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Introduction

Cet article explore les modalités, avantages et limites de l’utilisation du concept de littératie en santé (LES) en travail social auprès des personnes, des professionnels et des organisations. Alors que les professions du domaine de la santé telles que la médecine, l’ergothérapie et les soins infirmiers s’intéressent à la LES depuis plusieurs années, certains auteurs soulignent que la profession du travail social devrait également l’intégrer dans la formation et la pratique, mais qu’elle tarde à le faire (Findley, 2015 ; Liechty, 2011). Ces constats, jumelés à des expériences personnelles et professionnelles, nous ont amenés à réaliser une recension des écrits qui portent sur la littératie en santé dans la profession du travail social.

L’objectif de cet article est d’examiner ce que les écrits scientifiques et la littérature grise disent des contributions, usages, avantages et limites du concept de LES dans le champ du travail social, que ces contributions soient effectives ou potentielles. D’abord, nous présentons succinctement la méthodologie qui a guidé notre démarche de recension des écrits. Ensuite, nous abordons les concepts de littératie et de LES en précisant la définition et le Modèle intégré de littératie en santé (Sørensen et al., 2012) sur lesquels nous nous appuyons. Nous poursuivons avec un résumé des résultats de notre recension des écrits en nous intéressant principalement aux modalités, avantages et limites de l’utilisation du concept de LES, sans nous limiter à la profession du travail social. Cette étape permet de circonscrire le rôle et l’utilisation du concept de LES, tout en explorant comment il est mobilisé dans différents contextes dans le monde et dans plusieurs professions du milieu de la santé et des services sociaux. Ensuite, nous soulignons certaines lacunes identifiées dans les écrits consultés en lien avec l’intégration du concept de LES dans la pratique et la formation en travail social. Finalement, nous discutons du rôle des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux (TS) dans le milieu de la santé, des possibilités d’intégrer la LES dans la pratique et la formation en travail social et des avantages qu’il y a à le faire. Notre conclusion soulève des pistes de recherche à aborder dans l’avenir concernant l’intégration de la LES dans la formation et la pratique en travail social.

Méthodologie

Nous nous sommes inspirés, pour notre revue exploratoire des écrits scientifiques, de la méthode en six étapes proposées par Arksey et O’Malley (2005). Notre question de départ était la suivante : « Quels sont les modalités, les avantages et les limites de l’utilisation du concept de LES dans la profession du travail social ? ». De manière plus spécifique, nous tenterons de circonscrire les effets positifs pouvant découler de l’intégration de la LES dans la pratique et la formation en travail social, puis nous proposerons des pistes susceptibles de faciliter l’intégration de la LES en TS. Notre recension visait la période 2010 à 2020. Nous avons combiné les expressions « travail social » et « littératie en santé » lors des recherches dans les banques de données francophones et les expressions « social work » et « health literacy » dans les banques de données anglophones. Nous avons consulté des banques de données reconnues (PubMed, Elsevier, ProQuest, Oxford Academic, JStor, Érudit, Ebscohost, Google Scholar, Wiley Online Library, Persée). Des 526 documents recensés, 54 furent retenus. Les titres et résumés ont été filtrés afin de conserver uniquement les documents permettant de relever les fondements communs à la LES et au travail social ainsi que ceux qui touchent aux modalités, avantages et limites de l’utilisation de la LES, ce qui constituait nos deux critères d’inclusion. Nous avons également retenu des documents recensés dans le cadre d’un projet de recherche en cours[1], portant sur les liens entre la littératie en santé et l’approche de partenariat en contexte de soins à domicile. Notons que la documentation traitant de la littératie en santé mentale a été exclue, puisque celle-ci concerne les préjugés, la conscience de soi, la capacité de reconnaitre des troubles spécifiques, la recherche d’aide appropriée, des spécificités propres à la littératie en santé mentale (Martin, 2016).

