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Il y a quelques décennies à peine, on considérait que l’abandon scolaire ne concernait que les établissements scolaires et que les solutions pour le contrer, si on les jugeait nécessaires, ne pouvaient provenir que de ces institutions. Aujourd’hui, des acteurs issus de milieux aussi divers que les entreprises privées, les groupes communautaires et les syndicats, se retrouvent autour des tables de concertation intersectorielles pour dresser des solutions collectives à cette problématique. L’exemple du Conseil régional de prévention de l’abandon scolaire du Saguenay-Lac-Saint-Jean (CRÉPAS) en est un particulièrement éloquent.

L’objectif poursuivi dans cet article est de faire état des développements les plus récents d’un champ d’intervention en pleine effervescence[1]. Pour ce faire, il convient tout d’abord de décrire le contexte historique au sein duquel s’est développée la lutte contre l’abandon scolaire. Ensuite, sont soulignées les caractéristiques les plus pertinentes de l’organisation communautaire en lien avec ce champ d’intervention. Aussi, il importe de détailler des éléments de perspective scientifique permettant de positionner les interventions. Cet article est également l’occasion de dresser un inventaire (non exhaustif) des différents acteurs prenant place dans ce domaine en expansion. Enfin, une description des démarches entreprises au Saguenay–Lac-Saint-Jean à l’initiative du CRÉPAS permet d’aborder ce champ d’intervention sous l’angle des instances régionales de concertation. Le lectorat doit toutefois être averti que ce texte est porteur d’une vision particulière du champ d’intervention. En effet, il est le fruit des réflexions que l’auteur a faites au cours des années passées au service du CRÉPAS et reflète donc la tradition d’intervention collective préventive développée par l’organisation.

Émergence d’un problème social

À une époque où rares sont ceux qui remettent en question la pertinence de la scolarisation de masse, il est difficile de concevoir qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Mais, dans une réflexion sur le problème du décrochage scolaire (dropout problem) aux États-Unis, Sherman Dorn (1993) démontre bien que l’abandon des études secondaires n’a pas toujours été considéré comme problématique. En effet, ce phénomène n’a été traité comme un problème social que lorsque le contexte socioéconomique a rendu nécessaire la réalisation d’études primaires et secondaires. Au début du 20e siècle, l’obtention d’un diplôme d’études secondaires n’était pas une condition pour l’inclusion des personnes sur le marché du travail. C’est avec l’apparition d’une main-d’oeuvre de plus en plus qualifiée que le diplôme d’études secondaires est devenu un préalable pour la plupart des emplois, laissant ceux qui ne souscrivaient pas à cette exigence dans des conditions économiques globalement moins enviables. Ainsi, dans les États-Unis des années 1960, l’abandon scolaire fut inscrit au registre des problèmes sociaux relatifs à l’équité et la justice sociale.

En se fiant sur Terrail (1997), il est possible de constater que la « montée de la préoccupation scolaire » en France a suivi un cheminement similaire. Cet auteur avance, entre autres, que, pour les familles vivant sous la IIIe République (1875-1940), l’école n’est pas un instrument de promotion sociale, ni de formation professionnelle spécialisée. On considère plutôt à cette époque que l’obligation scolaire nuit à la disponibilité précoce des jeunes pour le travail salarié, ou encore qu’elle limite leur contribution à l’entreprise familiale. À partir des années 1960, se fait sentir un double processus d’extension de l’emprise scolaire sur la socialisation initiale : une extension en amont par la préscolarisation en maternelle, ainsi qu’une extension en aval par le report à 16 ans de l’obligation scolaire, accompagnée d’une augmentation des sorties effectives à 18 ans. Enfin, les classes populaires (familles d’ouvriers, d’agriculteurs, d’artisans, etc.) se voient de plus en plus soumises à l’obligation de la scolarisation pour la qualification et le maintien d’une position sociale.

