Corps de l’article

Dans cet article, nous présentons les résultats d’une recherche qualitative en psychologie d’approche psychodynamique, ayant fait l’objet d’une thèse (Baret, 2020) et s’inscrivant dans une recherche plus extensive du Groupe de recherche sur l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes (GRIJA). Nous nous intéressons au processus de parentalisation de jeunes en situation de grande précarité.

Ces jeunes — appelés aussi « jeunes de la rue » — sont caractérisés par une désaffiliation familiale et sociale importante (Castel, 1991). Ils sont en rupture avec leur famille du fait de maltraitances physiques et sexuelles subies dans l’enfance, de négligence et du désengagement parental (Lussier & Poirier, 2000 ; Robert et al., 2003 ; Winland et al., 2011). Ils vivent à la marge de la société, sont désinscrits socialement par l’absence d’emploi, une instabilité résidentielle et des pratiques de survie telles que la mendicité, la prostitution ou le squeegee (Dion & Picard, 2000 ; Elliott & Société canadienne de pédiatrie, 2013 ; Observatoire canadien sur l’itinérance, 2016). À peine majeurs ou encore mineurs, ils ont recours à des organismes pour trouver un logement, un repas chaud, des soins, des intervenants à l’écoute et un répit.

Une part importante de ces jeunes en difficulté a été amenée à quitter une situation familiale dangereuse, violente, de négligence ou autrement insoutenable, et à rompre les liens avec leur famille, sans y être complètement préparés et sans avoir les ressources nécessaires pour « voler de leurs propres ailes » (Novac, 2006 ; Novac et al., 2002 ; Poirier et al., 1999). Les recherches sur les jeunes en difficulté mettent en évidence la fréquence importante de leur passage par les services de la protection de la jeunesse. Partout au Canada, cette surreprésentation existerait : près de six jeunes sur dix en situation d’itinérance pourraient avoir eu des contacts avec les services de protection de l’enfance et la moitié seraient encore suivis après leurs 16 ans (Gaetz, O’Grady, Kidd & Schwan, 2016). Il semblerait donc que les interventions des centres jeunesse[1] ne suffisent pas toujours à pallier les facteurs de risque préexistants au placement, ne prévenant pas les situations d’itinérance et les difficultés de parcours des jeunes placés, y compris la répétition de la maltraitance intrafamiliale (Chanteau et al., 2007 ; Pagé & Moreau, 2007 ; Parent et al., 2016 ; Poirier et al., 2007).

C’est donc dans un contexte relationnel et affectif difficile avec leur famille d’origine et en rupture sociale importante que certains jeunes deviennent parents. Les jeunes femmes en grandes difficultés psychosociales sont enceintes plus d’une fois pour la moitié d’entre elles selon l’étude de Haley et ses collaborateurs (2006), avec près de 80 % des premières grossesses se produisant à moins de 20 ans. Selon cette même étude, près de 45 % de l’échantillon avaient poursuivi leur dernière grossesse alors que pour la plupart d’entre elles, il s’agissait d’une grossesse non planifiée et que leur contexte de vie était marqué par une forte instabilité notamment résidentielle (Haley et al., 2006). La consommation de substances psychoactives, le manque de moyens financiers, les conflits avec leur famille et la méfiance envers les services sociaux constitueraient autant d’obstacles au tissage du berceau affectif et relationnel de leur bébé ainsi qu’à leur développement en tant que parent (Emard & Gilbert, 2016 ; Gilbert, Lafortune, Charland, Lapointe & Lussier, 2013 ; Lafortune & Gilbert, 2013). Dans ce contexte, la répétition des difficultés familiales est au coeur des préoccupations des intervenants (Chamberland, Léveillé & Trocmé, 2007 ; Pagé & Moreau, 2007), mais aussi des jeunes parents (Poirier et al., 1999). Dès lors, une meilleure compréhension du processus de parentalisation chez les jeunes en difficulté devient essentielle pour mieux les soutenir et les aider à rompre le cycle de la violence et de la précarité.

Devenir parent et faire famille aujourd’hui

Devenir parent, peu importe le contexte, implique l’articulation de dimensions psychiques, sociales et juridiques favorisant l’accueil d’un enfant dans une famille et l’appropriation des fonctions parentales envers cet enfant. Nous distinguons la parentalisation sociale, qui désigne l’accession à une reconnaissance sociale et juridique d’être parent (filiation, autorité parentale), et la parentalisation psychique, qui concerne la transition d’un adulte à une position parentale subjective (Neyrand, 2007a, 2007b). Les deux dimensions de la parentalisation ne vont pas forcément de pair, tout comme les « liens de sang » et les « liens de coeur » (Fine, 1998). Parfois un décalage existe entre elles, ce qui peut provoquer certaines difficultés (Houzel, 2009 ; Moro, 2010). Le sujet du désir (Gaulejac, 2009) est particulièrement convoqué dans l’expérience de la parentalité et provoque « l’irruption de l’irrationnel » dans le lien parent-enfant qui peut être parfois « inexistant (oubli), impossible (abandon, changement filiatif pour l’enfant confié à l’adoption), violent (maltraitance), insaisissable (délaissement), vide (carence), déplacé (abus) » (Marinopoulos, 2008, p. 203).

En effet, la parentalisation psychique est caractérisée, pour les hommes et pour les femmes, par une période intense de réaménagements intrapsychiques et relationnels dans les périodes prénatale et postnatale : cela s’accompagne d’une reviviscence des conflits infantiles, des traumatismes et des deuils. Devenir mère ou devenir père passe par des mouvements conscients et inconscients d’identification et de différenciation avec ses propres parents, ainsi qu’avec son enfant (Manzano et al., 2009). Ce qui s’opère au sein de la famille à l’arrivée d’un nouveau-né a été appelée par Pierre Legendre la « permutation symbolique des places » (Legendre, 1985, p. 300), concept emprunté initialement à Papageorgiou. C’est en renonçant à sa place d’enfant (et en s’identifiant à ses parents) que l’on devient parent soi-même. Cette permutation symbolique des places a des incidences juridiques importantes, mais également des effets psychologiques indispensables et nécessaires : « Si la généalogie met en oeuvre la différenciation entre humains qui sont des semblables, cela veut dire que ces humains ne sont pas classés comme identiques. Chacun doit, sans cesser d’être le même, devenir un autre. » (Legendre, 1985, p. 56).

