Corps de l’article

Introduction

D’après le discours traditionaliste sur l’identité franco-ontarienne, la francophonie ontarienne est reliée à l’histoire de la nation canadienne-française, dont elle est l’héritière (Heller, 1999, 2011 ; Heller et Labrie, 2004). De ce point de vue, les soi-disant « vrais » Franco-Ontarien/ne/s sont des personnes d’ascendance familiale coloniale/européenne (peau blanche, langue française et religion catholique). Depuis le XXe siècle, ce discours conservateur s’entrechoque avec les discours modernisant et mondialisant (Heller, 1999 ; Heller et Labrie, 2004 ; Moïse, 2006 ; Laflamme et Wilkinson, 2008 ; Charron et al., 2018). Ceux-ci s’en distinguent, entre autres, par la diversification des possibilités identitaires et par une reconnaissance accrue de l’hétérogénéité intragroupe.

Considérant le rôle de l’Église, de ses missionnaires et de ses institutions paroissiales dans l’établissement et la pérennité des communautés francophones du pays, y compris dans la province de l’Ontario, la doctrine catholique a incontestablement été déterminante dans la culture franco-ontarienne originelle et le discours traditionaliste susmentionné (Heller, 1999, 2011 ; Heller et Labrie, 2004). Malgré l’émergence des discours modernisant et mondialisant, de nombreuses communautés (ou paroisses) franco-ontariennes épousent encore ce discours intégriste (Laflamme et Wilkinson, 2008 ; Charron et al., 2018), surtout en régions rurales, où le repli sur soi et la propension à respecter l’autorité ecclésiale ont pour effet d’y préserver les moeurs patriarcales et l’homogénéité intragroupe. Il s’ensuit que les enfants y sont socialisés conformément aux dogmes catholiques, dont ceux régissant les normes à respecter selon l’identité – fille ou garçon[1] – assignée à la naissance.

D’après la morale catholique, les identités sexuelles (dans la circonstance, femme ou homme) sont interdépendantes en raison des spécificités et de la complémentarité dites « naturelles » des corps déclarés filles (sexe femelle) et de ceux déclarés garçons (sexe mâle) (Mathieu, 1991). Cette bipartition est centrale au « modèle d’humanité » préconisé par l’Église (Daban, 2005, p. 113), le programme prescrit au couple femme/homme étant de connaître l’amour conjugal pour former une famille et contribuer au maintien de l’ordre social en peuplant le « Royaume » de Dieu (Saint-Siège, 2005, 495). Ce projet est basé sur la présomption de l’hétérosexualité comme l’unique voie vers une intimité amoureuse et sexuelle légitime (hétérosexisme), celle-ci bénéficiant ainsi d’une normalisation institutionnelle (hétéronormativité) (Jackson, 2006 ; Bastien Charlebois, 2011). Assimilée aux particularités de son corps, la femme y est valorisée principalement pour l’accomplissement de ses devoirs conjugaux, reproductifs et ménagers (Voyé, 1996).

Lors du recensement de 2011 de Statistique Canada (Nault, 2015), 79,2 % des francophones de langue maternelle en Ontario se déclaraient catholiques. À l’automne 2019, plus de 69 % des élèves inscrits dans une école franco-ontarienne fréquentaient une institution publique de confession catholique (Pierroz, 2019). Enfin, les filles de langue française en Ontario ont traditionnellement été socialisées pour devenir des épouses/mères engagées dans la (re)production langagière, identitaire et culturelle de leurs communautés (Bernier, 1996 ; Voyé, 1996 ; Denis, 2001 ; Roberts, 2009). Suivant ce qui précède, cet article se propose d’examiner dans quelle mesure et par quels moyens l’archétype de la femme-pieuse-à-marier-et-mère-au-foyer est ou non intervenu dans les pratiques familiales de socialisation à la féminité rapportées par six participantes adultes ayant, en partie ou en entier, été scolarisées en Ontario français. Mais avant de procéder au traitement des données, un détour s’impose en vue d’éplucher les notions et les implications sous-jacentes à la socialisation de genre. Ce cadre conceptuel et théorique sera suivi d’un aperçu de la méthodologie. Les données seront, par la suite, présentées et analysées simultanément. Pour conclure, des conseils à l’attention des actrices/acteurs en travail social seront émis.

Cadre conceptuel et théorique

Cette section se focalisera, dans un premier temps, sur le binarisme et la performativité des identités sexuelle et de genre sous l’influence et au service de la matrice hétérosexuelle établie et, dans un deuxième temps, sur la socialisation de genre en milieu familial.

Identité de genre, identité sexuelle et matrice hétérosexuelle

En Occident, l’identité de genre réfère au degré de correspondance entre la conception de soi d’un individu et les récits ambiants en fait de féminité (reliée aux filles/femmes) et de masculinité (reliée aux garçons/hommes : Mathieu, 1991 ; Paechter, 2006 ; Bereni et al., 2008/2012). Pour sa part, l’expression de genre reflète « la manière dont une personne perçoit son identité de genre et l’exprime socialement, à travers notamment les codes vestimentaires, les codes langagiers et autres attributs liés au genre » (Chamberland, 2011, p. 3). L’identité sexuelle[2] renvoie plutôt à l’impression subjective d’être une fille/femme ou un garçon/homme (Mathieu, 1991). Ensuite, l’orientation sexuelle se résume à un « modèle relationnel comportant diverses dimensions : amoureuse, émotionnelle, sexuelle, identitaire, conjugale et parentale[3] » (Demczuk et GRIS-Montréal, 2003, p. 7).

Ne pouvant exister en dehors de l’arène les ayant qualifiées, l’identité (ou l’expression) de genre et l’identité sexuelle sont en grande partie performatives, se concrétisant constamment dans et par l’agir ou l’abstinence (West et Zimmerman, 1987 ; Butler, 1993/2011, 1999/2002 ; Paechter, 2006). Par exemple, conditionnées à cultiver leur sens de l’esthétique (Bordo, 1993/2003 ; King, 2004 ; Driscoll, 2008 ; Jackson et Vares, 2015), les filles/femmes sont exhortées à s’investir davantage que les garçons/hommes dans la gestion de leur image publique (p. ex. leur apparence physique et les apparences sociales), notamment à des fins de séduction hétérosexuelle. Tout effort déployé pour performer « son » genre est ensuite évalué sous l’éclairage des grilles interprétatives prônées par la culture dominante et ses partisan/e/s (West et Zimmerman, 1987 ; Butler, 1993/2011, 1999/2002 ; Francis, 2008 ; Octobre, 2010 ; Price et al., 2019).

