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Introduction

Les familles contemporaines ont vu leurs configurations transformées ces dernières décennies, notamment sous l’effet du vieillissement de la population. Touchant l’ensemble de nos pays industrialisés, ce phénomène requiert d’imaginer de nouvelles pratiques sociales à destination des personnes âgées et de leur entourage. Pourtant, le rôle crucial des aidants proches demeure peu connu en Europe (Bertezene, 2020). Les politiques en leur faveur se font globalement timides, et la Belgique n’échappe pas à ce constat. Les groupes de soutien font partie des initiatives offrant répit et soutien à l’entourage (Kenigsberg et al., 2013). Cette contribution propose un éclairage sur les logiques sous-jacentes au processus d’engagement au sein de tels dispositifs en Belgique francophone, au travers des résultats d’une recherche exploratoire menée auprès de 28 informateurs. Ce faisant, elle contribue à donner la parole aux acteurs de ces transformations ; tant au public vulnérable contemporain que constituent les aidants proches qu’aux intervenants impliqués dans les pratiques sociales à leur encontre.

Le texte est scindé en quatre parties. La première situe le contexte de recherche : la situation des aidants proches en Belgique francophone et les dispositifs de soutien qui existent à leur intention. La seconde présente la méthodologie de recherche qualitative mise en place afin de recueillir les expériences des acteurs (participants, animateurs professionnels et animateurs-pairs) de groupes de soutien. Leurs vécus font l’objet des troisième et quatrième parties, centrées sur les bouleversements familiaux générés par la situation d’aidant proche, d’une part, et sur les logiques d’engagement au sein de tels dispositifs, d’autre part.

Les aidants proches en Belgique francophone

Plusieurs aspects caractérisent le vieillissement de la population belge : allongement de la durée de vie, augmentation de l’âge moyen, diminution de la proportion de jeunes et hausse du pourcentage de personnes de plus de 65 ans. Le phénomène n’est pas neuf, puisqu’il est documenté depuis le début des années 1960 en Wallonie[1]. L’âge moyen s’accroit dès les années 1970. En 2010, la proportion des 75 ans et plus avait presque doublé par rapport à cette période ; elle était multipliée par cinq pour les nonagénaires et par huit pour les centenaires, les femmes étant celles qui jouissaient – et jouissent toujours – de la longévité la plus importante. À Bruxelles, l’âge moyen connait une élévation plus tardive – grâce aux effets conjoints du baby-boom et de l’immigration –, avec un pic marquant en 2015. Une baisse de fécondité est observée tant à Bruxelles qu’en Wallonie depuis les années 1980.

Les conséquences du vieillissement sont tant économiques que sociales (impacts sur les coûts des soins de santé, le système de sécurité sociale, le financement des pensions de retraite, la durée des carrières professionnelles, etc.) et touchent notamment aux relations intergénérationnelles. Le nombre de personnes disponibles pour apporter leur aide aux plus âgées diminue, passant de 30 individus de 30 à 66 ans pour une personne de 85 ans et plus en 1991 à 17 en 2016. Les estimations réduisent encore cette proportion à 11 en 2040 et 8 en 2060 (Carbonnelle et al., 2017).

Le modèle traditionnel de la famille s’efface au profit de structures familiales plus diversifiées. Le nombre de ménages augmente tandis que leur taille diminue, les modes de vie évoluent et l’assistance publique intervient. Si les séparations parentales peuvent faire gonfler quelque peu le chiffre du soutien informel entre différents ménages, la tendance générale est à la diminution du soutien intergénérationnel avec l’avancée en âge – à l’exception de la fin de vie, où se manifeste une plus grande aide ascendante (Coppée et Lahaye, 2021).

Cette aide informelle a longtemps été envisagée comme naturelle et, de ce fait, a peu retenu l’attention du secteur public et de la recherche. Comme au Canada, cela fait plusieurs décennies que le maintien à domicile se développe en Belgique. La fin des années 1970 marque la rationalisation des soins, avec la diminution du nombre de places en hôpitaux. C’est en 1978 que les maisons de repos et de soins apparaissent pour limiter les séjours dans les institutions hospitalières, voire s’y substituer. La figure des aidants familiaux apparait quant à elle dans les années 1980, dans le sillage des recherches sur l’aide informelle (Carbonnelle et al., 2017). Celle-ci articule la recomposition des solidarités familiales et publiques (Bresson et Dumais, 2017).

