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Introduction

Dans cet article, l’organisation communautaire est envisagée en tant que travail salarié d’intervention orientée vers la solidarité et la participation sociale, au moyen de pratiques démocratiques avec un groupe de personnes, une association ou une collectivité de type territorial, identitaire ou d’intérêt. L’intervention suit un processus par lequel le groupe, l’association ou la collectivité identifie des problèmes, mobilise des ressources et développe une action collective pour y répondre (Lachapelle, 2003). Les auteurs s’intéressent ici à la structuration de l’organisation communautaire, c’est-à-dire à l’explication des formes que celle-ci peut prendre, en considérant l’interaction entre les phénomènes structurels et stratégiques (Giddens, 1997). Les objectifs poursuivis par les auteurs consistent à identifier ces phénomènes qui influencent la structuration de l’organisation communautaire et à décrire la dynamique des processus par lesquels ces phénomènes exercent leur influence.

Le plan du texte prévoit l’exposé de la problématique et de la méthodologie de la recherche. Dans ces deux parties, la structuration de l’organisation communautaire sera étudiée à l’aide de données empiriques, selon deux modalités : sa transformation dans le réseau public entre 1988 et 2004, et sa différenciation selon qu’elle est pratiquée dans le réseau public ou dans le réseau communautaire. Seront par la suite précisés les effets produits par les phénomènes structurels et stratégiques, et la conclusion proposera une interprétation synthétique.

Problématique de la recherche

L’enquête dont il est question dans cet article a été entreprise d’abord pour connaître la situation québécoise de l’organisation communautaire au début des années 2000, étant donné l’absence de données empiriques sur le sujet. On sait qu’il existe plusieurs textes faisant état d’observations fort pertinentes sur l’organisation communautaire (Bourque et al., 2007; Doré, 1985 et 1992; Doucet et Favreau, 1991; Favreau et Hurtubise, 1993; Lamoureux et al., 2000), mais ils ne s’appuient pas sur des données numériques permettant de mesurer les tendances. Les quelques recherches statistiques menées sur l’organisation communautaire au Québec ont une visée essentiellement descriptive, dans la mesure où les corrélations statistiques ne sont pas réalisées entre les variables, et, par ailleurs, leurs résultats valent pour les années antérieures à 1990 (Doré et Larose, 1979; Hurtubise et al., 1989).

L’autre ambition de l’enquête consiste à rendre accessibles des données permettant de préciser les changements qu’a connus l’organisation communautaire et les formes qu’elle prend selon les établissements-employeurs. Autrement dit, l’objet de la recherche porte sur la transformation (telle qu’évoquée dans le paragraphe précédent) et la différenciation des pratiques de l’organisation communautaire. Examinons les termes de cette intention en nous inspirant de la sociologie proposée par le théoricien Anthony Giddens (1997).

Lorsqu’il est question de la transformation et de la différenciation de l’organisation communautaire, nous référons à deux dimensions fondamentales des phénomènes sociaux que sont le temps et l’espace (Giddens, 1997). La transformation permet d’appréhender les processus de changement en fonction de la dimension temporelle. C’est ainsi que différents aspects de l’organisation communautaire dans le réseau public sont comparés à deux moments différents, soit en 1988 et en 2004. Pour sa part, la différenciation concerne les processus permettant de considérer les formes que prend l’organisation communautaire dans l’espace. Dans ce but, celle-ci fait l’objet d’une comparaison dans des organisations contrastées, soit celles des réseaux public et communautaire.

Une autre inspiration de Giddens a trait à la notion de « pratique ». Celle-ci couvre un champ relativement vaste, puisqu’elle réfère à la fois à la « réflexivité », aux « actes » et au « contexte » (Giddens, 1997). La recherche s’attarde ainsi à la reconfiguration des politiques sociales, aux modèles d’intervention suivis par les organisateurs communautaires, à leurs activités, à leurs rapports avec les établissements qui les embauchent et, bien sûr, à leur capacité de développer des stratégies et d’entreprendre des actions afin d’influencer leur profession.

La notion de structuration renvoie, elle aussi, aux travaux de Giddens. Dans cette perspective et à partir de données empiriques, l’interprétation constitue l’étape où des explications conduisent à une compréhension des processus de la perpétuelle transformation de l’organisation communautaire, en considérant les manifestations réflexives de même que les contraintes et les opportunités des phénomènes structurels. Ces derniers représentent un ordre donné de circonstances avec lesquelles les personnes, les groupes et les organisations doivent composer et sur lesquelles leur pouvoir d’influence demeure restreint, du moins à court terme. En ce sens, les phénomènes structurels favorisent la poursuite et la continuité de la vie quotidienne dans des routines plus ou moins figées, constituant la base des anticipations des conduites des uns à l’égard des autres.