Selon toute vraisemblance, la cohérence, l’unité et la stabilité internes des agencements « fille/femme féminine » et « garçon/homme masculin », de même que leur mise en opposition asymétrique, sont simultanément les effets et les catalyseurs d’une matrice hétérosexuelle (Butler, 1993/2011, 1999/2002). À ce propos, les frontières idéologiques découpant l’identité de genre et l’identité sexuelle en moitiés dissemblables, complémentaires et inégales cimentent celles délimitant l’hétérosexualité normative et vice versa (West et Zimmerman, 1987 ; Mathieu, 1991 ; Butler, 1993/2011, 1999/2002 ; Jackson, 2006), tant et si bien que le phénomène d’attribution des identités sexuelle et de genre exprime et consolide simultanément l’hétérosexisme environnant. Dans les petites villes et villages typiques du paysage franco-ontarien, il est d’autant plus « difficile d’échapper au seul miroir disponible, celui qui est tendu par la vie familiale – mais aussi par l’école –, d’échapper aux “interpellations” à se conformer aux modèles affectifs, culturels, sociaux de l’hétérosexualité » (Eribon, 1999, p. 43). Les jeunes gens dont les performances de genre sont jugées transgressives écopent ainsi de la panique des adultes y voyant la marque d’une homosexualité latente (Robinson et Davies, 2010). Si l’on s’en remet, par exemple, aux résultats de deux recensions d’écrits récentes sur les personnes dans la fleur de l’âge dont l’expression de genre dévie de la matrice binaire (Martin-Storey et Baams, 2019 ; Price et al., 2019), il semble que leur approbation (ou inclusion) sociale et leur bien-être psychosocial soient, plus que tout, tributaires de leur conformité de genre. Tandis que « l’orientation sexuelle n’est pas visible aux observateurs externes, la non-conformité de genre l’est » (Martin-Storey et Baams, 2019, p. 586), celle-ci étant fréquemment assimilée à une orientation sexuelle minorisée (p. ex. homosexualité ou bisexualité, parmi d’autres : Ibid., p. 591). La non-conformité de genre (visible) est donc davantage pénalisée par l’entourage que l’orientation sexuelle (invisible) (Ibid.). Constituantes du programme hétérosexuel, les divisions et représentations dissymétriques relativement aux identités sexuelle et de genre signalent en fin de compte l’implantation réussie de l’ordre social patriarcal, celui-ci étant renforcé (ou, à l’inverse, contesté) par les procédés individuels et groupaux inculqués et incorporés lors de la socialisation de genre.

La socialisation de genre

Phénomène complexe, la socialisation de genre se définit comme suit :

Par socialisation de genre, on entend […] les processus par lesquels les individus assignés [sic] depuis leur naissance à une classe de sexe [(fille ou garçon)] apprennent à se comporter, à sentir et à penser selon les formes socialement associées à leur sexe et à « voir » le monde au prisme de la différence des sexes. […] il s’agit aussi pour chaque individu sexué d’apprendre à se situer et à situer les objets et les êtres qui l’entourent au sein d’une hiérarchie sociale et symbolique entre les hommes et les femmes, entre le masculin et le féminin.

Bereni et al., 2008/2012, p. 107

Le bagage sexué/sexuant légué à l’enfant depuis sa conception résulte, en essence, du sens attribué culturellement à son appareil génital externe (Butler, 1993/2011, 1999/2002 ; Rouyer et al., 2014). Dès sa venue au monde, sa socialisation sexuée[4] s’accomplit sous l’influence et par l’action des adultes dont il dépend (Price et al., 2019). Ce processus est facilité, d’une part, par l’éducation implicite ou l’imprégnation (p. ex. observation des modèles de rôles, de la répartition des tâches et des archétypes de genre louangés) et, d’autre part, par l’éducation explicite ou les conduites éducationnelles intentionnelles à l’intérieur du foyer familial et des lieux d’échanges avec la famille élargie (p. ex. conditionnement par le contrôle, l’accompagnement, l’incitation et l’interdiction : Octobre, 2010). Les agent/e/s de socialisation dans la vie d’un/e enfant d’âge préscolaire, dont principalement ses parents ou tutrices/tuteurs (Bereni et al., 2008/2012 ; Octobre, 2010 ; Price et al., 2019), lui fraient ainsi le chemin à suivre pour incarner l’identité lui ayant été prescrite.

Selon une étude narrative britannique menée entre 2007 et 2012 auprès de 20 femmes (incluant six paires mère/fille), les mères se soucient particulièrement de l’allure et de la conduite des filles de la famille, la performance d’une féminité normative agissant tel un bouclier contre la désapprobation familiale et communautaire, mais aussi et surtout comme un moyen de maintenir la paix au sein du foyer (Holland et Harpin, 2015). En outre, et d’après une étude quantitative réalisée aux États-Unis auprès de 141 enfants (8 à 11 ans), de 77 mères et de 48 pères, les filles reçoivent plus de messages à la maison sur le poids et l’image corporelle que les garçons (Phares et al., 2004). Puisque les jeunes enfants entretiennent un « rapport essentialiste et fonctionnaliste au monde », « les injonctions parentales [relativement au corps et au genre], [qu’elles soient] explicites ou implicites, prennent plus facilement force de loi » (Bereni et al., 2008/2012, p. 121). Avec le temps, la plupart des enfants associent les faits et gestes des filles/femmes à l’agir féminin et ceux des garçons/hommes à l’agir masculin, si bien qu’ils « se conforment eux-mêmes aux stéréotypes de genre » projetés sur eux (Ibid., p. 19). D’autres enfants cependant sont poussés par leurs inclinations à transgresser plus ou moins volontairement les normes véhiculées à ce sujet.

