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État de la situation

Au cours des vingt dernières années, les agressions sexuelles ont fait l’objet d’un intérêt public marqué. Longtemps pratiquées en toute impunité par des hommes dont le pouvoir ou l’autorité étaient difficilement contestables ou jugées avec indulgence en raison de la prétendue moralité douteuse ou du long silence des victimes, toutes les formes d’agressions sexuelles ont finalement été criminalisées et leur dévoilement, en ce sens, facilité. Les lois ont changé, des escouades policières spécialisées ont été créées, des Centres d’Aide aux Victimes d’Actes Criminels (CAVAC) et des Centres d’Aide et de Lutte contre les Agressions à Caractère Sexuel (CALACS) ont vu le jour, des poursuites civiles et des ententes de règlement ont eu lieu, des programmes de prévention et de traitement ont été développés. Bien qu’insuffisants pour répondre aux nombreux besoins des victimes et surmonter les préjugés, force est d’admettre que des efforts ont été faits pour que les agressions sexuelles soient dénoncées, leurs auteurs punis et les victimes soutenues.

Or, cette plus grande sensibilité sociale a surtout servi les femmes et les jeunes enfants. Ainsi, bien que 10 % des hommes rapportent avoir été sexuellement agressés au cours de leur enfance ou de leur adolescence (Tourigny et al., 2008), ces derniers peinent encore à se faire entendre et aider. Quant aux quelques-uns d’entre eux qui ont été judiciarisés pour avoir fait des victimes à leur tour, ils demeurent à ce jour exclus des services s’adressant aux victimes, qu’on préfère ne pas confronter à des agresseurs en permettant à des personnes qui ont les deux statuts d’en bénéficier. Ils sont ainsi contraints au silence et réduits à jamais à leurs actes d’agression.

Serait-ce que les hommes sont malhabiles à exprimer leur détresse et à exprimer leurs besoins ? Il est vrai que ceux-ci sont réticents et mettent plusieurs années, voire plusieurs décennies, à dévoiler les agressions sexuelles qu’ils ont subies. Plusieurs se replient sur eux-mêmes, se font une carapace ou imposent à d’autres les souffrances qu’ils ont vécues. L’inefficacité de leurs stratégies de survie ne saurait cependant être seule en cause si l’on considère que les hommes qui dénoncent les agressions sexuelles qu’ils ont subies sont encore majoritairement exclus du réseau des CALACS, longtemps exclusivement réservés aux femmes, et que les services d’aide à leur intention sont lents à se développer. Quant aux victimes masculines qui ont commis au cours de leur vie des actes délinquants, particulièrement ceux qui ont commis des actes de nature sexuelle, non seulement les services d’aide aux victimes leur sont-ils refusés, mais par souci d’éviter qu’ils n’aient recours à leur victimisation pour se justifier, il leur est fréquemment interdit de faire référence aux traumatismes sexuels qu’ils ont vécus dans les programmes qui s’adressent à eux en raison de leurs comportements délictuels. C’est le cas, par exemple, dans le modèle de programme correctionnel intégré offert à tous les délinquants sexuels sous responsabilité fédérale (peine de deux ans et plus).

Faut-il en comprendre qu’il y a de « bonnes » et de « mauvaises victimes » d’agression sexuelle ? Cette discrimination n’est pas sans risque.

Soutenir, soigner, prévenir

Depuis Dorais (1997), il est documenté que les garçons sont aussi victimes d’agression sexuelle et qu’ils peuvent souffrir de séquelles psychologiques importantes. Certaines stratégies utilisées pour composer avec ces séquelles sont efficaces. D’autres, cependant, s’avèrent préjudiciables. C’est le cas des quelques victimes masculines qui en viennent par la suite à commettre des agressions sexuelles sur des enfants. Certes, il s’agit là d’une issue exceptionnelle. Rien dans la littérature scientifique ne supporte qu’un abusé soit destiné à devenir un abuseur (Pellerin, St-Yves et Guay, 2003). Toutefois, les conséquences d’un tel retournement sont à ce point dommageables qu’il est évidemment justifié de prendre des mesures pour tenter d’éviter qu’il ne se produise.

Ces mesures s’imposent d’autant plus que les recherches effectuées auprès de groupes d’agresseurs sexuels rapportent que de 30 à 60 % des adultes et de 20 à 50 % des adolescents auteurs d’agression sexuelle, particulièrement celles commises sur des enfants, ont été eux-mêmes victimes de telles agressions au cours de leur vie (Hanson et Slater, 1988).

Ainsi, si peu de garçons agressés deviennent des auteurs d’agression sexuelle, la victimisation sexuelle semble jouer un rôle important dans l’histoire de plusieurs auteurs d’agression sexuelle (Lee et al., 2002). Cet état de fait pourrait se comparer à une situation relevant du domaine médical alors qu’on constate que peu de personnes ayant mal à la tête sont appelées à développer un cancer du cerveau, mais qu’un nombre significatif de personnes qui développent un cancer du cerveau ont d’abord éprouvé des maux de tête. Le mal de tête n’annonce donc pas un cancer du cerveau. Cependant, il semble avoir joué un rôle dans l’histoire de plusieurs personnes qui ont développé ce type de cancer. Il en va ainsi des agressions sexuelles subies qui n’annoncent pas la commission future d’agressions sexuelles, mais qui semblent compter parmi les facteurs en jeu chez un nombre significatif d’auteurs d’agression sexuelle qui ont été victimes de telles agressions.