L’explication de la transformation et de la différenciation des pratiques réside également dans les phénomènes réflexifs; la formation, la mobilisation autour d’une association professionnelle et les efforts de redéfinition des situations peuvent sans doute représenter certains de ces phénomènes permettant de comprendre la mutation de l’organisation communautaire. Sur ce plan, la théorie de la structuration affirme que les individus sont des sujets capables d’élaborer des conduites adaptées à un contexte donné, de combiner de manière originale des idées ou des principes existants, d’expérimenter de nouvelles manières de faire et de porter un regard critique sur les symboles, les institutions et les organisations de la société. Cette compétence des acteurs à comprendre le contexte de leur action et à poser des gestes appropriés comporte certaines limites pour Giddens (1997). De fait, les personnes ne sont jamais complètement informées du contexte et ne connaissent pas toutes les conséquences de leurs actions.

Les acteurs peuvent modifier les phénomènes structurels, autrement dit, le contexte de leurs actions. C’est donc dire que les phénomènes réflexifs et interactifs reproduisent, bien sûr, les phénomènes structurels, mais encore, ils peuvent favoriser la production d’un nouveau contexte. Notre intérêt consiste à vérifier comment les phénomènes réflexifs et stratégiques ont permis aux intervenants de participer à la modification du contexte de leur pratique et à reconstituer, de manière intentionnelle ou non, des phénomènes structurels qui ont contribué à transformer ou maintenir, à leur tour, les conditions de la pratique de l’organisation communautaire. Il s’agit là d’une illustration de ce que Giddens (1997) appelle la « dualité du structurel » : le structurel représente le contexte d’influence à la fois sur les pratiques et leur résultat.

Méthodologie de la recherche

Comme nous l’avons mentionné, la recherche privilégie une approche comparative sur deux plans : 1) la transformation de l’organisation communautaire dans un type d’établissement; 2) a différenciation des pratiques dans des organisations différentes. Afin de réaliser ces comparaisons, la méthode recourt au questionnaire de type sondage. Voyons comment cette méthode de recherche a été mise à profit dans chaque comparaison.

Afin de cerner la transformation de l’organisation communautaire, l’équipe devait pouvoir compter sur des données recueillies dans le passé et produites à l’aide d’un instrument de collecte de données pouvant être réutilisé aujourd’hui. En 1988, un questionnaire avait été envoyé par la poste à tous les organisateurs communautaires alors en fonction dans les Centres locaux de services communautaires (CLSC) et avait été rempli par 252 d’entre eux (Hurtubise et al., 1989). Il devient possible en 2004 de reprendre la majeure partie de ce questionnaire et de le soumettre de nouveau à tous ceux qui sont en fonction dans ces établissements publics, dans le cadre d’une toute nouvelle recherche. Ainsi, 211 intervenants répondent en 2004 à des questions posées à leurs collègues 15 ans auparavant. Dans les deux cas, en 1988 et en 2004, le questionnaire est envoyé par la poste à tous les organisateurs communautaires de ces établissements, à partir d’une liste exhaustive de ces salariés, consignée par le Regroupement québécois des intervenantes et intervenants en action communautaire (RQIIAC). En 1988, le questionnaire comporte environ 70 questions portant sur les caractéristiques du répondant, le titre du poste, l’employeur, la satisfaction au travail, les domaines et les populations touchées par les principales interventions, la formation, les modèles de pratique, les courants théoriques et les valeurs. En 2004, plusieurs questions ont été ajoutées afin de tenir compte des écrits récents sur l’organisation communautaire. Ainsi, les travaux de O’Donnell (1995) sur les tâches associées aux différentes formes d’organisation communautaire (aide à la conception stratégique, organisation d’assemblées, appui à une instance décisionnelle, mise en place de coalitions, etc.) ont été pris en considération et ont conduit à l’ajout des questions sur les activités des répondants. Comme l’organisation communautaire est pratiquée principalement dans de petits groupes (Regan et Lee, 1992), les groupes de tâches que les organisateurs communautaires animent (11 types de groupes tels que « équipes interdisciplinaires ou multidisciplinaires », « comités », « bureaux de direction », « coalitions », etc.) ont été examinés en s’appuyant sur la typologie de Toseland et Rivas (2005). Sur le plan des compétences, les cinq zones de Mizrahi et Rosenthal (1998) (action politique, communication-administration, développement-planification, formation-éducation et mobilisation de ressources), qui déclinent 48 compétences, ont guidé la formulation des questions sur cet aspect.

