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Esquisse de la notion de problème social

Loin d’être neutre, la définition d’un problème social est un processus complexe. Dans la mesure où l’accent prioritaire d’une telle définition est dictée, d’une part, par les acteurs en présence, les finalités souvent divergentes de groupes d’intérêt et le pouvoir qu’ils exercent à un moment donné dans le processus décisionnel et, d’autre part, par le nombre de groupes ou de citoyens touchés par le problème en question, elle constitue un enjeu important car le pouvoir de définir représente, jusqu’à un certain point, une forme prioritaire pour mouler l’action sociale à un secteur de la réalité (Zuniga, 1978 : 380). Déjà en 1965, Durocher soulignait qu’un fait social est dit problème dans la mesure où il représente une interruption, une brisure dans l’ordre des choses conçu comme normal et valable par une société (Durocher, 1965). Cette notion de dislocation du social réfère à un écart entre les normes d’une société donnée et les comportements d’un nombre plus ou moins grand d’individus (Perron, 1986).

Ainsi, Laskin (1965) estime que, pour qu’une condition soit considérée comme un problème social, il faut qu’un nombre important de citoyens soient interpellés dans leurs valeurs profondes et que ces mêmes citoyens définissent cette situation comme étant un problème. Dans le cas des suicides directement liés aux jeux de hasard et d’argent au Québec depuis 1993, le nombre avait dépassé 150 cas (Séguin et al., 2010). S’il y avait 1000 suicides ou plus pour la même période, la réaction sociale à ces évènements tragiques pourrait être forte et susciter des luttes politiques qui se traduiraient potentiellement par la reconnaissance des jeux de hasard comme problème social. Quant à Blum (1970), il rejoint les propos de Laskin pour insister, non pas tellement sur les valeurs, mais plutôt sur une crise sociale associée à un problème particulier. On peut penser à la crise sociale potentielle qu’engendrerait, par exemple, le suicide de plus d’un millier de personnes et ou à la crise étudiante au Québec en 2012 axée principalement sur l’annulation de la hausse des frais de scolarité mais qui a largement débordé cet enjeu pour se transformer en crise sociale.

Dansune perspective fonctionnaliste, le problème social survient lorsque l’équilibre de la société est menacé par des comportements, des croyances ou des groupes qui s’écartent des valeurs normatives (Dorvil et Mayer, 2001). Selon Durkheim (1966), un tel problème est compris principalement comme une anomie, à savoir une désorganisation et une déviance sociales. Cohen (1999) complète cette idée avec ce qu’il nomme un état de désengagement des membres d’une société par rapport aux buts et aux moyens normés pour les atteindre. Dit autrement, la distance sociale dans la participation économique et sociale constituerait un facteur central dans l’élaboration de mesures ou de politiques, reconnaissant potentiellement ladite condition comme un problème social ou non.

Dans le champ des jeux de hasard et d’argent et dans la mesure où le discours dominant envisage principalement ce phénomène comme une psychopathologie de nature plus individuelle que sociale, la perspective de Parsons peut s’avérer utile. Plus précisément, Parsons (1951; 1966) a été parmi les premiers, sinon le premier sociologue américain à associer contrôle social et anomie de Durkheim à l’intérieur du modèle médical appliqué à la déviance, en s’appuyant sur la notion d’équilibrium ou d’homéostasie de l’individu. Cette perspective explique en bonne partie le recours à la pathologisation et à la médicalisation de plus en plus de comportements sociaux comme modalité de contrôle de problèmes sociaux (Suissa, 2012; Peele, 1989).

Dansune perspective constructiviste, on s’attarde plus au processus de reconnaissance du problème social qu’aux conditions objectives proprement dites. En posant la question « Qui définit le problème social ? », l’école constructiviste et interactionniste met l’accent sur les rapports de pouvoir entre ceux qui subissent ledit problème et les acteurs ou structures sociétales qui les définissent comme problèmes. Dans cette optique, on peut penser aux problèmes sociaux liés aux inégalités sociales et économiques et au processus de déviance qui y est associé. Les études classiques de Becker (1963; 1973), par exemple, interrogent les finalités des règles et des normes en posant la question des dynamiques relationnelles de pouvoir : qui dicte les règles et les normes ? de qui à qui ? Horwitz et Pfhol, dans leurs études sur les modalités de contrôle social des problèmes sociaux, enrichissent cette réflexion en posant les questions suivantes : « Peut-on ignorer l’importance du statut social et économique du déviant et l’importance de qui est touché par cet acte ? » (Horwitz, 1984; 1990; 2001); « Les déviants n’existent qu’en fonction de ceux qui les contrôlent » (Pfhol, 1985)