Comme en France et aux États-Unis, un changement majeur s’opère dans le Québec des années 1960 à propos du rôle central occupé par la scolarisation. C’est d’ailleurs au début de cette décennie qu’on publie le rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement (rapport Parent) et, par le fait même, que sont jetées les bases du système éducatif actuel : création d’un ministère de l’Éducation, refonte de l’école primaire, ajout des maternelles et des cégeps, etc. Il est important de souligner que ces changements accompagnent l’ensemble des modifications économiques, politiques et sociales caractéristiques de la Révolution tranquille. D’ailleurs, comme le fait remarquer Lessard (1994), la grande progression de la scolarisation des jeunes au Québec depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale est en lien avec l'importance objective de la scolarisation primaire et secondaire, caractéristique d’une économie postindustrielle. « À cet égard, il est difficile de ne pas considérer l'obtention du diplôme d'études secondaires ou d'une formation qualifiante comme le minimum requis pour s'insérer dans la société actuelle et contribuer à son développement » (Lessard, 1994, p. 818).

On constate donc que l’émergence des préoccupations socialement partagées à propos de l’abandon scolaire est grandement liée à l’adaptation des individus aux exigences du marché de l’emploi. Encore aujourd’hui, cette fonction de qualification confiée à l’école québécoise est rarement remise en question, puisqu’elle s’appuie sur la nécessité de former une main-d’oeuvre spécialisée dans un contexte de grande compétition entre les économies nationales. Néanmoins, bien qu’il s’agisse là d’un discours dominant, les raisons qui rendent nécessaire la prévention de l’abandon scolaire sont multiples et dépassent actuellement les seules considérations socioéconomiques (Petrella, 2000). En effet, l’école est aussi un haut lieu de socialisation et d’instruction au service de la formation des citoyens libres, critiques et cultivés. En ce sens, une interruption des études avant la fin d’un parcours est nuisible à la progression d’une société démocratique. Les éléments de contexte qui ont mené la société québécoise à considérer l’abandon scolaire comme un problème social sont donc multiples, pour ne pas dire complexes. D’où la nécessité, pour une diversité d’acteurs, de s’investir dans la recherche de solutions. À ce chapitre, l’expertise développée en organisation communautaire peut être mise à contribution.

Pertinence de l’organisation communautaire

L’organisation communautaire est une méthode d’intervention pertinente pour lutter contre l’abandon scolaire, car elle repose sur l’idée que les problèmes sociaux sont de nature collective et, donc, qu’ils commandent une recherche de solutions collectives (Mercier, 2000). Or, une mise en commun des expertises dans la recherche de solutions nécessite une reconnaissance de points communs entre les acteurs à mobiliser. Comme le font valoir Bourque et al. (2007), l’organisation communautaire québécoise s’adresse notamment aux communautés d’intérêt (appui au regroupement de personnes concernées par des problèmes sociaux spécifiques). En ce qui concerne la lutte à l’abandon scolaire, plusieurs institutions et organismes peuvent être regroupés sur la base d’un intérêt ancré dans leur mission (écoles primaires et secondaires, cégeps, universités, commissions scolaires, etc.) Ensuite, il est possible d’élargir cette communauté d’intérêt à d’autres catégories d’acteurs interpellés par la problématique (regroupement de parents, organismes jeunesse, élus municipaux, organismes voués à l’insertion socioéconomique, etc.). Toujours selon Bourque et al. (2007), la base géographique de l’intervention est également une caractéristique importante de l’organisation communautaire québécoise. En ce sens, le regroupement des personnes autour de l’abandon scolaire peut être facilité par leur engagement envers le développement d’une municipalité ou d’une région et, par ricochet, de leur sentiment d’appartenance au territoire. Pour toutes ces considérations, il apparaît nécessaire de déployer une « stratégie consensuelle » définie ainsi par Mercier :

La conception de la communauté repose ici nettement sur un postulat d’intérêts communs, sinon de différences conciliables, et le changement peut provenir de la participation des différentes couches de la population à la définition des problèmes de même qu’à la formulation et à l’application de solutions collectivement acceptées. Le changement à obtenir, qui concerne l’ensemble de la communauté, est donc avant tout une affaire de processus d’interaction par lequel des membres représentatifs et organisés de la communauté sont stimulés ou interpellés dans un processus de résolution de problèmes impliquant l’ensemble de la communauté.

