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Introduction

Cet article théorique interpelle à la fois la recherche et l’intervention par égard au mieux-être des personnes âgées hébergées présentant des troubles cognitifs associés à des démences dégénératives. En s’inspirant de l’approche centrée sur la personne en milieu de soins de longue durée (O'Connor, Phinney, Smith, Small, et Purves, 2007), cet article a pour objectif de mettre en lumière l’importance du maintien du pouvoir chez cette clientèle et de fournir des guides pour la pratique, en y présentant certaines orientations thérapeutiques qui favorisent des interactions significatives avec la personne âgée en reconnaissant et utilisant ses compétences. Il est important de mentionner qu’au Québec les personnes âgées en perte d’autonomie cognitive ont généralement connu un long cheminement dans le secteur de l’aide et des soins de longue durée, du domicile à l’hébergement privé ou public, en passant par le Centre hospitalier et les ressources intermédiaires. En plus de l’aide et des soins dispensés par leurs proches, ce cheminement les a mises en contact avec différents acteurs institutionnels, professionnels et bénévoles. Dans le cadre de cet article, nous retiendrons la triade personne âgée, proche aidant et personnel soignant[1] (infirmière, infirmière auxiliaire, ergothérapeute, préposée, travailleuse sociale et autres professionnelles[2]) qui oeuvrent en Centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), en gardant comme toile de fond que les expertises professionnelles et profanes se complètent et parfois s’affrontent. Bien que privilégiant une réflexion portant sur la notion de pouvoir chez les personnes âgées hébergées souffrant de démence, nous ne pouvons passer sous silence la perte de pouvoir également ressentie chez les proches aidants qui soutiennent leur parent hébergé. C’est sous l’angle des interactions entre les acteurs, dans un objectif de maintien du pouvoir pour et par la personne âgée, que s’élabore notre propos. Dans cet article, nous retiendrons comme témoins du pouvoir de la personne présentant des déficits cognitifs en milieu d’hébergement de soins de longue durée, le fait d’être reconnue comme une personne à part entière, au-delà de la maladie, de lui donner les moyens d’exercer sa capacité, de décider pour elle-même dans la mesure de ses limites, et finalement, de favoriser l’utilisation et la valorisation de ses compétences pour agir et influencer son nouveau milieu de vie.

Mise en contexte et problématique

Vu l’importance du vieillissement démographique et ses conséquences sociosanitaires, de nombreuses analyses issues d’organismes internationaux en appellent à une évolution nécessaire des systèmes de soins et des politiques sociales touchant les clientèles vieillissantes (World Health Organisation, 2006). Ces analyses réaffirment la responsabilité des gouvernements et des communautés quant au devenir de ses membres âgés. Cette évolution a aussi son pendant dans le renouvellement des pratiques d’aide et de soins aux personnes âgées souffrant de déficits cognitifs et dans l’émergence de nouveaux modèles d’organisation des services pour cette clientèle vulnérable (Contandriopulos, 2006). Les statistiques canadiennes, américaines et européennes suggèrent qu’actuellement une personne âgée de plus de 85 ans sur trois est atteinte de démence de type Alzheimer ou autres et que ce nombre ne pourra que croître de manière significative avec le vieillissement de la population (National Institute on Aging, 2007). Au Québec, dans le secteur de la longue durée, bien qu’une part importante des personnes âgées souffrant de déficits cognitifs demeure à domicile, une proportion non négligeable doit être hébergée en CHSLD (Conseil des aînés, 2007).