La perspective psychosociale dans la construction du cycle de la dépendance

Appliqué aux jeux de hasard et d’argent (JHA), la perspective constructiviste-interactionniste nous invite à inclure le contexte et la réaction sociale à l’acte de jouer et sa reconnaissance dans l’espace social. Il est important également de souligner que l’acte de jouer aux JHA ne constitue pas un problème en soi, c’est plutôt la relation abusive aux JHA au détriment d’autres sources d’intérêt qui crée le cycle de la dépendance. Dit autrement, il est primordial de distinguer l’usage de l’abus afin de mieux nuancer les conditions plus propices à la construction psychosociale du problème de dépendance. À titre d’illustration, voici la perspective psychosociale inspirée des travaux de Peele (1982; 1989; 2004) qui explique en grande partie la dynamique et la construction du cycle de la dépendance, de l’assuétude.

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Bien que nous soyons tous candidats à développer des dépendances et que nous vivions parfois des conditions de grande vulnérabilité ou de déséquilibre personnel et social, seulement ceux et celles qui traversent toutes ces phases deviendront potentiellement dépendantes. À la lecture de ce cycle, nous remarquons que la phase 1 est caractérisée par un contexte de forte vulnérabilité, de sentiments négatifs et de faible estime de soi chez les personnes qui développeront la dépendance. La phase 2 montre comment, face à l’adversité et à la difficulté de gérer ses émotions et son mal de vivre, la personne décide de « geler » ses émotions en ayant recours aux JHA ou aux substances psychotropes. Nous incluons également les dépendances dites comportementales comme celles aux SMS, aux jeux vidéo comme World of Warcraft, à Facebook, etc. (Venisse et Bronnec, 2012). Cette « intoxication » permet, en phase 3, la création d’un sentiment momentané de bien-être et la disparition temporaire de la douleur ressentie : la personne s’adonne à ses activités de jeux qui lui apportent le sentiment de geler les émotions négatives sous-jacentes. Quant à la phase 4, elle confronte à nouveau la personne à la réalité (le lendemain de veille) aux sentiments de base de la phase 1, soit le mal-être, la culpabilité et la faible estime de soi. Selon nos observations cliniques, la plupart des personnes dépendantes demandent de l’aide durant cette dernière phase, et non durant la phase de l’intoxication (2) ou de sentiment de bien-être (3). La phase 5 offre l’occasion de briser ou de continuer le cycle. Durant cette période, nous assistons généralement à des rechutes potentielles ou à des motivations profondes de changement de style de vie.

En résumé, si nous sommes tous candidats à des dépendances diverses, il n’en demeure pas moins que, quand la motivation première est le plaisir, la tendance à développer le problème est très faible, voire nulle. À titre d’exemple, on peut penser à la très grande majorité des citoyens qui sont des buveurs modérés quand le rituel associé à l’usage d’alcool (et non à l’abus) est associé au plaisir, à la convivialité et au partage. En revanche, quand le motif premier est d’échapper à des difficultés liées à un stress au travail, à la solitude, à l’ennui, à une faible estime de soi ou à des problèmes identitaires et de santé mentale, les chances d’ouvrir la porte aux dépendances sont plus élevées (Peele, 2004; 1989). Un autre trait de personnalité qui complète la compréhension de ce cycle, c’est quand la personne réussit à avoir des sources multiples d’intérêt et de satisfaction dans son style de vie. Munie de ses atouts, elle est moins susceptible de devenir dépendante car elle peut puiser dans ses diverses ressources personnelles et sociales. Ces observations reflètent les réalités cliniques qui confirment que, face à la monomanie, la diversité des activités qui procurent un bien-être constitue une base solide du processus de réhabilitation des individus et du changement personnel et social.

