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Pour esquisser un portrait du développement des études LGBTQ+ en milieu universitaire francophone au Québec depuis les années 1970, j’emprunte au concept jungien de « persona » qui désigne la part du soi qui se moule plus ou moins au rôle public d’une personne, l’interface entre le soi et la société (Agnel, 2011, p. 92-94). Rétrospectivement, je peux distinguer cinq temps qui correspondent à autant de rôles sociaux qui m’ont habitée et que j’ai choisi d’incarner au cours des dernières décennies, pendant lesquelles les savoirs sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres se sont profondément transformés : la militante, la studieuse, l’idéaliste, la pragmatique et la directrice.

Le choix d’une narration axée sur mes « personas » successives est motivé à la fois par l’insuffisance de données factuelles indicatrices des principales transformations de ce domaine d’études au Québec et par le souci de rendre transparente l’évolution de mon propre point de vue situé (Harding, 2004). Ainsi mon récit veut relier les uns aux autres des moments de mon parcours personnel et des étapes constitutives de ce qui forme maintenant un champ d’études reconnu. La dénomination de ce champ, qui, depuis son émergence jusqu’à maintenant, s’est déployé principalement dans le monde anglo-saxon, illustre son élargissement pour inclure non seulement l’homosexualité (gay studies), mais les corps, les pratiques et les identifications non hétéronormatives (queer studies). En relatant ma trajectoire personnelle, je m’en tiendrai principalement aux études lesbiennes ou gaies et lesbiennes[1].

La militante, ou la contestation des discours scientifiques dominants

Jeune femme blanche issue d’un milieu ouvrier francophone, j’ai pu accéder aux études universitaires en 1969 grâce à la démocratisation scolaire de la Révolution tranquille (Rocher, 1990). J’ai quitté l’université sans terminer ma maîtrise en sociologie, ne pouvant plus supporter l’élitisme ambiant, l’hermétisme du langage universitaire ainsi que le regard toujours posé en surplomb et avec cette distance pseudo-objective sur le « peuple aliéné » ou sur la classe ouvrière « exploitée ». Des femmes, il n’était pas encore question. Cette décision allait orienter profondément mes engagements futurs. La conjoncture ayant facilité mon insertion comme enseignante au collégial, j’y ai oeuvré pendant plus d’une trentaine d’années, tout en y acquérant des habiletés comme vulgarisatrice. Le souci de rendre les connaissances accessibles hors du monde académique a constitué un fil conducteur de ma trajectoire militante et professionnelle, que ce soit comme membre d’un comptoir alimentaire dans un quartier populaire dans les années 1970, chroniqueuse bénévole sur l’histoire des lesbiennes pour la revue Treize deux décennies plus tard ou à travers mon choix de valoriser les activités de diffusion des savoirs lorsque je dirigerai la Chaire de recherche sur l’homophobie (UQAM) à partir de 2011.

Mais revenons aux tumultueuses années 1970. Mon départ de l’université fut suivi d’une période de radicalisation de mon militantisme comme lesbienne-féministe-de gauche : implications avec des ménagères dans les groupes des quartiers défavorisés ; proximité avec la mouvance féministe autonome qui refuse la mixité organisationnelle ; fréquentation des premiers espaces militants pour lesbiennes (anglophones puis francophones) (Demczuk et Remiggi, 1998). Je m’abreuve aux savoirs militants produits au Québec (Québécoises deboutte, Têtes de pioche) et aux analyses féministes d’inspiration marxienne (principalement le féminisme socialiste, le féminisme matérialiste français, et le courant dit Wages against Housework ou « salaire contre le travail ménager »)[2]. Des pèlerinages annuels à la librairie Womencrafts à Provincetown, je ramène des livres qui nourrissent mon identification comme lesbienne-féministe. Je m’investis pour un temps dans un Centre de documentation féministe[3]. Je ne m’associe guère au mouvement gai, dans lequel plusieurs lesbiennes se sentent marginalisées, sinon à travers des solidarités ponctuelles (par exemple la première manifestation contre la répression policière en 1976) et des amitiés personnelles avec des gais progressistes, dont certains (Ross Higgins et Thomas Waugh) apporteront une contribution majeure aux études gaies au Québec.

C’est sous l’impulsion des mouvements sociaux des gais et des lesbiennes qu’allait se constituer un nouveau champ d’études qui s’institutionnalisera dans les décennies suivantes. Au point de départ, des savoirs militants sont alors produits hors du cadre universitaire et en opposition aux discours scientifiques dominants. Ils articulent une critique vigoureuse et corrosive des savoirs établis, notamment du paradigme de pathologisation de l’homosexualité qui, jusque-là, structurait et délimitait le champ des connaissances en termes de symptomatologie, d’étiologie et de traitement (Chamberland, 1997). De tels discours savants légitimaient la répression institutionnelle de l’homosexualité et la marginalisation sociale des soi-disant déviant.es sexuel.les, d’où l’urgence de les dénoncer.