Au sein de l’unité familiale, les transgressions de genre – soit « le fait d’adopter des comportements, des goûts, des manières d’être socialement attribués à l’autre sexe » ou de rompre avec « l’ordre du genre » (Bereni et al., 2008/2012, p. 131) – sont davantage tolérées chez les filles/femmes comparativement aux garçons/hommes, « pour peu qu’elle[s] donne[nt] par ailleurs, dans d’autres pratiques, les gages de [leur] féminité » (Octobre, 2010, p. 69). De plus, ces transgressions sont moins bien accueillies dans les milieux populaires que dans les classes moyennes et supérieures, les filles ayant ici aussi plus de liberté que les garçons (Ibid.). Selon l’analyse de données quantitatives (questionnaire : parents de 1518 enfants) et qualitatives (entretiens et observation : 18 enfants et 24 parents) recueillies lors de l’enquête française Les loisirs culturels des 6-14 ans, de telles transgressions figurent parmi les stratégies développées par les enfants « afin d’échapper à la “tyrannie” du genre » (Ibid., p. 73). Il en va de même avec les déplacements (p. ex. expression de genre différente en privé versus en public, dans l’enfance versus à l’adolescence) et les combinaisons (p. ex. expression de genre à la fois féminine et masculine). Les jeunes personnes dont l’expression de genre est jugée atypique ont alors, dans certains cas, un peu de latitude pour (re)négocier leurs identités.

Étant donné l’emprise historique de la religion catholique sur les communautés de langue française en Ontario, on peut se demander comment ces divisions s’opèrent et se sont opérées dans les dernières décennies au sein de familles ayant hérité du capital culturel canadien-français.

Aperçu de la méthodologie appliquée

Réalisée entre 2014 et 2019, l’étude doctorale d’où proviennent les résultats discutés entre ces pages a été conduite avec la coopération de six participantes adultes ayant éprouvé du harcèlement de la part de leurs pairs en rapport avec l’expression de genre ou l’orientation sexuelle pendant plusieurs années au sein d’écoles catholiques de langue française dans la région d’Ottawa, en Ontario (Ruest-Paquette, 2020). Les données ont été recueillies au moyen de deux entretiens individuels par participante, d’un groupe de discussion, de matériaux biographiques commentés et de 16 rapports (auto)réflexifs. Après avoir été sectionnées conformément aux systèmes sociaux dynamiques et perméables que réunit la théorie bioécologique du développement humain (macro, exo, méso, micro, onto et chronosystèmes : Bronfenbrenner, 1977, 1994 ; Drapeau, 2008), les données ont été soumises à une analyse inductive générale (voir Blais et Martineau, 2007), de discours critique (voir Fairclough, 1995), comparative (voir Bertaux, 1997/2003) et narrative (voir Polkinghorne, 1988, 1995 ; McCormack, 2004). Dans cet article, seules les données concernant la socialisation de genre familiale des participantes seront examinées (microsystème).

Vu le nombre et le profil ethnolinguistique et culturel des participantes, la saturation des données n’a pas été atteinte. De plus, des biais personnels et conceptuels ont sans doute orienté la collecte, le traitement et l’analyse des données, les participantes et moi ayant peut-être (in)consciemment procédé au lissage narratif des trajectoires (re)présentées (voir Spence, 1986). L’inclusion de méthodes réflexives, l’examen des données contradictoires et le recours aux écrits recensés ont permis de vérifier et de contrôler ces limites.

Résultats et discussion

S’intéressant à la façon dont les participantes ont été socialisées à la féminité dans leur foyer familial, cette section a été découpée en cinq parties : profil des participantes ; marqueurs d’une identité tomboy ; contrôle maternel des choix vestimentaires ou capillaires et du poids ; souci des apparences à des fins de légitimité sociale et d’appartenance communautaire ; distribution sexuée des rôles et responsabilités domestiques.

Profil des participantes

Au moment du recrutement (2014), les six participantes étaient âgées de 22 à 31 ans. Elles ont été scolarisées au sein d’écoles catholiques de langue française en Ontario entre 1986 et 2010[5]. Des pseudonymes leur ont été attribués pour protéger leur anonymat : Max (pansexuel/le[6], 31 ans), Sam (lesbienne, 28 ans), Kim (hétérosexuelle, 27 ans), Zoë (hétérosexuelle, 25 ans), Béa (lesbienne, 24 ans) et Ève (bisexuelle en questionnement, 22 ans). Les six participantes ont été déclarées filles à la naissance et socialisées en conséquence. Tandis que, au moment de la collecte des données, les autres participantes s’identifiaient comme des femmes, Max s’identifiait plutôt comme « gender queer », « gender bender » ou d’un « 3e genre », et le double accord des pronoms, noms, adjectifs et verbes au féminin et au masculin avec l’aide d’une barre oblique a donc été adopté pour la/le désigner. Le mot « participante » et les phrases concernant plus d’une participante ont été accordés au féminin.

Toutes les participantes ont la peau blanche (cela réfère à leur héritage ethnique, mais aussi à la manière dont elles sont reconnues socialement), sont issues de milieux catholiques et ont le français ou le français et l’anglais comme langues maternelles. Cinq d’entre elles sont originaires de l’Ontario, Béa étant native d’une autre province canadienne. Seul/e Max a grandi en région rurale, les autres ayant habité dans une ou plusieurs des banlieues d’Ottawa, et pour l’une d’elles, sur une base militaire (Béa). Les parents de deux participantes sont divorcés (Kim) ou séparés (Ève), leur père ayant quitté le nid familial assez tôt. Les parents des autres informatrices sont ou étaient en union libre ou mariés. Max, Sam, Kim, Zoë et Béa viennent de familles assez à l’aise financièrement (classe moyenne ou moyenne supérieure). En dépit de ses soucis financiers, la mère d’Ève a été proactive dans sa recherche de subsides pouvant rehausser la qualité de vie de ses enfants, qui n’ont manqué de rien. Les six participantes ont au moins une soeur ou un frère, Kim ayant exceptionnellement une soeur jumelle.