En ce qui a trait à l’environnement comme déterminant social, Peele réussit à démontrer que la société est le principal mécanisme dans la construction des dépendances (1982; 1989; 2004). On peut penser à la multiplication des casinos et des espaces de jeu en ligne à travers le monde et à leur légalisation par les gouvernements et les industries privées du jeu ou à l’emprise des gros producteurs d’alcool ou de tabac sur la transmission de certains messages et de publicités. Cette réalité sociale, qui s’appuie sur une idéologie de la compétition et de la performance à tout prix, se traduit généralement par un sentiment d’exclusion propice aux dépendances (Suissa, 2012). Depuis plus de trente ans, Peele avait souligné que « c’est parce que notre culture est si fortement axée sur la réalisation et la responsabilité individuelles que tant de gens ont le sentiment de ne pas être à la hauteur » (Peele, 1982).

Loin d’être un facteur passif, l’environnement social de la personne constitue un facteur très actif dans les trajectoires et les choix à privilégier. Dans la mesure où l’espace public encourage certains comportements en termes de désirabilité sociale, tout en décourageant d’autres qui se trouvent sanctionnés comme déviants ou délinquants, on peut mieux comprendre les forces à l’oeuvre dans la détermination de ce qui est acceptable et de ce qui l’est moins. Dit autrement, la réaction sociale à nos comportements et à nos gestes constitue un facteur important, et donc à inclure, dans l’explication du cycle de la dépendance.

Les jeux de hasard et d’argent par Internet à l’ère de la mondialisation: bref survol

Dans le champ des jeux de hasard et d’argent (JHA), on peut dire que nous assistons aujourd’hui à des transformations qui dépassent de loin les changements observables de la dernière décennie. L’avènement de l’Internet et des jeux en ligne a propulsé les entreprises privées et publiques dans ce nouvel espace mondialisé. Aujourd’hui, toute personne ayant un lien Internet et qui désire jouer peut le faire.

En 2006, l’American Gaming Association estimait entre 14 et 23 millions le nombre de joueurs sur Internet dans le monde (Wood, Williams et Lawton, 2007). En 2012, un pour cent de l’économie américaine est généré par le gambling avec 820 000 emplois, 566 casinos et des dépenses globales directes et indirectes de 125 milliards de dollars (AFP, 2012). On peut présumer que cette augmentation de l’accès au jeu par Internet explique une tendance mondiale à développer des dépendances en proportion du nombre grandissant de joueurs potentiels. En 2010, Papineau et Leblond estimaient entre 1 et 10 % la population dans le monde qui s’adonne aux jeux en ligne (Papineau et Leblond, 2010). Un sondage en Australie démontre que les JHA dans ce pays ont atteint des proportions épidémiques (Kent, 2011). Selon The Economist (2010), le marché global des JHA dans le monde est estimé à 335 milliards de dollars par année dont Las Vegas avec 10,4 milliards et Macao avec 14.7 milliards. À Macao, une ancienne colonie portugaise en Chine, une étude récente démontre que les résidents de Hong Kong parient trois fois plus qu’en 2008, en termes de fréquence aux JHA (Macau Daily News, 2012)

Le discours pro-jeu où la concurrence utilise la caution de la mondialisation du jeu en ligne comme la norme à suivre. D’ailleurs, Loto-Québec se défend souvent dans ses politiques de promotion des JHA en se justifiant par la concurrence mondiale. Afin de sauvegarder sa position concurrentielle et de maintenir ses revenus, les budgets consacrés à la promotion de certains services ont plus que doublé en trois ans (Pilon-Larose, 2013).