Résultats

La littératie se définit comme « la capacité de comprendre et d’utiliser la lecture, l’écriture, la parole et d’autres moyens de communication pour participer à la société, atteindre ses objectifs personnels et donner sa pleine mesure » (Rootman et Gordon-El-Bihbety, 2008, p. 2). Bien qu’il existe plusieurs parallèles entre l’alphabétisation et la littératie, cette dernière accorde une plus grande attention aux contextes socioculturels dans lesquels elle s’inscrit, dépassant ainsi une conception plus fonctionnaliste de l’alphabétisation, c’est-à-dire les capacités en lecture et écriture qui permettent de fonctionner au quotidien (Collette, 2013). La littératie est liée au pouvoir d’action des personnes et joue un rôle-clé dans la prise de pouvoir et l’émancipation d’un individu :

Dans une dynamique toujours plus contextualisante, la littératie englobe aujourd’hui les communications multimodales et permet d’entrevoir des relations de type statutaire plutôt qu’économique entre l’individu, ses pratiques, ses compétences et la société : la littératie sert alors un objectif citoyen de type participatif et critique, car la recherche et le traitement de l’information sont de plus en plus considérés comme déterminant le pouvoir d’action et d’émancipation des usagers/citoyens […] La littératie, selon une entrée sociale, culturelle et plurielle, restitue, dans la lignée de Paulo Freire, l’intelligence critique des acteurs, en même temps qu’elle vise leur participation.

Ibid., p. 16

On peut concevoir la littératie à partir de son champ d’application : comme la littératie médiatique, financière, scientifique, en santé, etc. (De Jordy, 2018). Selon Nutbeam (2000). On peut aussi catégoriser la littératie à partir du niveau de compétences auquel elle fait appel : (1) la littératie fonctionnelle, (2) la littératie interactive et (3) la littératie critique. La première catégorie réfère aux compétences de base en écriture et en lecture qui sont nécessaires pour fonctionner efficacement dans la vie quotidienne, ce qui se rapproche de la définition de l’alphabétisation. La deuxième réfère aux compétences cognitives et sociales qui permettent aux personnes de participer activement aux situations de la vie quotidienne, d’évaluer des informations provenant de plusieurs sources et de les appliquer selon l’évolution des circonstances. La troisième, la littératie critique, fait référence à des compétences cognitives plus avancées, qui permettent d’analyser de façon critique l’information et de l’utiliser de manière à exercer un plus grand contrôle dans les situations et évènements de la vie.

Le concept de LES est apparu pour la première fois en 1974 aux États-Unis pour décrire l’impact des informations en santé dans le milieu de la santé et de l’éducation (Parnell, 2014). Au Canada, le premier projet pilote montrant des liens entre littératie et santé s’est déroulé de 1989 à 1993 à la suite de la première Conférence internationale pour la promotion de la santé (Rootman, Frankish et Kaszap, 2006). Depuis, la LES s’est largement répandue dans les écrits scientifiques (Bouffard, 2017). Dans leur revue systématique des écrits scientifiques, Muhanga et Malungo (2017) constatent que les différentes théories qui expliquent la LES considèrent qu’elle est « influencée non seulement par des caractéristiques cognitives et individuelles, mais aussi par l’impact cumulatif de facteurs sociaux, économiques et environnementaux » (p. 108 ; traduction libre). Dans le cadre de cet article, nous nous basons sur la définition proposée par Sørensen et son équipe (2012, p. 3) qui agrège 17 définitions recensées :

Health literacy is linked to literacy and entails people’s knowledge, motivation and competences to access, understand, appraise, and apply health information in order to make judgments and take decisions in everyday life concerning healthcare, disease prevention and health promotion to maintain or improve quality of life during the life course.

Un modèle intégré de littératie en santé

Le Modèle intégré de littératie en santé (Sørensen et al., 2012) présenté à la figure 1 considère que les déterminants de la santé, loin de se limiter à la biologie et la génétique, couvrent plutôt un ensemble de facteurs, dont les déterminants sociaux, c’est-à-dire les caractéristiques de la société comme les conditions socioéconomiques et l’environnement (Colin, 2018). Ce modèle intègre également des déterminants personnels (comme l’âge, le sexe, le groupe ethnique, le statut socioéconomique, l’éducation, etc.) ainsi que des déterminants situationnels (soutien social, influences familiales, environnement physique, disponibilité des ressources, etc.). Le Modèle intégré de littératie en santé permet d’appréhender les interactions entre la personne et son environnement de manière processuelle en liant les étapes consécutives (1) d’accès à l’information, (2) de compréhension, (3) de traitement (évaluation et application) et (4) de communication de l’information. La notion de compétences est au coeur de ce modèle et ces compétences sont contributives au traitement de l’information en santé (Margat et al., 2017). Nous retenons du modèle de Sørensen et al. (2012) que des déterminants personnels et situationnels affectent le parcours de vie des personnes de sorte que leurs connaissances, compétences et motivations modulent leur engagement dans les soins de santé, la prévention des maladies et la promotion de la santé, tant au niveau individuel que populationnel. À la lumière de ce qui précède, le Modèle intégré de littératie en santé s’arrime naturellement à la perspective propre au travail social qui vise « la recherche de rapports satisfaisants entre les personnes et leurs contextes de vie, favorisant ainsi le bien-être, la participation sociale et citoyenne ainsi que le développement social » (OTSTCFQ, 2012, p. 9).