Marqueurs d’une identité tomboy

Cinq des six participantes ont utilisé l’étiquette tomboy pour qualifier celles qu’elles étaient pendant une période (Béa et Ève = primaire ; Kim = intermédiaire) ou pour toute la durée de leur scolarité précollégiale ou préuniversitaire (Max et Sam). Voici les facteurs qu’elles ont cités pour corroborer cette identification :

  1. leur chevelure (cheveux courts ou attachés, coupe Longueuil, teinture à la mode parmi les garçons, etc.) ;

  2. leur penchant pour des jeux, jouets, sports ou autres activités associés aux garçons (Ninja Turtles, Power Rangers, GI Joe, petites voitures, soccer, baseball, quilles, basketball, tondre le gazon, conduire un tracteur, etc.) ;

  3. leurs affiliations avec des garçons (amis ou membres de la famille) ;

  4. leur préférence pour des vêtements et accessoires dits masculins (vêtements de sport, salopettes, boxers [caleçons], cotons ouatés, espadrilles, casquettes, jeans, etc.) ou leur refus de porter des vêtements et accessoires dits féminins (maquillage, bijoux, jupes, bas collants, robes, etc.).

Rattachée à des « affaires de garçons » (trad. libre, Morgan, 1998, p. 797) ou au rejet des choses de filles (Paechter, 2006, 2010 ; Paechter et Clark, 2007 ; Robinson et Davies, 2010), l’identité tomboy est fréquemment interprétée comme une forme de masculinité féminine, c’est-à-dire comme « une manière d’être, de performer ou de se comprendre en tant que [personne déclarée fille à la naissance] qui comporte des éléments significatifs d’une masculinité stéréotypée » (trad. libre, Paechter, 2010, p. 223). L’enjeu du corps est central à cette identification, qui est fondée sur la performance ou la perception d’une inversion de genre eu égard aux organes sexuels externes de l’individu et à l’identité sexuelle lui ayant été conférée (Francis, 2010 ; Paechter, 2010 ; Robinson et Davies, 2010). L’identifiant tomboy repose ainsi à la jonction entre l’idée que l’on se fait de l’agir féminin et celle que l’on se fait de l’agir masculin, la juxtaposition du genre masculin sur le corps d’une jeune personne déclarée fille provoquant une rupture dans l’illusion des couplages hétéronormatifs traditionnels. Quoi qu’il en soit, l’audace des enfants non binaires tend à être remarquée, voire à choquer (Robinson et Davis, 2010 ; Holland et Harpin, 2015 ; Martin-Storey et Baams, 2019 ; Price et al., 2019), surtout là où les archétypes sexués/sexuants sont plus traditionnels et donc difficilement négociables. Les données de cette étude portent à penser que cela est bel et bien le cas au sein de certains foyers de langue française en Ontario.

Contrôle maternel des choix vestimentaires ou capillaires et du poids

Comme dans une recherche citée préalablement (Holland et Harpin, 2015), toutes les participantes ont évoqué l’influence de leurs parents, le plus souvent de leur mère, dans le choix de leurs vêtements ou de leur coiffure dans la petite enfance (toutes), dans l’enfance (sauf Sam) ou à l’adolescence (Ève seulement). Seul/e Max a remis en question son identité sexuelle depuis l’âge préscolaire. Elle/il a néanmoins été assez heureuse/heureux « dans [son] corps qui pouvait encore passer pour celui d’un garçon », se décrivant comme un/e « enfant enjoué/e » jusqu’à ce qu’elle/il sente un « malaise chez les gens, surtout [chez ses] parents », envers ses préférences garçonnières. Ayant fourni des photographies à l’appui de son témoignage, Max s’est penché/e sur la variation de ses expressions faciales et corporelles selon qu’elle/il avait déjà été initié/e ou pas encore aux normes de genre :

Ça, c’est ma face de bébé heureux avant que j’comprenne que je n’étais pas un garçon […] avant qu’on m’impose ma féminité […] avant que j’me rende compte qu’y’avait une différence entre les hommes et les femmes […] avant d’commencer l’école pis d’me faire traiter de fille. […] [Dans ces autres photos datant du primaire] [on] voit que j’suis pas full [très] heureuse d’être en vie. J’ai ma face de traumatisée, de j’me sens déguisée […] ma face de fille.

Assailli/e de prescriptions et d’interdictions lui enjoignant de réprimer son identité émergente en faveur d’une féminité performative, Max a aussitôt été convaincu/e de sa marginalité : « […] j’avais un sentiment de “Je ne suis pas comme les autres. I don’t fit in. [Je n’entre pas dans le moule.]” » Ayant – depuis l’âge de trois ans – saisi qu’elle/il échouait à personnifier le genre lui ayant été assigné, Max s’est dès lors senti/e relégué/e aux coulisses d’un tableau vivant où se jouait une mise en scène d’interactions prévisibles entre les actrices et acteurs de sa vie, lesquels ont été catalogués selon leurs organes sexuels externes sans que cela semble les contrarier. Il s’agit, en effet, de l’âge auquel les enfants tendent à s’éveiller aux stéréotypes de genre et à les intégrer (Octobre, 2010 ; Bereni et al., 2008/2012 ; Rouyer et al., 2014), qu’elles/ils s’y accordent ou non.

Pour sa part, Béa s’est identifiée comme un garçon au cycle élémentaire (de la 1re à la 6e année). À l’inverse de Max, dont l’identité demeurait non binaire au moment de la collecte des données, Béa – qui a renoncé à cette identification dès la 7e année – a simplement voulu suivre les traces de son amie tomboy. Toujours est-il que sa mère, comme celle de Max, s’est affairée à lui faire enfiler la façade d’une féminité conventionnelle :

Max : « T’es une fille. Les filles s’habillent comme ça. » […] Ma mère essayait […] de m’faire porter des jupes, des robes et des bas collants. // [Mes parents] m’complimentaient sur comment j’avais des beaux ch’veux. J’pense que c’tait juste un truc pour que j’les laisse pousser.

Béa : […] ma mère m’obligeait à porter des [bas] collants l’hiver et moi j’voulais pas […] [elle] m’avait fait croire que les gars en portaient aussi pour que j’accepte d’en porter. […] Ma mère, pendant longtemps, n’a pas voulu m’laisser m’habiller en garçon. […] Quand j’l’ai finalement fait, j’pense pas [que mes parents] étaient heureux de ça, mais y m’laissaient faire. // C’est en 5e année [que ma mère] a enfin accepté que j’me fasse couper les ch’veux.