Outre Macao, cette mondialisation des JHA est encore illustrée par un projet gigantesque nommé Eurovegas qui a de grandes chances de voir le jour en Espagne avec Madrid comme candidate à ce type d’investissement (Tullis, 2013). Ce projet de 15 milliards de dollars est censé créer plus de 260 000 emplois dans un pays gravement frappé par la crise financière avec un taux de chômage qui dépasse les 25%. La compagnie à l’origine de ce projet, Las Vegas Sands, exige en contrepartie de son investissement, des exonérations fiscales et même une modification des lois sur le blanchiment des capitaux. L’État Espagnol se dit prêt à modifier le Code du travail, à assouplir les conventions collectives, à réduire le temps de probation des travailleurs étrangers en leur délivrant un visa de travail plus rapidement, à exempter la compagnie des cotisations de sécurité sociale durant deux ans, à participer financièrement à la formation des nouveaux employés, à créer un programme de MBA spécialisé dans l’industrie du jeu, etc. N’est-ce pas là la démonstration, non seulement des effets pervers de la mondialisation des JHA, mais de l’emprise du privé sur la société qui veut lui dicter la marche à suivre sur les plans économique, social et politique ? Comment expliquer que les actionnaires d’une entreprise privée, qui ont comme finalité première le profit et qui ne sont pas élus démocratiquement, se transforment ainsi en « sauveurs bienfaiteurs » du pays, refilant à l’État les problèmes psychosociaux des citoyens joueurs ? Jusqu’où l’industrie privée du jeu peut s’ingérer dans les priorités sociales et politiques d’un pays au nom de la création d’emplois avec des conditions de travail qu’ils contrôlent ? Assistons-nous à un affaiblissement important de l’État-Nation par un transfert des compétences des autorités publiques vers des monopoles privés ? À ces questions, on peut dire que la gestion de projets publics et sociaux par des intérêts privés (prisons, projet Eurovegas) où les dirigeants et gestionnaires n’ont pas été élus, soulève des questions sur le processus démocratique et éthique.

Selon Le Figaro Économie (2012), un mouvement citoyen anti-Eurovegas, comme il y en a eu un dans le quartier de Pointe-Saint-Charles à Montréal contre le projet avorté d’un agrandissement du casino par Loto-Québec, est en train de prendre forme pour dénoncer ce chantage à l’emploi. Cette mobilisation s’en prend également à une certaine exploitation au travail et à l’opacité qui accompagne les négociations entre l’administration et le propriétaire de Las Vegas Sands. Plusieurs citoyens craignent la création d’une zone franche, favorisant « l’argent sale », la prostitution et les problèmes sociaux qui en découlent. Eurovegas avoue clairement qu’il donnera la préférence à la ville, Madrid ou Barcelone, qui lui fera le plus de concessions.

L’exemple de l’explosion du Poker en ligne reflète également cette mondialisation du jeu. Selon The Economist (2010), le monde du Poker en ligne a basculé dans une autre logique le 23 mai 2003 à Las Vegas lors de la fameuse série mondiale de Poker. Que dire de ces chaînes de télévision qui se consacrent entièrement à la promotion du jeu en faisant miroiter que le Poker en ligne peut constituer une avenue professionnelle louable pour n’importe qui s’investit réellement dans cette voie ? Ce processus de normalisation s’inscrit directement dans les objectifs avoués des entreprises privées de JHA et de Loto-Québec, qui basent leurs stratégies de promotion et de marketing sur le degré d’acceptabilité sociale que la société en vient à concéder au jeu.

Compris comme des placements « offshore », les investissements dans les JHA continuent d’affluer à un rythme effarant au niveau mondial. Macao dépasse déjà Las Vegas en termes d’investissements et de revenus et compte répondre à la demande de tout le continent asiatique. Doublant Las Vegas en superficie, Macao est le plus grand marché au monde des JHA. Les Asiatiques, et les Chinois en particulier, sont reconnus comme des joueurs passionnés et leurs valeurs culturelles semblent plus facilement accepter le recours aux JHA comme à une activité désirable au plan social, ce qui explique l’augmentation, la fréquence et l’intensité des JHA dans ce continent (Papineau, 2000). Selon The Economist (2010), 80 % des joueurs à Macao proviennent de la Chine, le reste de Taiwan, de la Corée du Sud, du Vietnam, et de l’Inde.

Pour les jeux en ligne, au Québec, le nombre d’élèves de niveau secondaire qui s’y adonnent a doublé entre 2006 et 2008 pour atteindre les 5 % (Papineau et Leblond, 2010). Alors qu’un débat entre Kairouz et Nadeau (2010) et la direction de la Santé publique du Québec (Papineau et Leblond, 2010) a toujours cours autour de la validation scientifique de certains chiffres, plusieurs recherches montrent que le taux de prévalence des problèmes de jeu en ligne est de trois à quatre fois plus élevé que pour les autres jeux (Griffiths, 2000; 2002; 2010).

Selon Griffiths, professeur et chercheur de l’Université Nottingham Trent, les joueurs sur Internet courent dix fois plus de risque de développer des dépendances que les autres catégories de joueurs ; de même, les joueurs à problèmes sont plus susceptibles de boire et de fumer (Griffiths, 2010). Les joueurs en ligne seraient plus souvent de sexe masculin, généralement de jeunes adultes, célibataires, hautement éduqués et employés dans des postes de gestion ou d’administration. Parmi les recommandations de son étude, Griffiths conclut que les industries privées et publiques des JHA doivent reconnaître la nécessité de fournir en ligne les services que requiert leur responsabilité sociale pour réduire les comportements à risques.