Plusieurs indices révèlent que les échantillons de 1988 et de 2004 peuvent faire l’objet d’une comparaison. Dans les deux cas, l’identification des répondants repose sur une liste exhaustive d’organisateurs communautaires oeuvrant dans le réseau public, les échantillons obtenus ont des tailles comparables et ils sont représentatifs de l’ensemble des répondants. En effet, en 1988, la représentativité de l’échantillon est établie sur la distribution régionale des répondants, alors qu’en 2004, elle est vérifiée sur la base du sexe; dans les deux études, le khi carré ne révèle aucune différence significative entre l’échantillon et la population totale. Les données ne permettent pas de déterminer combien de personnes ont répondu au questionnaire à la fois en 1988 et en 2004; vraisemblablement, des répondants en emploi en 1988 ne l’étaient plus en 2004, et de nouvelles personnes ont été depuis ce temps embauchées par les CLSC dans des postes en organisation communautaire.

Pour ce qui est de la différenciation de l’organisation communautaire dans des établissements distincts, l’équipe dispose, comme nous venons de le voir, des réponses à un questionnaire générées en 2004 par 211 organisateurs du réseau public. Il s’agit maintenant d’en arriver à pouvoir comparer ces résultats avec ceux que pourront fournir les organisateurs communautaires du réseau communautaire. Un choix est fait de limiter la recherche à trois régions administratives (Québec, Estrie et Chaudière-Appalaches), et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, puisqu’il existe plusieurs milliers d’organismes communautaires au Québec, l’identification dans chacun de ces organismes des personnes qui se définissent comme organisatrice ou organisateur communautaire est une tâche titanesque pour laquelle l’équipe de recherche ne possède pas les ressources. En deuxième lieu, ces territoires sont bien connus par les membres de l’équipe et ils sont situés à proximité de leur université respective. Une vérification est faite afin de s’assurer que le choix de ces trois régions ne risque pas d’entraîner des biais par rapport au reste du Québec. À partir des données recueillies dans le cadre de l’étude de Hurtubise et al. (1989), le profil des répondants du réseau public provenant de ces trois régions (Québec, Estrie et Chaudière-Appalaches) est comparé à celui de leurs homologues du reste de la province sur 16 variables concernant les répondants (sexe, âge), l’employeur (population rejointe, modalités de supervision), l’emploi (régime et titre d’emploi, rattachement administratif, marge de manoeuvre, satisfaction au travail, prise de congé), l’intervention (nature des dossiers, modèles de pratique) et les activités de formation. Les analyses révèlent que les deux groupes ne se distinguent pas, ce qui permet de croire que les organisateurs communautaires de ces trois régions ne possèdent pas de caractéristiques distinctives.

Il n’existe aucun décompte sur le nombre d’intervenants, qui, dans le réseau communautaire, agissent sinon avec la méthode et le titre, du moins avec la philosophie de l’organisation communautaire. Afin de repérer les organisateurs communautaires de ce réseau, l’équipe des chercheurs recense d’abord les organismes pertinents, puis elle identifie les organisateurs communautaires dans ces organismes à partir d’une courte définition de l’organisation communautaire, proposée par téléphone aux répondants potentiels. Cette définition est la suivante :

  • intervention salariée avec un groupe de personnes, une ou plusieurs associations, ou une collectivité de type territorial, identitaire ou d’intérêt;

  • intervention salariée pratiquée selon un processus par lequel ce groupe, cette association ou cette collectivité identifie des problèmes, mobilise des ressources et développe une action collective pour y répondre (par exemple, sensibilisation, éducation, défense des droits, action directe, économie sociale, etc.); et

  • intervention salariée orientée vers la solidarité et la participation sociale au moyen de pratiques démocratiques.

Cette vérification conduit à l’identification de 439 organisateurs communautaires situés respectivement dans les régions de Québec (n = 255), de l’Estrie (n = 111) et de Chaudière-Appalaches (n = 73). La très grande majorité de ces personnes ont accepté que l’équipe de recherche leur achemine un questionnaire par la poste.

En incluant les répondants du réseau public, 850 répondants potentiels ont été identifiés et ont été sollicités pour participer à la recherche. De ce nombre, 419 (49,2 %) ont retourné un questionnaire dûment rempli. Parmi eux, 415 répondants ont indiqué le type d’établissement auquel ils appartenaient. Il en résulte que 211 organisateurs communautaires du réseau public et 189 du réseau communautaire ont répondu au questionnaire (Tableau 1). On retrouve également quelques répondants (n = 15) embauchés par des organismes parapublics (les centres locaux de développement, par exemple), des regroupements syndicaux régionaux, des organismes diocésains, etc. Les comparaisons statistiques qui suivent portent sur les répondants des deux premiers groupes.