Lorsque l’on aborde la problématique des personnes présentant des déficits cognitifs importants, le débat se situe rapidement aux frontières de la philosophie, de l’épistémologie, du droit et des neurosciences. Sont soulevées des questions fondamentales sur l’identité, les aspects individuels de l’humain (personhood), et les aléas légaux, sociaux et psychologiques des pertes cognitives sur le statut même de la personne affectée quant à sa capacité à juger et à décider pour elle-même (Drabsch, 2006; Touhy, 2004). La dépendance n’est plus seulement affaire d’autonomie fonctionnelle, mais doit être alors examinée sous l’angle de l’inaptitude (Voyer et St-Jacques, 2006), de la vulnérabilité et, conséquemment, d’une interrogation réelle sur sa capacité à assumer par et pour elle-même sa pleine citoyenneté. Cette vulnérabilité interpelle d’emblée son entourage et, en l’absence d’un tel entourage, cette inaptitude interpelle ouvertement la communauté dans son ensemble. Cette inaptitude n’aliène cependant pas ses droits en tant que personne, mais en relègue en partie la responsabilité sur l’ensemble des acteurs en présence. Les proches assument une responsabilité importante quant à la personne physique et sociale de la personne âgée dépendante (Caron, Ducharme, et Griffith, 2006). On remarque souvent que les aspects concrets et symboliques du lien entre la personne âgée et le proche aidant (Clément et Lavoie, 2002) inscrivent cette responsabilité dans un engagement à demeurer fidèle à l’intention et à l’expression de la personne âgée à l’égard de ce qu'elle était, ce qu’elle est devenue, les valeurs et les principes auxquels elle a adhéré au long de son existence et aux rôles qu’elle a assumés et qu’elle assume actuellement, dans la mesure de ses capacités (Ministère de la santé et des services sociaux, 2005). Cette responsabilité requiert cependant d’éviter de se substituer entièrement à elle, de la reconnaître comme un agent toujours présent de son identité et de chercher activement les moyens pour saisir son individualité. Ces quelques rappels témoignent du fait qu’elle est quelqu’un qui possède un vécu singulier, des habiletés et des connaissances non négligeables. Ils rappellent aux proches et aux soignants qu’ils doivent convenir du pouvoir de la personne âgée sur elle-même et lui permettre de l’exercer, entre autres par le fait d’être consultée et écoutée activement dans les décisions qui la concernent et de demeurer autant que possible un membre actif et influant de son nouveau milieu de vie, au-delà de pertes multiples associées à la maladie (Drabsch, 2006). Ces considérations s’inscrivent à la fois dans un mouvement historique d’humanisation des soins en institution de longue durée et un questionnement constant pour repousser les limites à notre compréhension des personnes atteintes de démences dégénératives (Brooker, 2007; Dewing, 2004).

Orientations thérapeutiques relativement à la démence : contrer la perte de pouvoir

Depuis la fin des années 60, un grand mouvement d’humanisation des institutions et des pratiques a pris son essor et entraîné de nombreux changements dans les soins afin de dépasser le volet strictement médical et de mieux y intégrer la dimension sociale (Blackman, 2000). Plusieurs auteurs désignent cette préoccupation sociale sous l’appellation de « soins personnalisés » ou personnalisation des soins (Robichaud, Bédard, Durand, et Ouellet, 2001). Pour Wellin et Jaffe (2004), elle s’inscrit dans la perspective plus large du soin axé sur les relations (relationship-oriented care). Ce dernier courant est relativement récent et porteur de réflexions théoriques et de retombées fort intéressantes pour la recherche et la pratique en centre d’hébergement et de soins de longue durée. C’est avec l’émergence de cette perspective que le courant du soin axé sur la personne (person-centered care) affirme et met en évidence la persistance d’une identité chez les personnes âgées souffrant de démence (Cohen-Mansfield, Golander, et Arnheim, 2000; Wellin et Jaffe, 2004). Cette affirmation a permis en quelque sorte de réhabiliter le statut de « personne » chez l’individu atteint de démence. L’individu ne peut plus être vu uniquement comme une personne malade, déficiente, aliénée ou amoindrie par les pertes cognitives, mais il doit être plutôt considéré comme une personne à part entière et de plein droit, assumant une identité propre, avec ses modalités de communication et ses capacités d’interaction particulières (McCormack, 2004). Certains auteurs dont Brooker (2004), y voient l’expression d’un véritable changement paradigmatique pour contrer une psychologie sociale malveillante (malignant social psychology) suscitant l’infantilisation, la disqualification et la dépersonnalisation des personnes âgées vivant en institution et particulièrement celles souffrant de démence. Dans une même ligne de pensée, Basting (2003) souligne que le concept de soi demeure au-delà de la maladie et que notre représentation de la maladie doit être revue pour tenir compte de la personne avant tout. Plusieurs auteurs insistent sur l’importance de contrer les conséquences négatives de l’institutionnalisation sur l’identité, tant pour les personnes atteintes de démence que pour leurs proches aidants (Gaugler, Anderson, Zarit, et Pearlin, 2004), que ce soit en matière de dépersonnalisation, de détresse psychologique, d’étiquetage, d’exclusion sociale que de dissolution des liens familiaux.