Selon les instances de la santé publique au Québec, il est vraisemblable d’anticiper une augmentation des problèmes de jeu dans la population et chez les adeptes du jeu en ligne (Papineau et Leblond, 2010). Cette augmentation s’expliquerait par certaines caractéristiques intrinsèques aux jeux de hasard et d’agent en ligne. On peut penser à la commodité du paiement électronique, du jeu à crédit, de la rapidité, de l’anonymat, de l’interactivité, de l’immersion, de la consommation concomitante d’alcool et de drogues, etc. En raison d’un lien de causalité fort entre l’accessibilité et les problèmes de jeu, la perspective de santé publique ne permet pas de croire que l’étatisation soit une stratégie efficace pour contenir les risques associés à l’exposition aux jeux d’argent en ligne au Québec (Papineau et Leblond, 2010).

JHA et jeux en ligne comme problème social : autres enjeux psychosociaux

Ce qui était auparavant considéré comme un pêché, un vice, un comportement déviant et une industrie hors-la-loi, est aujourd’hui compris comme une pathologie psychiatrique teintée d’une perte de contrôle et d’un désordre d’impulsion (Castellani, 2000). Ce passage traduit clairement la perspective constructiviste selon laquelle cette condition change avec les acteurs et les rapports de pouvoir en présence en fonction de périodes données dans l’histoire. Aujourd’hui, les JHA sont souvent présentés comme une forme légitime de divertissement, un catalyseur de développement économique, une source de revenus pour divers paliers de gouvernement et un outil de création d’emplois. Les instances gouvernementales se retrouvent ainsi à vivre les paradoxes de la gestion de cette question publique: concilier la promotion des JHA et des jeux en ligne pour les revenus qu’ils rapportent à l’État via Loto-Québec et la réalité qui démontre le nombre grandissant des problèmes psychosociaux liés au jeu chez les citoyens, en particulier chez les jeunes et les personnes démunies avec des liens sociaux faibles (Bullbock, 2012; Nadeau et al., 2011). À titre d’exemple, un projet d’agrandissement du Casino du Lac Leamy dans la région d’Ottawa (Gatineau) où Loto-Québec investit plusieurs millions de dollars dans une gigantesque discothèque pour attirer les jeunes générations, la clientèle des 20 à 34 ans, a été récemment mis sur pied (www.radio-canada.ca/regions/ottawa/2012/06/05/005-casino-lac-leamy-investissement.shtml). Avec ces travaux de revitalisation, ce Casino espère attirer trois millions de visiteurs par année et obtenir des revenus additionnels annuels de dix millions de dollars.

Le dernier budget du gouvernement du Parti Québécois est également révélateur d’un certain dérapage en termes de message aux citoyens du Québec quant à l’orientation à privilégier dans le cas des jeux de hasard et d’argent par Loto-Québec. « www.ledevoir.com/politique/quebec/365301/le-budget-marceau-survit-de-justesse ». Ce budget a clairement indiqué que les appareils de loterie vidéo (ALV) devraient être plus visibles dans l’espace public afin de générer plus de revenus pour compenser les déficits financiers. Il faut rappeler que pour Loto-Québec, les ALV représentent une partie très importante des revenus alors que ces mêmes appareils sont paradoxalement, comme l’a démontré Jean Leblond, ceux qui occasionnent le plus de problèmes de dépendance (www.jeu-compulsif.info/documents/Rapport-expert-Jean-Leblond-22-03-07-2.pdf). Avec ces deux exemples, on peut mieux comprendre que certains acteurs économiques n’hésitent pas à parler de « succès », en termes d’opportunités, de développement économique et de création d’emplois, alors que d’autres y voient une source de brisure personnelle, familiale, communautaire et sociale.