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) définit les aidants proches comme des personnes qui apportent un soutien à un membre de leur réseau de proximité (Gougnaud-Delaunay, 2018). Différentes aides sont fournies par l’entourage, pouvant être regroupées autour de cinq sortes d’intervention que sont le travail instrumental, anticipatoire, préventif, de supervision et de protection. Outre la réduction des risques et de la durée des hospitalisations qu’elles procurent, ces interventions représentent une valeur économique mensuelle évaluée de 621 à 1189 euros concernant le temps consacré aux activités élémentaires (Cès et al., 2016). Précisons ici que le rôle des aidants proches ne se rattache pas exclusivement au soutien apporté dans le contexte du vieillissement, mais également à tout ce qui a trait à la dépendance – autrement dit, aux difficultés rencontrées à poser des actes de vie jugés habituels.

Un Belge sur 10 est aidant proche (Batis, 2015). La proportion est deux fois plus élevée chez les parents (Hosdey-Radoux et al., 2017), dont le risque de devenir aidant dans une configuration de « génération sandwich » (Bouthillette, 2020) s’accroit avec l’âge. La majorité d’entre eux travaillent à temps plein, cela impliquant de trouver un équilibre entre vie professionnelle et soutien familial. Pour un dixième des parents, l’investissement représente plus de soixante heures hebdomadaires, contre moins de vingt pour une petite majorité (58 %). Ils sont respectivement 43 %, 19 % et 20 % à aider leurs propres parents, leurs enfants ou leurs conjoint(e)s. Enfin, les deux tiers des aidants sont des femmes, cela allant de pair avec la persistance des inégalités de genre en matière de partage des tâches domestiques.

En 2014, la Loi relative à la reconnaissance de l’aidant proche aidant une personne en situation de grande dépendance confère un statut aux aidants proches majeurs entretenant une relation de confiance et/ou de proximité avec la personne aidée. Quelques modifications sont apportées en 2019 afin d’élargir la reconnaissance aux situations de dépendance et de faire bénéficier les aidants proches salariés de congés restreints durant lesquels ils peuvent prétendre à une allocation. Néanmoins, aucun arrêté royal n’accompagne les lois de 2014 et 2019, empêchant leur mise en oeuvre effective (Tasiaux, 2017). Ce statut demeure essentiellement symbolique, étant mal connu du grand public et peu assorti de mesures de soutien concrètes (Anthierens et al., 2014 ; Batis, 2015 ; Cès et al., 2016).

Or, la situation de dépendance – soudaine ou progressive – affecte la vie familiale et demande d’imaginer de nouveaux modes de fonctionnement. Parmi les besoins des aidants proches, les écrits scientifiques mentionnent le soutien financier, la reconnaissance, le soutien social, la communication avec le secteur médical, le soutien professionnel, l’information et le répit (Gougnaud-Delaunay, 2018 ; Hosdey-Radoux et al., 2017). À notre connaissance, en Belgique, il n’existe pas de recensement des aides élaborées à destination des aidants proches, pas plus que d’initiatives coordonnées au niveau fédéral (Anthierens et al., 2014). Néanmoins, il existe de nombreux dispositifs de groupe implantés sur le territoire. L’intervention de groupe désigne un processus d’aide renvoyant à un champ complexe, composé des pratiques de groupes de changement personnel et de traitement, d’éducation, de croissance, d’entraide et de soutien (Berteau, 2006). Les groupes de traitement visent le changement, ceux d’éducation ciblent le développement d’habiletés et de compétences, les groupes de croissance ont pour but la prise de conscience personnelle. Les groupes de soutien recherchent l’aide mutuelle et l’autonomie de leurs membres avec l’apport d’un intervenant professionnel, tandis que les groupes d’entraide sont gérés entre pairs (Lavoie, 2001 ; Séguin et Castelli Dransart, 2008). Ainsi, les groupes de soutien renvoient à des dispositifs variés, qui s’appuient communément sur un nombre réduit de personnes partageant une difficulté commune au sein d’un espace de parole, visant le mieux-être et l’aide mutuelle, conciliant pratiques d’accompagnement et de soutien par les pairs. Ils comptent parmi les formules de répit classiques pour les familles (Kenigsberg et al., 2013), celles-ci étant comprises au sens large comme des dispositifs visant à faciliter le vécu des aidants proches. Si des initiatives variées existent localement, elles demeurent néanmoins sous-sollicitées, comme généralement en Europe (Cès et al., 2016 ; Stephan et al., 2018).