Dans le contexte où la probabilité est faible qu’un individu d’un groupe donné (les victimes masculines d’agression sexuelle) commette une agression sexuelle, mais que cette éventualité exige qu’on tente de l’éviter, il est néanmoins très difficile d’identifier les individus « à risque ». Il faudrait pour y parvenir que la majorité des individus du groupe donné soit connue. Or, il appert que nous sommes plutôt inhabiles à dépister les victimes masculines d’agression sexuelle, lesquelles ne se confient pas aisément. Puis, un moyen validé de prédire le risque d’abus sexuel devrait être utilisé auprès de toutes les victimes masculines pour identifier celles auprès desquelles il serait judicieux d’intervenir de façon préventive. À ce jour, ce moyen n’existe pas. D’ailleurs, même les méthodes qui prétendent prédire la violence sexuelle n’y parviennent qu’après la commission d’un premier acte violent. Finalement, compte tenu de la faible occurrence du phénomène, c’est-à-dire du peu de victimes d’agression sexuelle qui commettront une agression sexuelle, le nombre de prédictions appelées à se révéler fausses (faux positifs) serait élevé, ce qui stigmatiserait à tort et pourrait causer un dommage irréparable aux victimes masculines d’agression sexuelle injustement ciblées comme agresseurs potentiels.

En santé mentale, les problèmes liés à la détection et à la prévention de situations inhabituelles, mais graves, plaident plutôt en faveur de l’adoption de mesures de traitement générales, profitables à l’ensemble des individus du groupe ciblé (Mossman, 2007). Ainsi, offrir soutien et soins aux victimes masculines d’agression sexuelle s’avère non seulement une réponse appropriée aux besoins des victimes, mais aussi une action susceptible de prévenir d’éventuelles agressions sexuelles.

Augmenter l’offre de services à toutes les victimes masculines d’agression sexuelle est d’ailleurs une mesure recommandée par les recherches de Briggs et Hawkins (1996) ainsi que de Lambie et al. (2002), qui rapportent que, parmi les distinctions entre les victimes d’agression sexuelle devenues auteurs d’agression sexuelle et les victimes qui ne sont pas devenues auteurs d’agression, les premiers proviennent de familles plus dysfonctionnelles et ont bénéficié de peu de soutien social comparativement aux hommes victimes qui n’ont pas commis d’agression.

Quand la victime devient bourreau

Même si la victimisation sexuelle est fréquente dans la vie des auteurs d’agression sexuelle, aucune étude ne la cible directement comme un facteur de récidive en matière d’agression sexuelle. Ce n’est pas un élément pris en compte dans la STABLE-2002 ou 2007 (Hanson et al., 2007), l’échelle d’évaluation du risque de récidive dynamique (susceptible d’être atténuée par un traitement) la plus utilisée auprès des auteurs d’agression sexuelle. Ce n’est pas, non plus, une cible de traitement dans la plupart des programmes pour auteurs d’agression sexuelle offerts au Québec. Peu, sinon pas de temps n’est donc accordé aux expériences d’agression sexuelle vécues par pourtant près de la moitié des participants à ces programmes. Quand les agressions subies sont évoquées par des auteurs d’agression sexuelle, ces derniers sont habituellement invités à se décentrer d’eux-mêmes au profit de leurs victimes. Même si l’évocation s’inscrit dans une recherche de sens par l’agresseur, rien n’est généralement prévu dans les programmes pour composer avec la situation.

Pourtant, la victimisation sexuelle a une influence directe sur certains des facteurs de risque de récidive connus. C’est le cas, entre autres, de l’identification émotive aux enfants, de l’importance des préoccupations sexuelles, de l’intérêt sexuel déviant, du manque d’empathie pour autrui et du rejet social, autant d’items figurant à la STABLE.

Identification émotive aux enfants

Les hommes qui ont été agressés sexuellement dans l’enfance, à plus forte raison s’ils ont été livrés à eux-mêmes par la suite, sont particulièrement susceptibles de s’identifier aux enfants. En effet, être agressé par un adulte, habituellement connu et de confiance (80 % des agresseurs proviennent de l’entourage des enfants), et n’être secouru par aucun autre adulte, peut contribuer à augmenter la méfiance envers les adultes et à chercher refuge auprès des enfants. Enfermé dans des sensations troubles et des questionnements sans issue, balloté entre l’alternance d’émotions contraires, les garçons agressés sont susceptibles de voir leur développement psychosexuel affecté. Cherchant à se protéger, certains demeurent ainsi immatures et persistent à se percevoir, à penser et à agir comme des enfants.