Mercier, 2000, p. 191-192

Ces quelques remarques à propos de la mobilisation des communautés géographiques et d’intérêt ainsi que de l’utilisation d’une stratégie consensuelle seront illustrées plus loin grâce à l’exemple du CRÉPAS. Aborder la lutte contre l’abandon scolaire sous l’angle de l’organisation communautaire revient à miser sur le potentiel de changement social détenu dans les collectivités. Ce changement peut toutefois s’opérer à partir de perspectives différentes. C’est pourquoi il est nécessaire de survoler les principales bases scientifiques pouvant servir d’assises pour une intervention.

Contrer l’abandon scolaire : avant tout une question de perspectives

Dans ce champ d’intervention qui consiste à agir collectivement pour contrer l’abandon scolaire, le panorama des interventions possibles est très vaste. La configuration de l’intervention dépend, entre autres, de la façon dont on nomme et définit la problématique[2]. L’observateur attentif remarquera tout d’abord que le terme « réussite » est régulièrement employé par une diversité d’intervenants notamment gouvernementaux. Or, on distingue généralement deux types de réussite : la réussite scolaire et la réussite éducative. Porteuse d’objectifs de performance, la réussite scolaire désigne l’achèvement avec succès d’un cheminement dans une institution d’enseignement. Elle peut être mesurée par les résultats scolaires et l’obtention, en fin de parcours, d’une reconnaissance des acquis (diplôme, certificat, etc.). Évidemment, à l’opposé de la réussite scolaire, on retrouve l’« échec ». Pour sa part, la réussite éducative concerne les trois missions de l’école québécoise, à savoir l’instruction (intégration de savoirs académiques), la socialisation (acquisition de valeurs, d’attitudes et de comportements socialement désirables) et la qualification (préparation à l’intégration socioprofessionnelle). Lorsqu’on évoque la réussite éducative, il est donc question d’une réalité plus large que la simple réussite scolaire, car elle est relative à la réalisation du plein potentiel des jeunes et à leur préparation à contribuer de manière optimale à leur société sur les plans social, économique et culturel.

Ensuite, il est régulièrement question de « décrochage »; un terme qui est ni plus ni moins le synonyme d’« abandon scolaire ». Par ces deux termes, on désigne l’interruption temporaire ou définitive des études avant l’obtention d’une reconnaissance des acquis. Cependant, on emploie plus souvent le terme « décrochage scolaire » lorsqu’il est question d’abandon au secondaire, alors que le terme « abandon scolaire » est utilisé à la fois pour le secondaire, le collégial et l’universitaire[3].

Si l’abandon scolaire possède un synonyme, le décrochage, il a également un antonyme : la « persévérance scolaire ». Ce concept peut être défini par la poursuite d’un programme d’études en vue de l’obtention d’une reconnaissance des acquis. Les interventions visant à développer la persévérance scolaire des étudiants ont souvent été vues comme préventives, par opposition aux interventions curatives de raccrochage scolaire, qui consistent à promouvoir le retour des décrocheurs sur les bancs d’école. Or, on tend de moins en moins à utiliser une telle dichotomie pour opposer les deux approches, puisque le raccrochage scolaire fait partie, selon certains, d’une prévention du décrochage social (ROCQLD, 2006). De plus, à l’échelle des localités du Québec, il existe un lien entre la scolarité de la population et le taux de diplomation au secondaire des jeunes (Perron et al., 2000; CRÉPAS, 2007a). Dans ce sens, on peut comprendre les interventions de raccrochage scolaire comme préventives à plus long terme, car elles permettent de hausser la scolarisation de la population et, par ricochet, d’accroître la diplomation des jeunes.