Le recueil de la parole des concernés

Nous avons souhaité nous pencher sur les vécus des aidants proches et contribuer à leur donner la parole au travers d’une recherche exploratoire ciblant les groupes de soutien. Peu de recherches se penchent sur les logiques qui sous-tendent le recours aux dispositifs d’aide pour personnes dépendantes et leurs aidants en Belgique francophone (Campéon et Rothé, 2017). La visée compréhensive, l’attitude d’ouverture aux données ainsi que l’absence d’hypothèses formulées a priori, caractéristiques de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), nous semblaient tout indiquées pour explorer les vécus d’engagement des participants et des animateurs de tels groupes.

La MTE est une stratégie générale de recherche ayant pour objectif l’émergence d’une théorie enracinée dans les données empiriques liées à un phénomène ou une situation sociale. L’ensemble du processus de recherche est influencé par ses principes méthodologiques, à commencer par la circularité de la démarche. Les voies de la MTE sont multiples (Luckerhoff et Guillemette, 2012) étant donné le travail d’interprétation des réalités par le chercheur, l’essentiel étant de conserver la posture inductive et la finalité de théorisation. Il y a suspension provisoire du recours aux écrits scientifiques, cela pour laisser place aux données de terrain, leur consultation intervenant en aval, afin d’affiner la théorie. Des phases de récolte, d’analyse et de rédaction se succèdent, dessinant les contours d’une problématique puis ceux d’une théorisation au fur et à mesure que les questionnements et les catégories conceptuelles s’affinent. Le codage est ainsi une activité centrale, comprenant des phases ouvertes (étiquetage des verbatims), axiales (articulations entre les phénomènes et leurs propriétés) et sélectives (schématisation de la théorie en construction), qui s’accompagnent de mémos et comptes rendus permettant de restituer le cheminement parcouru (Guillemette, 2006).

La MTE a recours aux échantillonnages théoriques, c’est-à-dire portant sur des situations et non des individus. Considérant qu’il n’est pas possible de déterminer d’avance un nombre de personnes-ressources à rencontrer, le critère d’arrêt de la récolte est celui de la saturation. Dans le cadre de notre recherche, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs auprès de 28 informateurs, issus d’un total de 21 groupes de soutien. Ces derniers sont principalement mis en place par des associations et mouvements d’action inclus dans le réseau d’une Mutualité, bien qu’on retrouve d’autres organisateurs tels que des Villes, Centres publics d’action sociale (CPAS) et communes dont ils dépendent, ou encore des professionnels indépendants. Ces personnes-ressources sont actrices d’un ou plusieurs groupes sur des thématiques qui renvoient à des évènements de vie diversifiés, dont le point commun réside dans leur impact sur l’entourage. Leurs vécus associés aux dispositifs apparaissent sous le prisme de différentes fonctions, parfois cumulées : en effet, nous avons pris le parti d’interroger aussi bien des participants (11), animateurs (15) et animateurs-pairs (2) que des référents administratifs pour autant qu’ils assistent aux séances (2), cela afin de bénéficier de plusieurs angles de vue du phénomène. Chaque entretien a fait l’objet de deux retours individuels, permettant aux informateurs de confirmer la bonne compréhension de leurs propos et de réagir aux ébauches de théorisation. En certaines occasions, ils ont été accompagnés d’échanges par courriel et/ou par téléphone, fournissant des informations complémentaires. Enfin, un compte rendu descriptif sur les vécus (Lejeune, 2014) a été rédigé en fin de recherche et renvoyé aux informateurs, offrant une dernière occasion de faire valider la théorisation par les concernés.

