Corps de l’article

Introduction

Réunir une quinzaine d’acteurs en protection de la jeunesse afin de discuter à coeur ouvert de leur pratique, des défis qu’ils rencontrent et des expériences qu’ils y acquièrent n’est ni facile, ni monnaie courante ! Relevant ce défi en organisant une table ronde intitulée « Votre pratique avec les jeunes : défis, expériences et leçons à partager[1] », nous avons été témoins de riches échanges sur les enjeux actuels de ce domaine. Cet évènement se révéla ainsi un moment clé dans l’avancement d’un projet de recherche sur l’accès au droit et à la justice des jeunes au Québec : il amorça de multiples réflexions et potentielles directions pour l’amélioration de cet accès et des pratiques sociojuridiques qui l’entourent.

De nombreuses juridictions sont confrontées à la problématique de l’accès à la justice. Alors que cette problématique est souvent définie par la barrière objective associée aux coûts et aux délais, certaines études soulignent pourtant la nature subjective du problème : au-delà de la décision finale, ce sont l’implication et le traitement du justiciable lors des procédures judiciaires qui ont un impact sur la satisfaction à l’égard du système et le sentiment de justice (Stratton, 2006). En ce sens, le dispositif juridique québécois en protection de la jeunesse confère au jeune le droit d’être entendu et de participer aux décisions qui l’affectent, conformément aux articles 32 à 34 du Code civil du Québec et aux principes de la Loi sur la protection de la jeunesse. Néanmoins, l’application et la réalisation concrètes de ces droits semblent en pratique limitées et obscures. La problématique de l’accès à la justice dans la perspective des droits de la jeunesse s’inscrit dès lors dans l’approche substantielle et suppose tant l’accès des jeunes aux instances de prise de décision que l’accès à leurs droits. C’est en tout cas le cap poursuivi par notre chantier de recherche « Accès à la justice des jeunes », lancé en 2016[2].

Dans le cadre de ses travaux préliminaires, le chantier a tout d’abord constaté le peu de recherches empiriques et juridiques qui se sont intéressées à la participation juridique des jeunes en protection de la jeunesse au Québec, ainsi que le manque d’études combinant le point de vue des différents acteurs du système. Il apparaît de fait difficile de dresser un portrait exhaustif de la participation juridique des jeunes. Ce contexte retenant notre attention, nous décidions en juin 2018 d’organiser une table ronde rassemblant différents acteurs du système de protection de la jeunesse, afin d’engager une discussion interdisciplinaire sur la situation des jeunes dans un contexte judiciarisé et de déterminer les bonnes pratiques et améliorations potentielles. L’objectif de cette table ronde n’était pas d’effectuer un diagnostic complet du système de protection de la jeunesse au Québec. Plus modestement, cette discussion visait à poser les fondations de notre projet de recherche et à identifier les principaux défis rencontrés par les différents acteurs du système. Il s’agissait ainsi d’une démarche exploratoire sans autre finalité que celle de voir émerger des pistes potentielles pour la suite de notre projet. Quinze (15) personnes[3] se sont prêtées au jeu, provenant du milieu juridique (2 avocats, 2 juges, 1 représentant de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 1 chercheur en droits de la jeunesse), de l’intervention sociale et clinique (3 travailleurs sociaux, 2 chercheurs en travail social, 1 pédiatre), de l’éducation (2 chercheurs en éducation) et un ancien jeune placé. La conversation s’est orientée autour de deux grandes thématiques : votre expertise auprès des jeunes et faire participer les jeunes aux processus judiciaires. Des questions générales ont été posées afin d’identifier les éléments clés que devrait contenir une trousse interdisciplinaire sur la participation juridique des jeunes, qui serait destinée aux différents protagonistes du système de protection de la jeunesse : 1) Il apparaît que la pratique auprès des jeunes s’acquiert principalement avec l’expérience terrain. Quels éléments seraient, selon vous, indispensables dans le développement d’une trousse interdisciplinaire sur la participation juridique des jeunes, et qui s’adresserait à l’ensemble des acteurs impliqués ? 2) Quels seraient les outils idéaux pour vous accompagner dans la pratique et servir de base pour les futurs intervenants de votre domaine ? 3) Qu’implique une participation significative des jeunes dans la pratique, et quels en seraient les facteurs et les caractéristiques, et ce, autant de votre point de vue que de celui d’un jeune ? 4) Que devrait-il y avoir dans la trousse du jeune pour l’orienter à travers le système de justice ?

Le présent article expose les grandes observations qui ressortent des discussions engagées lors de cette table ronde. Nous y mêlons des propos tenus lors de la table ronde à des données plus théoriques afin de replacer quelque peu les thématiques dans leur contexte. La première partie traite des trois principales lacunes identifiées qui restreignent l’accès des jeunes à leurs droits et aux instances de prise de décision : le manque d’information des jeunes vis-à-vis de leurs droits et des procédures, le manque de sensibilisation au droit et au système de justice pour les intervenants sociaux, et le manque de formation à la pratique singulière qu’est le mandat jeunesse pour les juristes. La seconde partie évoque les enseignements qui peuvent être partagés et les moyens envisagés pour favoriser une intervention centrée sur les droits du jeune et ses besoins. Parmi ces derniers, on retrouve l’interdisciplinarité encouragée par la collaboration des différents acteurs dont les rôles sont complémentaires : celle des acteurs sociaux et judiciaires, celle des acteurs sociojudiciaires avec les jeunes, et celle des jeunes entre eux. C’est probablement l’appel le plus éclatant qui se dégage de la table ronde : la nécessité d’offrir des espaces de discussions et d’échanges entre les différents acteurs impliqués dans le système. La participation des jeunes à ce type d’échanges semble en outre une avenue à encourager pour favoriser l’accès au droit et à la justice de la jeunesse au Québec.

1. Expertise auprès des jeunes : partage d’expériences et de défis

Au Québec, c’est au directeur de la protection de la jeunesse (ci-après DPJ) qu’incombe exclusivement la prise en charge de l’intervention en matière de protection de la jeunesse. En vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse, adoptée en 1977 (ci-après LPJ), l’intervention doit privilégier la compréhension et la participation active de l’enfant et de ses parents aux prises de décision (article 6). Les échanges de la table ronde ont mis en évidence plusieurs lacunes qui engendrent des écarts entre les textes et la pratique. Les discussions ont tout d’abord soulevé le manque de connaissance par l’enfant de ses droits et des processus judiciaires, ce qui restreint son implication dans les décisions le concernant. Il apparaît ensuite que les intervenants sociaux, alors qu’ils entretiennent une relation personnalisée avec le jeune, ne sont pas suffisamment au fait en ce qui concerne le système de justice, en plus d’agir dans un contexte aux ressources limitées. Finalement, les avocats ne disposent d’aucune formation particulière pour assumer un mandat auprès d’un jeune client, ils doivent apprendre sur le terrain, au risque de débuts bien difficiles. Ces principales lacunes limitent un système coordonné de protection de la jeunesse centré sur les jeunes. La création d’une boîte à outils présentant les connaissances et les procédures utiles à chacun des acteurs (jeunes, intervenants sociaux et intervenants judiciaires) pourrait constituer un bon moyen pour pallier les carences d’informations. Une telle entreprise fut d’ailleurs souvent rappelée dans nos discussions et demeure à l’arrière-plan des propos présentés ci-dessous.