Les essais les plus influents de cette époque viennent d’intellectuel.les lié.es aux mouvements militants. Qu’on pense à Guy Hocquenghem, Jonathan Katz, Kate Millett ou Nicole Brossard, parmi tant d’autres. De nouveaux concepts sont créés, qui renversent le paradigme psychomédical et orientent les recherches futures en dirigeant le questionnement non plus sur les « anomalies » individuelles, mais sur les difficultés sociales auxquelles sont confronté.es gais et lesbiennes : celui d’homophobie, d’inspiration psychanalytique, qui pathologise non plus l’homosexualité mais la peur irrationnelle qu’en ont certains individus, et celui d’hétérosexisme, né dans une pensée féministe, qui assimile l’oppression des personnes homosexuelles à d’autres systèmes classificatoires et hiérarchiques comme le racisme[4]. Parallèlement, plusieurs écrits politisent l’identité lesbienne en l’inscrivant dans la mouvance féministe (Podmore et Tremblay, 2015 ; Roy, 1985) ou proposent des analyses critiques de l’hétérosexualité comme une institution (Rich, 1981) ou un régime politique (Wittig, 2001) contraignant les femmes à l’assujettissement par les hommes et reproduisant les conditions de l’appropriation de leur corps (y compris le corps sexuel), de leur travail et de leurs enfants par ceux-ci. Ces derniers textes révolutionnent la pensée, car non seulement ils sortent le lesbianisme de la marge, mais ils interrogent l’hétérosexualité comme système normatif et patriarcal (hétéropatriarcat). Ils m’interpellent profondément en tant que militante féministe et lesbienne.

Du monde universitaire avec lequel j’ai rompu, je n’attends rien. Aux États-Unis, des espaces de socialisation et de réseautage sont créés à la périphérie des milieux universitaires, sous forme de regroupements interdisciplinaires peu hiérarchisés, comme la Gay Academic Union à New York au début des années 1970, et de caucus dans les associations disciplinaires, notamment en histoire, en sociologie, en anthropologie et en psychologie. Ne bénéficiant d’aucun soutien institutionnel, ils joueront néanmoins un rôle clé comme lieu de passage et de traduction entre savoirs militants et savoirs théoriques (Chamberland, 1997). J’allais découvrir leur existence dans la décennie suivante, celle de mon retour à l’université.

La studieuse, ou la constitution de contre-savoirs

Le mouvement autonome des lesbiennes connaît une effervescence considérable pendant les années 1980, souvent considérées comme un « âge d’or » (Demczuk et Remiggi, 1998). Les lieux de parole et de création se multiplient : Journées de visibilité lesbienne, renommées Journées d’interactions lesbiennes, revues, radio, théâtre, danse, etc. Je participe aux débats opposant lesbiennes féministes (auxquelles je m’identifie davantage) et lesbiennes radicales. Tout en souscrivant aux analyses du féminisme matérialiste qui sous-tendent la célèbre affirmation de Monique Wittig selon laquelle les lesbiennes ne sont pas des femmes, puisque fugitives de l’ordre hétérosexuel, je ne dissocie pas ma propre quête d’autonomie à la fois comme femme et comme lesbienne, et ne souhaite donc pas rejeter par principe un féminisme globalement vu comme favorable au maintien de cet ordre ainsi que le propose le lesbianisme radical.

Néanmoins, avec la montée d’un féminisme professionnalisé et institutionnalisé, qui évacue de plus en plus la réflexion critique sur l’hétérosexualité et sur le sujet embarrassant du lesbianisme – malgré la présence de plusieurs lesbiennes en son sein –, j’en viens à m’interroger sur mon rapport au féminisme comme paravent protecteur venant légitimer mon identification comme lesbienne (Chamberland, 2002). M’affirmer comme lesbienne tout court serait-il trop périlleux ? Pourquoi un si grand mépris envers les femmes qui aiment les femmes ? Si le féminisme a le vent dans les voiles, l’existence lesbienne demeure constamment occultée, déformée, dénigrée, y compris chez plusieurs féministes qui prennent leurs distances par rapport au lesbianisme politique, tout en passant sous silence ou méconnaissant l’oppression subie par les lesbiennes (politisées ou non).

De ces tiraillements identitaires est né mon intérêt pour l’histoire des lesbiennes, et plus particulièrement ma curiosité pour les expériences de celles ayant vécu dans l’ère répressive de l’après-guerre et sans la présence d’un mouvement féministe fort. Après une maîtrise sur l’expansion de la presse féminine commerciale et le triomphe de l’idéologie de l’amour hétérosexuel, je retourne à l’université une seconde fois afin d’entreprendre un doctorat se situant aux confins de l’histoire orale et de la sociologie de la régulation sociale.

Je me souviens de cette plongée dans les études doctorales comme de l’une des périodes les plus passionnantes de ma vie. Depuis ma petite enfance, j’aime apprendre. Là, je découvre le champ naissant des études gaies et lesbiennes, les tensions qui le traversent (essentialisme vs constructivisme, psychologisme vs perspectives sociales critiques, universalisme vs voix minoritaires, entre autres). J’aspire à lire tout ce qui se publie et j’ai du temps, car je bénéficie d’une sécurité économique assurée par le maintien d’un lien d’emploi à temps partiel et l’obtention de bourses[5]. L’université m’offre un cadre, m’impose des délais (j’en ai besoin). Mon projet de thèse sur le lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972 est généralement bien accueilli, mais soulève peu d’écho tant il est unique. Le mentionner dans un cours, à la bibliothèque équivaut à un geste militant de visibilité lesbienne. Cela dit, le soutien moral et intellectuel de ma directrice, Nicole Laurin, m’est précieux d’emblée et sera déterminant pour la complétion de ma thèse.