L’intérêt pour les vécus tant des participants que des intervenants constitue l’une des spécificités de notre recherche. Il ne s’agit pas de tomber dans l’analyse comparative entre ces deux publics, mais de proposer une lecture du processus d’engagement au sein d’un groupe de soutien sous de multiples facettes, afin d’accéder à sa compréhension plus en profondeur. Nous nous concentrons dans cette contribution sur les résultats ayant trait aux logiques sous-jacentes à la fréquentation de tels dispositifs. Dans cette optique, nous proposons des extraits des propos des informateurs (anonymisés au préalable via des prénoms d’emprunt) afin de contribuer à donner la parole (Luckerhoff et Guillemette, 2012) aux familles contemporaines et aux intervenants impliqués dans les pratiques sociales qui leur sont destinées.

Les vies de famille qui basculent

Pour les aidants, la perte d’autonomie d’un proche constitue sans nul doute un moment charnière qui vient bouleverser la vie familiale. De nouveaux rôles et aménagements sont nécessaires. Si le ressenti de l’investissement est différent pour chacun(e), tous s’accordent sur la présence d’impacts psychiques, notamment la charge mentale et les préoccupations. « J’ai l’impression que ce qui est le plus partagé, c’est l’angoisse du futur », rapporte par exemple Rosalie en tant que maman d’un enfant présentant un trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H). Les causes de la souffrance psychique et sociale sont multiples, entremêlant les aspects tant matériels et physiques (comme les frais engendrés, la mauvaise santé, etc.) que relationnels, sociaux et institutionnels. Nous nous concentrons dans cette section plus particulièrement sur les impacts familiaux au sens large.

La condition du proche entraine des aménagements parfois contraignants de la vie de famille. Dans les ménages monoparentaux comme celui de Nicole, maman d’un jeune porteur du syndrome d’Asperger, l’épuisement est d’autant plus présent qu’un relais même ponctuel de l’autre parent n’est pas possible. Rosalie dénonce la « spirale » chronophage générée par les recommandations du centre psycho-médico-social (CPMS) fréquenté par son enfant rencontrant des difficultés scolaires : « Le CPMS nous disait “Il faut faire ceci, il faut faire cela”, on a mis toute une série de choses en place. Et puis finalement, on s’est rendu compte que […] toute la famille fonctionnait […] juste pour que, à l’école, ça aille mieux. »

Si l’attachement est présent dans la relation avec le proche aidé, la situation peut néanmoins générer des tensions. Aidant proche de sa femme atteinte de la maladie de Parkinson, Paul regrette de s’être montré agressif face à des manifestations sur lesquelles elle n’avait pas de prise. Aude, dont le mari présente des troubles du langage depuis près de vingt ans, explique que chaque acte de la vie quotidienne demande de la réflexion, du temps et beaucoup de patience. Le zèle qu’elle peut adopter afin de favoriser l’autonomie de son mari n’est pas sans générer un certain agacement chez ce dernier : « Il dit toujours que je suis un chef : “Chef, hein !” Mais bon, moi je dis : “Quand je dis quelque chose c’est pour toi, pas pour moi !” » Si leur couple tient bon, Aude observe au travers de son groupe de soutien que les séparations sont courantes après un accident vasculaire cérébral (AVC).

Des tensions peuvent survenir entre membres d’une même famille, en particulier si ceux-ci sont en désaccord quant à la manière de prendre en charge le proche. La fille de Nicole est partie précocement du domicile familial en raison du « conflit ouvert » qu’elle entretenait avec son frère. Pour sa part, Olivia se sent proche de sa jeune soeur vivant avec un handicap, mais les relations entretenues avec sa mère et le reste de sa fratrie sont délicates en raison du tabou qui porte sur celui-ci : « Ma mère a toujours vécu ça comme étant quelque chose d’hyper-lourd […] ça a toujours été un non-sujet à la maison et donc c’était une souffrance supplémentaire. » Désormais adulte, elle souhaiterait être impliquée dans les décisions et préparer l’après-parent, mais elle ne se sent pas entendue par sa famille.