1.1 Les jeunes sont-ils suffisamment informés sur leurs droits ?

Depuis son adoption en 1977, la LPJ a connu de nombreuses transformations. Les réformes majeures auxquelles elle a été soumise se sont de plus en plus souciées de l’implication de l’enfant dans le processus de protection de la jeunesse ; elles ont systématiquement cherché à renforcer son adhésion et sa participation directe. Dans la version actuelle de la loi, on retrouve conséquemment diverses dispositions encourageant la participation de l’enfant à la prise de décision et au choix des mesures : de manière globale dans le chapitre II consacré aux principes généraux et droits des enfants, puis à toutes les étapes de l’intervention. Les efforts pour que l’enfant puisse devenir acteur de son destin, faire valoir son opinion et s’impliquer activement, que ce soit de manière consultative ou décisionnelle, semblent bien réels. Néanmoins, ils ne constitueraient que de la poudre aux yeux dès lors que l’enfant ignore ces dispositions. En effet, le présupposé sous-tendant l’ensemble de ces droits participatifs est leur connaissance par l’enfant lui-même : un enfant acteur est un enfant informé. Or, il appert que c’est bien souvent ici que pèchent les dispositifs.

Ce n’est pourtant pas, semble-t-il, aux lacunes de la loi qu’il faut imputer cette carence. L’article 5 y est en effet exclusivement consacré :

Les personnes à qui la présente loi confie des responsabilités envers l’enfant doivent l’informer aussi complètement que possible, ainsi que ses parents, des droits que leur confère la présente loi et notamment du droit de consulter un avocat et des droits d’appel prévus à la présente loi.

Lors d’une intervention en vertu de la présente loi, un enfant ainsi que ses parents doivent obtenir une description des moyens de protection et de réadaptation ainsi que des étapes prévues pour mettre fin à cette intervention.

Des dispositions similaires se retrouvent dans les textes internationaux : l’article 17 de la Convention internationale des droits de l’enfant (ci-après CDE), entrée en vigueur le 20 novembre 1989, encourage en ce sens les États à mettre en place des moyens de diffusion et d’information adaptés aux enfants, notamment par la production de livres et autre matériel médiatique. Tel que le mentionne cette disposition, améliorer la prise d’information des jeunes exige des moyens de diffusion adaptés aux jeunes, notamment la vulgarisation de leurs droits. L’enfant doit savoir, mais il doit surtout comprendre pour être capable de revendiquer ses droits. C’est également ce qui est précisé par l’article 2.4.2 de la LPJ : « les informations et les explications qui doivent être données à l’enfant dans le cadre de la présente loi doivent l’être en des termes adaptés à son âge et à sa compréhension ». Il est certain que cela suppose une lucidité pédagogique et une adaptation à son auditoire. Marc, fort de son expérience en pédiatrie, encourage la créativité visuelle, au moyen « des livres, marionnettes, agendas, etc. ». Selon lui, « il faut que ce soit concret et accompagné. Expliquer la situation à l’enfant en fonction de son développement cérébral. »

En ce sens, beaucoup d’initiatives, locales et internationales, existent en matière de diffusion de droits auprès des jeunes. La Convention est « traduite » de bon nombre de façons adaptées aux jeunes. On retrouve des affiches, des dessins, des vidéos, des bandes dessinées, des pièces de théâtre, etc., partageant l’objectif de vulgariser les droits contenus dans le texte. Néanmoins, avoir connaissance de ces principes n’est utile que si l’enfant sait comment s’en prévaloir, à qui s’adresser, et où trouver les ressources nécessaires. En effet, au-delà des grands principes généraux des droits de l’enfant, c’est aussi, voire surtout, les moyens qui lui permettent de faire valoir ces derniers que l’enfant doit apprendre. L’enfant doit donc avant tout connaître les normes qui le touchent au quotidien, dans les centres d’accueil, au tribunal, avec sa famille et à l’école. C’est sur ce plan que les efforts doivent être fournis et les initiatives engagées.

Réunissant tous les enfants québécois dans leur quotidien devant des spécialistes de la pédagogie familiarisés avec des outils d’enseignement adaptés, l’école représente le lieu idéal pour favoriser l’accès des jeunes à l’information. Caroline, ayant déjà vécu le système de protection de la jeunesse, insiste sur le rôle du système scolaire : « Il faut plus de prévention à l’école et travailler avec les jeunes pour développer l’accès à des outils. Car même à l’école on n’est pas renseigné […] présentement, on n’a pas les outils pour se renseigner, et à qui on demande ? Les intervenants sont débordés. » Guillaume, spécialiste en sciences de l’éducation, nous confiait en ce sens qu’un « gros travail doit être effectué » dans le cadre du système scolaire, qui passe tout d’abord par « l’initiation des enseignants à cette question ». Il est évident que pour parvenir à un meilleur apprentissage de leurs droits par les enfants, il faut sensibiliser les enseignants. Tâche ardue face à des « étudiants en éducation [qui] ne connaissent pas eux-mêmes les principes fondamentaux et le respect des droits de la personne, et en connaissent donc peu sur cette responsabilité. Cela ne fait pas partie de leur mandat », comme le rappelle Guillaume.

L’information, au mieux déjà diffusée à l’ensemble des jeunes à l’école, revêt une importance encore plus fondamentale au sein du système de protection de la jeunesse où l’approche sécuritaire peut parfois prendre le pas sur le respect des droits. Caroline, une ancienne jeune placée aujourd’hui âgée d’une trentaine d’années, soulignait ainsi la nécessité de « développer les services d’information aux jeunes, de produire des outils pour qu’ils puissent se renseigner facilement. En arrivant au centre, on donne au jeune un code de vie lui expliquant comment il doit agir, mais on ne l’informe pas sur ses droits. » Il faudrait, toujours selon elle, que le jeune connaisse et comprenne ses droits, ainsi que les formalités qui y sont rattachées. Matthieu, avocat à l’aide juridique, propose à cet égard que le code de vie distribué aux jeunes à leur arrivée en centre jeunesse contienne une partie juridique, qui présente et vulgarise leurs droits et les procédures. La loi est cependant peu précise concernant la diffusion d’information dans les établissements. L’article 10 de la LPJ prévoit que les règles internes de l’établissement doivent obligatoirement être affichées, distribuées et expliquées à l’enfant. Toutefois, aucune précision ne vient clarifier le contenu de ces règles internes, qui d’ailleurs orientent principalement le jeune vers des mécanismes de recours internes au système. En outre, le sujet substantiel de l’article étant les mesures disciplinaires, sa portée demeure confuse. En pratique, bien que des efforts aient été concédés de la part des centres d’hébergement, l’accès à l’information mériterait plus d’attention et de précision de la part du législateur.