Les interdictions, obligations et ruses en relation à l’habillement et aux cheveux ont, chez Max et Béa, fait partie du régime familial de socialisation à la féminité. Alors que Max s’est d’emblée identifié/e implicitement à la masculinité (quand la performance de genre d’une gamine est jugée par autrui comme étant analogue à celle d’un garçon), Béa s’y est identifiée explicitement (quand une gamine revendique consciemment et volontairement la masculinité) (Paechter et Clark, 2007 ; Paechter, 2010). Béa a donc réclamé son identité tomboy, celle de Max ayant été projetée sur elle/lui à partir de raisonnements basés sur des préjugés et stéréotypes préalables à l’extériorisation de ses préférences émergentes (voir Butler, 1993/2011, 1999/2002 ; Eribon, 1999 ; Paechter, 2006 ; Paechter et Clark, 2007). Cela a aussi été le cas de Sam (identification implicite devenue explicite), de Kim et d’Ève (identification implicite passagère).

À la différence de Béa, qui a connu « une belle enfance à la maison » malgré les efforts mis en oeuvre pour qu’elle endosse l’image d’une féminité déchiffrable, Max a éprouvé une souffrance terrible en lien avec ses interactions familiales :

J’comprenais pas pourquoi on voulait m’forcer à être que’que chose que j’étais pas. […] je r’gardais toutes mes cousines qui étaient toutes […] très féminines pis tout l’monde rentrait vraiment dans l’moule […] Tout l’monde était correct avec ça fait qu’j’suis comme « OK, ben, ça doit être juste moi. » […] mes cousines [paternelles], y fittent [rentrent] parfaitement dans l’moule : elles sont toutes minces, super jolies. […] j’étais toujours comparé/e à eux autres. […] [Ma mère me disait :] « Si tu veux réussir dans la vie, faut que t’aies l’air de ça. »

Bien que Max attribue les paroles et la conduite de sa mère à une volonté sincère de lui épargner ou de « résoudre [ses] problèmes ou […] [ses] tristesses », les moyens coercitifs par lesquels elle a tenté de l’orienter vers l’appropriation d’une féminité intelligible ont sans contredit contribué à la/le marginaliser, sa morphologie et son style ayant été incriminés pour sa mise à l’écart des autres enfants. Max ayant déclaré que « ma mère me disait qu’elle était complexée par son poids », il est à se demander si le souci des mères relativement au tour de taille de leur fille (voir Phares et al., 2004 ; Bannon et al., 2018) est d’entrée de jeu le reflet ou la conséquence de leur propre socialisation sexuée.

Comme les parents de Max et de Béa, la mère d’Ève a jugé négativement les cheveux courts de sa fille sous prétexte qu’elle « [ruinait ses] ch’veux blonds naturels », mais elle a autrement accepté son aspect tomboy. Ses critiques et restrictions ont plutôt été dirigées contre les tenues, accessoires et comportements qu’elle considérait comme sexualisés :

[…] ma mère me couvrait les yeux si on voyait […] des thongs ou des g-strings [sous-vêtements minimalistes] […] J’mettais jamais du maquillage […] j’avais pas l’droit. Des boucles d’oreilles, j’en mettais pas […] j’avais pas l’droit. C’tait sexuel pour ma mère. // En 6e […] j’ai commencé à mettre du rose, à pas attacher mes ch’veux, j’ai arrêté de jouer aux sports durant la récré, puis j’faisais des choses de fille. […] Dès le moment que ma mère a vu que j’étais dev’nue un peu plus fille, […] elle a commencé à vraiment lock it down [resserrer l’étau]. […] J’avais 12 ou 13 ans, ma mère m’a dit que j’devrais être sur le coin [d’une rue] […] / Question : Pis ça voulait insinuer que… ? / Ève : J’tais une prostituée. […] J’ai commencé à porter des brassières, qui étaient sexy pour ma mère. […] elle a [même] hésité pendant longtemps à [me] donner [des brassières sportives].

La mère d’Ève a alors associé l’esthétique et les conduites hyper-féminines à une sexualité marchande plus compatible avec l’image médiatisée de la femme-mince-affriolante-à-regarder-et-à-posséder-sexuellement-par-un-homme (voir Bordo, 1993/2003 ; King, 2004 ; Driscoll, 2008). Tandis que les parents de Max et de Béa ont louangé l’expression d’une féminité apparente chez leur enfant, la mère d’Ève l’a freinée, parfois avec violence.

Dans un cas comme dans l’autre, ces mères se sont toutes inquiétées de la façon dont leur enfant respective exhibait son genre, lui faisant ipso facto subir leurs préjugés, attentes et craintes à visée conservatrice avec peu de considération pour son désir d’affirmation identitaire. Leur conduite a ainsi renforcé l’idéal hétéroféminin prôné par la doctrine catholique (voir Voyé, 1996 ; Daban, 2005 ; Saint-Siège, 2005) et, par ricochet, par le discours traditionaliste sur l’identité franco-ontarienne (voir Heller, 1999, 2011 ; Heller et Labrie, 2004). À l’opposé de ces parents, ceux de Sam ont accepté qu’elle s’habille selon sa volonté depuis l’âge de trois ans, sa mère – une ex-tomboy – n’ayant exprimé aucune objection à ce que sa fille le soit également. Ayant originellement pris plaisir à habiller ses filles jumelles de manière assortie (vêtements roses pour l’une et mauves pour l’autre), la mère de Kim a de même cautionné l’apparence garçonnière de sa fille (cycle intermédiaire). Pour sa part, la mère de Zoë a, avec l’assentiment de sa fille, opté pour des tenues artisanales. Le discours traditionaliste sur l’identité franco-ontarienne n’a donc pas dicté les standards esthétiques à respecter chez ces trois participantes. Sous la rubrique du paraître, qui relève des priorités assorties culturellement aux filles/femmes (West et Zimmerman, 1987 ; Bordo, 1993/2003 ; King, 2004 ; Jackson et Vares, 2015), les possibilités autorisées et limites fixées ont ainsi été plus restrictives chez Max, Béa et Ève.

Souci des apparences à des fins de légitimité sociale et d’appartenance communautaire

De toutes les participantes, Max et Béa ont plus que les autres compris que leurs parents désapprouvaient leurs infractions esthétiques :

Max : […] j’sentais vraiment qu’c’était mes parents qui voulaient avoir une fille « normale » fait qu’y voulaient que j’sois féminine. […] ça dérangeait mes parents plutôt parce que : « Qu’est-ce que les gens vont dire dans leur char [voiture] en r’venant d’la messe si notre fille c’est une tomboy ? » […] « Faut qu’on aille l’air d’une famille normale. »

Béa : [Mes parents] avaient p’t’être aussi un peu honte de mon look [apparence] quand on sortait en public, mais y m’ont laissée faire.