Les vécus face à la situation peuvent différer d’un individu à l’autre, résultant d’inégalités ou générant des inégalités (réelles ou ressenties) dans la répartition des tâches. Ainsi, Alexina se sent plus inquiète face aux difficultés scolaires de son fils que son mari et associe cet état d’esprit au fait qu’elle s’occupe davantage des enfants dans leur couple et en particulier des devoirs : « Mon mari, les rares fois où il a dû gérer notre fils pour les devoirs : “Ah mais tu te rends compte ? Il y a ça et ça et ça !” [Rire]. Oui, mais c’est tout le temps comme ça ! [Rire]. » Si le nouveau compagnon d’Arielle n’éprouve pas le besoin de fréquenter un groupe de soutien, il se montre réticent lorsqu’il s’agit de s’occuper seul de son beau-fils.

Ces exemples font apparaitre un autre point : celui de la difficulté à trouver sa place dans le système de soutien mis en place pour les membres de la famille qui ne sont pas identifiés comme aidants principaux, comme les beaux-parents, les grands-parents ou encore les fratries.

La situation de l’aidé n’a pas que des répercussions sur la dynamique de la famille nucléaire ; ses ramifications s’étendent aussi bien à la famille élargie qu’au cercle des relations amicales. Pour les aidants, il n’est pas évident de trouver une écoute bienveillante. Ils se sentent incompris, voire jugés et remis en question. Arielle vit ainsi difficilement les conseils et recommandations des autres, qui tendent à prendre parti tantôt pour elle, tantôt pour son compagnon. Gabriella, maman de trois enfants porteurs d’autisme, livre le témoignage suivant : « Les gens sont mal à l’aise, ils ne savent pas comment faire, ils ne comprennent pas. Parfois les gens nient les soucis parce que ça ne se voit pas nécessairement.  »

Ces différents aspects mènent fréquemment à l’isolement des familles dont l’un des membres est étiqueté comme différent. Nicole évoque une vie « en autarcie » avec son fils par crainte des jugements, tandis qu’Aude rapporte le sentiment d’abandon des individus souffrant d’aphasie. Alan, dont l’épouse est aussi aphasique à la suite d’un AVC, fait un constat similaire : « [L]es amis, les connaissances, quand il t’arrive quelque chose, pfiou ! […] il ne faut même pas un an, tout le monde s’écarte. Tu leur téléphones, c’est : “Ah mais je n’ai pas le temps” ou ceci ou cela […] Et après tu te retrouves tout seul. »

Aménagements contraignants, charge mentale, épuisement, crainte du jugement d’autrui, conflits, solitude et isolement : ces sources de souffrance psychique et sociale font écho à ce que constatent les écrits scientifiques abordant le vécu des aidants proches (Batis, 2015 ; Bouthillette, 2020 ; Campéon et Rothé, 2017 ; Cès et al. 2016 ; Gougnaud-Delaunay, 2018). Elles sont également à l’origine de l’engagement au sein d’un groupe de soutien.

Les logiques d’engagement dans un groupe de soutien

Recherche de répit, d’occupation, d’informations, de compréhension mutuelle, d’intégration sociale, d’action… différentes logiques apparaissent sous-jacentes à ce processus d’engagement. Elles ont pour dénominateur commun le « prendre soin », qui se décline selon qu’il soit préférentiellement orienté vers soi-même, vers le proche aidé, vers les pairs et/ou vers autrui. Par ailleurs, les informateurs font état de différents rapports aux savoirs qui influencent leurs modalités d’implication dans les dispositifs. Ceux-ci peuvent être placés sur deux continuums distincts, respectivement « donner – recevoir » et « primauté accordée aux savoirs professionnels – expérientiels ». Ces logiques, présentées ci-dessous, ne sont pas mutuellement exclusives, elles évoluent au cours du temps, en fonction des apports, des contraintes et des liens tissés avec les autres membres du dispositif.