Le problème de manque (voire d’absence) de connaissances juridiques se répercute sur le respect des droits de l’enfant et, par voie de conséquence, sur la possibilité pour lui de se prévaloir des manquements à ses droits. En ce sens, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après CDPDJ), qui assure « la promotion et le respect des droits de l’enfant » reconnus par la LPJ, est rarement contactée par les enfants directement. Ainsi, en 2018-2019, sur 395 demandes d’intervention, seules 9 l’étaient à l’initiative de l’enfant (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2019 : 31). Les années précédentes révélaient sensiblement la même tendance. Jean, représentant de la CDPDJ, l’a également souligné : « la majorité des demandeurs à la Commission qui affirment que les droits d’un jeune ne sont pas respectés, sont les parents. Ce ne sont pas les jeunes eux-mêmes qui font cette revendication. » Il ajoute qu’il « y a un gros travail pour les inclure à ce niveau-là », notamment en raison du « manque d’information sur leurs droits ».

Plusieurs conséquences néfastes risquent de découler de la déficience d’information du jeune. Lors de notre table ronde, l’une d’entre elles fut particulièrement soulignée, à savoir le manque de connaissances des modalités d’accès du jeune à son dossier et des limites de temps qui y sont rattachées. Ce dernier peut être demandé par l’enfant de plus de 14 ans (article 96. a) LPJ). La prise de connaissance par l’enfant des informations qui y sont contenues peut revêtir une importance cruciale pour son avenir, notamment d’un point de vue thérapeutique. Certains jeunes ont besoin de connaître et de mieux comprendre leur passé avant de pouvoir se concentrer sur leur avenir. Soucieux de cette valeur attachée à la prise de connaissance de son dossier, le législateur a prolongé le délai de conservation de l’information contenue au dossier de l’enfant lors du dernier amendement de la loi en 2017. La nouvelle disposition prévoit qu’il prend fin cinq ans après la décision que la sécurité ou le développement de l’enfant n’est plus compromis ou lorsque l’enfant atteint l’âge de 19 ans, selon la période la plus courte (avant cette modification, le dossier était détruit lorsque l’enfant atteignait l’âge de 18 ans). Que ce soit avant 18 ans ou avant 19 ans, la condition requise pour que l’enfant puisse accéder à son dossier est qu’il soit informé de cette possibilité. Or, comme le relève Pierre, chercheur en travail social, « en théorie, les jeunes ont un accès légal à leur dossier à partir de 14 ans, mais très peu sont au courant de ce droit. Le jeune doit donc être proactif pour accéder à son dossier. »

Il ressort finalement de cette discussion que la participation des jeunes dans les processus de protection de la jeunesse, tant prônée par la loi, ne peut aboutir qu’à la condition sine qua non que les jeunes connaissent et comprennent leurs droits. Or, ce prérequis exige une action positive de la part de ceux qui les entourent : ils doivent entreprendre de se former en cette matière et expliquer aux jeunes leur situation, leurs droits et les conséquences pratiques qui y sont rattachées. Dans le cadre du système de protection de la jeunesse, les intervenants sociaux, en tant qu’acteurs au plus proche de l’enfant, semblent être les premiers à pouvoir se charger de cette tâche.

1.2 Les intervenants sociaux sont-ils suffisamment formés au système de justice ?

L’intervention sociale domine le système de protection de la jeunesse, et les travailleurs sociaux sont impliqués aux différentes étapes afin de corriger la situation et assurer la protection de l’enfant (Ricard, 2013 : 72). Ils entretiennent une relation privilégiée avec les jeunes et les parents dans le choix de l’orientation et de l’exécution des mesures de protection (Gouvernement du Québec, Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, 2010). Lucie, travailleuse sociale, souligne ainsi que le rôle des intervenants est de soutenir les jeunes afin qu’ils puissent faire entendre leur voix dans les processus d’intervention et de décision :

Du point de vue du jeune, il a le sentiment d’être démuni car il ne se sent pas impliqué dans les discussions, notamment sur les décisions du tribunal. Et même s’il discute avec son avocat, il a le sentiment qu’on ne l’écoute pas et que les décisions sont déjà prises à l’avance par le DPJ. Donner cette voix, c’est le préparer à donner son témoignage et discuter de son orientation. Les intervenants ne prennent pas les décisions, ils sont là pour soutenir le jeune ; leur rôle est d’amener cette voix et pas celle des adultes, ce qu’il a à dire et de l’exprimer pour que tous les acteurs puissent travailler ensemble.

Cette relation de proximité doit contribuer à favoriser la participation du jeune et à soutenir son expression, par exemple en le préparant au témoignage par la prise de notes, comme l’a évoqué Lucie.

Le rôle clé endossé par les intervenants ayant longuement été discuté lors de la table ronde, il en est ressorti qu’ils ne sont pas suffisamment préparés à la dimension juridique qui caractérise leur pratique. Le régime judiciaire prévaut en matière de protection de la jeunesse et le passage devant les tribunaux demeure courant (Gouvernement du Québec, Équipe de travail sur la modernisation des processus judiciaires en matière d’administration de la justice à l’égard des jeunes, 2004 : 27 ; Goubau, 2012 : 115 ; Gouvernement du Québec, Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018). Il est donc essentiel que les intervenants sociaux soient familiarisés avec ce processus pour offrir à l’enfant un accompagnement adéquat. Pourtant, selon Émile, travailleur social, ceux-ci sont très peu préparés à faire face au système de justice. Émile estime que la formation juridique est insuffisante : « cela m’a pris deux ans et demi avant que je sois confortable à faire mon travail tout seul. On travaille avec la loi, on va à la cour. On a beaucoup de pouvoir, et on ne sait pas nécessairement quoi faire avec. C’est beaucoup et j’aurais espéré qu’il y ait plus de formation pour que l’on puisse mieux faire notre travail. » Il précise également que deux journées de formation obligatoire à la cour, données par un avocat, étaient proposées, mais que, par manque de ressources, elles ne sont que rarement suivies. La boîte à outils envisagée précédemment pourrait en ce sens soutenir la familiarisation des travailleurs sociaux avec le processus judiciaire.