À la lumière de ces réalités, on peut dire que la conception positiviste et fonctionnaliste traverse grandement le discours actuel sur les JHA. Le sujet joueur ayant développé une dépendance est compris comme une personne qui vit principalement des problèmes intrapsychiques et personnels, de déficience neuronale (brain based disease approach), de pathologie mentale, victime de la maladie de la dépendance, d’une perte de contrôle, etc. Axé sur la pathologie sociale dans le sens de Parsons (1966), la personne est donc renvoyée à elle-même comme responsable de sa condition et de ses gestes, ses comportements sont compris alors comme déviants, voire hors normes.

Dans le champ des JHA, cette valeur de l’individualisme occupe une place prépondérante dans la justification idéologique du discours qui associe le problème à une défaillance de nature individuelle. Si la liberté de choix est une valeur chère à nos démocraties, il n’en demeure pas moins que ce concept demeure abstrait dans la mesure où les choix sont influencés principalement par les forces sociales en présence.

Dans cette perspective, les travaux de Lipovetsky sur l’individualisme contemporain et ce qu’il nomme l’ère du vide et des excès dans les sociétés dites démocratiques, s’avèrent pertinents (Lipovetsky, 1983). Lors d’une conférence prononcée en juin 2010 à Arcachon (France), il soulignait le fait que la toile de fond sociale de l’individualisme était au centre même de l’essor et de l’éclosion des dépendances dont les jeux de hasard et d’argent font partie (Lipovetsky, 2010). Aujourd’hui, Lipovetsky dénonce ce vide des liens sociaux où l’idéologie du présent et de l’instantané est devenue un axe central de référence dans la gestion du social. Cette conception du social via l’individualisme serait un déterminant important dans la quête du bonheur et du mieux-vivre individuel tout en mettant en veilleuse les projets plus collectifs.

À l’ère de la mondialisation, le marché serait devenu également la référence centrale pour l’ordre social mondial esquivant ainsi la mondialisation parallèle de la pauvreté (Saul, 2006; Chossudovsky, 1998). La croissance mondiale du jeu en ligne illustre cette tendance lourde avec l’implantation d’Internet dans les pays défavorisés où l’avènement massif de joueurs pour lesquels le jeu représente parfois un rare espoir d’échapper à une pauvreté autrement insurmontable.

Dans une étude sur la pauvreté et son impact au plan des comportements, il est démontré clairement comment le contexte de pauvreté constitue un piège non seulement financier mais aussi un piège psychologique et social (Schecter, 2012). Selon cette étude, la pauvreté génère une psychologie qui lui est propre car, ce n’est pas le manque d’habiletés attribué aux citoyens pauvres qui est déterminant, mais plutôt les problèmes créés par le contexte même de la pauvreté. Quand on est pauvre, on est généralement entouré par des personnes qui nous ressemblent et qui peuvent prendre des décisions inappropriées. De plus, l’horizon du temps est totalement différent car la personne pauvre pense plus le présent dans ses diverses stratégies de survie quotidienne que dans un horizon de futur et de planification. L’essence même de la pauvreté compliquerait le processus de décision où l’accent est mis sur l’urgence des besoins immédiats, ce qui contribue à faire des choix moins judicieux. Ces erreurs qui s’effectuent dans un environnement de stress ont des implications plus importantes sur les pauvres que sur le reste des citoyens. Se concentrer d’abord et avant tout sur les stratégies de survie fait en sorte qu’on perd de vue l’ensemble, on règle un détail ici et là mais on a tendance à s’enliser plus avec des problèmes multiples qui s’accumulent.

À cela, il faut ajouter la stigmatisation dans l’espace public qui contribue au processus d’exclusion sociale et économique des citoyens pauvres. Cette perspective de Shafir (dans Schecter, 2012) axée plus sur l’économie comportementale et sociale plutôt que sur l’économie dite classique, s’apparente aux conclusions de Becker sur les rapports interactionnistes de groupes sociaux dans la dynamique du dehors et du dedans, pour mieux saisir la réalité sociale concrète des motivations et des contraintes contextuelles. Contrairement à l’économie classique qui assume que la personne fait ses choix sur une base rationnelle, l’économie comportementale et sociale estime, au contraire, que toute personne fait des erreurs tout en tenant compte du fait que pour la personne aisée financièrement les erreurs semblent moins sévères que pour les pauvres.