Logique d’expression de soi

Le groupe de soutien permet de prendre un moment pour soi, en particulier pour les aidants surinvestis par ailleurs envers leur proche. Le dispositif peut tant faire office de défouloir que de lieu d’écoute où s’exprimer sans censure. Dans cette optique, l’intérêt porté aux savoirs, qu’ils soient tirés de l’expérience de leurs pairs ou des professionnels, est généralement réduit. Ondine, animatrice d’un groupe pour parents d’enfants avec TDA/H, a observé ce besoin auprès d’une partie des participants : « Il y a une maman en particulier […] c’était son moment à elle, où elle pouvait souffler […] pour elle c’était pouvoir lâcher tout, c’était juste ça finalement son besoin. » En tant qu’aidant à plein temps, le groupe de soutien représentait pour Paul un moment où il pouvait exprimer ce qu’il ne s’autorisait pas à partager hors du groupe et un moment pour échapper aux manifestations de la maladie de Parkinson.

Toute la famille est gentille, mais c’est très difficile de parler de la maladie […] Je me suis rendu compte, c’était un des seuls endroits où j’avais le droit de raconter ce que je pensais, de ce que je vivais. Parce que les enfants, ils venaient, ils restaient deux heures mais après ils repartaient. Moi, c’était 24 heures sur 24. […] finalement, quand mon épouse est décédée, c’était un… c’est pas gentil de le dire, mais c’était un soulagement, parce qu’elle était très, très loin.

Logique de loisirs

Les activités annexes organisées dans le cadre du groupe de soutien et la perspective de rencontrer d’autres personnes peuvent également être une raison de l’engagement des aidants proches, pour contrer leur isolement et leur solitude. Dans cette logique, le rapport aux savoirs est également faible. Si les occasions d’échanges et d’expression de soi sont appréciées, le bénéfice premier tiré de l’engagement dans un groupe de soutien est la participation à des activités de loisirs – parfois impayables autrement. Bien sûr, le répit n’est pas absent de leur engagement, mais il semble que, sans l’accès aux sorties et activités, le groupe de soutien seul perdrait de son intérêt pour certains aidants proches. D’une certaine manière, le groupe est envisagé comme une formule hybride entre groupe de soutien et groupe de socialisation (Berteau, 2006). Pour Aude, les activités proposées tiennent une place de choix dans les attentes à l’origine de son engagement, d’autant que le dispositif est ouvert à son mari, qui peut faire des sorties dans un cadre bienveillant et adapté :

Parfois on va promener, parfois il y a des jeux, on a déjà fait des dessins. […] On fait des sorties, des petites sorties, on va promener, on va au resto. […] on a déjà fait un bowling […] par exemple assister à un petit débat de quelque chose, assister à une conférence […] Donc c’est bien, on fait toutes sortes de trucs.

Logique de réseau

Pour les aidants proches qui souffrent de solitude, le groupe de soutien peut être envisagé dans une logique de réseau : le dispositif permet de rencontrer des personnes susceptibles d’apporter soutien et informations et, surtout, favorise l’intégration sociale. Nicole formule explicitement cette attente : « Il y a ceux qui comme moi se sentent fort isolés et c’est une façon de s’ouvrir, de sortir de l’isolement. » En tant qu’animateur d’un groupe sur le handicap, Yves a pour objectif premier de « faire oeuvre de lien ». S’engager dans un tel groupe peut par ailleurs constituer un tremplin pour s’impliquer dans d’autres activités et tisser des liens durables, comme l’observe l’animatrice Jeanne :

Ce que je trouve important dans mon groupe, ce sont les liens qui se créent entre les participantes, certaines se voient en dehors du groupe alors qu’elles ne se connaissaient pas, beaucoup se téléphonent pour avoir des nouvelles… Le groupe existe donc aussi « en dehors » du groupe !

Logique de questionnement

Confrontés à un handicap, une maladie ou un trouble d’un proche, les aidants voient leurs repères chamboulés. Ils se sentent démunis, surtout s’ils manquent de connaissances à ce sujet. Se tourner vers un groupe de soutien peut se faire dans une logique de recherche d’informations, avec un intérêt marqué pour les savoirs spécialisés des professionnels. Ils veulent comprendre la condition du proche, identifier les structures à même d’y apporter une réponse, dans une optique préférentiellement tournée vers le « prendre soin du proche ». La recherche d’informations peut ainsi renvoyer à la guidance : pour être outillés au quotidien. Au sein du groupe de soutien pour frères et soeurs de personnes en situation de handicap mental, l’animatrice Aurore est confrontée à de nombreux questionnements :

Ils avaient des questions un peu taboues, auxquelles personne n’a voulu répondre. Ils ont demandé qu’on parle de la sexualité de la personne handicapée, ils ont voulu qu’on parle d’aspects éthiques, de tout ce qui est autonomie de la personne handicapée […] Et comment garder les liens avec son frère ou sa soeur. Et comment l’inclure par rapport au couple qu’ils vont former. […] Il me semble qu’il y avait des questions juridiques aussi.