C’est surtout mon ami Ross Higgins, activiste et anthropologue de formation, qui me guide dans l’exploration de ce champ émergent, au sein duquel les perspectives historiques occupent une place majeure. Il s’agit de donner une voix aux exclu.es de l’histoire officielle en documentant l’histoire récente des individus, des communautés, des mouvements sociaux à partir de la perspective des dominés, hors de toute vision pathologisante. Nous y contribuons tous les deux pour le Québec (Chamberland, 1996 ; Higgins, 1999). Par ailleurs, les récits historiques se multiplient et on assiste à une diversification des voix lesbiennes avec les écrits d’Audre Lorde, Gloria Anzaldua, Cherrie Moraga, Barbara Smith, Joan Nestle et bien d’autres. Quant à l’histoire ancienne, elle montre la permanence de l’existence homosexuelle pour les hommes (quelle qu’en soit l’interprétation) et la constance de son effacement pour les femmes. L’occultation du lesbianisme, ses relectures déformantes (hétérosexualisantes ou démonisantes) rendent les relations amoureuses entre femmes non seulement condamnables, mais surtout inconcevables dans l’imaginaire social.

Mettre à jour des fragments de nos bonheurs, de nos ruses et de nos résistances, apparaît comme partie du combat contre la répression qui étouffe et censure toute expression de l’homosexualité masculine et du lesbianisme, surtout dans la sphère publique, mais aussi contre des représentations qui nous réduisent au rôle de victimes sans voix, taisant nos différences et déniant ainsi nos vies réelles et diverses. La recherche de traces soulève aussi des enjeux théoriques et épistémologiques fondamentaux quant aux définitions et aux catégories relatives à la sexualité, ainsi qu’aux risques d’anhistoricisme dans l’application au passé des grilles interprétatives contemporaines. Deux femmes qui se marient dont l’une s’habille en homme, deux femmes qui vivent ensemble pendant cinquante ans mais nient toute sexualité, à l’exemple de Rosa Bonheur et Nathalie Micas, forment-elles un couple de lesbiennes[6] ?

Ces contre-savoirs, surtout ceux touchant la période contemporaine, sont pour une large part produits bénévolement et hors d’un cadre universitaire, par des collectifs d’histoire orale par exemple, et diffusés sous des formes originales (diaporamas, publications militantes, maisons d’édition nouvellement fondées, etc.). Des archives sont créées un peu partout en Amérique du Nord pour recueillir des récits et d’autres traces ignorées par les lieux mémoriels institutionnels, dont les Archives gaies du Québec et les archives lesbiennes Traces à Montréal mises sur pied dans la première moitié des années 1980 (Higgins, 2018).

Parallèlement, les études gaies et lesbiennes commencent à s’institutionnaliser dans le monde anglo-saxon, y compris à l’Université Concordia à Montréal (Chamberland, 1997 ; Higgins, 1999 ; Minton, 1992). Des chercheur.es déjà en poste s’y investissent en créant des cours (dont le titre masque parfois la véritable thématique, afin de se protéger de la censure possible) ou en initiant des travaux de recherche qui s’ajoutent à leur spécialité universitaire reconnue et s’y intégreront par la suite. Les réseaux se consolident tant pour partager les nouveaux savoirs que pour combattre l’ostracisme vécu au sein des structures universitaires. Des rencontres internationales ont lieu à Toronto et Amsterdam (Higgins, 1999, p. 20). Les lieux de diffusion des nouveaux savoirs se multiplient : colloques locaux et régionaux, séances lors de rencontres scientifiques statutaires, numéros thématiques de revues existantes et création de nouvelles revues spécialisées. La pandémie du VIH/sida met en relief les immenses besoins de connaissances sur les comportements homosexuels masculins, ce qui contribue à légitimer le champ d’études.

L’idéaliste, ou les (difficiles) débuts des études lesbiennes (et gaies) en milieu universitaire francophone

Au cours des années 1990, mes activités s’inscrivent de plus en plus dans un cadre universitaire. Bien que bénévoles ou sous-payées, elles m’apparaissent comme des étapes incontournables pour mon nouveau rêve, soit l’implantation d’études lesbiennes en milieu francophone montréalais. J’en fais donc mon principal axe de militantisme. Je complète ma thèse, la publie, puis dirige un numéro de la revue Sociologie et sociétés paru en 1997, l’un des premiers sur les homosexualités à paraître en français dans une revue sociologique, avec une introduction qui retrace le développement de l’étude des homosexualités et en souligne l’actualité pour la sociologie (Chamberland, 1997). Je partage mes découvertes en créant une chronique historique dans la revue lesbienne Treize et en promenant mon carrousel de diapositives sur l’histoire des lesbiennes au Québec dans divers espaces communautaires ici et en France.