Par ailleurs, il existe un consensus au sein de la communauté scientifique à propos du caractère complexe de l’abandon scolaire. En effet, les auteurs s’emploient régulièrement à lister un grand nombre de facteurs associés à ce phénomène et à les regrouper en différentes catégories. Par exemple, s’appuyant sur une recension d’écrits scientifiques, Janosz (2000) identifie plusieurs types de facteurs associés à la persévérance ou au risque de décrochage. Sur un plan microsocial, il met en évidence les facteurs individuels (faibles habiletés intellectuelles et verbales, échec et retard scolaire, motivation et sentiment de compétence affaiblis, etc.) ainsi que les facteurs interpersonnels (isolement social, rejet par les pairs, fréquentation de pairs décrocheurs, potentiellement décrocheurs ou ayant des aspirations scolaires peu élevées, etc.). Sur un plan mésosocial, il note la présence de facteurs familiaux (manque de supervision et d’encouragement parentaux, manque de communication et de chaleur dans les rapports parents-enfants, etc.) et institutionnels (l’environnement scolaire étant un facteur de protection modulant les effets délétères des facteurs de risque familiaux et individuels). Il va de soi que la liste des facteurs associés à l’abandon scolaire se voit modifiée selon l’ordre d’enseignement où l’abandon s’effectue (CRÉPAS, 2007b). En effet, si le manque d’engagement et le faible encadrement parentaux sont fortement associés au risque d’abandon au secondaire (Marcotte et al., 2001), il en va tout autrement pour l’université où les étudiants ont à concilier des obligations parentales, professionnelles et académiques (Bonin, 2007).

Pour faciliter la création d’interventions adaptées à l’hétérogénéité des expériences scolaires et psychosociales des jeunes à risque, il arrive que des auteurs développent des typologies de décrocheurs. Par exemple, en s’appuyant sur des données d’une enquête longitudinale, Janosz (2000) fait la distinction entre quatre types de décrocheurs : les « discrets », les « désengagés », les « sous-performants » et les « inadaptés ». Les « discrets », représentant 41 % d’un échantillon en 1985, se caractérisent par un engagement élevé envers l’école, un faible rendement scolaire et peu de problèmes de comportement à l’école (d’où la pertinence de les qualifier de discrets). Pour leur part, les « désengagés » (7 % de l’échantillon) affichent un faible engagement envers l’éducation, un degré moyen d’inadaptation scolaire comportementale et un rendement scolaire moyen. Les « sous-performants » (8 % de l’échantillon) ont quant à eux un faible degré d’engagement envers l’école, une inadaptation scolaire moyenne et un rendement scolaire au-dessous de la note de passage. Enfin, les « inadaptés » (44 % de l’échantillon) ont un très faible rendement scolaire, un faible engagement envers l’école et un degré élevé d’inadaptation scolaire comportementale.

L’élaboration de telles typologies de décrocheurs ne fait pourtant pas l’unanimité. À ce sujet, Esterle-Hedibel (2006) avance que la complexité des processus menant au décrochage, la multiplicité des facteurs en cause ainsi que la singularité de chacune des situations rendent ce genre de catégorisation hasardeuse. Néanmoins, s’il existe un point de convergence chez les auteurs, c’est bien que l’abandon est le résultat d’un long processus (Esterle-Hedibel, 2006; Fortin et Picard, 1999; Marcotte et al., 2001) et non pas le reflet d’une prise de décision spontanée. Les principales assises scientifiques de la lutte contre l’abandon scolaire étant énoncées, attardons-nous maintenant aux grandes catégories d’intervenants avec lesquels des organisateurs communautaires peuvent être appelés à collaborer.