Logique de solidarité

Si les participants souhaitent échanger leurs savoirs d’expérience davantage que bénéficier d’informations, le glissement se fait vers la solidarité. Les membres du groupe s’identifient comme des pairs et cherchent aussi bien à prendre soin des autres que d’eux-mêmes à travers leur engagement. L’aide mutuelle, qui renvoie à un bénéfice associé tant aux groupes d’entraide que de soutien (Berteau, 2006 ; Lavoie, 2001 ; Séguin et Castelli Dransart, 2008), est centrale dans cette logique. « Leurs attentes, je pense que c’est vraiment de voir des gens comme eux », estime Alexandra, animatrice de groupes sur l’aphasie et la fibromyalgie. Francine fait le même constat pour les aidants proches âgés. Barbara, qui a animé pendant quelques années un groupe de soutien pour parents d’enfants malades, met en parallèle les relations parfois difficiles avec le milieu médical et le souhait de trouver des ressources auprès d’autres parents plutôt que de professionnels. Rencontrer des pairs contribue également à déculpabiliser et rassurer les individus sur la normalité des situations et des vécus. Si l’aide mutuelle se traduit le plus souvent par le soutien moral et les échanges de « trucs et astuces » durant les séances, il n’est pas rare que des liens d’amitié se tissent et se prolongent hors des groupes, permettant à leurs membres de bénéficier d’un soutien plus concret (covoiturage, petits travaux de réparation…). Il s’agit d’un des bénéfices qu’Antoinette tire de sa fréquentation :

En vivant seule, aussi, il faut gérer tous les problèmes ; heureusement que j’ai des personnes comme [Augusta] et [Alan] – ou bon, ici à l’occasion [Odette], parce que maintenant avec elle je discute et j’organise des trucs. Grâce à ça, j’ai besoin d’un conseil, j’ai besoin d’une aide, j’ai besoin d’un petit quelque chose, je téléphone.

Logique militante

La motivation première de l’engagement peut être de l’ordre du militantisme : des participants souhaitent « faire bouger les choses », sensibiliser le grand public, témoigner de leur parcours… ce qui rejoint les objectifs des groupes d’action sociale (Berteau, 2006). Ils veulent avant tout transmettre les savoirs tirés de leur expérience, pour en faire bénéficier autrui – ce qui n’exclut pas des impacts positifs pour soi, à commencer par le sentiment d’utilité. Cette logique est davantage propice à un engagement à moyen, voire à long terme au sein du groupe, pouvant servir de tremplin à l’engagement citoyen. Alexina, ancienne participante et actuelle animatrice de plusieurs groupes de soutien à destination de parents, exprime le souhait de contribuer à la visibilité du TDA/H et du haut potentiel afin de réduire les souffrances des familles. La perspective de contribuer à apaiser, rassurer et aiguiller les parents comme elle-même l’a été fait également partie de ses motivations :

Je ne pourrais pas me permettre de vivre avec des prestations à ce tarif-là […] Mais ça, ça fait partie des choses qui sont importantes pour moi. Et puis en plus il y a la reconnaissance, parce qu’ils m’ont apporté beaucoup en tant que maman, donc voilà, j’aime bien pouvoir rendre ce qu’on m’a donné.