En lien avec les services et les pratiques, Dewing (2004) y reconnaît le développement d’une culture d’aide et de soins où, au-delà de la maladie, l’intervention a pour objectif de faciliter la réalisation du plein potentiel de la personne en regard à sa santé et à son bien-être psychologique et social. Cette approche prône une négociation directe avec les personnes âgées elles-mêmes quant aux choix et décisions qui les concernent, cela en tenant compte de leurs valeurs et de leur histoire de vie. Titchen (2001) souligne par ailleurs que cette perspective demande le développement de compétences particulières chez les professionnels. Selon Brooker (2007), il apparaît ainsi de la responsabilité des professionnels de saisir et de valoriser l’individualité et l’originalité de chaque personne atteinte de démence et de créer un milieu de vie propice à l’expression du pouvoir de la personne âgée qui, rappelons-le, s’exerce entre autres par l’utilisation et la valorisation de ses compétences pour agir et influencer son nouveau milieu de vie. En contexte québécois, les objectifs axés sur la qualité de vie des personnes hébergées, précisés dans les politiques gouvernementales (Association des CLSC et des CHSLD du Québec et Association des Hôpitaux du Québec, 2005; Ministère de la santé et des services sociaux, 2003), définissent le CHSLD comme un « milieu de vie » et mentionnent qu’il devient impératif de combattre l’âgisme, la dépersonnalisation et de favoriser l’intégration et la participation sociale des résidents. Ces objectifs, reconnus internationalement (Commission for Social Care Inspection, 2008; Mette, 2005), mettent l’accent sur le maintien de l’autonomie certes, mais également sur l’estime de soi, le maintien de l’identité et la place des personnes hébergées dans la société. La création d’un tel milieu de vie nécessite la contribution et la collaboration de plusieurs acteurs, dont la personne hébergée, le personnel soignant et les proches aidants (Mette, 2005; Robichaud et al., 2001) pour n’en mentionner que quelques-uns. L’évolution des rapports entre ces différents acteurs demeure un enjeu de taille (Bolin, Lindgren, et Lundborg, 2007).

Interactions entre les proches aidants et les soignants. Complémentarité ou perte de pouvoir?

Les rapports entre les proches aidants et les soignants, que les auteurs nomment comme étant les rapports entre l’aide informelle et l’aide formelle, font l’objet de nombreux écrits quant au partage des rôles et aux modalités de collaboration auxquelles ils donnent lieu (Vézina et Membrano, 2005). Il est essentiel de noter une forte tendance à évacuer la personne âgée comme principal acteur de son devenir, à domicile ou en institution (Vézina, 1999) et de signaler un certain antagonisme présent entre les proches aidants et les soignants (Heinrich, Neufeld, et Harrison, 2003). Les relations entre les soignants et les aidants dans le secteur de la longue durée soulèvent de nombreux défis. Mentionnons tout d’abord que la définition de « prendre soin » est très différente chez les proches aidants et les soignants (Bowers, 1988). Pour les soignants, le prendre soin se définit en termes de tâches à réaliser comme de donner la médication, faire la toilette, etc.; pour les proches aidants, le prendre soin réfère à des buts à atteindre tels que : d’assurer sa sécurité, de voir à son confort, de faire en sorte que son parent soit heureux. Pour les soignants, les tâches sont une finalité et souvent le temps presse; pour les aidants, ces tâches sont des moyens pour atteindre un but (Vézina et Pelletier, 2004).