Excluant l’analyse de ses photographies d’enfance, la formulation « avoir l’air » (en parlant de l’apparence ou des apparences) est survenue 19 fois dans le témoignage de Max. Elle/il a également employé les expressions « être ou non [une personne/famille] (a)normale », « être ou non dans la norme », « répondre ou non à la norme », « se sentir ou non [comme une personne/famille] normale » et « agir normalement » 26 fois pendant la collecte des données, cette normalité ayant été assimilée au fait d’être ou de faire « comme les autres » (répété six fois), voire à l’hétéronormativité. Adhérant plausiblement au présupposé suivant lequel les filles « normales » aspirent naturellement à personnifier le modèle hétéroféminin dominant, les parents de Max l’ont très tôt mis/e au diapason des retombées redoutables que pouvait engendrer son apparence sur l’opinion publique à l’endroit de leur famille, mais aussi sur sa réputation en tant qu’épouse potentielle :

Je trippais sur le chum [copain] d’une de mes cousines […] Et là, ma mère me dit « Tu sais, des gars comme ça, ça sort avec des filles […] qui sont grosses comme ça », en me montrant son p’tit doigt. […] « Tu trouveras jamais un mari qui va pouvoir t’aimer pis qui va pouvoir supporter tes besoins si t’as d’l’air de d’ça. »

Si sa mère était à ce point perturbée par son embonpoint et sa créativité identitaire, c’est sans doute parce qu’elle avait intériorisé le « moule [hétéronormatif] du village » et qu’elle s’efforçait de le reproduire. Contrevenant à la matrice hétérosexuelle régnante (voir Butler, 1993/2011, 1999/2002), la non-conformité de genre de Max a probablement, selon sa mère, fait obstacle à sa crédibilité comme agente de dissémination du capital culturel franco-ontarien (Bernier, 1996 ; Voyé, 1996 ; Denis, 2001 ; Roberts, 2009). À titre d’intermédiaires en « position de service […] à l’Église et à son projet [hétéronormatif] », les mères catholiques sont spécifiquement chargées de veiller à la « “transmission” de la foi et de la tradition de l’Église » à leurs enfants (Voyé, 1996, p. 19). Max ayant précisé qu’elle/il provient d’une famille catholique pratiquante, que sa mère a toujours été « la femme de la maison » et qu’elle « s’occupait de l’éducation », il se peut que cette dernière se soit acharnée à la/le féminiser par sens du devoir envers sa religion et la culture franco-ontarienne. Cela expliquerait le clivage observé dans ses artéfacts photographiques entre les vêtements qu’elle/il devait porter en public et ceux qu’elle/il pouvait porter en privé :

[…] j’aimais [le linge que j’avais hérité de mon frère] parce que j’trouvais ça plus masculin. […] J’avais l’droit d’m’habiller d’même […] parce qu’y’avait pas d’monde alentour. […] [Il y avait] une distinction entre le linge que j’avais l’droit d’porter à la maison […] pis le linge qu’y fallait que j’porte pour l’école ou […] en public […] / [J’ai choisi cette photo-là] parce que c’est exactement la représentation sociale en société. Comparativement à quand j’jouais dans la cour en arrière avec le tas d’roches où j’portais une salopette, là j’porte une p’tite robe avec d’la dentelle. / […] L’image de la famille : petite fille féminine, papa, maman, petit garçon qui porte une cravate.

Tant qu’il n’y avait aucun risque qu’elle/il soit vu/e (sphère privée), Max pouvait (permission) s’habiller à sa guise ; dès qu’il y avait une possibilité qu’elle/il soit vu/e (sphère publique), elle/il devait (prescription) se vêtir comme une jeune femme hétéroféminine soucieuse de son apparence dans l’expectative de trouver un jour celui qui pourrait éventuellement la demander en mariage (voir Paechter et Clark, 2007 ; Paechter, 2010 ; Holland et Harpin, 2015). À la manière d’autres enfants non binaires (voir Octobre, 2010), Max a ainsi eu l’autorisation de porter des vêtements typiquement masculins à la maison, mais cela « au prix d’une conformation à des injonctions de genre dans d’autres domaines » (Bereni et al., 2008/2012, p. 132). Les perceptions d’autrui à l’égard des performances identitaires de son enfant – qu’elles aient été exprimées ou pressenties – ont donc, aux dires de Max, eu un pouvoir régulateur irréfutable sur l’attitude de sa mère et, par contrecoup, sur celle de son père, tous deux ayant, à son avis, misé sur la normativité sociale des leurs afin de prouver leur droiture culturelle (ou catholique), leur légitimité sociale et leur appartenance à la collectivité. La honte détectée par Béa chez ses parents pourrait aussi avoir été catalysée par des processus sociaux comparables, mais il me revient de souligner que Béa ne s’est jamais prononcée sur la religiosité de sa famille, dont elle a plutôt effleuré le statut militaire. À ce sujet, sa mère lui a confié que « les militaires, on était une classe à part », formant une communauté séparée de la collectivité franco-ontarienne, ce dont Béa n’a jamais pris acte. De manière générale, les militaires misent sur le « partage de valeurs et de références communes » pour maintenir la cohésion et la solidarité intragroupes (Windeck, 2008, p. 31), les armées « entretiennent une relation ancienne et forte avec le sacré et le religieux » (Ibid., p. 34) et les Forces armées canadiennes « font la promotion d’un modèle familial plutôt traditionnel » (Régimbald et Deslauriers, 2010, p. 200). Les parents de Béa s’acharnaient alors peut-être aussi à « normaliser » l’apparence de leur fille à des fins de légitimité sociale et d’appartenance.