Tableau 1

Les répondants selon le type d’organisme

 

Répondants

 

n

%

Établissement public

211

50,4

Organisme communautaire et populaire

189

45,1

Autre organisme

15

3,6

Inconnu

4

0,9

Total

419

100,0

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Tableau 2

Les répondants selon le sexe

 

Échantillon

 

n

%

Femmes

250

59,7

Hommes

168

40,1

Inconnu

1

0,2

Total

419

100,0

-> Voir la liste des tableaux

La transformation de l’organisation communautaire dans le réseau public (1988-2004)

Cette partie porte sur la transformation de l’organisation communautaire en tant que modalité de sa structuration. Pour chacune des dimensions explorées, nous traitons des changements constatés et nous proposons une explication fondée sur les effets des phénomènes structurels et stratégiques, selon le cas.

Le profil des organisateurs communautaires

Parmi les transformations de l’organisation communautaire ayant été observées dans le réseau public entre 1988 et 2004, la distribution des répondants en fonction de leur groupe d’âge s’est considérablement modifiée[1]. Ainsi, la proportion des répondants âgés de moins de 40 ans est passée de 77 % en 1988 à 19 % en 2004. Rappelons que dans le réseau public, les salariés sont syndiqués et que la convention collective assure la permanence. On comprend ici qu’un phénomène structurel comme celui des règles relatives à l’emploi peut exercer une influence sur les caractéristiques des intervenants en favorisant le maintien en emploi. D’après des commentaires informels recueillis au cours de la recherche, d’ici quelques années, les départs à la retraite et les nouvelles embauches qui s’en suivront, entraîneront un rajeunissement et, selon la tendance observée, une féminisation accrue du groupe.

Les pratiques d’intervention

Pour ce qui est des transformations plus spécifiques de l’intervention, des outils de travail ont été ajoutés depuis 1988. À ce sujet, mentionnons l’informatique : 97,4 % des répondants en 2004 utilisent un ordinateur au travail, comparativement à 19,2 % en 1988. D’autres changements concernent les courants d’idées, la nature des interventions et les motifs d’arrêt d’une intervention. De fait, comparativement à 1988, plus de répondants préfèrent une conception de l’organisation communautaire plutôt consensuelle; on opte davantage pour l’approche de la « concertation du milieu » (24,7 % des mentions en 1988 et 32,6 % en 2004) et moins pour une valeur telle que la « combativité » (4,2 % des mentions en 1988 et 1,2 % en 2004). De plus, au début des années 2000, les projets ou les dossiers à caractère économique (le développement local et régional, par exemple) occupent davantage les répondants que ceux à caractère sociosanitaire (« maintien à domicile », entre autres) et à caractère socioculturel (« éducation populaire », notamment); en effet, le pourcentage des dossiers à caractère socio-économique passe de 20,8 % en 1988 à 39,4 % en 2004. Pour ce qui est de la fin d’une intervention, les répondants sont plus nombreux en 2004 à mentionner que l’intervention prend fin parce que les objectifs sont atteints (58,3 % des dossiers en 2004 et 36,4 % en 1988); 15 ans auparavant, la pression de l’employeur pour mettre fin à une intervention était une raison plus fréquemment évoquée (11,2 % des dossiers en 1988, comparativement à 2,5 % en 2004).

Pour comprendre ces transformations, nous référons à plusieurs phénomènes structurels tels que les mouvements sociaux et les politiques publiques. En effet, il convient de rappeler qu’une partie des mouvements sociaux a opté, au cours des années 1990, pour le développement local et l’économie sociale, afin de surmonter les problèmes de chômage et de pauvreté, qui touchaient des quartiers et des régions entiers. En cela, les organisateurs communautaires du réseau public ont subi l’influence des mouvements sociaux, en adoptant plus souvent des stratégies d’intervention consensuelles. Il faut également mentionner que l’adoption de nouvelles politiques publiques (la politique de développement local et régional de 1997, notamment) a permis aux projets de nature économique d’être de mieux en mieux accueillis, et même soutenus financièrement. De surcroît, à partir du début des années 1990, les Ministères concernés ont reconnu l’apport des organismes communautaires et des entreprises de l’économie sociale dans l’offre de services, au point d’accroître de façon substantielle, dans l’ensemble, leur soutien financier (Bélanger, 1999). Les organisateurs communautaires ont participé eux-mêmes à cette délégation de prestation de services, en soutenant la création d’associations et d’organisations de l’économie sociale, afin de répondre à la demande de services qui s’est alors manifestée. En faisant cela, ils ont changé le contexte de leur pratique, puisque plusieurs services de type sanitaire et culturel sont maintenant en partie assumés par le réseau communautaire. Il s’agit là d’une illustration de la « dualité du structurel » évoquée précédemment dans la problématique de la recherche : des gestes posés intentionnellement par des acteurs ont eu des conséquences dont l’ampleur et les incidences n’étaient pas bien connues au point de départ, et ils ont modifié le contexte de la pratique.