Au même titre que l’adolescence peut être considérée comme « l’art de devenir quelqu’un » (Gutton, 2002, p. 8), la parentalisation pourrait se définir comme l’art de devenir parent, entendu comme une forme de subjectivation, prenant appui sur l’environnement (familial, social et culturel) en adéquation avec la reconnaissance juridique de la filiation. Cela renvoie au concept d’autodétermination parentale (Miermont, 2004) qui implique que le parent se reconnaisse légitime dans sa fonction et se fasse reconnaître comme tel par son enfant, l’autre parent, sa famille et son environnement. Si l’élaboration de la parentalisation psychique résulte d’un processus profondément intime de la mère et du père, elle requiert néanmoins une médiation sociale et culturelle.

En ce sens, les mutations de la société occidentale contemporaine sont désignées par beaucoup d’auteurs comme ayant transformé le développement psychoaffectif et social des enfants/adolescents ainsi que le modèle d’inscription sociale des jeunes adultes (Parazelli, 2007 ; Van de Velde, 2008). Il en va de même pour la constitution de la famille aujourd’hui, avec son lot de discours alarmistes. Face à des « repères qui vacillent », un changement en profondeur s’est instauré dans la constitution des liens sociaux et familiaux. L’absence de consensus autour de l’interprétation de cette transformation laisse place à un « imaginaire collectif en pleine effervescence » (Dumont & Conseil de la famille et de l’enfance, 2005, p. 19), voire un « accroissement de l’angoisse liée à l’absence de repères à la stabilité éprouvée » (Barras & Pourtois, 2005, p. 67). Se lancer sur le chemin du devenir adulte et du devenir parent ressemble aujourd’hui à un exercice d’équilibriste pour lequel les dispositifs de soutien diffèrent d’une personne à l’autre (Attias-Donfut, 2000 ; Van Pevenage, 2010). Les difficultés matérielles, l’isolement et la précarité rendent certains jeunes très vulnérables et leur laissent peu de ressources personnelles et familiales pour être autonomes, d’autant plus quand il s’agit d’accueillir un nouveau-né (Novac et al., 2002 ; Poirier et al., 1999). Tel serait le cas des jeunes en difficulté, dont les conditions de vie et les trajectoires sont caractérisées par une vulnérabilité psychosociale extrême, ce que Furtos qualifierait de précarité exacerbée ou excessive, pouvant entraîner une triple perte de confiance (soi, environnement et avenir) (Furtos, 2008). Alors que la parentalisation psychique permet le décentrement de soi et l’établissement d’une relation non réciproque et de confiance en faveur de l’enfant, comment peut-elle s’opérer chez les jeunes en difficulté qui cumulent défis personnels, sociaux et psychiques importants ?

Méthodologie

Les résultats ici présentés sont issus d’une recherche doctorale (Baret, 2020) inscrite dans une recherche plus vaste menée par Sophie Gilbert, subventionnée par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) et approuvée par le comité institutionnel d’éthique de l’UQAM. Il s’agissait de comprendre le processus de répétition entre générations qui s’opère bien souvent en dehors de la volonté des protagonistes (parents et services de protection de l’enfance). Afin d’explorer la parentalisation des jeunes adultes en situation de précarité, nous avons rencontré douze jeunes parents ou en voie de le devenir (six hommes et six femmes, dont une était enceinte) utilisant ou ayant utilisé par le passé le Centre de jour, le Service à la famille ou le Service psychologique de l’organisme communautaire montréalais Dans la rue[2].

Au cours de deux entretiens, les participants ont été invités à mettre en récit leur histoire à partir d’une question d’amorce ouverte : « J’aimerais que tu me parles de ta famille ». Les interventions de l’intervieweuse[3] étaient basées sur un guide d’entretien[4], mais surtout sur le fil conducteur du récit des participants afin de les soutenir dans l’élaboration de leur histoire familiale et sociale d’un point de vue subjectif (Gilbert, 2007, 2009). Le matériel ainsi recueilli fut très riche d’informations et de découvertes sur les trajectoires individuelles, mais nous n’avons pas eu accès de manière exhaustive aux mêmes informations pour toutes les personnes rencontrées. Les deux rencontres avec chaque participant ont duré d’une à deux heures et se sont succédé avec quelques jours d’intervalle. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits intégralement, aux fins d’analyse.

Les douze participants âgés de dix-neuf à vingt-huit ans, tous francophones, sont devenus parents au début de la vingtaine. La majorité avait un enfant (cinq pères et quatre mères), alors qu’une mère et un père en avaient deux ou plus et une femme était enceinte de son premier enfant (cette dernière n’est pas comptabilisée dans le tableau n°1).

La plupart (trois mères et cinq pères) étaient séparés de leur partenaire et n’avaient plus la garde de leurs enfants[5], âgés en moyenne de trois ans au moment de l’entretien (allant d’un à sept ans). Cinq mères sur six ont rapporté spontanément dans leur récit qu’elles avaient vécu plus d’une grossesse avec différentes issues : accouchement, fausse couche ou interruption volontaire.