Le colloque La Ville en Rose : lesbiennes et gais à Montréal – Histoires, cultures, sociétés, organisé conjointement en 1992 par l’UQAM et l’Université Concordia, illustre bien l’idéalisme qui m’anime pendant cette décennie, mais aussi les écueils auxquels je serai confrontée. Je m’y investis à fond. Cette rencontre scientifique internationale bilingue connaît un vif succès à tous points de vue : présence de plus de 600 participants et participantes venant des milieux communautaires et scientifiques, équilibre des contributions d’hommes et de femmes (il a fallu argumenter, mais la proportion 40-60 % a été appliquée dans la sélection des communications), éveil des directions universitaires quant à la popularité potentielle de ce domaine d’études, etc. Toutefois, les nombreuses tensions au sein de l’équipe organisatrice (anglos et francos, gais et lesbiennes), gérées ou mises sous le boisseau jusqu’à la tenue de l’événement, éclatent en fin de parcours, rendant impossible des alliances futures, à mon grand désenchantement.

Du côté anglo-saxon, principalement aux États-Unis, les études gaies et lesbiennes connaissent une institutionnalisation croissante dans les années 1990, stimulée par l’arrivée d’une seconde génération de chercheur.es et théoricien.nes, issu.es pour une bonne part des études culturelles, et par l’émergence du nouveau paradigme queer. En France, leur développement demeure lent et modeste, davantage focalisé autour du sida et ancré dans des spécialités disciplinaires traditionnelles (Chamberland, 1997). Ces divergences se répercuteront sur les dynamiques observables dans les milieux académiques québécois, tant sur le plan des influences théoriques que sur celui plus concret des conditions de production et de diffusion des savoirs issus de ce champ (par ex. création de revues et de collections spécialisées, de manuels d’enseignement en études queer, en anglais[7]).

Au Québec, le champ émergent des études gaies et lesbiennes se configure en plusieurs îlots autour de quelques professeurs-chercheurs en poste (surtout des hommes !) et de quelques regroupements : la Lesbian Studies Coalition à Concordia (1987-1993), de courte durée mais exerçant un effet catalyseur pour la visibilité lesbienne à l’échelle canadienne et pour la mise en place de cours à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia (Gammon, 1992), et le Groupe interdisciplinaire de recherche et d’études Homosexualité et société (GIREHS) créé en 1993 à l’UQAM, qui organise conférences et colloques. Du côté des universités anglophones montréalaises, l’enseignement se développe tout au long de la décennie 1990 avec la mise sur pied de cours (notamment un cours annuel explorant les aspects sociaux, scientifiques, communautaires et artistiques du VIH/sida qui inclut des conférences ouvertes au grand public à Concordia), puis de programmes interdisciplinaires d’études de la sexualité, sous forme d’une mineure à Concordia en 1998 et d’une concentration à McGill. Ces programmes évolueront par la suite, tout en conservant leur caractère interdisciplinaire. Du côté francophone, le GIREHS développe une offre de trois cours, dont le seul qui survivra est celui intitulé Homosexualité et société qui connaîtra un franc succès sur la longue durée, notamment auprès des étudiant.es de sexologie (Chamberland, 2012). Toutefois, le GIREHS perd son dynamisme après quelques années. Le Département de sexologie de l’UQAM, focalisé sur la sexualité individuelle, montre peu d’intérêt pour l’introduction de ces nouvelles perspectives critiques qui prônent une définition élargie du champ d’études de la sexualité :

Les études gaies et lesbiennes cherchent à décoder les significations sexuelles inscrites dans de multiples formes d’expression culturelles, tout en s’efforçant en même temps de décoder les significations culturelles inscrites dans les discours et les pratiques de la sexualité.

Abelove, Barale et Halperin, 1993, p. xvi, traduction

D’autres cours sont créés ailleurs, à l’Université Laval en droit par Anne Robinson (qui prendra sa retraite peu après) et en travail social, avec pérennité cette fois, par Michel Dorais. Cependant, dans l’ensemble, l’écart entre les secteurs francophone et anglophone dans le déploiement de programmes d’enseignement ne fera que s’accentuer dans les années 1990 et par la suite. Autre différence majeure : le rapprochement, voire l’intégration des études queer et des études féministes du côté anglophone, alors que les rapports sont distants, sinon tendus, du côté francophone.

En recherche, je sors enfin de mon isolement. Dans la foulée sur la violence et la discrimination envers les gais et les lesbiennes, le besoin de documenter les injustices afin de les dénoncer plus efficacement se fait sentir. Diverses études sont menées, où, depuis la conception jusqu’à la diffusion, les savoirs communautaires alimentent les savoirs produits dans un cadre universitaire. Citons entre autres les travaux d’Irène Demczuk (1998) sur les discriminations envers les lesbiennes, de Nathalie Ricard (2001) sur les maternités lesbiennes, d’Andrea Hildebran sur le militantisme des lesbiennes, de Micheline Bonneau (1998a, 1998b) sur les lesbiennes vivant en région et d’Ann Robinson (1994, 1995) sur le harcèlement au travail et sur les discriminations légales relativement aux unions et à la parentalité. Ces travaux sont menés avec peu de ressources. Lorsque réalisés par des chercheures en poste, ils sont peu ou pas reconnus par leurs départements respectifs. Mis à part l’ambitieux projet de recherche que constitue la cohorte Omega en prévention du VIH/sida, démarré en 1996, les activités de recherche demeurent non subventionnées, sinon parfois par des financements ad hoc, fragmentées et sans suite. Alors que des caucus donnent une visibilité relative aux études lesbiennes aux États-Unis et au Canada anglais, rien de semblable ne prend forme au Québec. Et ironiquement, c’est d’abord à l’extérieur du Québec que mes travaux de thèse recevront leurs premiers échos favorables.