Un champ d’intervention où se côtoient de nombreux acteurs

Au Québec, la lutte contre l’abandon scolaire est un domaine où les interventions et la recherche sont souvent liées. C’est pourquoi, dans ce portrait des principaux acteurs, on doit mettre en relief le travail des organisations de recherche et de transfert de connaissances. Parmi les plus dynamiques, on compte le Groupe d’étude des conditions de vie et des besoins de la population (ÉCOBES), le Consortium d’animation sur la persévérance en enseignement supérieur (CAPRES), le Centre de recherche et d’intervention sur la réussite éducative et scolaire (CRIRES), ainsi que le Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec (CTREQ). Pour le bien des interventions en organisation communautaire, ces organismes sont particulièrement utiles, car ils documentent différentes facettes du phénomène et rendent disponibles les résultats les plus récents de la recherche.

Des groupes communautaires et le Regroupement des organismes communautaires québécois de lutte au décrochage (ROCQLD) font également partie du paysage. En 2004, sont identifiés au Québec plus d’une centaine d’organismes communautaires avec des objectifs avoués d’intervention en matière de décrochage scolaire (ROCQLD, 2004). Certains de ces groupes font de la lutte au décrochage l’objectif central de leur mission, alors que d’autres sont voués à une intervention diversifiée. Néanmoins, les pratiques de ces organismes peuvent être regroupées en cinq familles : 1) l’accompagnement aux apprentissages ou l’aide aux devoirs et aux leçons; 2) l’« alternative », qui consiste à permettre aux jeunes en grande difficulté de poursuivre leur cheminement scolaire dans un autre lieu que l’école; 3) la grande variété d’activités de motivation et de promotion/sensibilisation à la persévérance; 4) l’apprentissage par projet; et 5) la mise en action par des activités d’insertion sociale et professionnelle (ROCQLD, 2006). En ce qui a trait au regroupement québécois, il est le résultat de l’élargissement d’un regroupement déjà existant, mais qui ne représente que les organismes de l’île de Montréal : le Regroupement des organismes communautaires d’intervention auprès des jeunes décrocheurs de Montréal (ROCIDEC). Brièvement, mentionnons que le ROCQLD a pour objectifs de se positionner comme porte-parole politique face aux instances publiques, communautaires et face à la population, et d’offrir divers services aux membres pour les soutenir dans le développement et la consolidation de leurs activités, tout en favorisant les échanges et la concertation entre les membres (ROCQLD, 2006). Puisque le ROCQLD est le fruit d’une initiative relativement récente et peu documentée, l’auteur se contente de l’inclure dans cet inventaire.

Il est important de mentionner que, depuis quelques années, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) déploie une stratégie d’intervention en milieu défavorisé, qui peut donner lieu à une concertation locale entre des acteurs du monde scolaire et des ressources du milieu. Il s’agit de la stratégie d’intervention Agir Autrement (SIAA). Dans sa planification initiale, le MELS comptait investir 125 millions de dollars, répartis sur cinq années (de 2001 à 2006), pour l’implantation de la stratégie. La méthode employée pour cibler les écoles participantes est l’Indice de milieu socioéconomique (IMSE). L’IMSE est un instrument qui vise à déterminer les écoles qui accueillent le plus grand nombre d’élèves provenant d’un milieu défavorisé. L’indice est composé aux deux tiers de la scolarité de la mère et à un tiers du niveau d’activité économique des parents. On comprendra que, dans ce cas précis, le milieu scolaire est un des acteurs incontournables en ce qui a trait aux interventions collectives locales de lutte contre l’abandon scolaire[4].

Enfin, il y a les instances régionales de concertation en matière de persévérance scolaire, catégorie à laquelle appartient le CRÉPAS. On en trouve actuellement dans une majorité de régions du Québec. La création de ces instances est généralement attribuable à la mobilisation des leaders sociaux, économiques et scolaires d’une région. Par conséquent, le modèle d’intervention de chacune des instances régionales de concertation est tributaire des priorités régionales, des intérêts des partenaires mobilisés et de la culture régionale de concertation en matière de problèmes sociaux. Ce portrait est, bien entendu, non exhaustif, car il est possible que des acteurs et des projets échappent à cette catégorisation. L’auteur espère néanmoins avoir démontré qu’une grande diversité d’intervenants collabore de manière plus ou moins serrée à l’intérieur de ce champ d’intervention. Il appert maintenant d’offrir une illustration des contributions de l’organisation communautaire par l’exposition de l’exemple du CRÉPAS.

