créateur : Norman McLaren et Maurice Blackburn, David Cronenberg et Howard Shore, publié en 2020 aux éditions Vrin. Dans ce livre tiré de sa thèse de doctorat[4], la musicologue propose d’analyser les mécanismes qui déterminent la concrétisation d’une collaboration entre artistes de l’image et du son à partir de questions aussi fondamentales que complexes : « Comment passe-t-on de l’idée visuelle à l’idée musicale et qu’est-ce qui, dans l’image, provoque une musique ? […] Qu’est-ce qui, dans la musique, relance le travail de création filmique et qu’est-ce qui, dans les projets d’images, relance la création musicale ? » (p. 18). Pour ce faire, Hellégouarch étudie deux compositeurs canadiens, exemplaires par la durée et l’intensité des partenariats qu’ils nouent avec des réalisateurs : d’une part, Maurice Blackburn, musicien rattaché à l’Office national du film (ONF) ayant collaboré avec Norman McLaren entre 1947 et 1983, et, d’autre part, Howard Shore, éternel complice de David Cronenberg avec qui il explore des genres cinématographiques horrifiques et psychologiques entre 1979 et 2014. Si plusieurs des chapitres qui constituent cet ouvrage ont déjà été publiés sous forme d’articles au début des années 2010, l’autrice accomplit ici le tour de force de présenter avec grande précision la pensée de chacun de ces quatre artistes, le fonctionnement des duos qu’ils forment, mais également de contextualiser leurs réflexions esthétiques. Les études de cas qui y sont présentées montrent qu’au-delà des idiosyncrasies, il est possible de mettre en lumière des invariants prouvant que la compréhension d’un objet audiovisuel ne peut se passer d’une observation fine des collaborations interdisciplinaires.
Après être revenue sur quelques tandems exemplaires (Hitchcock et Herrmann, Fellini et Rota, Greenaway et Nyman) et en avoir expliqué les modes de fonctionnement, Hellégouarch s’arrête en introduction sur plusieurs concepts incontournables, à commencer par celui de « complexe audiovisuel » (p. 19) : plutôt que de s’intéresser à la domination ou à la soumission de l’image par rapport à la musique, elle rappelle qu’il est pertinent d’en observer les interactions qui, elles seules, déterminent la construction du sens[5] (p. 19-20). Plus encore, elle souligne que compositeur·rices et réalisateur·rices répondent, chacun·es avec leur mode d’expression — « idées en musique » et « idées en cinéma » — à un même problème (p. 22-24). L’analyse du discours des artistes, de la musique et des processus créateurs sont ainsi trois manières, pour la chercheuse, de cerner une même idée : celle à l’origine de l’oeuvre d’art étudiée. Dans ce préambule, elle avance en outre que les collaborations durables et fécondes partagent un certain nombre de traits communs, une hypothèse que la suite du livre confirmera. Parmi ceux-ci, l’autrice identifie notamment une sensibilité réciproque à l’esthétique du partenaire (qui se traduit par un « dialogue éclairé entre les deux artistes »), une implication précoce, continue et libre du musicien, avec pour contrepartie sa « malléabilité » et sa « disponibilité », et — c’est peut-être ce qui importe le plus — une volonté commune de bousculer les conventions musicales et filmiques (p. 16).
La première partie de l’ouvrage, consacrée au duo formé par McLaren et Blackburn, est notamment l’occasion de comprendre ce que ce dernier entendait par « bande sonore totale » (p. 32). Par son approche globalisante, Blackburn est, en effet, à l’origine de bandes originales dans lesquelles musique, bruitages et paroles semblent se mêler jusqu’à devenir difficilement discernables. Le premier chapitre est ainsi dédié au film d’animation A Phantasy (1952), une oeuvre onirique et poétique dans laquelle le compositeur souligne les mouvements chorégraphiques de formes plus ou moins abstraites à l’aide d’une musique pour trois saxophones et « son animé » (p. 34). Cette étude de cas permet de constater que McLaren n’est pas seulement réalisateur, mais également artiste sonore. Ainsi, dès le milieu des années 1940, il développe avec Evelyn Lambart la technique du son animé qui repose sur l’utilisation de cartes striées ou rayées, positionnées sur la bande magnétique sonore, aux côtés de l’image. Il en résulte un timbre inouï — numérique avant l’heure —, qu’exploite Blackburn dans A Phantasy. Par une analyse structurelle du film et de sa bande sonore, Hellégouarch montre que la musique ne se comprend qu’à la lumière de la « structure visuelle du sonore » ou, autrement dit, qu’elle actualise en sons le potentiel musical du visuel (p. 55). Il en découle que la musique ne seconde pas l’image, mais qu’elle l’enrichit et l’explique à chaque instant : « La musique ne se contente pas d’illustrer les diverses actions présentées à l’écran dans un rapport de pur synchronisme : elle les crédibilise […], les personnalise […] et les poétise » (p. 57).