Dans un article qui interpelle les féministes francophones (Chamberland, 1999 ; voir aussi Chamberland, 2003), je dresse un portrait de l’émergence des études lesbiennes dans les universités québécoises et de leur sous-développement du côté francophone. Dans la plupart des mémoires et des rares thèses qui lui sont consacrés, l’existence lesbienne est appréhendée comme un phénomène individuel, parfois pathologique, sans prise en compte des dimensions sociales, historiques et culturelles. Je nomme les principales conséquences qui en découlent : le manque de connaissances empiriques, le maintien du lesbianisme dans l’invisibilité sociale et les difficultés cumulatives qui guettent les étudiantes des cycles supérieurs intéressées par ces questions, dont l’isolement, le manque d’expertise et d’encadrement pédagogique (par ex. des professeur.es qui déconseillent le choix d’un tel sujet sous divers prétextes), l’insuffisance des ressources institutionnelles (livres, revues, etc.), sans compter le risque d’ostracisme. En conclusion, je suggère quelques mesures pour favoriser une meilleure intégration dans le champ d’études féministes.

En somme, les conditions de réalisation de mon rêve font défaut. J’enseigne quelques années à l’Université Concordia et à l’UQAM (en coenseignement) comme chargée de cours, mais les déceptions accumulées m’incitent à retourner à l’enseignement collégial à plein temps vers la fin de la décennie. Je ne parviens pas à trouver une niche convenable et prometteuse pour les études lesbiennes francophones. Dans les espaces mixtes, les principes de parité hommes-femmes et de travail coopératif (au-delà des statuts institutionnels) résistent mal aux inégalités réelles entre les personnes détenant un poste et les autres (étudiant.es, chargé.es de cours), qui s’y impliquent tout en demeurant à la périphérie des structures universitaires et sans pouvoir d’influence. Les femmes sont minoritaires à l’université et les lesbiennes peu visibles. Je diffuse en milieu féministe francophone, où je suis bien accueillie, mais sans y déceler d’intérêt marqué ni d’ouverture institutionnelle pour les études lesbiennes. Pour reprendre la formulation de Tamsin Wilton (1995), pour incorporer à la réflexion féministe les interrogations politiques, théoriques et épistémologiques émergeant d’un espace lesbien (ni homogène, ni statique), il faudrait y déconstruire, là aussi, la pensée straight qui reproduit sans remise en question la construction bipolaire des catégories de genre sous-tendue par l’altérité sexuelle, ce qui ne va pas sans résistance. Par ailleurs, diverses tensions existent entre gais et féministes universitaires, que je ne décode pas toujours immédiatement vu mon extériorité par rapport au milieu universitaire, mais qui, à n’en pas douter, obstruent les voies de collaboration. Pour ma part, je ferme de nouveau la porte sur l’université.

La pragmatique, ou l’essor des études lesbiennes et gaies

En 2002, j’accepte l’invitation qui m’est adressée par le Service aux collectivités (SAC) de l’UQAM, sur l’insistance du Réseau des lesbiennes du Québec, qui souhaite qu’une étude sur les lesbiennes aînées soit menée par une chercheure lesbienne – même non uqamienne. Suit une autre étude sur les lesbiennes exerçant des métiers traditionnellement occupés par des hommes, en partenariat avec Femmes regroupées en options non traditionnelles (FRONT), de nouveau à la demande du SAC. Je renoue avec le monde institutionnel de la recherche universitaire dans une optique pragmatique, me berçant moins d’illusions quant aux possibilités de le transformer rapidement et davantage ouverte aux compromis et aux alliances qui servent mes propres projets. J’apprends peu à peu le b-a-ba des règles de la recherche universitaire dans le contexte d’un fonctionnement néolibéral basé sur la compétitivité qui produit soi-disant l’excellence : comptabiliser mon travail sous la forme d’un CV d’enseignant-chercheur, demander une rémunération ou une autre forme de reconnaissance (plutôt que partager mon savoir gratuitement ou presque comme je l’ai fait jusqu’à maintenant), écrire des demandes de subventions, etc. Bref, je me professionnalise.

À ma grande surprise, je performe bien : premier doublé (financement fédéral et provincial) pour des recherches touchant la situation des lesbiennes et des gais dans la sphère du travail, puis un second pour une recherche sur l’homophobie (au sens large) à l’école secondaire et au collégial. Mon statut professionnel singulier – temps partiel au cégep, charge de cours et affiliation à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) à l’UQAM – exige bien des ajustements et la rémunération demeure déficitaire par rapport à l’ensemble de mes accomplissements. Mais la conjoncture est devenue plus favorable et l’essor des études lesbiennes et gaies, auquel je participe, gonfle ma motivation. La flamme activiste ne s’est pas éteinte.