Dans la voie vers l’institutionnalisation, du domicile à l’hébergement, le proche aidant passe du « faire » au « faire faire ». Il doit s’adapter, faire confiance, parfois surveiller et contrôler le travail des soignants pour atteindre les buts qu’il s’est fixés dans le prendre soin de son parent hébergé. Alors que la croyance commune met de l’avant le soulagement qui devrait être ressenti par l’aidant lors de l’hébergement de son proche, l’hébergement signifie pour la personne âgée et les proches aidants, une perte de contrôle et une renégociation sur plusieurs dimensions de leur vécu quotidien (Maltais, Lachance, Ouellet et Richard 2006). Ils se heurtent à la machine institutionnelle, à ses horaires parfois très rigides, ses restrictions, ses normes et ses politiques internes, explicites ou implicites. Faire héberger un proche, c’est également vivre un deuil et, souvent, une culpabilité. Ces émotions ne sont pas toujours prises en considération par le personnel soignant, faute de temps ou de stratégies pour y faire face. Elles peuvent s’accompagner d’un sentiment d’impuissance et d’incompréhension de part et d’autre (Vézina et Pelletier, 2004). Lors de l’hébergement d’une personne âgée souffrant de déficits cognitifs, les proches aidants sentent le besoin de protéger la personne âgée qui souvent ne parvient plus à s’exprimer clairement et ils désirent partager leurs connaissances des habitudes et des goûts de la personne âgée afin qu’elle obtienne des soins de qualité (Clarke, Jane Hanson, et Ross, 2003; Vézina et Pelletier, 2004). Afin de faciliter les relations, de valoriser le rôle des proches aidants en milieu d’hébergement de longue durée et de procurer des soins personnalisés à la personne âgée hébergée, la collaboration entre les proches aidants et le personnel est considérée comme essentielle afin de mettre à profit deux expertises complémentaires, soit l’expertise professionnelle du personnel soignant et l’expertise biographique ou profane, des proches aidants. L’expertise biographique des proches aidants est déterminante pour permettre au personnel de mieux connaître la personne âgée et utiliser ces connaissances pour intervenir plus adéquatement dans le respect de son individualité et assurer son mieux-être. À ce titre, le cadre d’analyse interactionniste symbolique constitue une piste intéressante pour comprendre les interactions entre la personne âgée hébergée, les proches aidants et les professionnels sous l'angle du maintien du pouvoir de la personne âgée.

Perspective de l’interactionnisme symbolique

Le cadre de référence de l’interactionnisme symbolique postule que les individus construisent activement un monde de symboles et de significations communes. Ces symboles modèlent, donnent un sens et influencent leurs expériences vécues, leurs comportements et les interactions quotidiennes (Charon et Cahill, 2004). Quatre concepts issus de cette perspective s'appliquent à notre objet de réflexion. Il s'agit de l’identité, des rôles, de la carrière et du contexte. L’identité, les rôles, la continuité, la discontinuité ou les conflits de rôles constituant la carrière de chacun de ces acteurs, sont renégociés dans le contexte de l’hébergement et de la maladie.

L’identité se construit, s’exprime et se façonne à travers les interactions quotidiennes, les habitudes, les valeurs, les compétences (identité biographique), ainsi qu’à travers les divers rôles joués, dans la vie familiale, professionnelle et sociale (identité sociale) au sein des différents groupes d’appartenance et de référence auxquels la personne s’associe. Lorsqu’elle est hébergée, la personne âgée est bien plus « qu’un Alzheimer », qu’un malade ou un résidant de telle unité. Les valeurs, les compétences, les habitudes de vie de la personne âgée souffrant de démence doivent être connues, valorisées et prises en compte par les proches aidants et le personnel soignant pour offrir un rapport personnalisé et thérapeutique plutôt qu’être trop souvent évacuées. Il est opportun d’examiner attentivement ces interactions comme soutien à l’identité et d’avoir une compréhension de l’univers de symboles et de significations qui se développe ainsi au quotidien, marquant l’identité et les rôles de chacun des acteurs présents.

Pour les proches aidants, au-delà d’une part d’identité partagée avec leur proche en raison de leur passé et de leurs origines communes, leurs rôles évoluent et se renégocient dans le cadre des contraintes institutionnelles et d’une relation à entretenir avec leur proche et à négocier avec les soignants. L’identité familiale et personnelle des proches est en partie redéfinie autour de ce rôle d’aidant et d’expression de la solidarité familiale (Guberman, Lavoie et Gagnon 2005), de défense de l’identité de leur proche hébergé. Le rôle se définit sommairement (Charon et Cahill, 2004) comme l'ensemble des comportements attendus chez les individus qui occupent telle ou telle position dans un groupe. Dans les cas de démence chez la personne âgée, le proche aidant joue souvent un rôle de protecteur et de porte-parole, voir de plaidant pour la personne âgée (Vézina et Pelletier, 2004). Pour ce qui est de la personne âgée, les comportements attendus sont souvent ceux inhérents au rôle de malade. Une interprétation courante de ce rôle en appelle à la docilité et à une certaine passivité; on agit pour elle, on pense pour elle, on décide pour elle. Cette compréhension du rôle attendu implique alors une perte de pouvoir pour ne pas dire une absence de pouvoir. Les approches centrées sur la personne et les valeurs sous-jacentes qu’elles prônent se situent à l’opposé d’une telle compréhension du rôle de malade passif pour affirmer plutôt son rôle d’agent, toujours présent dans la reconnaissance de son individualité et rejoignent en cela les préoccupations et revendications des proches aidants pour renégocier leur rôle dans ce contexte.