Figure 1

Le Modèle intégré de littératie en santé

Le Modèle intégré de littératie en santé
Traduction libre de Sørensen et al. (2012, p. 9)

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La LES constitue une porte d’entrée conceptuelle pouvant être considérée comme un déterminant social, être mobilisée dans un contexte de santé publique pour lutter contre les inégalités de santé ou permettre la médiation des causes et des effets des déterminants sociaux de la santé (Nutbeam et Lloyd, 2020). En outre, il s’agit d’un déterminant clé de la capacité d’une personne à prendre des décisions et à gérer sa santé de manière optimale (Osborne et al., 2013). La LES est liée aux actions à entreprendre par les professionnels et les personnes en se basant sur des décisions informées, ce qui favorise un libre choix et une autonomie décisionnelle (Bouffard et Solar, 2017). En ce sens, Margat et son équipe (2017) ajoutent que les interventions en LES visent à « conférer aux personnes des compétences en santé au service d’une autodétermination plus grande » (p. 812), ce qui facilite l’éducation thérapeutique des personnes. D’autres auteurs vont plus loin et affirment que la LES est considérée comme un déterminant de la santé « probablement plus important que la scolarité » (Bernèche, Traoré et Perron, 2012, p. 1), et ce, même si les personnes peu scolarisées demeurent un groupe plus à risque de présenter des lacunes en LES. À ce sujet, notons que la relation entre scolarité et compétences liées à la LES peut être un facteur confondant puisque, de manière générale, les compétences en matière de littératie en santé des adultes diminuent avec l’âge indépendamment de la scolarité (Bouffard, 2017). De plus, la pratique quotidienne de la lecture à la maison a un impact plus important que la scolarité en matière de LES (Bernèche, Traoré et Perron, 2012). Pour Sørensen et son équipe (2012), développer des compétences liées à la LES devrait faire partie intégrante du développement d’un individu vers plus d’autonomie et une meilleure qualité de vie. Par exemple, l’étude de Lee et ses collaborateurs (2020) a démontré que les enfants de parents ayant un degré élevé de LES présentent moins de problèmes de santé physique et mentale. En ce sens, la LES est liée au pouvoir d’agir, à l’empowerment, et permet le « développement des compétences d’autogestion » (De Jordy, 2018, p. 18). Des interventions en LES permettent de tendre vers une plus grande équité en santé pour des populations socioéconomiquement désavantagées (Stormacq et al., 2020).

Un nombre limité d’auteurs se sont intéressés aux usages possibles de la LES dans le cadre d’interventions menées en TS. Les usages recensés s’adressent à des clientèles variées. Par exemple, une étude portant sur les TS qui travaillent auprès de femmes pendant et après la grossesse révèle que la prise en compte du niveau de compétence lié à la LES s’avère déterminante pour l’adoption d’une approche centrée sur la personne, qui considère ses valeurs, ses croyances et ses désirs (Bentley, Price et Cummings, 2014). Gaston, Gutierrez et Nisanci (2014) soulignent le rôle que jouent les TS dans l’adaptation de la communication en santé auprès de personnes atteintes du VIH, afin de maximiser l’adhésion aux traitements et l’adoption de comportements sécuritaires. Dans le cadre de soins palliatifs auprès d’une population autochtone, l’implication des TS facilite l’accès aux soins et la vulgarisation de l’information, ce qui alimente la perception positive de la qualité des soins et de l’expérience vécue par la personne et ses proches (Kidd et al., 2018). Calvo (2015) souligne que les TS seraient les professionnels les plus compétents pour identifier les limites des compétences liées à la LES auprès de populations immigrantes en plus de faciliter la création d’environnements culturellement sécuritaires dans les milieux de la santé. Findley (2015) ajoute que des interventions pro-littéraciques menées par des TS permettent de diminuer la détresse psychologique chez les ainés et leurs proches lors d’un déménagement dans une ressource d’hébergement pour personnes en perte d’autonomie. Les TS peuvent utiliser la LES dans des interventions propres à la profession comme l’évaluation des interactions d’une personne avec son environnement social, la facilitation de l’accès aux services, la défense des droits des personnes et l’adaptation de la communication dans le milieu de la santé (Glajchen et al., 2018). Les informations psychosociales recueillies par les TS sont nécessaires à l’évaluation de la LES. Évaluer la LES permet d’intégrer la LES aux interventions pour tendre vers une plus grande équité en santé (Senteio et al., 2019).