Considérant la crise économique mondiale actuelle où l’écart entre les pauvres et les riches s’accentue et où la classe moyenne est de moins en moins nombreuse, la solution repose sur des politiques sociales qui visent à améliorer en priorité le contexte et non juste la personne. Dans la mesure où les JHA touchent de manière plus sévère les classes défavorisées et que le nombre de faillites personnelles dans des communautés avec des casinos augmentent de 100 % (Goss et Morse, 2004), on peut dire que le contexte de pauvreté constitue un déterminant social important et soulève des questions quant à la considération des JHA comme problème social potentiel. Une recherche récente intitulée « Les modalités de commercialisation des loteries au Québec : implications sociales et de santé publique » illustre bien l’investissement disproportionné des classes démunies dans l’achat des loteries (Papineau, Boisvert, Chebat et Suissa, 2013).

Au Québec, et alors que les chercheurs et les directions de la Santé publique recommandaient un moratoire afin d’évaluer de manière adéquate l’ampleur et les impacts de ce problème sur les citoyens, le gouvernement du Québec n’a pas jugé bon de tenir au préalable, un débat public sur son projet des Jeux de hasard et d’argent en ligne. Plus précisément, les chercheurs demandaient au gouvernement de surseoir immédiatement au projet de la mise en ligne de jeux d’argent et de hasard sur Internet; de créer un organisme indépendant relevant de l’Assemblée nationale qui serait responsable de coordonner l’ensemble des efforts de prévention, d’étude, de recherche et de proposer des mesures concrètes visant à réduire la dangerosité et l’accessibilité des jeux de hasard et d’argent dans la population.

Parmi les autres enjeux psychosociaux entourant les JHA comme problème social potentiel mentionnons quelques marqueurs suivants :

  1. La conception même de la dépendance est au coeur du débat entre les approches qui privilégient une version neurochimique du cerveau (brain based-disease approach), biologique, voire génétique, en bref le modèle de la maladie, et l’approche psychosociale et constructiviste, centrée plutôt sur le style de vie des personnes en lien avec leur environnement.

  2. Il y a une absence d’accès à une information pertinente sur les probabilités réelles du gain et de message clairs en termes de prévention pour l’ensemble des citoyens (Suissa, 2005).

  3. On parle plus de canaliser l’offre du jeu en ligne sur une base responsable de la part de Loto-Québec plutôt de l’objectif premier dont les finalités sont de faire des profits comme organisme.

  4. Les probabilités de se ruiner avec les JHA sont plus probables à l’intérieur d’une seule génération pour les pauvres, alors que cela prend plusieurs générations pour les mieux nantis (Schechter, 2012; Coram, 1997)

Dans une recherche par Mishra, Lalumière et Williams (2010) qui vise à mieux comprendre le concept d’iniquité et les mécanismes de causalité menant aux conduites à risque en contexte de JHA, les résultats démontrent que les inégalités structurelles des conditions sociales et économiques expliquent l’augmentation ou la réduction de ces comportements à risque. Cette recherche suggère que les inégalités systémiques, combinées aux compétitions désavantageuses pour certains groupes sociaux, facilitent la prise de risque dont l’activité criminelle représente la forme la plus extrême. À titre d’illustration, on a offert 10 dollars à un étudiant et rien au second, celui qui a perçu l’inégalité à son égard s’est conduit de manière plus risquée que celui qui a reçu la somme de 10 dollars. Si une somme de 10 dollars peut influencer les comportements à risque auprès de jeunes étudiants universitaires éduqués et avec des habiletés sociales, on peut alors imaginer comment ce mécanisme est actualisé dans le vrai monde des JHA. Ce qui est également remarquable dans cette étude est que, dès que ces iniquités perçues ou vécues par ces étudiants disparaissent, les motifs à la prise de risque disparaissent également. Ceci nous invite à réfléchir sur les politiques publiques et sociales où les modalités de contrôle social visent avant tout l’élimination des comportements à risque par le biais de punitions visant à décourager les citoyens de recommencer. Ceci étant, l’investissement dans les déterminants sociaux qui facilitent et produisent les conditions objectives des comportements à risque est quasi absent.

Au Québec, le plan du casino dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve a avorté grâce aux groupes de pression, aux médias et aux organismes communautaires qui ont lutté pour éviter cette expansion dans un quartier considéré déjà comme vulnérable. Dans ce rapport de pouvoir, on peut souligner également le recours collectif via la firme d’avocats Garneau qui a réussi à faire rembourser par Loto-Québec les frais de thérapie des joueurs reconnus comme dépendants aux appareils de loterie vidéo. Est-ce que l’inclusion de programmes d’intervention dans les centres de traitement par le ministère de la Santé et des Services Sociaux et le remboursement de frais de thérapie suffisent pour reconnaître les JHA comme un problème social ? Est-ce un pas dans la bonne direction vers une reconnaissance de ce problème social ou est-ce une politique comptable qui s’inscrit dans une politique de laisser-faire ?