Tout au long de son existence, un individu est amené à composer avec plusieurs rôles, ce qui nous conduit au concept de carrière. Les rôles joués dans le passé, avec ce qu'ils contenaient d'activités et de responsabilités (carrière objective) et la signification donnée à ces rôles (carrière subjective) modèle généralement le contenu des rôles joués dans le présent et les compétences qui peuvent être mises à profit (Hewitt, 1991). Le proche aidant qui a pris soin de la personne âgée à domicile pendant plusieurs années revendique sa compétence biographique qui souvent se confronte ou rivalise avec la compétence des professionnels. La personne âgée possède aussi des compétences résiduelles qui sont, trop souvent et pour diverses raisons, très peu mises à profit pour elle-même et les autres résidents.

Finalement, la notion de contexte fait référence aux milieux et situations dans lesquels ont lieu les interactions; ces interactions étant généralement régies ou codées par des normes, exprimées ou sanctionnées de manières plus ou moins formelles (Ross, Rosenthal, et Dawson, 1997). Être un proche aidant à domicile et devenir un proche aidant dans un milieu institutionnel nécessite plusieurs ajustements afin de s’adapter aux normes et aux habitudes de vie établies par l’établissement. Être une personne âgée souffrant de déficits cognitifs, vivant entourée de ses proches et de ses souvenirs, puis être confrontée à des étrangers dans un milieu inconnu, exige aussi une part d’adaptation et d’affirmation de soi. Finalement, être un soignant qui doit faire son travail d’aide et de soins auprès de la personne âgée et être soumis aux exigences institutionnelles, où la rapidité d’exécution prime souvent sur la qualité des relations, exige souplesse et compréhension.

Les notions d’identité, de rôles, de carrière et de contexte, issues de la perspective interactionniste symbolique, rappellent que ces réalités continuent à évoluer, à façonner, et, à être façonnées par les interactions quotidiennes. D’autre part, les approches centrées sur la personne, rappellent l’importance de considérer dans un premier temps la personne âgée souffrant de démence comme une personne agissante et compétente, dans la mesure de ses moyens, et, il faut également, lui reconnaître et lui donner les moyens de se réaliser en intervenant adéquatement, au-delà de la seule prestation de soins de santé, pour assurer sa contribution et l’expression de son individualité et favoriser sa participation comme élément réel et significatif de son milieu de vie.

Affirmation du pouvoir des personnes âgées souffrant de déficits cognitifs en milieu d’hébergement : quelques approches

On notera, à l’instar de Moise et ses collaborateurs (2004) qui suite à leur analyse des pratiques relatives à la démence dans neuf pays de l’OCDE, que les milieux d’hébergement voient coexister de multiples approches pour mieux répondre aux besoins des personnes atteintes de démence. Brooker (2004) dans sa revue de littérature de l’approche « centrée sur la personne », signale la multiplicité des définitions évoquant ainsi des notions de soins individualisés, prônant un ensemble de valeurs, un ensemble de techniques d’intervention, en mettant de l’avant une perspective phénoménologique faisant appel à des moyens de communication adaptés à cette clientèle. Brooker dégage certains principes centraux : 1) de valoriser les compétences des personnes souffrant de démence et de celles qui en prennent soin; 2) de traiter ces personnes comme des individus à part entière en respectant leur identité, leur individualité; 3) d’aborder la réalité selon la perspective des personnes souffrant de démence; 4) de fournir un environnement social favorisant le bien-être des personnes souffrant de démence. Plusieurs approches sont utilisées par les professionnels et les proches aidants en milieu d’hébergement afin de respecter ces principes (Surr, 2006). Aux fins de cet article, nous retiendrons deux approches, soit l’approche prothétique élargie et l’approche biographique qui fait appel à plusieurs techniques.