Charlotte, aussi travailleuse sociale, explique quant à elle que la formation juridique et les stages intensifs varient selon les programmes dispensés par les universités. Il y a ainsi une disparité quant à la préparation et la formation des travailleurs sociaux au système de justice et à ses procédures. Et si le département juridique est à la disposition des intervenants, il leur revient d’entreprendre les démarches pour obtenir de l’information et des conseils juridiques. Face à un manque de ressources et des pressions importantes, les intervenants sociaux sont souvent limités par le temps, en plus d’agir dans des situations de crise : « les intervenants sont confrontés au temps et à des pressions, et ne peuvent toujours avoir le temps d’expliquer le processus, les décisions, et de faire le suivi du dossier avec le jeune. Mais ceci aurait pourtant un impact chez le jeune. »

En plus du fait que les intervenants ne sont pas toujours en mesure, en raison de contraintes pratiques, de transmettre les informations nécessaires aux jeunes, leur manque de connaissance de la matière juridique engendre un risque accru de violation des droits de l’enfant : s’ils ne connaissent pas les droits des enfants, comment sont-ils censés les respecter ? En ce sens, Jean, qui travaille à la CDPDJ, nous confiait que le manque de compréhension des droits et de la justice par les travailleurs sociaux est fréquemment la cause des lésions traitées par la Commission :

On reçoit des demandes d’intervention en lésion de droits car les intervenants ne connaissent pas en fait ce droit X du jeune. Ils reçoivent beaucoup de formations, mais ils n’arrivent pas à les mettre dans le contexte juridique et certaines notions de droit peuvent être peu enseignées. Il y a donc un besoin de formation juridique sur le comment se concrétise la LPJ dans la réalité. Que veut dire le droit d’être entendu, de recevoir l’information, etc. ? Pour que les intervenants puissent expliquer aux jeunes la situation, ils doivent eux-mêmes la comprendre.

Considérant que les demandes d’intervention en matière de lésions de droit à la CDPDJ ont quasiment triplé lors de la dernière décennie (passant de 110 en 2008-2009 à 308 pour l’année 2018-2019), l’éducation juridique des intervenants sociaux apparaît essentielle pour appliquer et respecter les droits des jeunes.

Si le manque d’information des acteurs sociaux peut entraver leur travail, il est certain que le manque de ressources et les pressions grandissantes jouent également un rôle essentiel. Émile et Charlotte ont à cet égard évoqué les « stratégies » pour maximiser leur temps avec les jeunes malgré la surcharge de travail : « on voudrait faire plein de choses avec les familles lors de l’intervention, mais on manque de ressources. On a des petits moments “spéciaux” pour discuter, devenir confortables et créer des liens avec nos clients, qui sont très importants. Par exemple, amener nos clients à la cour et être pogné dans le trafic pendant 45 minutes n’est pas grave car ces 45 minutes sont très précieuses pour nous. »

Malgré ces quelques stratagèmes pour déjouer les limites de temps, de ressources et de connaissances, celles-ci sont bien présentes et se répercutent grandement sur les jeunes. Ils ne sont pas préparés à affronter le système de justice et ses conséquences, et se sentent seuls et déconcertés, comme en témoigne Caroline au sujet de son parcours à la DPJ :

On n’a pas l’impression d’être écouté en cour, et le DPJ a tout le pouvoir. Par exemple, j’ai signé pour être judiciarisée jusqu’à 18 ans, mais on ne m’a jamais dit tout ce que cela impliquait. Une fois que j’ai embarqué dans cette machine, je l’ai regretté car c’était trop énorme et malsain ; on n’avait pas le droit d’amener un livre pour attendre, quand on est en centre jeunesse, on est conduit par la sécurité et on se sent comme un prisonnier. Il n’y a personne avec moi, l’avocat me présente les documents et ce qui va être présenté à la cour, mais je ne savais pas que j’avais le droit de dire quelque chose. Je n’avais pas l’impression que ma parole était écoutée et qu’on allait travailler vers ça. Et à la cour, on me présente les grandes lignes, très judiciarisées et sans vulgarisation.

Le manque de connaissance des travailleurs sociaux au sujet du processus judiciaire interpelle par ailleurs la question du partage des rôles entre les acteurs sociaux et juridiques. Chercheur en travail social, Paul affirme que « les rôles ne sont pas toujours clairs. Le contentieux peut être en désaccord avec les travailleurs sociaux, et s’immiscer dans des questions relevant davantage de leur expertise alors que les intervenants ont un lien plus personnalisé avec le jeune. […] pour travailler de manière interdisciplinaire, il faut définir les rôles et responsabilités de chacun, pour que cela soit au bénéfice des enfants aussi. »

De par leur approche clinique, les intervenants sociaux jouent un rôle fondamental auprès du jeune lors de son passage au sein du système de protection de la jeunesse. On constate toutefois que leurs formations juridiques ne sont pas suffisantes pour les préparer à la réalité pratique de la justice. Arrimée aux différentes pressions subies par leur profession, cette insuffisance peut venir limiter l’application des droits de l’enfant, notamment celui d’être informé, entendu et de participer aux décisions qui le concernent. À l’inverse, si les avocats détiennent ce savoir juridique, ils ne sont pas formés à l’approche clinique et sociale requise en matière de représentation d’enfants.

1.3 La pratique des juristes est-elle adaptée à la jeunesse ?

L’intervention judiciaire veille à l’application de la LPJ et représente l’arbitre neutre qui jugera de la protection du jeune dans le respect de ses droits (Ricard, 2013 : 74). Comme le précise la juriste Myriam Cantin, « la pratique dans ces domaines [litige en matière familiale ou en protection de la jeunesse] nécessite une spécialisation et une sensibilité aux enjeux développementaux et aux problématiques vécues par les enfants. Dans les affaires relevant de la protection de la jeunesse, on pourrait même affirmer que son rôle [l’avocat] est unique et fondamental » (Cantin, 2016 : 212).

Pourtant, le Code de déontologie des avocats n’énonce aucune règle relative à la représentation des enfants. Le Barreau du Québec a rédigé un premier mémoire en 1995 pour apporter des recommandations sur la nature de la représentation des enfants par avocat et les règles éthiques propres à ce domaine (Barreau du Québec, 1995 ; Barreau du Québec, 2006 : 1). À la suite de l’arrêt M.F c. J.L. en 2002 (REJB 2002-29840), dans lequel la Cour d’appel du Québec précisait les principes de ce type de représentation, le Barreau du Québec publia un second mémoire en 2006, actualisant de la sorte ses recommandations initiales au regard de la jurisprudence. Récemment, en 2018, le Barreau du Québec a également publié un guide des meilleures pratiques en droit de la jeunesse, « un outil de référence pour tout avocat pratiquant ou voulant pratiquer en droit de la jeunesse » (Barreau du Québec, 2018 : 6). Ce guide est complété par la trousse d’outils sur les droits de l’enfant développée par l’Association du Barreau canadien en 2017, qui présente les bonnes pratiques comportementales à adopter pour les juristes (Association du Barreau canadien, 2017) et qui pourrait s’intégrer à la boîte à outils que nous avons envisagée à plusieurs reprises dans les discussions de la table ronde. Il apparaît cependant que ce domaine de spécialisation du droit manque de reconnaissance et « demeure un parent pauvre du droit de la famille dans les milieux universitaires » (Ricard, 2013 : 51). Dans cette perspective, la préparation des juristes à une pratique en contexte jeunesse a été discutée lors de la table ronde.