En ce qui regarde les participantes issues de communautés plus éloignées (village ou banlieue à trente minutes ou plus du centre-ville d’Ottawa : Max, Sam et Ève), il ne semble pas y avoir eu de divisions sociales ni de ruptures idéologiques entre l’église paroissiale, la famille et l’école (voir Laflamme et Wilkinson, 2008 ; Charron et al., 2018). Ayant assisté régulièrement au service du dimanche, Max et Ève ont avancé que l’église locale faisait office d’endroit propice à la surveillance intra et interfamiliale, à la médisance mutuelle ainsi qu’à la régulation physique et morale des autres et de soi-même :

Max : Quand on rev’nait chez nous [après la messe], c’tait comme « T’as-tu vu [de quoi] telle personne avait l’air ? » C’tait pas pantoute à propos d’aller prier pis se recueillir. C’tait à propos d’aller faire du gossip [commérage] à propos du monde dans l’village. // Faut vraiment bien que tu paraisses [quand tu vas à l’église]. […] C’est vraiment un show [spectacle] […] la communauté se rencontre pis on se juge l’un l’autre pour voir comment vont nos vies. Au-delà d’aller pratiquer, c’est vraiment un jugement social […] C’est surtout sur les apparences.

Le lien établi entre les rituels d’aller à l’église en famille, d’évaluer l’apparence d’autrui (ou « les apparences ») et de se donner en spectacle pour éviter d’être jugé à son tour (« show » pour prouver sa normativité) concorde avec le récit des participantes en ce qui a trait au code vestimentaire à adopter en tant que filles/femmes dans la maison de Dieu :

Max : […] c’était important que j’m’habille en fille pour aller à l’église parce que là t’es devant Dieu. […] Lui, y’l’sait que t’es pas correcte fait qu’faut au moins qu’tu prétendes, faut au moins qu’tu fasses un effort […] « On l’sait toute : you’re living in sin [tu vis dans le péché]. Nous autres on est des humains fait qu’c’est correct. Mais pour Lui, t’as besoin d’mettre ta jupe. »

Kim : […] faut qu’tu sois bien habillée pour aller à l’église. Si t’es une femme, habille-toi avec des tights [bas collants] pis des affaires comme ça pis tes ch’veux sont bien rangés […] Pour identifier voici qui tu es, voici comment tu t’habilles, voici comment tu devrais t’habiller, voici l’église[7].

Béa : J’me rappelle juste qu’on m’a obligée à faire ma première communion en robe blanche. Ma confirmation, en 6e année, c’tait pire. J’avais les ch’veux courts et j’avais l’air d’un gars, mais ma mère m’a obligée à mettre une robe […].

Ève : [À l’église, on jugeait] les enfants qui avaient des piercings [perçages] ou des tattoos [tatouages]. […] [J’ai] des perçages pis des tattoos. […] je l’sais que ma mère s’attend à ce que j’me présente bien pis que j’sois bien vêtue […].

Comme en attestent leurs nombreuses évocations des notions de devoir, d’obligation et d’attente, ces participantes ont saisi, d’une part, que la féminité leur était requise dans cet établissement et, d’autre part, qu’elle était soumise à des conventions superficielles et restrictives. Le sous-texte d’une telle pression à la conformité est tout spécialement frappant dans le premier extrait, où Max résume les sous-entendus qu’elle/il a captés quant aux jugements entretenus à son égard : 1) Dieu Lui-Même la/le dépréciait en raison de son expression de genre soi-disant amorale ; 2) selon l’opinion d’autrui, elle/il était pécheresse/pécheur du fait de sa prétendue déviance de genre et 3) à l’église, elle/il devait démontrer son respect et sa maîtrise du canon hétéroféminin en portant un habillement approprié compte tenu de l’identité sexuelle ayant été choisie pour elle/lui. Les affirmations accusatrices et définitives relatées (« Lui y’l’sait que t’es pas correcte, que tu vis dans le péché ») montrent bien qu’elle/il s’est senti/e accusé/e d’être fautive/fautif. Elle/il a ainsi compris qu’on l’exhortait à faire semblant d’être comme les autres filles en recouvrant ses travers supposés d’une féminité factice. Les possibilités et limites conférées à la gent féminine par l’Église catholique ayant, selon la doctrine, été inscrites dans son corps par Dieu Lui-même (Voyé, 1996), les filles/femmes sont conséquemment appelées à pénétrer leur lieu de culte en exhibant une parure élégante, modeste et démonstrative de leur potentiel conjugal et maternel, à savoir le costume d’une femme-pieuse-à-marier-et-mère-au-foyer.

En tout et pour tout, les données auscultées dans cette sous-section attestent de la portée normalisatrice relative de l’Église catholique en Ontario français, certaines familles profitant à ce jour de la messe, des célébrations ponctuelles et de leurs interactions communautaires pour s’épier les unes les autres, veillant à ce que personne ne transgresse les identités légitimées. Ces mêmes données montrent aussi les signes d’une plasticité idéologique à ce sujet dans certaines maisonnées, celle-ci étant plus représentative des discours modernisant et mondialisant sur l’identité franco-ontarienne (voir Heller, 1999 ; Heller et Labrie, 2004 ; Moïse, 2006 ; Laflamme et Wilkinson, 2008). Les contradictions observées reflètent ainsi les tensions générées par la coexistence de discours identitaires plus ou moins harmonieux.

Distribution sexuée des rôles et responsabilités domestiques

Chez les participantes dont les parents sont divorcés (Kim) ou séparés (Ève), les rôles et responsabilités domestiques ont été assumés par leur mère. De son côté, Zoë a été élevée de façon à contribuer aux tâches selon ses capacités et compétences. Béa ne s’est pas prononcée à cet effet, expliquant simplement : « ma mère, depuis qu’elle s’est mariée et qu’elle a eu des enfants, elle est restée beaucoup au foyer ». Cette dernière a également administré des services de garde à domicile et a travaillé comme surveillante en milieu scolaire, les enfants ayant été prépondérants dans sa vie.

Pour Max et Sam, les possibilités et limites entourant les fonctions à remplir au sein du nid familial ont été plus conservatrices :

Max : […] mon rôle dans la société en tant que femme c’était de faire la cuisine, faire le ménage, ça c’tait ma responsabilité parce que j’étais une fille […] // […] j’voulais participer [aux activités de la ferme] qui avaient l’air mille fois plus intéressantes que faire les repas, faire d’la vaisselle, mais c’tait un peu ridiculisé […] comme un jeu. « There’s no way [Il n’y a aucune chance] que tu vas faire ça pour de vrai dans la vie, fait qu’si tu veux v’nir hanger out [traîner] avec nous, c’est correct. » Mais c’tait pris pour acquis que parce que j’étais une fille, j’étais pas assez forte physiquement pour faire les travaux […] réservés aux hommes.