Le mouvement LGBT, ainsi nommé depuis les États généraux de 2004, poursuit son expansion avec l’inclusion progressive – et n’allant pas sans tensions – d’une plus grande diversité sexuelle et de genre, et se rapproche des instances gouvernementales et paragouvernementales afin d’obtenir des réformes. Fondées sur l’aspiration à une pleine citoyenneté, les revendications se formulent en termes d’égalité juridique puis d’égalité sociale (Chamberland, Lévy, Kamgain, Parvaresh et Bègue, 2018 ; Enriquez, 2013 ; Tremblay, 2015). Le besoin de connaissances se fait sentir de part et d’autre : d’un côté, les organismes communautaires, syndicaux et autres, qui souhaitent documenter les réalités des personnes LGBT pour étayer leurs dénonciations de la discrimination, de l’homophobie et de l’hétérosexisme, et exiger des changements ; de l’autre, les institutions gouvernementales et autres qui ont besoin de légitimer leurs politiques et d’ajuster leurs actions sur la base de données scientifiques. Le Groupe mixte sur l’homophobie (2004-2007), auquel se sont adjoints deux chercheur.es, Bill Ryan et moi-même, incarne cette nouvelle dynamique triangulaire insufflée par la convergence d’intérêts entre les diverses parties (Audet, 2007). Un exemple concret ? Michel Dorais a déjà sonné l’alarme sur le risque suicidaire chez les jeunes gais dès 2000 avec son livre Mort ou fif. Plusieurs organismes ont fait état de l’homophobie en milieu scolaire. L’absence de données colligées à une plus large échelle sur les violences homophobes à l’école et sur leurs impacts incitera le ministère de l’Éducation à ajouter ce thème lors d’un appel à projets dans le cadre du programme d’Action concertée sur la persévérance et la réussite scolaire, lequel financera une de mes recherches, menée en partenariat avec une dizaine d’organismes dont les GRIS, la CEQ (maintenant CSQ), la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (CSN) et l’Association des mères lesbiennes (AML, future Coalition des familles LGBT).

Le mouvement des lesbiennes, dont la composante radicale est en veilleuse, a lui aussi noué de nouvelles alliances afin de procurer à ses revendications une plus grande visibilité tant au sein du mouvement des femmes, du mouvement LGBT qu’auprès d’alliés gouvernementaux. Comme en témoigne la diversité des études réalisées par des organismes communautaires (avec ou sans financement) autour du tournant des années 2000, les besoins de connaissances sont multiples : sur la santé, sur les couples et les impacts de leur non-reconnaissance, sur la lesboparentalité, sur la violence au sein des couples, sur l’accueil fait aux lesbiennes dans les groupes de femmes, etc. Certaines recherches trouvent du financement auprès d’organismes gouvernementaux de défense des droits des femmes. En 1998, le Conseil du statut de la femme a publié une étude sur la reconnaissance légale des couples. Quelques années plus tard, les recherches dirigées par Danielle Julien (psychologie, UQAM) sur les enfants issus de familles homoparentales joueront un rôle déterminant dans la campagne médiatique menée en 2002 par l’AML en faveur des droits des parents homosexuels, ainsi qu’en commission parlementaire sur l’adoption de la loi reconnaissant la filiation entre un enfant et deux parents de même sexe. Dans la plupart de ces études, le cadrage conceptuel se formule à partir des notions d’hétérosexisme et de lesbophobie, aptes à saisir les réalités de l’exclusion et de la non-reconnaissance sociale. Les théories qui mettent en cause l’hétérosexualité comme fondement de l’oppression des femmes, ou qui articulent sexisme et hétérosexisme, sont évacuées. Je fais mon deuil de cet axe de réflexion théorique – tout en le poursuivant à temps perdu pour mon enseignement universitaire.

L’accueil au sein de l’UQAM se transforme pour le mieux. L’expertise du SAC dans l’encadrement de la recherche partenariale, nommément de Lyne Kurtzman, s’avère particulièrement propice à la réussite des projets entrepris et me sert de modèle. L’IREF me fournit un statut, un espace de travail et un soutien quotidien sur tous les plans[8]. Cette insertion institutionnelle, indispensable pour la réalisation de mes projets de recherche, se prolongera jusqu’en 2009. Enfin, la chercheure Danielle Julien exercera une influence bénéfique pour l’essor des études gaies et lesbiennes, dont je profiterai largement. Elle développe des recherches sur les couples, les familles et les relations parents/enfants et collabore étroitement avec l’AML. Nous coopérons sur divers projets dirigés par l’une ou par l’autre. Mais sa contribution va bien au-delà. Premièrement, en tant que chercheure chevronnée, elle me transmet son expertise. Ainsi, elle m’épaule dans la rédaction des demandes de subvention, me conseille sur les meilleures stratégies à adopter. Jusqu’à la fin de sa carrière, Danielle se montrera généreuse non seulement avec moi, mais avec plusieurs chercheur.es de la relève. Deuxièmement, elle participe à la création d’une équipe interdisciplinaire et interuniversitaire de chercheur.es dans ce domaine et, après un premier échec, obtient des financements à cette fin. L’équipe Sexualités et genres : vulnérabilité et résilience (SVR, 2004-2015[9]) donne une visibilité aux études gaies et lesbiennes, entre autres à travers ses activités de diffusion (séminaires, colloques, publications, etc.). Elle contribue à la structuration du champ en réseautant les chercheur.es, à sa légitimation ainsi qu’au soutien à la relève étudiante. Enfin, en tant que vice-doyenne à la Faculté des sciences humaines, Danielle jouera un rôle clé dans la mise sur pied de la Chaire de recherche sur l’homophobie en 2011.