L’approche prothétique élargie

Le terme prothétique est un dérivé du mot prothèse qui désigne un appareil ou un dispositif qui sert à redonner une certaine fonctionnalité à la personne. En CHSLD, une personne en perte d’autonomie fonctionnelle ou cognitive peut compter sur un ensemble de prothèses, c’est-à-dire des moyens qui fournissent un soutien fonctionnel et psychosocial, pour améliorer sa qualité de vie (Monat, 2006). Cette approche est née entre les années 70 et 80, aux États-Unis. Au Québec, depuis les années 90, les auteurs parlent d'approche prothétique élargie parce qu'elle comprend non seulement l'environnement prothétique, mais aussi les activités et la communication prothétique et ce, appliquées à toute la clientèle âgée hébergée (Ducros-Gagné, 1988). L'environnement prothétique comprend la création d'un aménagement à caractère familial avec des supports prothétiques. Il ressemble à la maison et fournit une perception juste de la réalité pour que le résident s'y adapte facilement. Il inclut des indices visuels d'orientation, des indices sonores, des indices d’intimité et de socialisation, des adaptations fonctionnelles, de personnalisation et de sécurité (Villeneuve, 2002). Les activités prothétiques font partie de la vie quotidienne de façon à stimuler les capacités fonctionnelles et mentales résiduelles, participant à prévenir l'apparition du comportement pathologique et procurant un sentiment d'appartenance, tout en encourageant l'autonomie et l’affirmation de soi (Association des CLSC et CHSLD du Québec et Association des Hôpitaux du Québec, 1998). Des activités adaptées de la vie quotidienne, des soins et des loisirs sont prévus dans une journée. Enfin, la communication prothétique est utilisée pour compenser les difficultés d'expression et de compréhension. Les soignants observent attentivement le comportement verbal et non verbal et les expressions, ils décodent les messages, les gestes et les réactions émotives et reconnaissent les manifestations de plaisir et de déplaisir. Respecter et mettre à profit les divers modes de communication de la personne âgée souffrant de démence, c’est réduire les pertes de pouvoir de cette dernière et permettre l’expression de son identité et de ses compétences. Adapter l’environnement, c’est faciliter sa participation.

L’approche biographique

L’approche biographique s’inscrit dans le courant du « soin centré sur la personne ». Elle est utilisée particulièrement auprès des personnes âgées souffrant de démence, hébergées en unités de soins de longue durée (Wellin et Jaffe, 2004). Elle a pour objectif de mieux connaître la personne, à savoir ses habitudes, ses goûts, ses valeurs, ses expériences de vie, ses rôles sociaux et familiaux, ses passe-temps et ainsi de suite, ce qui réfère à la notion d’identité (Kitwood, 1997). La grande majorité des études qui portent sur l’approche biographique, dont celles de Cohen-Mansfield et al. (2000) et Clarke et al. (2003), confirment les effets positifs de l’utilisation de cette approche sur la qualité des services, la qualité de vie et l’implication des personnes âgées. Plusieurs stratégies et instrumentations sont utilisées pour recueillir l’information concernant la personne âgée, afin de faciliter et d’enrichir les contacts et de mettre à profit les compétences.

Ainsi, dans une étude réalisée entre autres auprès de personnes âgées souffrant de démence et hébergées en unités de soins de longue durée, Cohen-Mansfield et al. (2000) demandent à ces dernières, à l’aide de questionnaires standardisés, d’identifier les rôles professionnels joués dans le passé, les rôles familiaux, leurs activités de loisir, ainsi que leurs attributs personnels, à savoir leur lieu de naissance, leur lieu de résidence, etc. Ils soulignent les difficultés, pour les personnes âgées dont la maladie est plus avancée, à répondre au questionnaire. Pour ces dernières, les chercheurs font appel aux proches aidants pour informer le personnel soignant. Les proches aidants sont utilisés ici comme des experts biographiques (Vézina et Pelletier, 2004).