Conclusion

Si les JHA est un terme qui renvoie à un comportement où le hasard et l’argent constituent un risque, celui-ci a été remplacé par le terme Gaming dans les pays anglo-saxons où l’industrie privée et les pouvoirs publics gèrent les JHA. Ce choix de vocabulaire répond d’abord à une stratégie idéologique et économique qui vise à augmenter l’acceptabilité sociale du jeu et à en détourner le contenu réel en le remplaçant par le loisir, gaming oblige. L’industrie du jeu s’appuie en effet sur le loisir, l’excitation et le spectacle comme un sport extrême agréable et fort en émotions pour produire des citoyens joueurs. Cette stratégie permet de baser le marketing en fonction du niveau d’acceptabilité sociale du public. Dans un livre intitulé Gambling, Freedom, and Democracy, Adams démontre clairement comment la publicité et le marketing réussissent à normaliser et à influencer les croyances de la population en général en vue d’augmenter cette désirabilité sociale (Adams, 2008 : 84).

Devant cette tendance lourde au plan international de l’industrie du jeu, nous assistons également à une campagne par Loto-Québec et le gouvernement en place pour discréditer les chercheurs internationaux et de santé publique et faire abstraction des résultats de recherche confirmant la hausse des problèmes sociaux auprès des jeunes et des personnes seules. Dans le processus de reconnaissance d’une condition comme étant un problème social, les interrogations suivantes peuvent s’avérer utiles :

  1. Est-ce un potentiel de problème social permanent ou occasionnel ?

  2. Est-ce que le nombre de personnes touchées par le problème en question influe sur le processus de reconnaissance du problème ?

  3. Est-il pris en charge par des acteurs et organismes « crédibles » ?

  4. Quelle place occupe t-il dans le processus de désirabilité ou d’indésirabilité sociale ?

  5. Y a-t-il consensus des instances sociétales qui reconnaissent ledit problème comme social ?

Sans prétendre répondre à toutes ces interrogations, nous estimons que la reconnaissance de ce problème social n’est pas considérée en fonction de son importance pour les gens qui en souffrent, elle dépend plutôt du statut acquis dans la hiérarchie des questions sociales et les rapports de pouvoir. Dit autrement, il faut que le phénomène fasse problème pour les pouvoirs publics.

Pour reprendre les propos de Laskin (1965) qui estime que, pour qu’une condition soit considérée comme un problème social, il faut qu’un nombre important de citoyens soient interpellés dans leurs valeurs profondes et que ces mêmes citoyens définissent cette situation comme un problème, n’est-on pas en droit de se questionner sur les conditions des JHA comme un problème social puisque cette épidémie existe bel et bien auprès de milliers de citoyens qui souffrent en silence (Robertson, 2005).

Dans une recherche en cours à l’Institut de santé publique sous la direction d’Élisabeth Papineau et al (2012), intitulée « Les modalités de commercialisation des loteries au Québec : implications sociales et de santé publique », il est démontré que les citoyens les plus démunis jouent plus et y investissent un pourcentage plus important de leurs revenus, parfois au détriment de besoins plus fondamentaux. Comme avec l’étude rapportée par Schecter (2012), le contexte social et économique, combiné aux pratiques de marketing qui visent à faire miroiter les chances de gagner, renforcent les biais cognitifs déjà présents et contribuent à augmenter l’accessibilité aux jeux, dans ce cas-ci les loteries.

La perspective actuelle dans la gestion des JHA sous-représente la consommation risquée réelle en mettant en veilleuse la détresse des personnes et de leurs familles qui peuvent être poussés à des conflits familiaux, à des faillites (Goss et Morse, 2004), à des activités criminelles, et jusqu’au suicide. Enfin, et dans la mesure où les JHA et les jeux en ligne touchent de plus en plus de citoyens, verrons-nous prochainement une Realpolitik s’installer dans la reconnaissance officielle de cette condition comme un véritable problème social ?