L’expansion des études gaies et lesbiennes ne se fait pas sans tensions. Une première série de dissensions, ouvertes ou assourdies, vient des traditions disciplinaires et théoriques. Malgré la volonté de poursuivre une démarche interdisciplinaire, les angles d’approche et les outils conceptuels et méthodologiques sont largement définis par les acquis de formation. Les notions d’homophobie, d’hétérosexisme et d’hétéronormativité, centrales dans le champ d’études, offrent un terrain commun tout en se prêtant à plusieurs interprétations. Une seconde source de friction découle des conceptions divergentes de la recherche partenariale. Plutôt que de reconnaître l’existence de divers types de partenariat selon la nature des partenaires et le degré de proximité souhaité dans la collaboration partenariale, certain.es défendent leurs propres pratiques comme le seul modèle possible. Le sous-financement des organismes communautaires, en particulier de leurs composantes plus nouvelles (jeunes, diversité ethnoculturelle et personnes racisées, personnes trans) s’ajoute aux difficultés collaboratives. Il reste que dans l’ensemble, le champ des études LGBT prend forme et acquiert une reconnaissance sociale, politique et académique.

En somme, à partir de 2002, je saisis les occasions surgies de la combinaison de plusieurs facteurs favorables à l’essor des études LGBT. Je déplore par moments le manque d’attention à l’histoire, la faible présence de chercheures lesbiennes, l’approche victimisante des réalités lesbiennes (qui omet le fait qu’elles bénéficient du fait d’échapper aux rapports hétérosexuels institutionnalisés), la non-application du principe du « par et pour » (quoique, j’en suis consciente, ce principe peut aussi masquer un certain essentialisme en postulant l’acuité et la fécondité, voire l’unicité d’un regard de chercheur.e du simple fait d’être lesbienne, gai, trans…). Malgré tout, durant cette période, j’estime avoir une contribution positive et gratifiante en raison de mon expérience à la fois comme activiste, enseignante (et vulgarisatrice) et chercheure.

La directrice, ou l’institutionnalisation des études lesbiennes et gaies

Ma proposition de créer une chaire d’études sur les personnes de minorités sexuelles a reçu l’aval du Groupe de travail mixte sur l’homophobie et faisait partie des recommandations de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Audet, 2007[10]). Dans les années qui ont suivi, j’ai fait valoir l’intérêt d’un tel projet au sein de l’université et auprès de potentiels alliés politiques et communautaires. Alors que je n’ai jamais excellé dans la « vente » de quoi que ce soit, j’ai déployé tout mon charme et tous mes arguments – selon l’interlocuteur.trice – pour multiplier les appuis et, le gros défi, trouver le financement. À l’UQAM, où ma position demeurait périphérique, Danielle Julien et les membres de l’équipe SVR ont joué à l’interne un rôle déterminant dans la mise en place d’alliances et l’ouverture d’un poste en diversité sexuelle au Département de sexologie, que j’occupe depuis 2009. J’ai pris la direction de l’équipe SVR entre 2011 et 2015. La Politique de lutte contre l’homophobie adoptée en 2009 a reconnu la nécessité de poursuivre des recherches sur les minorités sexuelles et, à la suite du Plan d’action gouvernemental 2011-2016, la Chaire de recherche sur l’homophobie (CRH) a finalement été mise sur pied en novembre 2011, chaire ainsi nommée en raison de son insertion dans le Plan d’action qui assurait la majeure partie de son financement. Bref, en l’espace de quelques années, je me retrouvais non seulement en poste mais avec un rôle de direction multiple : projets de recherche, équipe et chaire.

Je ne ferai pas ici le bilan des recherches LGBTQ+ de la dernière décennie, ni celui de la CRH. L’opération serait trop vaste[11]. Indéniablement, le champ d’études a connu une expansion remarquable, dont témoignent plusieurs indicateurs : élargissement des personnes et groupes minorisés pris en considération et diversification des perspectives théoriques ; inclusion des minorités sexuelles et de genre dans divers projets de recherche portant sur une population plus large ; accroissement du nombre des chercheur.es spécialisé.es et présence dans plusieurs universités québécoises francophones ; décentralisation des activités de recherche et de diffusion, depuis le premier colloque régional à l’UQAR en 2003 ; multiplication du nombre de mémoires et de thèses[12] et formation de jeunes chercheur.es hautement qualifié.es.

Parmi les retombées positives de l’institutionnalisation du champ des études LGBTQ+, on peut mentionner l’accroissement des capacités de recherche, que ce soit en termes de ressources et de compétences, de mise en réseau des chercheur.es, de partage des expertises et de multiplication des occasions de financement. Non seulement sa légitimité n’est plus remise en question, mais son existence devient un témoin de la capacité d’innovation des institutions universitaires. Le soutien offert aux étudiant.es se renforce constamment : encadrement professoral, possibilités d’échanges et de diffusion, bourses d’études. Comparativement aux années 1980 où la formulation euphémique d’un titre de mémoire ou de thèse servait parfois à ne pas en révéler le véritable objet, le risque de disqualification découlant de leur choix de spécialité aux cycles supérieurs a pratiquement disparu – sauf aux yeux de personnes LGBTQ-phobes. Enfin, les partenaires peuvent s’approprier de larges pans des connaissances, pour la plupart coproduites, que ce soit pour justifier leur mission, orienter leurs interventions ou trouver du financement.