Le deuxième chapitre revient sur la pensée de Maurice Blackburn. L’autrice retrace son parcours, de ses premières oeuvres où il s’intéresse à la musique folklorique canadienne jusqu’à la fondation de l’Atelier de composition et de réalisations sonores (1971-1980), en passant par ses rencontres déterminantes avec Igor Stravinski, dont il assiste aux conférences à Harvard, et avec Pierre Schaeffer, au Groupe de Recherche de Musique Concrète (GRMC). Rapidement, Blackburn adopte une démarche de « bricoleur noble » et en vient à considérer le cinéma comme un prétexte à l’expérimentation (p. 69 et 79-81). À la fois inventeur, compositeur et monteur de ses bandes sonores, il est à l’origine d’un véritable « opéra audiovisuel » (p. 92) ou, comme l’écrit Louise Cloutier, d’une « filmusique[6] » dans laquelle la musique de cinéma relève de l’organisation visuelle des sons (p. 93-94).
Dans son troisième chapitre consacré au duo Blackburn / McLaren, Hellégouarch met les concepts précédemment identifiés à l’épreuve d’une nouvelle étude de cas, le film documentaire Jour après jour (1962), dont la bande sonore intègre un grand nombre d’éléments industriels et la voix hors-champ d’Anne-Claire Poirier, ce qui permet aux concepteurs du film de développer un discours sur le « devenir-machine de l’homme » et le « devenir-organique de la machine » (p. 109). La musicologue montre également que la musique bouscule radicalement la perception du temps et de l’espace, acquérant en ceci une « importance expressive aussi grande que l’image » (p. 118). Elle identifie enfin cinq principes compositionnels au coeur de la démarche de Blackburn : la réduction, la mise en tension, la répétition avec variation, le flottement et la résistance (p. 116-117).
La seconde partie de l’ouvrage brosse le portrait du duo formé par David Cronenberg et Howard Shore à partir de 1979. Le chapitre 4 présente les principales spécificités de leur collaboration : tous deux autodidactes dans le domaine du cinéma et passionnés d’expérimentation, ils explorent des thématiques liées à « l’horreur corporelle, puis intérieure » (p. 127). Chacun intègre, pour ce faire, une part d’aléatoire au moyen d’une méthode de création en deux temps. Après un premier geste improvisé, Cronenberg et Shore « sculptent » la matière filmique ou sonore obtenue : pour la musicologue, « leurs processus créateurs sont donc tout à fait similaires en termes de visualisation intérieure, improvisation et travail concret de la matière » (p. 167). L’analyse approfondie de leur collaboration conduit l’autrice à reconsidérer leur production, qui se situe ainsi entre artisanat et art, entre expérimentation et réflexion philosophique. Le « rapport distancié » (p. 160) que Shore entretient avec l’image — le compositeur improvise sur un souvenir du premier montage du film — est présenté au moyen de deux études de cas qui constituent les chapitres 5 et 6. En premier lieu, Hellégouarch revient sur la polémique qui entoure Crash (1996), film jugé froid et pornographique au moment de sa sortie. À l’inverse, elle montre que la musique de Shore développe un « contre-récit dominé par un sentiment d’angoisse ou de souffrance, un sentiment singulier qui résisterait à l’idée de neutralité » (p. 208). Plusieurs éléments appuient sa thèse, au premier rang desquels se trouve une analyse structurelle de la bande originale, bâtie sur la répétition et la variation d’un thème central qui dessine une forme à la fois organique et spiralaire. Le film A Dangerous Method (2011) est quant à lui marqué par une esthétique sonore fort différente : Shore s’y inspire de Richard Wagner, dont il convoque la musique par « mimétisme stylistique, citation ou transcription » (p. 209). Dans ce film, l’autrice relève le développement parallèle d’un triple récit (l’histoire authentique des psychiatres Freud, Lacan et Sabrina Spielrein ; l’adaptation libre de Cronenberg ; la narration musicale suggérée par l’appropriation du corpus wagnérien). Le compositeur procède ici à une réinterprétation et à une régénération du matériau de l’opéra Siegfried qui lui permet de jouer, par redistribution des leitmotive, sur des problématiques identitaires et psychologiques (voire psychanalytiques) chères à Cronenberg.