Logique professionnelle

Enfin, pour les intervenants professionnels qui n’ont pas de vécu personnel lié à la thématique du groupe qu’ils animent, on retrouve une logique de transmission de leurs savoirs spécialisés. La conception de leur rôle au sein d’un groupe de soutien rejoint alors les objectifs poursuivis par les groupes d’éducation (Berteau, 2006). Contribuer aux échanges d’informations entre pairs et atténuer la souffrance sociale des aidants proches sont également mis en évidence. Si le groupe est avant tout envisagé pour prendre soin d’autrui, ce rôle gratifiant n’exclut pas des apprentissages personnels et professionnels, comme en témoigne Aline :

Ce projet a fait de moi une meilleure animatrice : s’adapter, écouter, rebondir, gérer les émotions qui peuvent être exprimées. La façon d’animer a évolué en même temps que l’angle d’approche de la problématique. Au début, les sujets et les outils étaient orientés résultats […] Au fil du temps, l’objectif a été d’améliorer le bien-être des familles, d’être sur la prise de conscience des enjeux et de ce qui est important.

Quelques mots pour conclure

En matière d’aide informelle, il existe des « convergences institutionnelles, socioéconomiques et politiques » (Bresson et Dumais, 2017, p. 44) entre le Québec et les pays européens comme la France et la Belgique. À l’intervention de l’État qui suit la prise en charge essentiellement familiale des personnes vulnérables au début du XXe siècle, succèdent la désinstitutionnalisation dans les années 1970 puis la diminution des dépenses dans les années 1990. Depuis lors, les familles ainsi que le tiers secteur sont tout à la fois davantage sollicités et confrontés au vieillissement de la population (Bouthillette, 2020). Le public des aidants proches est essentiellement celui des parents et des femmes, bien que la proportion apparaisse plus élevée dans la population québécoise (estimée à 25 %). Si la politique du Québec est qualifiée de progressiste en matière de droits et d’inclusion des personnes handicapées et qu’elle évoque déjà en 2003 les proches aidants comme des acteurs clés (Bresson et Dumais, 2017) dans le cadre de la politique de soutien à domicile, il faut attendre 2020 pour que voie le jour le projet de Loivisant à reconnaître et à soutenir les personnes proches aidantes et modifiant diverses dispositions législatives. Tant les politiques belges que québécoises sont jugées insuffisantes par les premiers concernés – dont le manque de reconnaissance apparait comme un vécu commun (Cès, 2016 ; Batis, 2015 ; Bouthillette, 2020 ; Tasiaux, 2017).

L’approche du « fardeau » et les incidences sur la vie familiale sont des vécus évoqués par les écrits scientifiques aussi bien sur l’un et l’autre territoire. Les résultats de notre recherche ayant trait aux bénéfices tirés de l’engagement au sein d’un groupe de soutien – soutien mutuel, sentiment d’appartenance, partage d’informations, apprentissages par interactions, soutien social au sens large (Berteau, 2006 ; Charlier, 2019 ; Séguin et Castelli Dransart, 2008) – vont dans le même sens que ceux présentés dans les écrits scientifiques traitant des interventions de groupe. Il est cependant intéressant de constater que, là où les classifications s’attachent à différencier les modalités de groupe en fonction des buts/objectifs recherchés, il apparait que les logiques d’engagement déployées par les participants et animateurs de groupes de soutien touchent à ces différentes modalités ; ce qui permet d’envisager ces dispositifs en tant que formules hybrides conciliant pratiques liées au changement personnel, à l’éducation, à la prise de conscience individuelle, à la socialisation et à l’aide mutuelle.

En illustrant la diversité des logiques à l’oeuvre dans le processus d’engagement au sein de groupes de soutien pour aidants proches, cette contribution permet de mieux saisir les réalités des familles contemporaines confrontées à un membre en situation de vulnérabilité, de dépendance, de perte d’autonomie. Ces résultats ancrés en Belgique francophone ne sont pas sans faire écho aux vécus québécois, souvent davantage documentés, et rappellent le caractère universel de la souffrance psychique et sociale des aidants proches. L’aide informelle est amenée à se développer en raison du vieillissement de la population et du maintien à domicile, de même que les interventions de groupe qui permettent la résolution de difficultés personnelles, psychosociales et collectives (Berteau, 2006). Une meilleure compréhension des besoins des aidants proches est en outre essentielle afin de proposer des pratiques sociales adaptées et de limiter le phénomène du non-recours qui y est souvent associé (Cès et al., 2016 ; Kenigsberg et al., 2013 ; Stephan et al., 2018).