Sam : [Mon père me disait :] « Faut qu’tu fasses des choses alentour d’la maison. » […] J’suis comme : « OK, mais j’veux couper l’herbe. » « Ben non ! Tu peux pas faire ça. C’est dangereux ! » « Pourquoi c’est dangereux ? Le voisin l’fait. » « Ouin, mais c’t’un gars. » […] Y voulait que j’fasse la vaisselle. J’ai dit « Fuck ! J’veux pas faire la vaisselle. […] J’veux couper l’herbe. J’veux utiliser le snowblower [la souffleuse à neige]. »

Les tâches ménagères intérieures et la prise en charge des enfants ont, chez Max et Sam, été affectées aux filles et à la femme de la maison (sphère privée), tandis que les travaux extérieurs (sphère publique) ou requérant une force physique supérieure ont été entrepris par les garçons et l’homme du foyer, leurs parents ayant intégré ces mêmes rôles traditionnels (voir Bereni et al., 2008/2012 ; Grange, 2010). Les contributions considérées comme transgressives ont, par suite, été minimisées, ridiculisées, interdites et refusées.

Ayant associé « les valeurs de la bonne petite madame » aux enseignements de sa grand-mère « très, très, très religieuse », Max a fait valoir l’influence de la doctrine catholique sur sa socialisation de genre familiale. Sam, Béa et Ève ont acquiescé au lien entre le catéchisme catholique et la socialisation familiale en Ontario français lors du groupe de discussion. Étant donné que les communautés franco-ontariennes ont originellement été formées sous la tutelle du clergé catholique (Heller, 1999, 2011 ; Heller et Labrie, 2004 ; Laflamme et Wilkinson, 2008), et sachant que les participantes ont souligné l’emprise du catholicisme sur les communautés de langue française en Ontario, il est cohérent qu’elles associent les contraintes et obligations traditionnelles leur ayant été inculquées à la maison à cet héritage religieux. Max et Sam ayant été les seules à relater de telles expériences, on peut supposer qu’il y avait néanmoins une souplesse à cet égard dans l’inconscient collectif franco-ontarien, ce qui peut s’expliquer par l’émergence des discours modernisant et mondialisant.

Conclusion

Après avoir scruté une portion des données recueillies auprès de six participantes d’ascendance canadienne-française sur leur socialisation de genre familiale, il en ressort que certaines familles ont usé d’une panoplie de stratégies discursives, interactionnelles et disciplinaires pour socialiser leur enfant tomboy à l’hétéroféminité. Selon les anecdotes partagées, les enjeux de l’apparence physique, des apparences sociales et de la distribution des rôles et responsabilités domestiques ont figuré à l’avant-scène des préoccupations de quelques parents. Les familles isolées sur le plan géographique ont tout particulièrement insisté pour que leur enfant adhère à l’archétype de la femme-pieuse-à-marier-et-mère-au-foyer, se comportant ainsi en phase avec le discours traditionaliste typique des communautés franco-ontariennes éloignées, de même qu’avec la matrice hétérosexuelle dominante. Le modèle promulgué a plus précisément été transmis, imposé, soutenu et renforcé par la mère des participantes concernées. Leur père n’a d’ailleurs que très peu été évoqué, et ce, généralement sous l’appellation « mes parents ». Au sein des autres cellules familiales, la performance et l’incorporation d’une féminité normative n’ont pas été requises (sauf, peut-être, à l’église ou dans le cas des tâches ménagères), la flexibilité parentale à cet égard laissant entrevoir une ouverture partielle ou totale aux discours identitaires modernisant et mondialisant de plus en plus répandus dans les communautés franco-ontariennes urbaines.

À la lumière des résultats présentés et analysés dans cet article, il est recommandé aux chercheur/e/s en sciences sociales de mener des études plus poussées pour documenter l’occurrence et l’incidence des discours traditionaliste, modernisant et mondialisant sur la socialisation de genre et la construction identitaire des enfants, adolescent/e/s et adultes de langue française en Ontario, toutes ascendances confondues. Cet exercice faciliterait la mise en comparaison des pratiques familiales privilégiées selon une diversité de facteurs démographiques et identitaires, le tout suivant une approche intersectionnelle (voir Shields, 2008 ; Harper, 2012 ; Hartog et Sosa-Sánchez, 2014 ; Chauvin et Jaunait, 2015). De telles enquêtes permettraient de repérer les besoins des enfants, familles et communautés de langue française en Ontario, puis d’instaurer ou de bonifier des programmes éducationnels et services d’accompagnement conséquents. Par exemple, les récits reconstitués dans ce texte montrent la nécessité d’offrir des ressources communautaires francophones favorables au mieux-être des enfants non binaires et à l’appui de leur famille en régions rurales/éloignées.

Du côté des programmes de formation en travail social, il est conseillé d’appliquer une pédagogie anti-oppressive (voir Kumashiro, 2000 ; Lee et al., 2017). Celle-ci faciliterait, d’une part, la sensibilisation des étudiant/e/s à l’existence des droits, préjugés et stéréotypes relativement au genre et à la sexualité et, d’autre part, la conscientisation de ce public à la portée de ces droits, préjugés et stéréotypes sur la socialisation, la construction identitaire et la qualité de vie des enfants, quelles que soient leurs identités. Dans un même ordre d’idées, il serait souhaitable d’y encourager le développement d’une pratique réflexive afin que les futur/e/s intervenant/e/s puissent anticiper et comprendre les causes, manifestations et retombées potentielles de leur propre socialisation de genre et des préjugés qui s’en dégagent sur les personnes et populations qu’elles/ils vont éventuellement côtoyer dans l’exercice de leur profession (voir Schön, 1994 ; Ruth-Sahd, 2003 ; Gélinas Proulx et al., 2012). Il importe, au surplus, de les préparer à intervenir respectueusement auprès des familles où les attentes des adultes sont désaccordées des performances identitaires de leur enfant. L’évaluation du contrôle parental et des stratégies disciplinaires (voir Claes, 2004), la thérapie dyadique parent-enfant centrée sur les émotions (voir Har, 2015) et la psychothérapie basée sur la théorie de l’attachement (voir Atger, 2007) seraient des méthodes d’intervention efficaces dans une telle situation.