Tableau 1

Situation familiale et conjugale de l’échantillon des parents rencontrés

Situation familiale et conjugale de l’échantillon des parents rencontrés

-> Voir la liste des tableaux

L’analyse en profondeur des verbatim a suivi une méthodologie qualitative à deux niveaux inductifs (Gilbert, 2007, 2009 ; Paillé & Mucchielli, 2012). Dans un premier temps, l’analyse thématique descriptive a visé une restitution ordonnée des témoignages et une mise en perspective de la parentalisation des jeunes en difficulté, en lien avec leur enfant, mais aussi avec leur famille élargie, les institutions médicosociales et leur contexte socioculturel (Baret & Gilbert, 2015). Dans un deuxième temps, nous avons procédé à une analyse par catégories conceptualisantes, démarche plus interprétative visant à comprendre comment les jeunes parents en difficulté déploient leur mémoire familiale, par l’analyse de la narration et de la représentation de leur famille (Baret & Gilbert, 2017). Certains aspects de l’analyse à deux niveaux (descriptif et interprétatif) n’ont pu être développés dans les deux articles précédemment publiés, ainsi ces aspects ont été réinvestis et articulés pour le présent article. D’abord, nous allons présenter les difficultés associées à la parentalisation chez les jeunes en situation de précarité provenant d’une part de leur histoire infantile et d’autre part de leur histoire sociale. Puis, nous allons comprendre comment les deux sphères se combinent et interagissent l’une avec l’autre, influençant le devenir parent des jeunes en difficulté. Tous les prénoms utilisés pour identifier les jeunes rencontrés ou leur entourage sont fictifs afin d’assurer l’anonymat des participants.

Parentalisation contrariée

La parentalisation des jeunes en difficulté serait teintée de multiples facteurs : la désinscription sociale (instabilité résidentielle, sans emploi, sans diplôme), les comportements à risque (toxicomanie, prostitution, etc.), la rupture avec leur famille, leur passé de maltraitance ou d’abandon, etc. Nous distinguons l’histoire infantile et l’histoire sociale des jeunes en difficulté pour aborder leurs effets sur la parentalisation. Mais, comme pour tout phénomène sociopsychique, la cause n’est jamais unique et réductible à un seul facteur ; il faut plutôt envisager les aléas de la parentalisation comme la résultante de l’accumulation de facteurs de vulnérabilité psychosociale et du manque de ressources psychiques, relationnelles et sociales.

Influences de l’histoire infantile sur la parentalisation

Si les jeunes parents rencontrés s’inscrivent dans un processus de parentalisation, dont les enjeux sont partagés par tout parent en devenir, la conflictualité spécifique de leur expérience serait à comprendre en fonction des caractéristiques de leur histoire familiale. Les douze participants de notre recherche ont spontanément évoqué des expériences infantiles difficiles de l’ordre de la maltraitance, de la négligence ou de l’abandon de la part de leurs parents, beaux-parents ou familles d’accueil. Pour la plupart d’entre eux, les pratiques éducatives ou les types de soins qu’ils ont reçus en tant qu’enfant ou adolescent leur paraissent aujourd’hui violents, insuffisants ou inappropriés. La notion de soins à l’enfant est à entendre dans son acception large et plurielle. Elle englobe la sphère physique (protection, alimentation, soins médicaux, etc.), mais également les sphères psychique et affective de l’enfant (qualité de la présence auprès de l’enfant et de la relation avec lui, échanges affectifs offrant une base de sécurité stable, consistance des règles soutenue par les figures d’autorité, etc.). Notamment, Christina et Tony rapportent des situations de maltraitance importantes et répétées à leur égard quand ils étaient enfants :

Je pense qu’il [son père] avait bu et pris de la coke, ça fait qu’il a commencé à me frapper. J’ai voulu me sauver, et il m’a pioché dans les côtes jusqu’à ce qu’il se tanne, qu’il s’en aille. […] Ma mère, le pire souvenir dans le fond c’est qu’elle a, à deux ou trois reprises, après les traitements de poux qui ne fonctionnaient pas, elle s’est dit « je vais les tuer », ça fait qu’elle m’a ébouillantée la tête, à l’eau bouillante.

Christina

Elle [sa mère] était… impatiente. Qu’est-ce qui ne faisait pas son affaire, elle, la solution, c’est de cogner. […] Je ne sais pas si c’est elle qui a commencé à me battre avant ou si c’est mon ancien beau-père. Un des deux qui a commencé.

Tony

Les jeunes parents rencontrés partagent tous une critique acerbe de leurs parents à différents degrés et certains d’entre eux jugent qu’ils ne sont pas de « bonnes influences » pour leurs enfants. Christina imagine que sa fille pourrait subir la même violence au contact de ses parents, Tony refuse que son père voie son enfant malgré son envie de s’impliquer auprès de lui. Cela évoque un fort désir de protection qu’ils développent envers leurs enfants et à la volonté de rompre avec le cycle de la violence qui semble se répéter d’une génération à l’autre.

Pis je m’occupe d’Olivia, le plus possible. Je veux m’appliquer dans mon rôle de père, dans le fond. C’est le rôle que je tiens pis… pis faut que je montre le bon exemple, t’sais pas le mauvais exemple comme mes parents, ils ont fait avec moi. T’sais, je veux qu’elle aille à l’école, je veux qu’elle aille à l’université, je veux qu’elle ait un travail. Je ne veux pas qu’elle consomme pis qu’elle se retrouve icitte dans rue à se geler [comme lui à une certaine époque] …

Christophe

Une vie normale, je pense que c’est avoir deux parents qui sont là. Qui sont là pour toi, qui sont là pour te féliciter, pour te développer, pour t’aider à te développer, pour te soutenir quand tu en as de besoin. Ce que je n’ai pas eu à cause que ma famille était trop dysfonctionnelle.

Charles

Malgré ce désir de protection, les jeunes parents de notre échantillon rapportent bien souvent l’impression d’avoir échoué à offrir les conditions de vie rêvées pour leurs enfants. Cela leur fait vivre un mélange d’émotions et de sentiments difficiles à accepter : tristesse, colère, sentiment d’impuissance et d’injustice. En effet, il est très difficile de renoncer à être le parent merveilleux d’un côté et de prendre conscience de leurs difficultés de l’autre. Se percevoir comme faillible, fragile ou inadapté envers leur enfant susciterait la crainte d’être comme leur parent maltraitant d’autrefois. Le témoignage de Géraldine donne un aperçu des enjeux d’identification et de différenciation dans la parentalité et de la conflictualité que cela engendre pour elle.