Les établissements-employeurs

Les établissements dans lesquels oeuvrent les organisateurs communautaires ont passablement changé en 15 ans. Les données recueillies indiquent que la taille de ces organisations exprimée en nombre de salariés s’est considérablement accrue. La proportion des répondants rattachés à des unités comptant 46 personnes et plus, est passée de 8,9 % en 1988 à 62,9 % en 2004. En outre, leur mission s’est modifiée, notamment lorsque l’on considère le statut socio-économique de la population rejointe, qui correspond de moins en moins exclusivement aux personnes à « faible revenu » (26,1 % en 1988, puis 18,4 % en 2004). Un autre fait intéressant de la dynamique organisationnelle concerne le sentiment des répondants de disposer d’une autonomie davantage accrue au travail en 2004 qu’en 1988 (79,9 % des répondants, comparativement à 67,6 %). Une première interprétation de ce phénomène tient à la croissance de la taille des établissements et des unités de rattachement, qui suppose un certain éloignement physique de la direction.

Une deuxième interprétation sur l’impression de bénéficier d’une plus grande autonomie professionnelle concerne la formation. Sur ce plan, les organisateurs communautaires du réseau public sont davantage scolarisés en 2004 qu’en 1988, dans la mesure où le pourcentage de celles et ceux ayant une maîtrise est passé de 18,7 % à 27,4 %. Qui plus est, la proportion de répondants du réseau public ayant suivi des sessions ponctuelles de formation a également augmenté de manière significative entre 1988 et 2004 (respectivement 47,6 % et 62,3 % des répondants). Soulignons à cet égard que bon nombre d’activités ponctuelles de formation ont été initiées par le Regroupement québécois des intervenantes et intervenants en action communautaire (RQIIAC), auquel adhère une majorité d’organisateurs communautaires du réseau public. D’après les réponses obtenues, la qualité de l’offre de formation s’est améliorée. Ainsi, une plus grande proportion de répondants considèrent en 2004 que leurs études les ont bien préparés à occuper leurs fonctions (75,1 % en 2004, comparativement à 61,4 % en 1988) et que les activités de formation contribuent à améliorer leur pratique (94,6 % en 2004 et 87,1 % en 1988). Mentionnons également qu’en 2004, davantage d’organisateurs communautaires participent à des rencontres entre eux dans leur établissement (84,4 % au lieu de 54,5 % en 1988) et ils sont aussi plus nombreux à affirmer que ces rencontres sont reconnues par l’employeur (93,8 % en 2004 et 82,0 % en 1988).

Il apparaît plausible que la scolarité plus poussée et l’addition d’activités de formation aient contribué à accroître le sentiment de compétence chez les organisateurs communautaires et à amener l’employeur à reconnaître davantage ce métier. Nous avons également vu que l’existence d’un regroupement professionnel favorisait l’amélioration de l’offre de formation, ce qui a pu inciter un plus grand nombre d’organisateurs communautaires à fréquenter les activités de formation. Toutefois, il ne faudrait pas négliger la conflictualité moins importante de l’approche des organisateurs communautaires, qui a peut-être aidé à leur reconnaissance et à leur inclusion dans les établissements.

La différenciation de l’organisation communautaire dans les réseaux public et communautaire

La comparaison sur plusieurs dimensions de l’organisation communautaire entre les réseaux public et communautaire montre qu’elle comporte des différences considérables[2]. Cette partie porte sur les principales constatations de l’étude et sur quelques éléments d’explication.

Le profil des organisateurs communautaires

Lorsque l’on considère les répondants des réseaux public et communautaire, les femmes constituent la majorité (59,8 %); elles se trouvent en proportion plus importante dans le réseau communautaire (73,6 %). On observe également un écart important quant à l’âge : plus de la moitié des répondants (55,1 %) oeuvrant dans le réseau communautaire ont moins de 41 ans, alors que ce pourcentage se situe à moins d’un sur cinq (19 %) dans le réseau public, au moment de l’enquête. Cette différence paraît traduire un taux de roulement du personnel plus important dans le réseau communautaire, où la syndicalisation est faible et les conditions de travail moins intéressantes que dans le réseau public. En cette matière, dans les organismes communautaires, à peine le quart des répondants (26,7 %) sont « fortement ou très fortement » en accord pour dire que leurs conditions de travail sont excellentes, comparativement à six sur dix (60,5 %) dans les établissements du réseau public. De même, on décèle une volonté de mobilité plus grande chez les répondants qui proviennent du réseau communautaire (résultat pour l’indice de 7,94 dans le réseau communautaire et de 6,96 dans le réseau public). Autre donnée intéressante, l’opinion sur l’autonomie au travail ne diffère pas selon le réseau, alors que l’on aurait pu s’attendre à une plus grande autonomie professionnelle chez les répondants du réseau communautaire.