Dans sa conclusion, Solenn Hellégouarch revient sur chacun des duos étudiés en notant leurs similitudes marquantes (goût pour l’expérimentation, souci de cohérence du complexe musico-filmique, conception de la création musicale comme un art qui engage le corps, etc.), mais en insistant également sur leurs divergences. Si Shore soutient que la musique peut et doit ajouter un niveau de signification au récit visuel, Blackburn privilégie surtout « l’élaboration d’un continuum ou d’une bande sonore totale » et, par extension, aspire à l’abolition de la hiérarchie entre image, musique, bruits et dialogues (p. 242). Hellégouarch dégage en outre un certain nombre de pistes méthodologiques. Constatant la limite de ce qu’elle qualifie de « méthodes dominantes (cue list, grilles fonctionnelles, analyse des développements thématiques et motiviques […]) » (p. 244), elle est conduite à multiplier les outils d’analyse en s’éloignant parfois radicalement de la musicologie traditionnelle. Se démarquent ainsi son adaptation des théories psychologiques de Kate Hevner[7] et l’analyse paradigmatique qu’elle mène dans Crash, une technique encore inhabituelle dans la cinémusicologie francophone (p. 190). C’est d’ailleurs là que se situe l’une des limites de l’ouvrage : sous la plume de la chercheuse, les oeuvres étudiées sont souvent présentées comme anticonformistes. Plus encore, en situant sa méthodologie comme en rupture avec la cinémusicologie dominante et en opposant son corpus à un cinéma convenu et « fonctionnel » qu’elle ne définit jamais directement, sinon en faisant appel aux écrits d’Adorno et d’Eisler [p. 160]), Hellégouarch semble reconduire une dichotomie entre film comme marchandise et film comme objet d’art, c’est-à-dire entre cinéma commercial (pour lequel les méthodes d’analyse ordinaires suffiraient) et cinéma artistique (pour lequel des méthodes innovantes seraient requises) — une opposition dont les popular culture studies ont pourtant montré les limites à de nombreuses reprises dès les années 1970. D’autre part, si l’autrice prend garde de rappeler la dimension collective du cinéma qu’elle étudie (« Le laboratoire cronenbergien est un atelier collectif » [p. 169]), le format de l’ouvrage ne permet pas de prendre la mesure de l’insertion des exemples dans des logiques structurelles ou industrielles plus larges : à bien des reprises, compositeurs et réalisateurs paraissent évoluer seuls, isolés des autres « partenaires dans le film[8] » (producteur·rices, scénaristes, acteur·rices, technicien·nes, etc.) ou affranchis des institutions qui leur permettent de créer. La musicologue invite d’ailleurs dans sa conclusion à considérer des questions identitaires et contextuelles, en mentionnant une certaine « dimension nationale » canadienne (p. 245) volontairement laissée de côté dans son ouvrage. La considération de ces logiques structurelles aurait probablement permis d’articuler différemment l’étude des deux duos choisis qui, au-delà des quelques points communs précédemment identifiés, évoluent dans des univers cinématographiques considérablement éloignés, tant du point de vue du genre que de celui de la production. À titre d’exemple, comment comparer A Phantasy, court métrage expérimental financé par une institution culturelle nationale, l’Office national du film, et A Dangerous Method, à l’affiche dans quarante pays et produit par une dizaine de sociétés pour un budget d’environ 15 millions de dollars ?
Ces quelques réserves se révèlent toutefois secondaires au regard de l’étendue de l’étude menée dans Musique, cinéma, processus créateur. La variété des ressources mobilisées (entretiens, tableaux, reproductions de partitions — nombre d’entre elles à partir des archives personnelles des compositeurs —, documents analytiques présentés en annexes, etc.) et la richesse de l’appareil critique permettent à Solenn Hellégouarch d’aborder des questions complexes et d’y apporter des réponses à la fois esthétiques, techniques, psychologiques et philosophiques. Les études de cas ne se limitent aucunement à de simples illustrations, mais conduisent, au contraire, à prendre la mesure des implications concrètes des processus créateurs décrits. En ceci, ce livre pose les jalons d’études à venir en mettant en oeuvre une méthodologie plurielle et en prouvant que le concept de duo ne devrait pas être cantonné aux écrits journalistiques mais, au contraire, qu’il mériterait de vivifier la recherche cinémusicologique par sa réelle complexité.
Parties annexes
Notes
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[1]
Michel Chion (1995). La musique au cinéma, Paris, Fayard, coll. « Les chemins de la musique », p. 295-296.
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[2]
Nguyễn Trọng Binh (2014). « Introduction. Les aventures de la musique de film », dans Nguyễn Trọng Binh, José Moure et Frédéric Sojcher (dir.), Cinéma et musique : Accords parfaits. Dialogues avec des compositeurs et des cinéastes, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Caméras subjectives », p. 5-11.
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[3]
Cécile Carayol et Jérôme Rossi (2022). « À la recherche d’un “style duel” », dans Cécile Carayol et Jérôme Rossi (dir.), Compositeurs et réalisateurs en duo. Dix-sept études musico-filmiques, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétique hors-cadre », p. 6-7.
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[4]
Solenn Hellégouarch (2015). « Une méthode dangereuse. Comprendre le processus créateur en musique de film, le cas de Norman McLaren et Maurice Blackburn, David Cronenberg et Howard Shore », thèse de doctorat, Faculté de musique, Université de Montréal.
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[5]
Cette idée est développée dans de nombreux écrits de Serge Cardinal, cinémusicologue fréquemment cité par l’autrice dans son ouvrage.
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[6]
Hellégouarch cite un article de Cloutier qui empruntait elle-même cette expression à Jeanne Clément. Voir Louise Cloutier (1988). « Maurice Blackburn et la “filmusique” », Cahiers de l’ARMuQ, no 10, p. 25-26.
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[7]
Voir les figures qu’elle présente aux pages 230 et 232.
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[8]
Chion 1995, p. 296.