[Je veux] transmettre pas « qu’est-ce que moi j’ai vécu », mais qu’est-ce que « l’idéal que moi j’aurais voulu avoir ». T’sais, j’ai peur d’avoir… T’sais, j’ai le même caractère que ma mère quand elle était plus jeune. Mon beau-père, il m’a dit : « Tu es en vieillissant complètement comme ta mère ». J’ai fait : « Regarde. Excuse-moi : comment elle était ! ». T’sais, j’ai un sale caractère. Pis j’ai peur de ressembler à ma mère.

Géraldine

Le témoignage d’Ellen, qui était enceinte au moment de nos rencontres, nous indique que les inquiétudes parentales peuvent se vivre très tôt, avant même que l’enfant naisse, et que l’auto-exclusion parentale (Baret & Gilbert, 2015) peut être une option envisagée très précocement.

Comme j’ai été violée pis abusée toute ma vie, battue… Ça, ça n’a pas aidé à mon cas. Ce qui fait beaucoup que j’ai peur pour mon enfant, parce qu’il y en a beaucoup qui se sont fait abuser qui deviennent abuseurs ou qui ne veulent pas d’enfant ou qui ont peur d’avoir des enfants à cause de ça. Moi, je suis dans le cas que j’ai peur d’avoir un enfant, pis la minute où ce que je vais penser à « Ah, je vais m’essayer » genre… (elle rit) ça va être comme : « DPJ, venez chercher mon enfant s’il vous plaît. Donnez-le à ma tante. »

Ellen

Son récit et ceux d’autres parents renvoient à une perception binaire entre le « bon parent » et le « mauvais parent ». Cet antagonisme se traduit dans la narration et l’expérience parentale par un sentiment d’impuissance à faire face à leurs difficultés ou par un sentiment d’omnipotence comme s’il n’y avait pas de juste milieu entre « je peux tout pour mon enfant » et « je n’y peux rien ». Le conflit psychique s’établit également à l’égard de leurs propres figures parentales vues d’une part comme étant menaçantes (potentiellement violentes à l’égard de l’enfant), mais aussi comme pouvant réparer les erreurs du passé (par la reconnaissance des violences infligées ou par le support qu’elles pourraient apporter maintenant). La prégnance des attentes envers leurs figures parentales — de l’ordre de la réparation des mauvais traitements subis, de l’empiétement[6] ou de l’abandon — se développe bien souvent à l’encontre de l’investissement de leur enfant et de leur rôle parental, créant un sentiment de rivalité avec leur propre enfant.

Tu [il s’adresse à son père] n’as même pas été là pendant quinze ans de ma vie ! Qu’est-ce tu as à me prouver là ? Pis là il rentre [dans ma vie], pis il veut tout savoir sur ma petite fille, sur ma fille parce que là astheure lui il est grand-père, mais… Avant d’être grand-père, commence donc à être père avec moi, t’sais ! Tu sautes une étape là !

Tony

Ma grand-mère a bien élevé ma mère. Ma mère m’a mal élevée moi. Mais là, ma mère, elle essaye de compenser qu’est-ce qu’elle a fait de mal avec moi avec ma petite fille, avec ma fille. C’est comme si elle… Il y a peut-être de la jalousie un peu, là, par rapport à ma fille. Elle est chanceuse que ma mère, elle soit rendue là. Elle est chanceuse que ça ne soit pas sa mère. Mais elle est chanceuse qu’elle n’ait pas passé par… qu’elle n’ait pas eu ma mère comme moi je l’ai eue. Elle est chanceuse, je suis jaloux, mais c’est mieux pour elle, là.

Tony

Le système de permutation symbolique des places (Legendre, 1985) semble alors inopérant : le nouveau parent renoncerait difficilement à sa place d’enfant et le parent établi (ou grand-parent) renoncerait difficilement à sa place de parent[7] comme s’il pouvait conserver les mêmes fonctions parentales de premier plan avec son petit-enfant. La difficulté de ce passage nous amène à interroger la part d’un travail de deuil (renoncement et perte) dans les transformations psychiques et sociales qu’une naissance provoque chez les parents et les grands-parents. Selon le récit de certains jeunes rencontrés, leurs parents (autrefois maltraitants) s’occuperaient de leur petit-enfant comme s’il était leur propre enfant :

Ç’a été difficile parce que moi j’aimerais mieux qu’il [son fils] soit avec nous autres [elle et son conjoint]. T’sais de le prendre dans mes bras tout le temps de, d’y faire ses boires, d’y changer les couches pis toute… Ce n’est même pas mes mains qui le font, c’est les mains de ma mère. À part quand j’y vais là. Mais c’est dur de ne pas le prendre dans mes bras là. Ça me fait mal. […] Je ne veux pas que ça soit un autre humain qui en prenne soin. Là c’est ma mère là, mais… je n’aime pas ça pareil. (Tu n’aimes pas que ça soit ta mère qui s’en occupe ?) Non. Parce qu’elle en a eu assez de m’élever qu’elle n’a pas besoin d’élever mon enfant, là.

Géraldine

Selon nos résultats, une part des difficultés de la parentalisation des jeunes en situation de précarité paraît s’inscrire dans leur histoire familiale et dans le système familial d’origine, mais une autre part semble dépendre de l’histoire de leurs interactions sociales.