Dans ce type de pratique, il revient à l’avocat d’évaluer le degré de maturité de son client et sa capacité à confier un mandat, pour déterminer la nature légale ou conventionnelle de son mandat. Cette évaluation s’effectue au cas par cas et est propre à chaque enfant (Cantin, 2016 : 212). Dans le cadre du mandat légal, l’avocat a principalement pour rôle de défendre les droits et l’intérêt de son client conformes aux dispositions législatives et principes juridiques. Le mandat conventionnel respecte quant à lui les mêmes règles et devoirs que lorsque l’avocat est mandaté par un adulte. Dans ce dernier cas, l’avocat agira notamment à titre de conseiller et informera son jeune client de la faisabilité de ses désirs et de leurs conséquences (Cantin, 2016 : 216-220). La décision quant au degré de maturité du jeune est donc cruciale en ce que, de celle-ci, découlent deux rôles distincts pour l’avocat. C’est pourtant une décision qui doit se baser sur un jugement clinique et non légal. Les professionnels n’y sont pas toujours préparés et les connaissances nécessaires à cette décision pourraient leur faire défaut s’ils ne disposent pas de formation en la matière.

En effet, on constate que ni les facultés de droit ni l’École du Barreau ne proposent une initiation au mandat en matière de protection de la jeunesse. L’avocat Matthieu affirme que :

Il n’y a pas de formation universitaire au baccalauréat en droit [propre à la protection de la jeunesse], et on ne nous apprend pas à nous adresser à un jeune. On ne nous apprend pas comment changer notre jargon juridique pour que ce soit un langage ou une façon de communiquer qui soit adapté au jeune, sans jamais l’infantiliser, même un enfant de 7 ans. Dans la pratique, il faut se mettre au niveau de l’enfant, et il est important que l’on apprenne aux jeunes qui sortent de l’université : « vous devez adapter votre langage à la clientèle ». Il faut aussi arrêter de distinguer l’aspect clinique et juridique, et adapter notre processus, rencontrer le jeune et s’assurer de sa compréhension.

Matthieu insiste sur la nécessité de se mettre au niveau du jeune, d’adapter son langage et de s’assurer de sa compréhension en l’impliquant dans les conversations. Il ne revient pas, selon lui, à l’intervenant de gérer tout l’aspect juridique de l’intervention ; les avocats ont eux aussi la responsabilité de consulter leur jeune client et de le préparer à l’audience. Cela peut comprendre, entre autres, l’explication de son rôle à titre d’avocat, des rencontres dans un lieu familier pour l’enfant, l’établissement d’une relation de confiance, des visites de la salle d’audience, une information sur ce qui est attendu du témoignage ou de l’interrogatoire de l’enfant, ainsi que sur les circonstances dans lesquelles il sera entendu. On constate dès lors que la relation avocat-enfant implique une dimension clinique qui n’est présentement pas enseignée dans le cursus éducatif des juristes. Elle aurait pourtant sa place et surtout sa pertinence, par exemple dans un enseignement relatif à la procédure civile ou à l’éthique professionnelle. La juge Emmanuelle s’inquiète à cet égard du manque de formation qui amène certains avocats à adopter la culture du litige, qui n’est pas toujours la plus adéquate à la Chambre de la jeunesse : « C’est la loi de la participation qui s’applique et l’on n’est plus dans un univers adversarial. Mais parfois, on voit arriver des avocats avec la culture de la Cour supérieure. Or, à titre de juge, je ne comprends pas ce langage. »

En ce qui concerne les décideurs judiciaires, Emmanuelle et Mona, juges à la Chambre de la jeunesse du Québec présentes à la table ronde, expliquent qu’« à la cour, il y a une formation pour les juges sur ce qu’est le témoignage de l’enfant, comment on lui parle, comment on l’accueille et on l’écoute ». Elles mettent par ailleurs l’accent sur le fait que l’intervention judiciaire en matière de protection de la jeunesse doit sortir de l’univers contradictoire caractérisant généralement les tribunaux.

Pour les juristes, la boîte à outils devrait ainsi faire valoir les particularités du plaidoyer en contexte jeunesse, en soulignant notamment l’importance de la négociation et de la collaboration. Georges, ancien membre du Barreau et du service du contentieux à la DPJ, a insisté à cet égard sur la conférence de règlement à l’amiable (ci-après CRA) : « À cette occasion, l’enfant donne son point de vue un peu spontanément, et le parent peut réagir. Le juge a également un rôle différent et agit plus à titre d’animateur, de conciliateur qui fait participer les gens. Au lieu de changer les lois, c’est les mentalités et la culture qu’il faut changer, et c’est ça le plus dur. » Les statistiques de la Cour du Québec indiquent un taux de réussite élevé des CRA en matière de protection de la jeunesse (87 CRA pour 2014-2015, dont 66 de réussies, et 99 CRA pour 2017-2018, dont 77 de réussies) (Cour du Québec, 2015 ; Cour du Québec, 2018), mais ce mode alternatif de résolution des conflits demeure peu utilisé en dépit du fait qu’il favoriserait la participation des jeunes.

Cette première partie a présenté les principales lacunes soulevées lors de la table ronde par les acteurs du système de protection de la jeunesse : le manque de connaissance de leurs droits par les enfants, le manque de connaissance du système juridique par les intervenants et le manque de connaissances cliniques chez les acteurs judiciaires. L’ensemble de ces informations est pourtant bien présent si l’on rassemble les savoirs de tous. La perspective adoptée dans la seconde partie repose sur ce partage, et sur l’importance de mettre en place une meilleure collaboration, afin que chacun bénéficie des connaissances des autres, le tout, au profit de l’intérêt premier de l’enfant.

2. Enseignements à partager : vers une intervention collaborative impliquant les jeunes

L’ambition d’une collaboration renforcée n’est pas nouvelle, pas plus qu’elle n’est propre au champ de la protection de la jeunesse. L’encouragement d’équipes interdisciplinaires et intersectorielles colore en effet bon nombre de domaines. Parallèlement à ce mouvement d’appui du collectif, se développe également un engouement pour la participation active des usagers au fonctionnement des services qui leur sont proposés. Participant de ce courant, « [l]a posture où les enfants sont parties prenantes de décisions qui les concernent, et deviennent sujets des décisions plutôt qu’objets de ce qui les concerne, leur droit d’être entendus [étant] ainsi valorisé » (Lacroix, 2016 : 5).