Les établissements-employeurs

Les organismes communautaires sont de très petite taille : le nombre moyen d’employés est de 16,8 (médiane = 4), comparativement à 362,9 dans le réseau public. La petite taille des organismes communautaires et la proximité des personnes favorisent un accès accru au soutien par les pairs et une organisation du travail moins hiérarchisée. En effet, une proportion importante de répondants du réseau communautaire indiquent qu’ils n’ont pas de supérieurs salariés (44,7 % comparativement à 2,4 % des organisateurs communautaires du réseau public). Cette particularité peut sans doute s’expliquer par différents facteurs : 1) le nombre d’organismes communautaires où le conseil d’administration, élu par l’assemblée des sociétaires, assume la gestion du personnel; et 2) la forte présence d’organisateurs communautaires qui occupent l’emploi de « coordonnatrice ou coordonnateur », comme nous le verrons.

Les pratiques d’intervention

Sur le plan de l’intervention à proprement parler, les répondants du réseau public insistent davantage sur une conception de l’organisation communautaire plutôt généraliste, puisqu’ils favorisent « tous les types » d’intervention (36,4 % d’entre eux). Pour leur part, les répondants du réseau communautaire se réfèrent d’abord à une conception d’« organisation de services » (34,9 % d’entre eux). Sur le plan des valeurs, il existe une certaine convergence chez tous les répondants interrogés. C’est plutôt sur les courants d’idées que les répondants se différencient : ceux du réseau communautaire sont relativement plus nombreux à s’inspirer de la conscientisation (19,8 % des mentions, comparativement à 11,1 % dans le réseau public), de l’alternative (respectivement 5,8 % et 4,1 %), du féminisme (4,9 % et 2,4 %) et des mouvements sociaux (4,1 % et 2,7 %). Dans le réseau public, les répondants sont relativement plus nombreux à mentionner qu’ils puisent dans les courants de la concertation (32,6 % des mentions et 24,4 % dans le réseau communautaire) et de la prise en charge du milieu (respectivement 31,4 % et 21,2 %).

Apparemment, la mission des organismes peut expliquer ces particularités. Du côté des organismes communautaires, les missions sont plutôt spécifiques. Pour leur part, les établissements publics de santé et de services sociaux affichent une mission large, couvrant une gamme étendue de problèmes sociaux; ils offrent des activités variées sur des territoires parfois vastes, que l’établissement a l’obligation de couvrir. On comprend que les organisateurs communautaires qui y oeuvrent puisent à différentes conceptions de l’organisation communautaire pour accomplir une diversité de mandats.

L’influence de la mission de l’établissement-employeur ne s’arrête pas là. En ce qui a trait au territoire couvert, les répondants du réseau communautaire sont moins présents en milieu rural que ceux du réseau public (6,0 % des répondants, comparativement à 21,3 % dans le réseau public). Cette situation pourrait tenir au fait que la distribution géographique des services par les établissements publics repose sur le territoire qu’ils ont le mandat de desservir, peu importe son étendue ou la concentration de sa population, alors que celle des organismes communautaires est davantage associée à la concentration de la population. En effet, dans une étude portant sur les organismes communautaires, il est établi que ces organismes sont plus nombreux dans les zones où se concentre la population (Comeau, 2003). Un autre résultat qui reflète la nature de la mission des organismes est le profil de la population rejointe. Si près des deux tiers des répondants (63,6 %) affirment que leur organisme rejoint une population mixte, c’est-à-dire constituée de personnes à faible et moyen revenus, cette propension est beaucoup moins forte chez les répondants des organismes communautaires (55,3 %) que chez ceux des établissements publics (70,4 %). Plus de quatre répondants sur dix du réseau communautaire (41,2 %) mentionnent qu’ils rejoignent une population « très majoritairement à faible revenu ». On comprend ici que bien des organismes communautaires visent à rejoindre spécifiquement cette population.