Influences de l’histoire sociale sur la parentalisation

Les interactions entre l’enfant et son environnement (et ce dès un très jeune âge) lui apprennent le sens de la vie en société, des manières d’être, de faire et de penser, par imprégnation, par imitation ou par le simple fait d’être immergé dans un univers de sens (Neyrand, 2013 ; Riutort, 2013). La socialisation d’un sujet s’édifie non seulement par ses relations à ses parents, mais aussi par l’influence du social au sens large (institution, politique, culture) comme au sens étroit (réseau d’amis, de pairs, de la famille élargie). Dans ces interactions se développent des sentiments de confiance, de respect et de sollicitude de l’enfant à l’égard d’autrui qui sont à la base de son développement socioaffectif. Selon les histoires recueillies, les jeunes en difficulté semblent être « les créanciers » d’un soutien et d’une protection sociale qu’ils n’auraient jamais reçus ou qu’ils ont perdus sans en avoir vraiment bénéficié, et cherchent coûte que coûte à ne pas reproduire cette situation :

C’est pour ça que je ne veux pas que ma fille soit placée. Parce que ça va briser sa jeunesse, ça va, ça va être terrible ! Puis après ça tous les jeunes, moi, 90 % des jeunes que j’ai connus [en centre d’accueil], se ramassent ici au centre-ville. Prostitution, drogue, vol, prison, morgue. Tout ça parce qu’ils sont révoltés à l’intérieur d’eux autres, puis au lieu d’en parler, au lieu de faire autre chose, ils se jettent dans la drogue. Pour oublier le mal qu’ils ont vécu auparavant. On dirait qu’ils reprennent le temps qui a été pris. Moi c’est ça que je voyais de même. Je dis : « Crisse, ils [la DPJ] m’ont volé du temps, puis moi j’essaie de reprendre le temps ».

Paul

Il existe une méfiance importante chez les jeunes parents rencontrés à l’égard de la DPJ ou des services sociaux. Elle tire son origine dans l’expérience personnelle de placement rapportée comme étant très négative dans leur trajectoire de vie. L’intervention de la DPJ concernait au moins sept[8] des douze participants de notre échantillon. Quatre hommes et trois femmes rencontrés ont signalé en entretien une ou plusieurs interventions de la DPJ : deux jeunes hommes à partir de leur petite enfance, deux autres durant leur adolescence, et trois jeunes femmes entre treize et quinze ans. Dans leur récit, le placement en famille d’accueil pour les plus jeunes ou en centre d’accueil est bien souvent accompagné de sentiments de colère, d’incompréhension et d’abandon.

Nous ne savons pas toujours les raisons de leur placement et à quelle loi l’intervention a été assujettie : la Loi sur la Protection de la Jeunesse du Québec ou la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents[9] du Canada. Néanmoins, le cas de certains participants a montré que les deux lois pouvaient être invoquées pour les garder sous la responsabilité de la DPJ. L’absence de représentation précise des raisons de leur placement et leur faible participation personnelle à la définition de leur projet de vie pourraient favoriser chez eux un sentiment d’aliénation et d’injustice face à une instance perçue comme toute-puissante avec qui le dialogue authentique semble impossible (Chanteau et al., 2007 ; Poirier et al., 2007 ; Robin & Séverac, 2013). Le témoignage de Géraldine évoque un grand sentiment d’injustice et un manque de compréhension de son état émotionnel associés aux interventions de la DPJ à l’adolescence, mais une insuffisance de cette même intervention pendant son enfance.

J’étais en réaction : j’ai été battue pis agressée. Fais que c’est sûr que je vais être agressive là ! Eux autres, ça ne leur rentrait pas dans la tête. Les agents de sécurité, ça me pognait par les bras pis les pieds. Pis ça me transportait dans le local, pour barrer plus… […] C’est sûr qu’on a des mécanismes de défense aussi, quand on a vécu des affaires difficiles. On est plus comme : on ne se laisse plus marcher sur les pieds. (C’est comme ça que tu l’as vécu, toi ?) Ouais, j’ai vécu ça difficile. Parce que je me disais : « Pourquoi c’est moi qui paye alors que c’est moi qui ai été victime ? ».

Géraldine

Pis, si on m’avait enlevée vraiment définitivement de ma mère quand j’étais jeune, ça ne me serait jamais arrivé. Pis peut-être que je n’aurais jamais consommé, pis peut-être j’aurais une tout autre vie aujourd’hui. Fais que… ça… Je pense que le passé de quelqu’un peut définir un peu comment elle va être plus tard. Parce que, t’sais, le manque d’amour le manque de confiance… T’sais, quand on vient d’une famille dysfonctionnelle, c’est… on vit plus de « dysfonctionnalités » dans notre vie. T’sais admettons, on n’a jamais vécu la stabilité, ben là on est habitué d’être instable. Moi, je ne veux plus vivre ça.

Géraldine

Les jeunes rencontrés qui ont connu la DPJ dénoncent essentiellement l’instabilité et le manque de continuité dans les soins, mais aussi l’enfermement, l’isolement, la rigidité des règles, parfois même la maltraitance et les abus subis par des parents d’accueil.

À moins de vraiment des situations qui n’ont pas d’allure, d’abus ou peu importe, mais t’sais l’enfant en général est quand même mieux avec ses parents que dans… En tout cas, c’est sûr que dans le service de la DPJ : où est-ce qu’il va changer vingt-six fois de famille d’accueil, d’ici le temps qu’il atteigne dix-huit ans. Sans compter : les six fois qu’il va aller en centre d’accueil, les deux fois… Pis les cinquante-deux travailleuses sociales qui vont passer au travers, t’sais (elle rit). C’est plate là ! Mais, t’sais, il y a une raison pourquoi ça existe. Sauf qu’en tout cas, ce n’est pas… J’ai une haine profonde envers la DPJ en fait.