Afin de mieux connaître la personne âgée, une autre technique qui est très utilisée chez les auteurs consultés est l’histoire de vie (Clarke et al., 2003). Cette technique consiste à demander à la personne âgée de raconter sa vie. L’histoire de vie est enregistrée sur bande magnétique ou écrite et disponible dans le dossier de la personne âgée pour consultation. Bien que cette technique ait l’avantage de permettre au personnel soignant de mieux connaître la personne âgée afin d’utiliser ses compétences résiduelles, les auteurs notent certains désavantages importants. Ainsi, certaines personnes âgées plus réservées ou ayant vécu des expériences douloureuses sont très réticentes à se raconter. Encore ici, les personnes âgées, dont la maladie est plus avancée, ne parviennent pas toutes seules à se raconter. Plusieurs personnes âgées ont besoin d’un proche aidant pour se souvenir (Wellin et Jaffe, 2004). Plusieurs personnes âgées souffrant de démence ont besoin de points repères.

Une autre stratégie utilisée pour enrichir les contacts avec la personne âgée souffrant de démence est l’utilisation des repères identitaires. La notion de repères identitaires fait référence à deux concepts de base, soit celui de l’identité et celui de repères. Rappelons que l’identité fait référence à son identité biographique, soit à son histoire, à ses habitudes, ses valeurs, ses compétences ainsi qu’aux divers rôles qu’elle a joués dans sa vie familiale, professionnelle et sociale (Sabat, 2002; Wellin et Jaffe, 2004). Les repères identitaires sont alors les gestes, les paroles, les objets, etc. (une photo, une mélodie, un aliment préféré, une habileté pour les arts, la couture, la mécanique) qui rappellent à la personne ce qu’elle est, ce qui la distingue des autres résidents, ce qu’elle a apporté et ce qu’elle peut encore apporter à la vie sociale de son nouveau milieu de vie, dans la mesure de ses capacités. Les rappels fournis par les repères identitaires lors des interactions quotidiennes avec le personnel soignant, les proches et les autres résidents peuvent renforcer ou soutenir la mémoire et participer à contrer la dépersonnalisation et la perte de pouvoir souvent associée à l’institutionnalisation (Wellin et Jaffe, 2004).

Conclusion

Rappelons que cet article théorique avait comme objectif de mettre en lumière l’importance du maintien du pouvoir chez les personnes âgées souffrant de démence hébergées en unité de soins de longue durée et de fournir des guides pour la pratique, en présentant certaines orientations thérapeutiques qui favorisent des interactions significatives avec la personne âgée et reconnaissent ses compétences. Un constat important à retenir; les personnes atteintes de démence continuent d’avoir une personnalité et une identité. Elles ne sont pas des « Alzheimer ». La maladie participe certes à rendre cette identité plus évanescente et à rendre leur participation à la vie quotidienne et aux processus décisionnels plus difficiles, mais elles demeurent des personnes à part entière. Elles demeurent des êtres aux besoins sociaux encore très présents, malgré les limites rencontrées. Reconnaître cette individualité et lui faire une place tangible; reconnaître ses forces, plus que ses limites, c’est lui donner du pouvoir.

Nos multiples contacts à titre de praticiens et de chercheurs auprès du personnel soignant et des proches aidants en CHSLD témoignent des trésors de finesse, de perspicacité et de sollicitude de leur part pour saisir les désirs et les besoins des personnes démentes. Les contraintes institutionnelles, tel le manque de temps pour les relations humaines, le manque de personnel et le manque de formation et de moyens concernant les déficits cognitifs, font en sorte que les personnes hébergées sont peu stimulées, peu incitées à participer activement et peu ou pas présentes dans les prises de décision. Les activités sollicitent peu la contribution des compétences et habiletés qui participent à leur identité et à leur individualité et répondent plus souvent des visées occupationnelles qu’à des visées thérapeutiques. Il n’est pas étonnant que les CHSLD aient la réputation d’être des mouroirs. Il faut entre autres améliorer les conditions de travail du personnel soignant, privilégier des approches plus centrées sur le potentiel de la personne âgée que sur ses limites et favoriser le partage d’expertises entre le personnel soignant et les proches aidants afin de permettre aux familles de s’intégrer dans cet univers où elles sont trop souvent perçues comme dérangeantes et exigeantes.