Les discussions animant la table ronde ont insisté à maintes reprises sur la nécessité d’appuyer les travaux collaboratifs, notamment interdisciplinaires. Selon tous ces acteurs, il est aujourd’hui indispensable de renforcer la coopération et l’apprentissage mutuel des différents protagonistes entrant en scène en protection de la jeunesse, et parmi eux, l’acteur principal, l’enfant, doit être intégré de manière plus participative. Ces deux élans, l’un collaboratif, l’autre participatif, représentent indéniablement de belles promesses d’amélioration du système de protection de la jeunesse.

2.1 Enseignements à partager entre les travailleurs sociaux et les intervenants judiciaires

Les cas en protection de la jeunesse suivant en grande majorité la voie judiciaire, les acteurs sociaux et juridiques sont souvent amenés à collaborer. Les visions parfois opposées des deux disciplines peuvent toutefois susciter des tensions, malgré leur rôle complémentaire.

En effet, bien que le droit et le travail social soient tous deux en quête de l’intérêt de l’enfant, l’interprétation qui en est donnée peut différer d’une pratique à l’autre. Alors que l’avocat le déterminera selon des critères juridiques, l’intervenant social s’attardera aux besoins de l’enfant et à ses liens d’attachement. Un juste équilibre entre ces deux perspectives, pour assurer à la fois la réponse aux besoins de l’enfant et le respect de ses droits, semble tout indiqué.

La LPJ privilégie la résolution de la situation par la collaboration et l’entente entre les parties. L’approche traditionnelle du litige opposant frontalement les parties ne prévaut pas dans un tel système, comme nous l’avons évoqué dans la section précédente. Dans ce type de conflit, les parties sont souvent issues de la même famille. L’objectif de la résolution ne tend pas à la compétition et la confrontation, mais plutôt à l’harmonisation des relations familiales et la recherche d’une entente (Ricard, 2013 : 78-79). Le plaidoyer de l’avocat devrait suivre la culture de négociation du système de protection de la jeunesse et ne pas constituer une « menace » pour les intervenants sociaux (Fournier, 1996 : 980). Ceci est essentiel dans la mesure où le travailleur social intervient auprès des deux parties, à savoir à titre de protecteur de l’enfant et de soutien auprès des parents. En d’autres termes, les intervenants sociaux et les intervenants judiciaires ne s’opposent pas dans les litiges en protection de la jeunesse. Ils sont au contraire des acteurs complémentaires dans la résolution du différend familial et devraient donc s’épauler.

Notons tout d’abord que le travail préparatoire effectué par les travailleurs sociaux est une source précieuse à l’étape judiciaire et dans la recherche de mesures de protection appropriées au jeune. C’est notamment sur la base des rapports rédigés par les intervenants que les juges arrêteront leur décision. À cet égard, la juge Emmanuelle suggère que les intervenants soient formés à la rédaction de rapports : « le DPJ a besoin de formation sur la rédaction des rapports. Il faut penser que l’on écrit pour la prochaine travailleuse sociale car il y a beaucoup de roulement de personnel, et que l’on veut savoir ce que l’on projette pour le juge et ce qu’il a besoin de savoir dans le rapport. Les détails ne sont pas forcément nécessaires, mais il faut que les rapports soient constructifs. » L’étroite collaboration entre les avocats et les intervenants sociaux s’avère également bénéfique pour éclairer le tribunal sur la situation de l’enfant (Fournier, 1996 : 994 ; Cantin, 2016 : 216-217).

À l’inverse, les acteurs judiciaires représentent un important relais pour les intervenants face à la situation critique que peut traverser une famille. Comme l’a souligné Charlotte, travailleuse sociale : « on entre dans une situation où la famille est généralement en crise et où elle ne nous entend pas, même si l’on prend le temps d’expliquer. Lorsque le juge ou l’avocat intervient pour expliquer la situation, l’enfant est plus à l’aise avec la décision car cela ne vient pas de moi. » Le rôle de l’avocat à titre de conseiller ainsi que l’obligation du juge, selon l’article 89 de la LPJ, d’expliquer sa décision à l’enfant sont ainsi des étapes cruciales pour éclairer le jeune sur le processus dans lequel il est impliqué.

Il apparaît alors qu’une meilleure collaboration entre les acteurs sociaux et judiciaires profiterait indéniablement à la prise en charge de l’enfant et au traitement du dossier. Or, celle-ci suppose la connaissance des balises et des pratiques de l’un et l’autre, qui déjà en 1991 était reconnue comme le gage d’une meilleure empathie : « Chaque acteur du système de protection de la jeunesse devrait connaître au moins les grandes lignes des lois qui régissent l’action des autres professionnels concernés, les finalités et les contraintes de leurs interventions, de même que les missions de leurs établissements » (Groupe de travail sur l’application des mesures de protection de la jeunesse, 1991 : 72-73).

Former les uns à la connaissance des autres permettrait de dépasser certaines barrières et représentations préconçues de leurs professions respectives. Dans la pratique, on remarque par exemple une certaine réticence de la part des intervenants sociaux à inclure les avocats dans le cadre de l’intervention sociale. L’incompréhension entre les pratiques respectives limite le dialogue, et peut constituer une barrière à l’éclairage juridique néanmoins propice dans le choix des mesures de protection et l’adhésion de la famille à celles-ci. Ainsi que nous le verrons dans la prochaine partie, les échanges entre les acteurs sociaux et judiciaires doivent également veiller à inclure le point de vue du jeune.

2.2 Enseignements à partager entre les jeunes et les intervenants sociojudiciaires

Le processus de protection de la jeunesse étant centré sur le jeune et son intérêt, il exige naturellement de l’inclure dans les processus d’apprentissage des différents acteurs en jeu. Comment comprendre ses besoins s’il ne participe pas aux prises de décision ? Plus en aval encore, comment respecter son intérêt si l’on ne dispose pas des outils pour le comprendre ou que le jeune ne dispose pas de ceux-ci pour s’exprimer ? C’est en travaillant avec les jeunes eux-mêmes et en apprenant d’eux que la production de tels outils est envisageable.

Dans cette perspective, le processus de protection de la jeunesse ne peut trouver meilleurs guides qu’auprès des jeunes eux-mêmes. Ces derniers doivent pouvoir donner leur avis sur le système qui les entoure, suggérer des améliorations et mettre à profit leurs expériences en cours et passées. Ils représentent un berceau de créativité qu’il importe d’écouter et, dans la mesure du possible, d’encourager. La participation des jeunes ne cesse de se renforcer dans les textes ; toutefois, en pratique, elle demeure lacunaire. L’enfant n’est pas consulté sur l’évolution des procédures et sur le fonctionnement du système dont il constitue le coeur. On parle de « Justice pour les jeunes », mais le fossé subsiste avec la « Justice avec les jeunes »[4], ou même la « Justice selon les jeunes ».