Le CRÉPAS : mobilisation régionale et concertation locale

Au milieu des années 1990, le Conseil régional de concertation et de développement (CRCD) du Saguenay–Lac-Saint-Jean met sur pied une dizaine de groupes d’experts, qui ont chacun pour mission de déposer un rapport sur un axe précis de développement régional. Cette vaste démarche aboutit en septembre 1995 aux États généraux sur l’avenir de la région. Lors de cet événement, le groupe d’experts en éducation fait adopter une stratégie qui consiste à réduire l’abandon scolaire par une vaste concertation. Parce qu’il a contribué significativement aux travaux de ce groupe d’experts, on en vient en 1996 à confier au Groupe ÉCOBES la charge de projet de la première instance régionale de concertation en matière de persévérance scolaire au Québec : le CRÉPAS. Afin de rendre compte de cette expérience, trois sujets seront abordés : les liens entre l’organisation communautaire et le CRÉPAS, la mobilisation régionale et l’intervention locale.

Le CRÉPAS et l’organisation communautaire

Depuis sa création, le CRÉPAS entretient des liens intimes avec l’organisation communautaire. Au passage, notons que lors d’une démarche de réflexion stratégique, les membres de l’équipe et des piliers de l’organisme se sont inspirés de Doré (1985) afin de définir la pratique générale du CRÉPAS :

La pratique d’intervention communautaire du CRÉPAS consiste à intervenir dans la collectivité régionale et, au besoin, dans les collectivités locales du Saguenay–Lac-Saint-Jean, dans le but de susciter la mobilisation des forces vives du milieu et leur insertion dans un processus de changement social lié à la prévention de l’abandon scolaire. Les agents et agentes, volontaires et salariés, qui la mettent en oeuvre sont à la disposition des partenaires locaux et régionaux dans le but de les aider à prendre collectivement en charge la prévention de l’abandon scolaire.

CRÉPAS, 2005, p. 19

Le modèle d’intervention qui se développe au CRÉPAS depuis 1996 correspond à ce que certains auteurs nomment l’« approche socio-institutionnelle ». Selon Bourque et Lachapelle (2007), il s’agit d’une approche adoptée par des institutions qui décident de s’appuyer en partie sur l’action communautaire afin d’agir sur une problématique. Les similitudes entre l’approche socio-institutionnelle et le modèle d’intervention du CRÉPAS prennent forme principalement lorsqu’il est question de concertation et d’intersectorialité, qui sont deux composantes importantes de cette approche. La concertation peut être conçue comme une plate-forme pour le développement d’une culture collective d’intervention (Desrochers et al., 2002). Elle procède par la mise en commun des diverses expertises terrain pour en extraire un consensus sur les besoins du milieu, les axes à privilégier pour l’intervention, et parfois les changements sociaux à effectuer pour améliorer les situations à corriger (CRÉPAS, 2005). Concernant l’intersectorialité, elle est, selon Bourque et Lachapelle (2007), une action qui combine les efforts de différents secteurs d’intervention et qui s’impose notamment lorsqu’il est nécessaire de composer avec différentes missions de l’État (santé, éducation, emploi, etc.) et de divers acteurs sociaux (privé, public, groupes communautaires, etc.). Ces auteurs croient d’ailleurs que la concertation et l’intersectorialité répondent avant tout à l’impératif de déborder les cadres institutionnels, afin d’intervenir efficacement sur les déterminants d’une problématique sociale. En ce sens, les acteurs engagés à mettre sur pied le CRÉPAS dans les années 1990 font valoir que l’abandon scolaire ne peut trouver réponse uniquement dans des interventions scolaires. Le caractère multidimensionnel de la problématique, tel qu’exposé précédemment, rend donc nécessaire une mobilisation régionale centrée sur la concertation des différents secteurs d’intervention régionaux.