Le contexte organisationnel entraîne d’autres effets sur la pratique de l’organisation communautaire. Ainsi, dans l’ensemble de leurs tâches, les répondants du réseau communautaire consacrent moins de temps à l’organisation communautaire (68,6 % de leur temps, alors qu’il est de 86,1 % chez ceux du réseau public) et font davantage d’interventions psychosociales (53,1 % des répondants du réseau communautaire, comparativement à 20,9 % du réseau public). Dans les organismes communautaires, les tâches paraissent plutôt diversifiées et les organisateurs communautaires représentent souvent les personnes les mieux informées sur les ressources du milieu et les mieux placées pour offrir des services d’écoute et de référence. Sur le plan des fonctions, on demande plus souvent aux répondants du réseau communautaire d’assumer l’organisation d’actions (188 mentions, comparativement à 164 dans le réseau public), la gestion de ressources financières (respectivement 95 mentions et 85 mentions) et humaines (salariées et bénévoles) (76 et 64 mentions, d’une part, et 84 et 36 mentions, d’autre part).

Les tâches exercées

Aux tâches réalisées correspondent des compétences pour lesquelles les répondants ont l’impression d’avoir une expertise, et il existe à cet égard des différences significatives entre les répondants des réseaux public et communautaire. De fait, c’est la familiarité avec certaines tâches découlant la plupart du temps de la mission de l’organisme ou de l’établissement qui peut expliquer cette impression d’expertise. Pour ce qui est des besoins de formation, les différences entre les répondants des réseaux public et communautaire peuvent être comprises en raison des défis rencontrés dans les milieux de pratique. Ainsi, les répondants du réseau communautaire aimeraient se familiariser davantage avec « l’identification et la mobilisation des ressources » (27,1 % des répondants dans le réseau communautaire et 10,4 % dans le réseau public), « l’écriture des demandes de subventions » (27,1 % comparativement à 8,5 %) et « les relations avec les médias » (44,8 % et 18,0 %). Pour qui connaît le réseau communautaire, il s’agit là des difficultés que les organismes rencontrent.

La formation

En ce qui concerne la scolarisation, les répondants du réseau communautaire sont relativement moins scolarisés que leurs homologues du réseau public. De fait, six répondants sur dix du réseau communautaire (60,7 %) possèdent un diplôme universitaire, comparativement à plus de huit répondants sur dix du réseau public (85,0 %). En outre, les répondants du réseau communautaire sont moins nombreux à détenir un diplôme universitaire de premier cycle que ceux du réseau public (39,9 % contre 57,6 %). On comprend cette situation comme le résultat des critères d’embauche, qui prévalent dans le réseau public, et aussi comme la conséquence des incitatifs à la scolarisation par les échelles salariales dans ce réseau.

La discipline du service social s’avère importante dans la formation des organisateurs communautaires. Parmi les autres disciplines, on trouve : la psychologie, la sociologie, les sciences de l’éducation, la théologie, l’animation, les sciences de la santé, la gestion et l’administration. Les répondants du réseau communautaire sont moins nombreux que leurs homologues du réseau public à détenir au moins un diplôme en service social (46,4 % comparativement à 59,3 %). Pour expliquer cette différence entre les réseaux, on peut évoquer les pratiques d’embauche dans le système québécois de santé et de services sociaux, qui favorisent une formation en travail social pour les postes en organisation communautaire. De cette manière, on peut déduire que la discipline de la formation académique peut contribuer à la construction de l’identité professionnelle autour d’un titre professionnel évocateur. L’identité suscitée par l’expression « organisation communautaire » serait moins forte dans le réseau communautaire que dans le réseau public, car 92,4 % des répondants embauchés par l’État affirment qu’ils portent le titre d’« organisatrice ou organisateur communautaire ». Dans le réseau communautaire, il existe plutôt un éclatement dans la manière de nommer cette fonction, que l’on désigne de diverses façons : coordonnateur (14,8 % des répondants du réseau communautaire), chargé de projet, intervenant, conseiller, agent de développement, de milieu, d’information, etc. Mis à part le fait qu’il existe davantage d’organisateurs communautaires dans le réseau public détenant au moins un diplôme en service social, le fait de posséder une telle formation est plus souvent associé à l’impression que les études ont bien préparé à pratiquer l’organisation communautaire.

En ce qui concerne la fréquentation des établissements d’enseignement conduisant à un diplôme, les répondants du réseau communautaire ne le font pas plus que ceux du réseau public. Cependant, ils manifestent davantage le désir de le faire : effectivement, 27,3 % des répondants du réseau communautaire ont l’intention de s’inscrire à un établissement d’enseignement, alors que 17,7 % des répondants du réseau public veulent le faire. Rappelons que l’on trouve dans le réseau communautaire des personnes plus jeunes, avec moins d’expérience professionnelle et disposées à accepter certains sacrifices, sans doute pour des fins de mobilité professionnelle, d’une part, et de perfectionnement, d’autre part.