Aurélie

Cela les empêcherait de concevoir les services psychosociaux comme un soutien potentiel, ce qui a été également souligné par d’autres recherches : « La moindre tentative des intervenants, pour soutenir les jeunes dans leurs tâches parentales, peut alors susciter l’agressivité, un sentiment de persécution et des accusations » (Lafortune & Gilbert, 2013, p. 377). Même s’ils traversent une période difficile, certains n’envisagent pas de demander de l’aide par peur du jugement, du risque de se faire retirer leur enfant et que ce dernier vive des situations difficiles. Aurélie notamment conserve une grande méfiance envers l’aide psychosociale depuis qu’elle a été en centre jeunesse et n’a pas cherché de l’aide quand elle était enceinte :

Avant d’avoir mon enfant, j’ai commencé à fréquenter Pops [l’organisme Dans la rue], t’sais. Mais quand je suis tombée enceinte, je suis allée une couple de fois parce que j’étais vraiment dans la merde. Mais t’sais, je ne voulais plus mettre les pieds là, parce que je ne voulais pas que des intervenants se mêlent de mes affaires. […] Parce que je ne faisais pas confiance.

Les jeunes parents que nous avons rencontrés semblent vivre un sentiment d’injustice profond à l’égard de leur famille et de la société. Ils se sentent lésés et victime des instances normalement nourricières qui ont fait défaut. Les manquements, les carences et les abus parentaux semblent faire croître chez les jeunes rencontrés d’importants sentiments d’amertume et de marginalité, que ce soit au sein de leur famille ou au sein de l’école.

Je n’ai pas fait ma vie de jeunesse, ça veut dire qu’au lieu d’être comme un enfant normal, avec des parents normaux que… T’sais, tu vas jouer avec tes amis. Tu vas à l’école, tu reviens de l’école tes parents sont là, ils s’occupent de toi. Mais moi, je n’ai pas connu ça. C’est moi qui me suis élevé par moi-même, dans le fond. Parce que mon père, c’était lui l’enfant, et c’était moi le père.

Paul

Il [le conjoint de sa mère] me traitait comme une minable, là, pis j’ai été traitée de même à l’école. (À l’école ?) Oui, le monde qui était à l’école, les étudiants. Ils disaient : « Attention à la marche ! », et ils me crissaient une jambette. J’ai des problèmes avec ma hanche aujourd’hui à cause de ça. Et, j’ai des problèmes avec mon estime de moi-même.

Ellen

Cinq mères évoquent des situations d’intimidation à l’école, contre deux pères. L’intimidation pourrait concerner plus de participants et pourrait avoir contribué à leur décrochage scolaire. Or, les difficultés relationnelles vécues à l’école peuvent engendrer isolement, dépression, sentiment de marginalité. Elles mettraient à mal le processus de socialisation essentiel pour les enfants et adolescents, notamment en interférant avec leur affiliation à un groupe social plus large. Les difficultés scolaires pourraient influencer également la parentalisation psychique. Le parent ayant vécu des échecs scolaires et sociaux (instabilité résidentielle, sans emploi, sans diplôme) aurait tendance à remettre en cause sa capacité d’accompagner son enfant :

T’sais, qu’elle [sa fille] aille à l’école, qu’elle se trouve un travail pis qu’elle ait une vie. Je ne veux pas l’empêcher de faire ça, moi. Mais t’sais, si elle s’empêche de faire ça à cause de moi, parce que je ne suis pas le bon exemple pour elle, pis elle, elle se ramasse ici [à l’organisme Dans la rue] pis moi, je vais me sentir coupable là-dedans.

Christophe

Le sentiment de dévalorisation personnelle et la crainte de la désapprobation pourraient les empêcher de se confier et de trouver un soutien dont ils auraient pourtant besoin. Révéler leurs difficultés, ce serait prendre le risque d’être stigmatisé comme étant un mauvais parent comme ils ont pensé être « un enfant à problème » ou « un ado rebelle », ravivant le sentiment d’échec et d’anormalité.

Du désir d’enfant et de changement à la rupture avec son enfant

Lorsqu’ils deviennent parents, le contexte de vie des jeunes en difficulté est précaire. Néanmoins ils prennent conscience de l’importance de changer d’habitudes de vie pour accueillir un nouveau-né.

Je suis tombée enceinte [à vingt ans]. Fait que finalement, ça a été comme : je me suis retirée un peu de… de tout ça finalement. J’ai arrêté de consommer, t’sais. Mais tellement, tellement heavy que j’ai failli perdre mon bébé parce que… J’étais sûre que j’étais en train de faire une fausse couche. Parce que je faisais de l’héro… À c’te moment-là, je faisais pas mal de l’héro à tous les jours, pis des bonnes doses quand même par injection. […] Je suis tombée enceinte, j’ai décidé que bon là c’était le temps de clearer ça de ma vie…

Aurélie

Ainsi, dans un premier temps, il semble que le besoin de prendre soin de soi (arrêt des toxiques) parvienne à bien s’articuler avec la fonction de protection parentale. Certains attribuent à l’enfant le fait de leur avoir sauvé la vie ; ils ont mis en place des changements importants en vue de protéger leur enfant, changements qui leur ont permis de prendre soin d’eux-mêmes (trouver un logement, devenir sobre, etc.) et de trouver une place valorisante dans la société.

J’ai vu des gens, quand j’étais en centre d’accueil, que je revois, ils sont dans la rue ; ou que je ne revois plus parce qu’ils sont morts. Parce que la vie avance, puis moi, je ne veux pas faire partie de ça. Je préfère, justement, j’ai changé des idées, j’ai mis en place des idées depuis que j’ai un enfant. Je pense que ma vie était différente avant l’enfant. Je pense que mes choix étaient différents aussi.

Charles

J’ai vu que mes projets ne fonctionnaient pas pour l’école. Au début, j’ai comme été découragée et j’ai fait comme : « Où est-ce que je peux mettre ce potentiel-là ? ». Ça fait que je me suis dit : « je serais une bonne mère ». Et à force de m’occuper des gens, je me suis dit : « Fuck ! Je suis écoeurée de m’occuper de ma mère, de mon père, de David [ex-conjoint] et je m’en occupe au même niveau que, pour moi… »

Christina

Néanmoins, les difficultés semblent émerger de nouveau chez les jeunes parents rencontrés durant ou après la première année de vie de l’enfant. Elles se manifestent par des passages à l’acte de l’ordre d’une rechute de consommation de drogue ou d’une fuite vers le monde de la rue. Dans notre échantillon de douze participants, neuf parents sont concernés par une rupture de pratique parentale liée à une auto-exclusion volontaire (trois mères et quatre pères) ou à une mesure socio-judiciaire (une mère et un père). Les trois autres participants de notre échantillon sont : une jeune fille enceinte sans enfant ainsi qu’une mère et un père chacun en couple avec la garde de leur enfant âgé de moins d’un an.