Notre recension des écrits permet de repérer plusieurs avantages pour les personnes qui ont de bonnes compétences liées à la LES. Dans une perspective de santé publique et d’organisation des soins, ces compétences permettent d’augmenter l’espérance de vie, de diminuer les hospitalisations, d’utiliser les services de prévention en matière de santé de manière plus efficace et équitable, de renforcer l’adhésion aux traitements et une gestion optimale de la santé (Osborne et al., 2013 ; Zaidi et Um, 2019). Selon une perspective plus individuelle, posséder de bonnes compétences liées à la LES permet également de diminuer l’anxiété vis-à-vis des diagnostics et des traitements puisque les personnes ont une plus grande facilité à comprendre les consignes relatives à l’usage des médicaments, communiquent plus aisément avec les professionnels de la santé, ont une meilleure connaissance des processus pathologiques et naviguent avec plus d’assurance dans le système de santé (Montgomery et Tamouro, 2012 ; Osborne et al., 2013 ; Findley, 2015). De plus, les compétences liées à la LES sont susceptibles de renforcer la motivation des personnes et leurs capacités de s’investir dans le développement et le maintien d’une bonne santé et de faire des choix éclairés en fin de vie (Nutbeam, Harris et Wise, 2010 ; McCormick, 2011). En outre, de bonnes compétences liées à la LES renforcent la capacité des personnes à exercer leurs droits en matière de santé et de services sociaux dans une perspective de participation citoyenne (Ofosu, 2011) et à agir à titre de partenaire de soins, une pratique de plus en plus répandue dans le domaine de la santé (Bouffard, Solar et Lebel, 2018).

Le contexte pandémique liée à la COVID-19 montre que la LES est au coeur des stratégies de prévention visant à contrer la propagation du virus (Abdel-Latif, 2020 ; Paakkari et Okan, 2020). Développer la LES se présente comme une intervention importante pour préparer les individus et les communautés à des situations d’urgence comme le contexte pandémique actuel (Ibid.). Développer des compétences liées à la LES chez la population permet notamment aux personnes de traiter les informations complexes et parfois contradictoires provenant de diverses sources et d’adopter des comportements sécuritaires en matière de santé, ce qui a un impact direct sur l’utilisation efficiente des services et la capacité des systèmes de santé (Abdel-Latif, 2020). De manière plus large, un niveau élevé de compétences liées à la LES permet aux personnes de s’engager dans la prévention et la promotion de la santé, ce qui peut influer sur l’utilisation et l’accessibilité des services (Allen-Meares et al., 2020).

Si la LES peut être mobilisée dans plusieurs contextes d’intervention, Nutbeam et Lloyd (2020) formulent toutefois une mise en garde importante : elle ne constitue pas une panacée et ne peut à elle seule engendrer des changements sociaux profonds ou une redistribution de la richesse et des ressources. Du côté des professionnels, il est difficile d’évaluer les compétences liées à la LES des personnes et plusieurs se limitent au niveau de scolarité, ce qui ne permet pas réellement d’évaluer la LES (Bouffard, Solar et Lebel, 2018). De plus, les compétences liées à la LES tendent à être surévaluées par les professionnels (Bernèche, Traoré et Perron, 2012). Turner et ses collaborateurs (2021) soulignent qu’un faible niveau de compétence en matière de LES peut affecter la capacité à utiliser les ressources électroniques en santé. Or, il y a une augmentation des ressources électroniques en santé et il apparait incontournable de s’assurer que les personnes soient en mesure de les utiliser de manière optimale.