Pour ce qui est des « sessions de formation » suivies au cours des trois dernières années, elles sont fort répandues chez les répondants en général, mais plus particulièrement chez ceux ayant une expérience de durée moyenne en intervention (huit ans) et chez ceux du réseau communautaire (75,4 % d’entre eux, comparativement à 63,0 % du réseau public). Ceci peut s’expliquer par la variété des tâches demandées à ces intervenants pour lesquelles leur formation académique ne les a pas nécessairement bien préparés (par exemple, parmi les principaux thèmes de formation recensés : « la planification et la gestion », « l’intervention psychosociale », « la gestion des conflits et la médiation », « les lois et les droits », etc.).

Enfin, sur le plan du ressourcement, il apparaît une distinction importante entre les répondants des réseaux communautaire et public. Chez les premiers, il n’existe apparemment pas de regroupement sur la base du titre d’emploi ou encore de la fonction exercée; le ressourcement résulte des initiatives locales autour des regroupements territoriaux et sectoriels. Chez les répondants du réseau public, un peu plus de la moitié des répondants sont membres du RQIIAC, qui tient plusieurs activités de ressourcement sur une base professionnelle.

Conclusion

Nous avons fait état, dans cet article, des processus de transformation et de différenciation de l’organisation communautaire à partir de données empiriques. Parmi les phénomènes structurels qui influencent l’organisation communautaire, on trouve la reconfiguration des politiques publiques, les mouvements sociaux, l’établissement-employeur (en particulier, sa mission, sa taille et ses règles relatives à l’emploi), les caractéristiques personnelles des organisateurs communautaires (comme l’âge et le sexe) et l’offre de formation. La démarche a également permis de repérer un certain nombre de phénomènes réflexifs contribuant à la structuration de l’organisation communautaire : l’accroissement des capacités réflexives des organisateurs communautaires (en raison de la scolarisation, du perfectionnement et de l’expérience en emploi), la mobilisation en faveur de leur regroupement, et les aspirations de reconnaissance et de mobilité professionnelle.

Plusieurs indices portent à croire qu’au cours des années 1990, les organisateurs communautaires ont accru leurs capacités réflexives, c’est-à-dire l’ampleur de l’information à laquelle ils pouvaient avoir accès, la connaissance de concepts et de notions permettant d’analyser cette information et la possibilité de considérer la complexité des situations. On doit ajouter que les informations recueillies témoignent des signes de reconnaissance manifestés par des directions d’établissements : des demandes de participation à la réorganisation interne, ainsi que de moins en moins d’ingérence dans les modalités de décision des organisateurs communautaires pour mettre fin à une intervention.

Une autre conséquence de capacités réflexives accrues est le renforcement de l’attitude critique des organisateurs communautaires face à des courants d’idées et des modèles d’intervention qui ont cours. Il s’agit là d’ailleurs d’un phénomène de société voulant que l’accroissement du volume des informations et la hausse de la qualification entraînent une progression du doute à l’égard des traditions, des coutumes, du discours politique et de la science (Beck, 2001). Ceci peut également expliquer en partie les changements d’option chez les organisateurs communautaires pour des stratégies moins conflictuelles, mais toujours en faveur du changement social, comme l’ont souligné des organisateurs communautaires dans divers échanges.

Pour terminer, nous insistons sur deux phénomènes stratégiques ayant des effets considérables sur la structuration de l’organisation communautaire. En premier lieu, il s’agit de la mobilisation en faveur d’une association professionnelle. D’une certaine manière, en créant leur regroupement, les organisateurs communautaires du réseau public appliquent les méthodes d’intervention collective à leur propre situation et ils ont évité, jusqu’à ce jour, les écueils de la dérive bureaucratique et de la marginalisation de l’organisation communautaire (Doré, 1992). En organisant des occasions d’échanges (bulletin d’information Interaction communautaire, site web, colloque biennal, rencontres régionales et publication du cadre de référence de l’organisation communautaire en CLSC – Lachapelle, 2003), le regroupement contribue à la formation continue et à la professionnalisation des organisateurs communautaires. En deuxième lieu, la formation représente un phénomène qui transforme l’intervention. Elle permet de faire face au contexte changeant de la pratique. Elle favorise également la mobilité professionnelle et la construction d’une identité autour d’un métier appelé « organisatrice ou organisateur communautaire ». Dans un contexte de professionnalisation de l’organisation communautaire, l’obtention d’un diplôme universitaire donne accès à des emplois et à des conditions de travail plus avantageuses. Enfin, sous ses différentes formes, la formation contribue à un sentiment accru d’autonomie professionnelle. La formation peut constituer une stratégie valable de changement dans la mesure où les décisions relatives à ses contenus résultent d’un exercice réflexif sur les phénomènes structurels influençant l’intervention, et qu’elle est conjuguée à une action de reconnaissance de la profession.