Un travail de mobilisation régionale

L’intervention régionale de l’organisme s’appuie généralement sur la mobilisation des agents multiplicateurs, c’est-à-dire des personnes convaincues, chargées de porter le message au sein de leurs réseaux respectifs. Tout d’abord, le CRÉPAS comporte plusieurs instances administratives et comités, qui regroupent actuellement plus de 75 volontaires dégagés par leurs organisations d’appartenance (commissions scolaires, cégeps, universités, entreprises, syndicats, organismes publics et parapublics, directions régionales de Ministères, groupes sociaux, culturels et communautaires, etc.). Le rôle des instances et comités est de réfléchir, planifier et superviser les différentes actions réalisées par l’équipe de professionnels. En retour, les personnes qui y siègent sont chargées de mettre leur organisation à profit afin d’ouvrir le champ des opportunités pour une prévention efficace de l’abandon scolaire (relais d’information, contribution logistique et financière, etc.).

Une autre façon de procéder à cette mobilisation régionale est de promouvoir les efforts de prévention de l’abandon scolaire en dehors des secteurs traditionnels d’intervention. Concrètement, on peut penser au projet de certification des entreprises encourageant la conciliation études-travail de leurs employés (projet Parce qu’engager… c’est s’engager!). Les entreprises certifiées s’engagent, entre autres, à porter une attention particulière à l’horaire scolaire de leurs jeunes employés. Marque visible de leur adhésion, ces entreprises affichent la vignette du projet de certification dans les vitrines de leurs locaux. Au coeur de cette initiative, on remarque également une préoccupation pour la mise en valeur des pratiques exemplaires d’entreprises afin d’en permettre la multiplication (galas, conférences de presse, etc.). Les initiatives caractéristiques de la mobilisation régionale trouvent leur complément dans l’intervention locale.

Une intervention locale en milieu « à risque »

Dans la recherche sociologique, la constatation des différences de scolarisation selon l’origine sociale n’est pas récente. Un des travaux les plus influents en ce sens est sans contredit Les héritiers de Bourdieu et Passeron (1964). Se basant sur la situation française de l’époque, les deux auteurs y démontrent que l’accès aux études supérieures est le résultat d’une lente sélection, au profit des classes sociales déjà favorisées sur les plans monétaire et culturel, puis au détriment des classes du bas de l’échelle sociale. Ce que de telles conclusions savent ébranler, c’est principalement la foi populaire dans le système scolaire comme vecteur idéal de mobilité sociale et d’égalisation des chances.

À l’échelle du Saguenay-Lac-Saint-Jean, des travaux menés par les chercheurs du groupe ÉCOBES dans les années 1990 et 2000 sont à l’origine d’une prise de conscience similaire. Par exemple, on conclut, au terme d’une étude longitudinale sur l’accessibilité aux études collégiales, que les jeunes issus des municipalités de petite taille ou des villages ayant une économie fondée sur le secteur primaire, se trouvent dans une position peu avantageuse (Veillette et al., 1993). Plus récemment, le même groupe de recherche constate, à propos des différences de scolarisation dans la région, que la situation évolue du plus favorable au moins favorable, si l’on passe de l’agglomération Chicoutimi/Jonquière (la plus favorisée) vers les petites villes, les milieux péri-urbains et, enfin, les milieux ruraux (les moins favorisés). De façon plus détaillée, on note qu’en milieu rural :

  • Les pères n’ayant pas complété leurs études secondaires sont plus nombreux;

  • Les pères ayant fait des études universitaires sont moins nombreux;

  • Les jeunes aspirant au plus à terminer leurs études secondaires sont plus nombreux;

  • Les jeunes aspirant à réaliser des études universitaires sont moins nombreux (Perron et al., 2000).