Préoccupations sexuelles importantes ou intérêt sexuel déviant

Les premières sensations sexuelles laissent une empreinte importante dans le fonctionnement sexuel ultérieur des individus. Lorsqu’elles sont ressenties dans un contexte abusif et à un âge où l’enfant n’est pas en mesure de les assimiler, ces sensations troublantes sont parfois à l’origine de fortes et persistantes préoccupations sexuelles, voire de comportements sexuels déviants. Ce peut être le cas de garçons agressés sexuellement par des femmes adultes qui, à défaut de trouver des partenaires de leur âge aussi expérimentés, se tournent vers des enfants pour les contraindre à participer aux pratiques sexuelles auxquelles ils ont été initiés. Cela peut aussi arriver à des garçons qui ont été agressés sexuellement par des hommes et qui, maintenus dans l’ignorance et le silence, ont été incapables de contrer l’influence de leur apprentissage déviant de la sexualité, de démêler la sexualité de l’affectivité, de situer la place de leur curiosité sexuelle enfantine et de leurs réactions sexuelles involontaires lors des agressions. Jonglant avec leur confusion, leur pseudo-responsabilité ou leur possible orientation homosexuelle, ces derniers cherchent parfois inconsciemment une réponse à leur malaise dans la répétition sur d’autres des gestes commis sur eux. La dissonance entre les sensations éprouvées et les émotions ressenties est alors apaisée par une érotisation du contexte dans lequel les agressions ont été commises. Si ces scénarios sexuels ne sont pas supplantés par d’autres, pire s’ils demeurent les seuls et deviennent envahissants, ils s’inscriront comme préférentiels, voire exclusifs. Chaque nouvel orgasme provoqué à leur invocation ou à leur répétition viendra en renforcer l’importance et la préférence, ouvrant la voie à la pédophilie.

Manque d’empathie

Si, comme mentionné précédemment, les victimes masculines d’agression sexuelle qui commettent des agressions sexuelles se distinguent de celles qui n’en commettent pas par les comportements indifférents ou inappropriés de leurs parents et le manque de soutien social dont elles ont fait l’objet, on peut en déduire que leur entourage a été inhabile à identifier et à répondre à leurs besoins. Parmi les réactions possibles à cette situation, certaines victimes redoublent de considération pour autrui, soucieuses de ne pas recréer ce qu’elles ont expérimenté. D’autres, cependant, reproduisent ce qu’elles ont connu et manifestent peu d’empathie pour autrui. Or, quand les intervenants qui tentent de les aider à gérer leurs comportements sexuels déviants font fi de ce qu’ils ont eux-mêmes vécu comme victimes, les conditions ne sont pas favorables à les rendre plus sensibles à ce qui arrive aux autres, notamment aux torts qu’ils ont causés à leurs victimes. Il est en effet difficile d’attendre d’eux ce à qui ils n’ont pas droit.

Rejet social

Les victimes masculines d’agression sexuelle qui ont commis des agressions sexuelles n’échappent pas au rejet social, au contraire. D’abord, elles sont confrontées aux croyances populaires à l’endroit des victimes en général (« Il y a des enfants qui cherchent ce qu’il leur arrive »; « Si c’était si pire, pourquoi avoir autant attendu avant d’en parler ? », etc.) et plus spécifiquement des victimes masculines (« Un garçon est chanceux d’être “initié” par une femme »; « Un garçon doit se défendre et s’arranger avec ses problèmes », etc.). Puis, elles font l’objet d’un fort opprobre social, au même titre que tous les auteurs d’agression sexuelle, sinon davantage : on leur reproche, à eux qui ont subi de tels sévices, de les avoir ensuite fait vivre à d’autres. En tant qu’agresseurs, leur présence est jugée « indésirable» dans les programmes qui soutiennent les victimes, féminines et masculines. D’autre part, afin de ne pas encourager leur déresponsabilisation, on évite de traiter des agressions qu’ils ont vécues dans les programmes qui ciblent leur problématique actuelle d’agression.

À l’aide !!!

L’insuffisance de ressources appropriées pour les victimes masculines d’agression sexuelle traduit en soi notre insensibilité discriminante envers la souffrance des hommes. Si on considère, de plus, que l’absence de soutien envers ces victimes risque de mener certains d’entre eux à reproduire les agressions qu’ils ont vécues et même à récidiver, nos attitudes sociétales et notre désengagement envers eux contribuent manifestement au problème.

Notre inhabileté à être proactif dans le dépistage des garçons victimes d’agression sexuelle et notre hésitation collective à répondre aux besoins d’aide des victimes masculines, quelles qu’elles soient, sont inconséquentes et dangereuses. Quant à l’abandon et au silence imposés aux victimes d’agression sexuelle qui ont agressé à leur tour, notre indignation collective et leur victimisation défensive ne devraient pas faire écran au fait qu’ils ont aussi besoin d’aide. Leur faire défaut équivaut à les agresser de nouveau.