Les difficultés et défis ne disparaissent pas pour autant. Le milieu universitaire se structure sur la base des principes de liberté intellectuelle mais aussi de concurrence pour le financement, ce qui favorise les rivalités, ouvertes ou non, interpersonnelles, interdisciplinaires et interuniversitaires. Comment maintenir des lieux de collaboration ? Comment susciter des espaces de débats théoriques ? Les écarts persistent quant aux modèles de partenariat, opposant de façon trop réductrice à mes yeux un partenariat de proximité avec un organisme de petite taille, voire un groupe peu formalisé, et des partenariats plus distants avec des organismes ou coalitions d’organismes possédant ressources et autonomie. Dans tous les cas, les intérêts et enjeux de pouvoir sous-jacents à la création de partenariats demeurent trop souvent innommés et peu réfléchis. La réflexion sur les types de savoirs (expérientiels, scientifiques, etc.) devrait elle aussi s’approfondir si on veut éviter l’instrumentalisation d’un type de savoir aux dépens de l’autre, ou les oppositions trop simplistes entre des méthodologies qualitatives et quantitatives. Enfin, on peut s’interroger sur l’émergence d’un nouveau mandarinat (Higgins, 2011), soit d’un espace triangulaire de circulation d’expertise qui confère du pouvoir aux expert.es universitaires, communautaires et gouvernementaux, aux dépens des espaces démocratiques de consultation. Autrement dit, la détention d’une forme ou d’une autre de savoir suffit-elle pour parler au nom du groupe dont on prétend défendre les droits ?

Pour ma part, j’éprouve la satisfaction d’une mission accomplie. Toutefois, mon rôle de direction a pris le dessus sur celui de chercheure. Je dois m’initier aux fonctions administratives, à mes responsabilités comme employeuse dans un cadre institutionnel dont les contraintes sont lourdes. Je dois m’habituer à prendre de très nombreuses décisions, à gérer les inévitables tensions. Aux yeux des plus jeunes générations, je suis perçue comme une universitaire ayant des ressources et du pouvoir – mon passé militant étant ignoré. De nouvelles dynamiques s’installent, dans lesquelles je me sens parfois moins à l’aise. Je suis souvent sollicitée pour des appuis financiers ou autres, pour lesquels je dois définir des balises qui respectent la mission de la CRH, ce qui ne coïncide pas toujours avec mes propres coups de coeur. La direction d’un vaste projet partenarial comme l’est le projet SAVIE-LGBTQ[13] est à la fois accaparante et exigeante, car il s’agit d’un partenariat à géométrie variable, avec des partenaires ayant des tailles, des ressources et des expériences de recherche diversifiées. Dans l’ensemble, il me semble que les inégalités parmi les organismes communautaires se sont accentuées dans les deux dernières décennies, avec le renforcement de quelques-uns d’entre eux seulement. Les écarts vont aussi croissant entre les ressources universitaires, augmentées avec l’institutionnalisation des études LGBTQ+, et celles du milieu communautaire. Ces inégalités sont source de tensions, souvent sourdes ou voilées. Face à ces complexités, je m’ennuie parfois de la solitude de la thésarde des années 1980.

Conclusion : la chercheure, ou quelques pistes pour l’avenir

Ce récit du développement des études LGBTQ+ en présente une vision partielle et partiale. Des pans entiers en sont absents, puisque hors de ma propre trajectoire, en tant que femme cis, blanche, lesbienne, montréalaise d’adoption, francophone et ayant connu une mobilité de classe ascendante. Bien que les dates aient été vérifiées dans la mesure du possible, il ne propose pas de périodisation autre que celle de ma propre subjectivité à travers les personas – de la militante lesbienne à la directrice universitaire – que j’ai assumées socialement et qui ont modelé mon rapport aux autres. Une constante : ma passion pour la recherche, ma curiosité insatiable. Avec ce récit subjectif et malgré les biais et les oublis de la mémoire, j’espère néanmoins être parvenue à poser quelques repères historiques en vue de synthèses plus approfondies.

Je me permets en conclusion de suggérer quelques pistes pour le futur. La recherche dans ce champ d’études connaît une expansion continue et une diversification croissante, tout en s’enracinant peu à peu dans l’ensemble du réseau universitaire québécois francophone. Le développement de l’enseignement est plus lent et encore trop peu inscrit dans les programmes d’études (baccalauréat et cycles supérieurs) ; il requerra des efforts plus soutenus. Le milieu universitaire étant un monde hiérarchisé, où les règles d’attribution des places sont rigidement critériées, il faut tenter de développer des pratiques qui atténuent la compétitivité et favorisent l’entraide, par exemple le soutien aux étudiant.es, tout en demeurant conscient qu’il est illusoire, voire fallacieux, de nier l’existence de statuts donnant accès à des ressources inégales. À l’échelle internationale, l’hégémonie de la langue anglaise et de la pensée anglo-saxonne (voire états-unienne) continue de s’étendre, ce qui n’est pas sans influencer les modèles théoriques et les idéologies politiques. Pour contrebalancer, il serait fructueux de poursuivre des collaborations avec des espaces francophones, mais aussi d’en établir de nouvelles avec des chercheur.es du Sud global, aux prises avec la même situation qui découle des rapports de domination entre pays et de l’emprise de l’économie néolibérale sur la traduction et la mise en circulation des savoirs académiques. Bref, l’avenir demeure plein de défis !