Sur le plan législatif encore, la participation directe de l’enfant est pourtant soutenue par l’article 34 du Code civil du Québec selon lequel : « Le tribunal doit, chaque fois qu’il est saisi d’une demande mettant en jeu l’intérêt d’un enfant, lui donner la possibilité d’être entendu si son âge et son discernement le permettent. » Placée au coeur des principes généraux, la voix de l’enfant devant les tribunaux semble constituer un véritable enjeu législatif. Dans ce contexte, il arrive de plus en plus régulièrement que le juge intègre l’avis du jeune dans sa décision (Van Praagh, 2005). Cet aspect se révèle particulièrement dans les questions de consentement aux soins. On notera par exemple la décision Protection de la jeunesse 887, REJB 1998-04853 [1998], dans laquelle le témoignage d’une jeune fille de 14 ans est longuement analysé par la Cour supérieure. À un niveau plus global, la Convention internationale relative aux droits de l’enfant assure également le droit de l’enfant à s’exprimer dans son article 12.

Une formation mutuelle entre les jeunes et les acteurs sociojudiciaires bénéficierait indéniablement aux jeunes eux-mêmes, notamment en venant combler leur manque de connaissances sur leurs droits que nous avons souligné au début de cet article. Les rencontres entre les intervenants et les enfants feraient office en ce sens d’espace de partage des savoirs et d’apprentissage mutuel (Haute Autorité de Santé, 2014 : 8).

D’un point de vue plus situationnel, c’est aussi à chaque enfant présent dans le système que la collaboration des acteurs va profiter. Il est important qu’au cas par cas, les professionnels impliquent les enfants dans la résolution de leurs situations. À ce titre, « la co-construction d’un projet et des modalités d’accompagnement favorise l’adéquation et la pertinence de ceux-ci. L’appropriation et l’adhésion au projet d’accompagnement sont alors renforcées, tant pour le mineur que pour ses parents » (Haute Autorité de Santé, 2014 : 8). La participation de l’enfant aux discussions et aux décisions est en effet une condition essentielle pour la réussite de l’intervention : « Le fait de pouvoir trouver par soi-même les solutions aux difficultés éprouvées permet une plus grande appropriation de ces solutions et une plus grande mobilisation en vue de leur application, tout en rehaussant l’estime de soi et le sentiment d’une plus grande compétence personnelle » (Comité d’experts sur la révision de la Loi sur la protection de la jeunesse, 2004 : 36). L’implication de l’enfant dans la recherche de solutions permet à celui-ci de se réapproprier ses enjeux tout en conservant une certaine objectivité grâce à la présence des intervenants.

Dans le processus de protection de la jeunesse, on constate que l’espace de concertation entre les acteurs sociaux et judiciaires existe lorsque la voie judiciaire est engagée, particulièrement via les CRA. Néanmoins, ces concertations arrivent a posteriori, dans le but de régler une situation problématique déjà judiciarisée. Leur avantage ne pourrait-il pas être mis à profit a priori, dans le cadre de l’intervention sociale ? Il existe à ce titre des tables d’orientation qui rassemblent l’intervenant responsable du dossier, un chef de service au traitement et les intervenants sociaux. Lorsqu’un jeune est placé, celui-ci (selon son âge) et ses parents sont également invités à la table d’accès qui servira de table d’orientation. Les intervenants formés à l’approche de médiation admettent les bénéfices de la médiation dans la recherche d’une entente et de solutions répondant aux besoins de la famille (Drapeau et al., 2014a : 17 ; Drapeau et al., 2014b : 29 ; Centre jeunesse de Québec et al., 2013). Inspirée des méthodes juridiques de médiation familiale :

[l’]approche de médiation accorde une place centrale aux acteurs dans les orientations à prendre : c’est à eux qu’il revient de déterminer les changements à apporter pour assurer la sécurité et le développement de l’enfant. Dans l’application de cette approche, tous les acteurs (parents, enfants, intervenants et autres personnes significatives) sont invités à partager leur vision de la situation, à exprimer leurs besoins et à proposer des moyens pour résoudre leurs problèmes.

Drapeau et al., 2014a : 16

La médiation constitue ainsi une méthode supplémentaire favorisant la participation de l’enfant en contexte de protection de la jeunesse. Au Québec, elle est interne aux services d’intervention en protection de la jeunesse, de sorte que l’intervenant social endosse à la fois le rôle de médiateur et celui de protecteur de l’enfant (Drapeau et al., 2014a : 16).

Si l’implication de l’enfant dans le système sociojudiciaire est essentielle, celle-ci serait en outre largement favorisée par un partage entre les jeunes eux-mêmes.

2.3 Enseignements à partager entre les jeunes entre eux

Très prometteur aux yeux de Caroline, l’ancienne jeune placée, le partage entre les jeunes gagnerait à être encouragé dans le cadre de la protection de la jeunesse. Caroline nous a ainsi confié : « On ne peut pas s’entraider entre nous car on ne sait pas pourquoi notre voisin est là, il n’y a pas de table ronde entre nous. Les thérapies de groupe pourraient être une solution, de mettre des cadres normatifs et de développer des communautés pour développer l’entraide. »

Les bénéfices de l’entraide et de l’apprentissage par les pairs sont de plus en plus mis en avant dans les écrits théoriques et nul ne doute de la pléiade d’avenues positives que pourrait ouvrir une telle approche. Dans cette perspective, Isabelle Lacroix a livré une revue de littérature internationale détaillée sur la question de la participation collective des jeunes en contexte de protection de l’enfance. Ce qui ressort en premier lieu de son analyse est le constat de « la rareté de la littérature scientifique sur cette question dans les pays francophones, notamment au Québec […] » (Lacroix, 2016 : 2).

Si les pratiques sont peu connues, les nombreux avantages associés à ce type d’approche sont largement admis. La Chaire de recherche sur l’évaluation des actions publiques à l’égard des jeunes et des populations vulnérables souligne que la méthode d’apprentissage entre pairs « répond au besoin d’appartenance si important à cet âge tout en étant généralement perçue comme moins confrontante que l’intervention individuelle, puisque les jeunes se sentent moins sur la sellette » (Goyette et al., 2012 : 6). Les jeunes sont « les mieux placés pour se soutenir et trouver ensemble des solutions constructives aux obstacles qu’ils rencontrent ». L’espace de partage favorise des échanges égalitaires et empreints de confiance. Par ailleurs, « l’orientation participative du groupe permet aussi aux jeunes de jouer un rôle proactif dans le processus collectif de prise de décision ; elle offre, par le fait même, une opportunité d’expérimentation de l’autonomie » (Goyette et al., 2012 : 7). Mettre en place des forums de discussion entre les jeunes permettrait donc à la fois d’améliorer leur connaissance du système sociojudiciaire en privilégiant des moyens d’apprentissage attrayants et adaptés à leur âge ; et d’appuyer leur participation dans le processus, ce qui, ultimement, les place dans une situation de confiance profitable au développement de leur autonomie.