En étudiant la trajectoire des évènements qui ont amené à la rupture de pratique de parentalité volontaire et involontaire pour les neuf parents concernés (se référer aux tableaux 2 et 3), le conflit et la distanciation conjugale sont apparus prépondérants dans leur parcours, pour cinq pères et pour deux mères.

Tableau 2

Facteurs associés à la rupture de pratique de parentalité volontaire

Facteurs associés à la rupture de pratique de parentalité volontaire

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Facteurs associés à la rupture de pratique de parentalité involontaire (intervention DPJ)

Facteurs associés à la rupture de pratique de parentalité involontaire (intervention DPJ)

-> Voir la liste des tableaux

Pour les pères, les conflits conjugaux suivis par une séparation semblent être accompagnés systématiquement de la perte ou du renoncement à la garde de l’enfant. Concernant les mères, le facteur principal qui semble précéder la rupture de la pratique de parentalité relève soit d’une situation de deuil provoquant une dépression importante, soit d’une distanciation conjugale et d’une séparation, soit des deux.

La combinaison des conflits conjugaux et le sentiment de manquer de soutien concourraient à une détresse psychologique qui se manifeste par des passages à l’acte de l’ordre d’une rechute de consommation de drogue, d’une fuite vers le monde de la rue, etc. Plutôt que d’être le point de départ du renoncement à leurs fonctions parentales, on comprend qu’il s’agit de symptômes d’un processus plus long et plus complexe que cela n’y paraît : « l’appel de la rue » ou « la rechute » ne sont pas de simples évènements isolés. L’auto-exclusion parentale volontaire, passant par ces passages à l’acte, s’inscrirait dans une trajectoire de ruptures : avec soi, avec son ou sa partenaire, avec sa famille, avec son enfant. Autrement dit, l’auto-exclusion parentale effective (la fuite du foyer familial plus ou moins définitive) serait l’aboutissement d’une fragilisation des liens familiaux et sociaux : le résultat d’un détricotage des liens, d’une désaffiliation, d’une perte des attaches relationnelles.

Pour les femmes rencontrées, la présence de deuils périnataux et de symptômes dépressifs post-partum paraît importante dans leur parcours. Le témoignage de Christina illustre la tristesse et le sentiment d’impuissance qu’elle a ressentis de manière envahissante en lien avec la peur de ne pas pouvoir protéger sa fille des différentes menaces de son environnement. Le tableau clinique qu’elle présentait alors pourrait s’apparenter à une dépression post-partum (Antoine, 2007) qui aurait nécessité une prise en charge médico-psychologique pour éviter la dégradation personnelle et familiale.

J’étais triste, mais pas avec Anita. Anita, elle était là, tout est beau. C’est dès qu’Anita n’était pas là, puis que je me retrouve, dans le fond, avec moi-même, ben j’étais down. Oui. Parce que dans le fond, en même temps, j’avais les mêmes questionnements que — je suppose — que normalement un parent doit avoir. Puis je me demandais : « Face aux problèmes de la vie, qu’est-ce que je fais, avec Anita ? ». Je veux dire, il y a tellement, surtout que moi, moi mon environnement n’est pas l’environnement le plus sain, ça fait que… Je veux dire, mon père, quand j’étais adolescente, il fallait qu’il me cache dans ma chambre, parce que sinon, sinon, on m’aurait prise, puis on m’aurait prostituée tout court.

Christina

Les sentiments de compétence et de confiance parentales peuvent être lourdement entachés par une fausse couche ou une perte périnatale (y compris les interruptions volontaires de grossesse), nourrissant un sentiment de culpabilité ou de honte et pouvant gêner la relation avec les enfants suivants. L’exemple de Géraldine nous montre les difficultés d’investir dans son enfant vivant en raison du souvenir douloureux de ses fausses couches.

T’sais, je n’ai pas fait mon deuil [de ma fausse couche]. Pis je trouve ça encore extrêmement difficile. Des fois, j’ai envie de mourir à cause de ça. Parce qu’elle n’a jamais pu voir le jour. C’est encore très présent dans ma mémoire. […] J’aime autant mon petit Mathis que j’aurais aimé la petite, les petites. Je l’adore mon enfant, c’est ma prunelle. Mais j’aurais aimé avoir mes petites. Il ne me manquait pas beaucoup de mois, il me manquait trois mois…

Géraldine

Les conflits conjugaux et les deuils semblent avoir fragilisé les jeunes parents que nous avons rencontrés, les amenant à perdre ou à renoncer à la garde de leur enfant. L’accompagnement spécifique dans le cas de séparations conjugales ou de pertes périnatales de ces jeunes parents pourrait les aider à traverser ces difficultés sans aller jusqu’à s’exclure de la relation avec leur enfant.

Discussion

La parentalisation est un processus dynamique de transformation d’un adulte en parent, qui permet le développement de fonctions parentales (nourricières et de protection notamment) chez un individu au contact de son enfant, en passant par des modifications psychiques, identitaires et relationnelles qui dépendent de l’histoire individuelle et du contexte social (Antoine, 2007 ; Coum, 2002 ; Marinopoulos, 2009 ; Moro, 2010 ; Mosca & Garnier, 2015 ; Neyrand, 2007b ; Winnicott, 1964). La grossesse et l’accueil d’un tout-petit dans sa vie sont accompagnés, pour les hommes comme pour les femmes, par des réaménagements psychiques intenses pouvant réactiver des conflits infantiles, des traumatismes et des deuils (Dayan et al., 1999 ; Missonnier, 2015 ; Soubieux, 2008). Un appui sur la famille et sur le groupe social est nécessaire à tout parent pour prendre soin, éduquer et socialiser l’enfant d’une part (Coum, 2007 ; Winnicott, 1957), mais également pour se sentir légitime d’occuper ses fonctions parentales (Miermont, 2004).