Si l’état actuel de la recherche permet d’ores et déjà d’identifier certains usages prometteurs de la LES en travail social, plusieurs questionnements demeurent. Crondahl et Eklund Karlsson (2016) ont identifié des lacunes dans la littérature actuelle, soulignant le besoin de mieux comprendre les liens entre la littératie en santé et l’autonomisation, un champ de recherches futures qui devrait mobiliser les TS. Pour Nutbeam et Lloyd (2020), des recherches et interventions futures devraient (1) explorer les effets des interventions en LES sur les inégalités en santé, (2) atteindre les populations qui présentent un faible niveau de compétence lié à la LES, (3) veiller à l’amélioration de la qualité de la communication sur la santé en améliorant les compétences et le soutien des professionnels de première ligne et (4) permettre aux personnes de développer des compétences transférables en matière de LES.

Développer des compétences liées à la LES concerne tant les personnes que les professionnels dans l’environnement où ils se rencontrent et évoluent, comme c’est le cas dans les organisations de santé et services sociaux (Coleman et al., 2013). Ces univers organisationnels constituent un environnement complexe, fortement structuré par des ensembles formalisés de règles et de procédures où les intervenants font appel à un jargon professionnel et technique loin d’être familier aux personnes. Pour ces dernières, composer avec ces univers particulièrement complexes nécessite des habiletés cognitives devant leur permettre de traiter l’information et d’interagir avec ces professionnels. Les TS doivent développer leurs compétences liées à la LES afin de faciliter la reconnaissance de la réalité et de l’expérience des usagers (Carrier et al., 2017).

Les compétences liées à la littératie en santé des professionnels sont définies comme les savoirs, savoir-faire et attitudes qui permettent de réaliser des interventions efficaces en lien avec l’intervention et les services à donner dans un style simple et clair (Coleman et al., 2013). En possédant ces compétences, les TS peuvent réaliser des interventions culturellement adaptées et médiatrices entre la culture d’une personne et celle des équipes soignantes et des environnements médicaux (Lennon-Dearing, 2013). Les TS peuvent également agir sur la motivation des personnes et les soutenir dans l’acquisition de connaissances et le développement de compétences liées à la LES, ce qui contribue à renforcer leur autonomie et à diminuer les effets négatifs combinés de certains déterminants sociaux de la santé comme le suggèrent Nutbeam et Lloyd (2020). Les personnes développent ainsi leur pouvoir d’agir, un objectif fondamental des interventions en travail social (Turcotte et Deslauriers, 2011). Or, comme le souligne Calvo (2015), la mise en oeuvre de telles actions n’est possible qu’en renforçant la formation et les compétences liées à la LES des TS. Il convient alors de se demander comment les TS se forment en matière de LES. Brossant un portrait du développement des compétences dans le domaine de la LES, Bouffard et Solar (2017) précisent que ces compétences se développent en partie dans la pratique professionnelle en réponse aux difficultés rencontrées dans la communication d’informations en santé aux personnes. Les professionnels développent ces compétences sur une base expérientielle et autonome en s’engageant dans une pratique réflexive active, par des lectures ou par la co-construction des savoirs avec des collègues, ou même auprès des proches aidants, dans une relation de partenariat (Ibid.).

La publication récente du Cadre de référence de l’approche de partenariat entre les usagers, leurs proches et les acteurs en santé et en services sociaux (MSSS, 2018) et l’implantation de cette approche dans les milieux de la santé et des services sociaux met l’accent sur la participation de la personne et l’établissement d’un partenariat dans les soins, la gouvernance et la planification. Pour respecter cette orientation, il semble incontournable que les professionnels disposent des compétences nécessaires pour contribuer, dans leurs interventions, au développement des compétences liées à la LES des personnes usagères des services. Le Cadre de référence (Ibid.) apporte les précisions suivantes :

Les stratégies de communication doivent être adaptées, tant lors de la préparation et de l’accompagnement de l’usager et de ses proches pour les rencontres avec les autres partenaires, qu’au moment des échanges entre les partenaires en cours de rencontre. Le MSSS et son réseau ont besoin du savoir expérientiel des usagers ou des proches qui sont aux prises avec un faible niveau de littératie, et ce, afin de pouvoir fournir une réponse mieux adaptée à leurs réalités. En résumé, le niveau de littératie ne constitue pas un obstacle à l’approche de partenariat : il doit être pris en compte.

p. 3

La prise en compte du niveau de compétences dans le domaine de la LES des personnes n’est pas simple, particulièrement dans un contexte de partenariat de soins. Nutbeam (2000) précise qu’on ne peut évaluer les compétences d’une personne en se limitant à quelques composantes comme sa scolarité, son apparence ou son niveau socioéconomique. Ces compétences se construisant tout au long de la vie, il importe de comprendre comment elles évoluent au fil du parcours de vie d’une personne.