Cette approche d’échange entre les jeunes serait tout aussi bénéfique pour ceux qui ne sont pas suivis en protection. On pourrait envisager ce type de démarche dans le système scolaire pour favoriser l’apprentissage du droit dans les classes dont Guillaume, spécialiste des questions d’éducation, nous parlait dans la section relative à la connaissance du droit par les jeunes. La formation des jeunes entre eux pourrait contribuer à un meilleure appropriation de leurs droits. Replaçant cet élan dans le cadre de notre table ronde, c’est aussi cette idée de partage et d’auto-information que nous avons visée en proposant à des acteurs aux perspectives différentes de partager leurs réflexions et leurs pratiques.

Finalement, c’est donc l’ensemble des droits de la jeunesse qui profiterait de l’implication des jeunes dans la diffusion et l’adaptation de l’information juridique, et ultimement, dans le choix et dans l’atteinte des objectifs.

Il existe déjà certaines initiatives en ce sens ; peu nombreuses, nous pensons qu’elles gagneraient à se multiplier. Au Québec, on relève le Réseau l’Intersection, autogéré par des jeunes dans le but de faciliter leur transition à la vie adulte et de répondre aux besoins qu’ils jugent prioritaires. On constate néanmoins l’absence de suivi, de rapports annuels ou de documents faisant état du fonctionnement de cette initiative qui date de 2010. Leur page Facebook est cependant alimentée, montrant que le réseau est toujours actif. D’autres initiatives existent au Canada, notamment l’organisation Youth in Care Canada, dirigée par des jeunes et des anciens placés. Cette organisation passe directement par l’implication et la gestion des jeunes eux-mêmes et promeut la participation collaborative dans les systèmes de protection de la jeunesse. Pour notre propre province, une organisation est listée par Youth in Care comme travaillant dans la même visée : il s’agit de C.A.R.E. Jeunesse (Centre Amitié, Ressources et Entraide pour la Jeunesse). Cet organisme, fondé par d’anciens placés au Québec, vise à offrir « des opportunités de promotion des besoins et des droits des jeunes placés, d’éducation et d’autonomisation ». Selon l’information disponible sur son site internet (http ://carejeunesse.com), il « relie les jeunes aux ressources dont ils ont besoin, examine les politiques relatives aux jeunes placés et offre des formations et consultations aux professionnels sur les questions et problématiques pertinentes concernant les jeunes pris en charge ».

Des initiatives de ce type sont également observables dans d’autres pays (notons par exemple California Youth Connection aux États-Unis, ou encore, en France, la Fédération nationale des associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance), et le fait qu’elles naissent bien souvent à l’initiative d’anciens jeunes placés est très révélateur de leur importance et des promesses qu’elles constituent pour ceux qui sont dans le système de protection de la jeunesse. Gage de confiance, d’autonomisation et d’apprentissage, il faut poursuivre ce réel effort encourageant les démarches des jeunes et les plaçant au centre de leur création et de leur fonctionnement.

Pistes d’ouverture

Rapportant les propos partagés au cours de la table ronde, nous nous devons d’insister sur la première leçon que cette initiative nous a permis de dévoiler : l’importance de mettre en place d’autres activités du même type que notre table ronde. Les acteurs présents l’ont unanimement souligné, il faut continuer à offrir des espaces de discussion et d’échanges libres rassemblant les acteurs aux origines diverses concernés par les droits de la jeunesse. La richesse des discussions et l’implication des participants dans notre table ronde témoignent à elles seules de la réussite d’une telle initiative.

L’approche collaborative qui s’illustre ainsi correspond aux besoins principaux soulevés par les participants : il faut travailler ensemble, quelle que soit notre discipline et quel que soit notre rôle ou notre rapport à l’enfant. Toutes les ressources disponibles doivent être mobilisées, quitte à jouer de leurs interstices dans une finalité commune : celle de l’intérêt de l’enfant. Les contributions de chacun doivent participer au travail commun, dans une synergie collective entourant l’enfant. L’interdisciplinarité qu’une telle collaboration implique doit se faire dans le respect mutuel et la réflexivité. Cette approche fut maintes fois encouragée pour lier le travail des juristes et des intervenants sociaux dans le système de protection de la jeunesse. Nous pensons qu’elle gagnerait à embrasser d’autres sphères, et en premier lieu celle de l’école. Comme le relevait le Groupe de travail sur l’accessibilité à la justice, « le système d’éducation est un canal important pour fournir à l’adulte de demain des connaissances dans des domaines du droit qui pourront éventuellement affecter ses activités quotidiennes » (Gouvernement du Québec, Ministère de la Justice, Groupe de travail sur l’accessibilité à la justice, 1991 : 125). La bonne compréhension du système juridique, et si possible dès le plus jeune âge, aura indéniablement des impacts positifs sur l’accès au droit et à la justice, en premier lieu sur l’accès au droit et à la justice et sa confiance dans le système judiciaire.

Ce sont donc non seulement les acteurs de la protection de la jeunesse, mais également l’ensemble des personnes entourant l’enfant, et surtout les jeunes eux-mêmes, qui profiteraient des discussions, des échanges et des apprentissages mutuels. Ces derniers doivent être pleinement intégrés aux initiatives, non pas uniquement en tant que bénéficiaires, mais surtout en tant que protagonistes. Ils doivent pouvoir participer aux échanges à l’égal des autres acteurs impliqués, leur voix doit être entendue, en premier lieu dans les décisions qui portent sur leur propre sort.

L’ensemble des réflexions soulevées lors de la table ronde révèle finalement le besoin de mettre en place une structure à même d’offrir un espace de discussion et d’apprentissage mutuel entre les différents acteurs du droit des enfants, y compris le principal : l’enfant. Il souligne par ailleurs le potentiel de créativité qui émerge des échanges entre les professionnels et les chercheurs universitaires. La contribution de ces deux types d’acteurs est essentielle pour optimiser le système de protection de la jeunesse : renforcer leur collaboration enrichirait sans aucun doute leur domaine respectif, mais encore et surtout, le fonctionnement du système lui-même. La table ronde qui a constitué la trame de fond de cet article s’inscrit dans une telle approche et espère en inspirer bien d’autres.