Étant intimement lié au groupe de recherche, le CRÉPAS prend acte de ces résultats et décide de se lancer dans l’intervention locale auprès de ces milieux. Parmi les caractéristiques des milieux visés, on retrouve le type de milieu (rural ou urbain défavorisé), le faible niveau de scolarité dans la population et un taux de diplomation au secondaire sous la moyenne régionale. On identifie alors ces milieux comme étant « à risque », puisque les jeunes qui en sont issus ont statistiquement moins de chances d’obtenir un diplôme au secondaire que ceux des milieux plus favorisés. Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, trois ensembles de municipalités de ce type ont fait l’objet d’une démarche d’intervention par le CRÉPAS (2004, 2006, 2007a). Ce faisant, au fil des années, le CRÉPAS a su établir un mode opératoire pour une intervention locale en milieu à risque :

  • Diagnostic du milieu et proposition de pistes d’intervention aux acteurs du milieu;

  • Création d’une infrastructure de concertation ou d’appui sur les lieux de concertation déjà en place pour l’élaboration d’un plan d’action;

  • Mise à la disposition des ressources du CRÉPAS pour la réalisation du plan d’action;

  • Évaluation de l’atteinte des objectifs et de l’évolution du projet;

  • Retrait progressif des lieux de concertation locaux par les professionnels du CRÉPAS et adaptation du suivi de projets selon les besoins ponctuels du milieu.

Bref, cette dernière partie de l’article a détaillé l’action d’une instance régionale de concertation en matière de persévérance scolaire. Plus précisément, il a été démontré que le CRÉPAS avait su bâtir un modèle qui combinait plusieurs éléments caractéristiques de l’organisation communautaire : l’appui sur des communautés d’intérêt réunis sur une base géographique (régionale ou locale); la concertation et l’intersectorialité témoignant de l’importance d’une stratégie consensuelle.

Conclusion

Dans cet article, la lutte contre l’abandon scolaire a été examinée à titre de champ d’intervention en organisation communautaire. Tout d’abord, les préoccupations sociales à propos de l’abandon scolaire ont été replacées dans leur contexte historique. Ceci a permis de tracer quelques lignes de convergence entre ce problème social et les principes de base de l’organisation communautaire. Ensuite, a été offert un aperçu des éléments de perspective scientifique. A été également dressé un portrait global des acteurs en présence, pour enfin terminer avec une description des caractéristiques essentielles du travail d’organisation communautaire du CRÉPAS. Il s’agit bien sûr d’un survol et, donc, d’un portrait en surface du champ d’intervention.

En outre, il est possible d’identifier trois enjeux incontournables pour le développement futur de ce champ d’intervention. Le premier concerne la vulgarisation et le transfert des connaissances scientifiques aux intervenantes et intervenants « du terrain ». Il existe présentement quelques projets en ce sens. Cependant, des efforts supplémentaires pourraient être consentis dans les prochaines années afin de fournir à ces intervenants une version opérationnelle des nombreux résultats de recherche disponibles. Ensuite, plusieurs auteurs soulignent l’importance de la relation entre les enseignants et les élèves pour la persévérance scolaire (Esterle-Hedibel, 2006; Janosz, 2000), particulièrement en ce qui concerne les élèves les plus en difficulté (Fallu et Janosz, 2003). C’est pourquoi, l’intégration des enseignants dans les interventions collectives est considérée comme le second enjeu. Toutefois, ceci ne peut se faire sans tenir compte d’une charge de travail déjà lourde et d’une structure organisationnelle qui ne facilite pas toujours ce type de collaboration. Finalement, il semble qu’à trop vouloir prévenir l’abandon scolaire, il est risqué d’adopter une approche punitive envers les jeunes décrocheurs[5]. En effet, la ligne est mince entre le dépistage préventif et la pénalisation des jeunes qui ont déjà souffert des contrecoups d’un parcours scolaire dévalorisant (Vultur et al., 2002). Le maintien d’une approche empreinte d’empathie envers les jeunes en difficulté constitue donc un troisième enjeu.