Le Modèle intégré de littératie en santé (Sørensen et al., 2012) s’arrime conceptuellement à la perspective du parcours de vie. Cette dernière tient compte des contraintes structurelles, du contexte sociohistorique, de la temporalité et de la capacité actancielle (agency) des personnes, c’est-à-dire leur capacité d’agir sur, et malgré, leurs conditions de vie (Carpentier et White, 2013). Les personnes qui ne sont pas habituées à fréquenter le milieu de la santé et des services sociaux peuvent rencontrer des difficultés communicationnelles limitant leur capacité à faire part de leurs préférences, de leurs choix et de leur mécompréhension des informations. Posséder peu de compétences liées à la LES diminue la capacité des personnes à faire le lien entre différentes difficultés, ainsi qu’à poser les questions nécessaires par crainte de ne pas comprendre les explications et de vivre de l’humiliation, ce qui peut affecter la qualité des évaluations et des interventions et accentuer certaines inégalités (Liechty, 2011). Selon Collette et Rousseau (2013), à cela s’ajoute un enjeu hiérarchique, les personnes pouvant dans cette situation se sentir inférieures aux professionnels. Le cumul de ces difficultés peut mener à des interventions inadéquates ou inefficaces, voire à un refus de traitement, ce qui nuit grandement aux capacités d’autodétermination des personnes et à leur capacité d’agir. En ce sens, le référentiel des compétences des travailleurs sociaux de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ, 2012) stipule que les TS doivent être en mesure de favoriser l’autodétermination (empowerment) des personnes et de les concevoir comme expertes de leur situation. L’équipe de Glajchen (2018) nous rappelle que c’est le rôle des TS de faciliter l’accès aux services et d’adapter la communication dans le milieu de la santé, des interventions qui permettent une plus grande équité en santé. Couturier et Belzile (2021) soulignent que le patrimoine disciplinaire ainsi que les techniques d’advocacy (aide au recours ou défense des droits) et d’accompagnement permettent aux TS de coordonner des services en tenant compte des besoins des usagers, de leurs proches et de la communauté en même temps que des impératifs systémiques. Toutefois, pour y parvenir, les TS doivent oeuvrer dans un contexte organisationnel sensible à la LES.

C’est pourquoi les interventions pro-littéraciques des TS ne devraient pas se limiter aux personnes, mais s’adresser également aux organisations qui devraient offrir un contexte propice au développement de compétences en matière de LES pour l’ensemble des acteurs (Kaper et al., 2019). Dans ce cas, il est question de littératie en santé organisationnelle (LES-O). Une organisation portant attention à la LES-O devrait s’engager à diversifier les moyens d’accès et de diffusion de l’information afin de rejoindre les gens qui ont moins de compétences liées à la LES (Ibid.). Selon Liechty (2011), les TS devraient être des champions en matière de LES-O, conformément aux valeurs de justice sociale, de respect et de collaboration qui sont au coeur de la profession (OTSTCFQ, 2020). Les TS devraient mener des initiatives faisant appel à la LES et à la LES-O dans les milieux de santé (Liechty, 2011). En outre, les organisations sociosanitaires sont peu sensibles à la LES, ce qui limite les possibilités qu’ont les TS de jouer leur rôle de défense de droits et de fournir des soins optimaux aux personnes qui en ont le plus besoin, ce qui permettrait de tendre vers plus d’équité en santé (Allen-Meares et al., 2020).

Discussion

Les résultats de notre démarche de recension exploratoire des écrits mettent en lumière la parenté conceptuelle entre la LES et les fondements de l’intervention en travail social. La discussion qui suit abordera les avantages et les limites liés à l’intégration de la LES en travail social, pour ensuite traiter de la pertinence d’intégrer la LES-O au modèle de l’équipe de Sorensen (Ibid.). En dernier lieu, nous traiterons des enjeux de formation et de recherche qui se posent pour les TS en lien avec la LES.