Pour la plupart des jeunes en difficulté, la parentalité est advenue relativement tôt dans leur parcours de vie, alors que ces jeunes étaient encore aux prises avec des problématiques adolescentes et dans un contexte où les vulnérabilités psychiques et sociales se cumulaient. Le rêve d’avoir une famille idéale s’inscrit bien souvent en réponse à un désir de réparation familiale et sociale (Baret & Gilbert, 2015 ; Gilbert, 2015). Ne pas répéter les défaillances de leur propre parent, sortir du cercle vicieux de la violence et éviter coûte que coûte l’intervention de la DPJ sont des objectifs que se donnent les jeunes parents rencontrés. L’enfant imaginé et imaginaire semble revêtir la fonction d’un enfant sauveur (Lafortune & Gilbert, 2013) ou d’un enfant-guérison (Emard & Gilbert, 2016) dans sa fonction d’objet réparateur du narcissisme blessé du parent (Lemay, 1994). Autrement dit, le parent lésé imagine qu’il pourra se nourrir de l’amour de son enfant et profiter d’un nouveau statut plus valorisant. Mus par cette volonté de changement et cette crainte de la répétition, les jeunes parents se mobilisent pour modifier leurs habitudes de vie qui pourraient se montrer délétères pour leur enfant. Néanmoins, certains évènements et sentiments semblent les amener à décrocher de leurs fonctions parentales nouvellement acquises, ce que nous avons nommé : auto-exclusion parentale (Baret & Gilbert, 2015).

L’adolescence et la parentalisation sont des étapes développementales essentielles dont l’enjeu est à la fois le terme de l’enfance et le déclin de l’idéalisation des figures parentales (Jeammet, 2013 ; Manzano et al., 2009). C’est à partir des capacités propres d’élaboration psychique du sujet et du soutien dont il peut bénéficier qu’il pourra devenir autonome, s’affilier et assumer des responsabilités, notamment parentales. Un travail de deuil est alors nécessaire pour accepter de perdre sa place infantile et le fonctionnement qui lui est associé au sein du système familial et social. Il s’agit alors de renoncer à une certaine existence égocentrique pour se décentrer et accéder à une « responsabilité pour autrui » (Quentel, 2008 ; Tavoillot, 2008) afin de prendre soin d’un nouveau-né. C’est pourquoi le travail psychique relatif au passage adolescent paraît indispensable à la parentalisation dans le sens d’une prise de responsabilité personnelle et d’une autonomie psychique (Gilbert, 2015). Dans le cas des jeunes en difficulté, les manifestations plus ou moins bruyantes de leur adolescence, communément appelées « conduites à risque », prennent bien souvent origine dans des traumatismes infantiles qui compliquent le passage adolescent et la parentalisation.

Les turbulences provoquées par les conduites à risque illustrent une volonté de se défaire de la souffrance, de se débattre pour accéder enfin à soi. Elles sont une tentative paradoxale de reprendre le contrôle de son existence, de décider enfin de soi, même en se faisant mal. Il s’agit de porter un coup d’arrêt à la souffrance. Se faire mal au corps pour avoir moins mal dans son existence.

Le Breton, 2002, p. 37

Soutenir concrètement les jeunes parents en difficulté et les aider à mettre en mots les épreuves du passé qui ne passent pas (favoriser l’élaboration psychique), ce serait non seulement leur permettre de cicatriser leurs plaies, mais également travailler à prévenir l’émergence de difficultés majeures en lien avec leurs enfants (Baret & Gilbert, 2017).

Conclusion

De nos résultats ressortent plusieurs pistes d’intervention à considérer pour les jeunes en difficulté qui deviennent parents. Les difficultés matérielles, les risques de consommation abusive de substances psychoactives, l’instabilité résidentielle et le manque de revenus sont des enjeux sociaux importants, mais ils ne devraient pas éclipser les enjeux psychiques entourant la parentalisation : les reviviscences de traumatismes passés, les deuils périnataux, les symptômes dépressifs et anxieux en période prénatale ou postnatale, les ajustements dans le couple parental (et les risques de séparation associés).

Explorer et prendre en compte les deuils périnataux et les antécédents de grossesse semble être une piste intéressante à poursuivre dans l’intervention auprès des jeunes femmes en difficulté qui deviennent mères. Les soutenir dans l’élaboration de leurs deuils (périnataux et relatifs à leur enfance) pourrait leur permettre d’investir l’enfant singulier qu’elles attendent ou qu’elles ont. Plus largement, le manque de symbolisation des traumatismes passés semble entraver la parentalisation psychique créant des difficultés dans le lien parent-enfant. La souffrance, les frustrations et la colère issues de leur enfance paraissent parasiter l’expérience parentale et empêcher l’investissement de l’enfant comme sujet à part entière. En devenant parent, le jeune peut craindre d’être maltraitant ou abandonnant comme l’ont été ses parents : un rôle qui paraît déjà défini et contre lequel il se débat.

Dans une visée d’intervention et de prévention, l’objectif serait de les aider à prendre conscience de leur propre histoire de violence et de l’impact de celle-ci sur leur trajectoire (Berthelot et al., 2013, 2014 ; Collin-Vézina & Cyr, 2003), puis de les soutenir dans leur volonté de ne pas répéter le cycle de la maltraitance (Lemay, 1994 ; Moreau et al., 2001 ; Robin & Séverac, 2013). Il s’agirait alors de favoriser un travail de mentalisation ou de réflexivité par l’offre d’un espace de parole et d’écoute qui permettent l’élaboration des traumatismes familiaux.