Le Modèle intégré de littératie en santé (Sørensen et al., 2012) nous permet d’analyser les compétences liées à la LES d’une personne à partir de son parcours de vie en considérant les déterminants sociaux et environnementaux, ce qui est en phase avec les fondements des évaluations réalisées par les TS. De plus, ce modèle permet de concevoir l’intervention des professionnels selon un continuum d’actions allant d’un niveau individuel à un niveau populationnel, ce qui n’est pas sans rappeler les différents lieux d’intervention des TS, c’est-à-dire au point de rencontre des individus, des familles et des collectivités avec leur environnement (Van de Sande, Beauvolsk et Renault, 2011). Ainsi, le Modèle intégré de littératie en santé (Sørensen et al., 2012) rend compte de manière intégrée des interventions de nature psychosociale et médicale, qui sont au coeur du rôle des TS.

Le modèle de l’équipe de Sørensen (2012) met en avant des principes qui sont au centre des interventions individuelles en travail social : la participation, l’autonomisation et l’équité. De plus, il s’intéresse aux comportements en santé et à l’utilisation des services en santé, qui sont modulés par le parcours de vie et les compétences en matière de LES. Le modèle vise également la réalisation d’interventions susceptibles de permettre le développement d’une plus grande autonomie, conduisant à une meilleure qualité de vie pour les individus. Au niveau populationnel, cela peut conduire à plus d’équité et à des changements durables en matière de santé publique. S’ensuit une utilisation plus efficace des services susceptible de diminuer les coûts en santé et d’améliorer la capacité de nos systèmes de soins.

En disposant de connaissances et de compétences qui seraient soutenues par un contexte organisationnel favorable à la LES, les TS pourraient exercer un rôle central et un leadership au chapitre des interventions organisationnelles en LES. Le Modèle intégré de littératie en santé de Sørensen et son équipe (2012) n’aborde pas la littératie en santé dans une perspective organisationnelle. Étant donné la multiplication des interventions multidimensionnelles au sein d’équipes multidisciplinaires et le rôle clé de médiation que peuvent y jouer les TS (Couturier et Belzile, 2021), considérer la LES dans une perspective organisationnelle parait incontournable. Un contexte organisationnel favorable à la LES-O peut renforcer la contribution des TS aux organisations et aux équipes multidisciplinaires en les accompagnant vers des contextes de pratiques pro-littéraciques. Tofaeono et son équipe (2019) ajoutent que le travail social peut assurer la parité des connaissances entre les personnes et les équipes soignantes. Dans un contexte interprofessionnel et interdisciplinaire, les TS pourraient également se distinguer des autres professionnels et contribuer de façon importante à améliorer l’expérience des personnes et à diminuer les barrières d’accès aux soins (Johnson et al., 2016) en valorisant l’adoption de pratiques pro-littéraciques auprès de collègues des autres professions et à l’intérieur des organisations. Cela permettrait une meilleure prise en compte des besoins des personnes présentant un faible niveau de compétence lié à la LES et, ainsi, de jouer globalement un rôle d’éducation et de défense de droits (Lietchty, 2011). Ainsi, les organisations deviendraient culturellement plus sécuritaires et pourraient réduire les barrières d’accès aux soins et à l’information (Bragard et al., 2017), ce qui contribuerait à diminuer les iniquités en santé, rejoignant une piste soulevée par Findley (2015). Toutefois, certains défis perdurent afin de réaliser ces initiatives : les ressources limitées, la variabilité des structures organisationnelles ainsi que des changements quasi permanents dans les procédures organisationnelles constituent des enjeux de taille (Kaper et al., 2019). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) affirme de son côté que la formation des professionnels du milieu de la santé à des pratiques pro-littéraciques devrait constituer une priorité d’action (OMS, 2013). En effet, les pays industrialisés valorisent l’atteinte d’un haut degré de littératie pour leur population, ce qui permet un meilleur développement du potentiel des personnes ainsi qu’une pleine participation à la société (Nutbeam et Lloyd, 2020). Or, il semble qu’à l’heure actuelle, la formation à la LES en travail social repose essentiellement sur l’initiative individuelle et les apprentissages expérientiels des TS plutôt que sur des démarches structurées et formalisées (Bouffard, Solar et Lebel, 2018). Le référentiel de compétences des TS (OTSTCFQ, 2012) n’aborde aucunement les notions de littératie ou de LES. De même, l’offre de formation au baccalauréat en travail social, niveau d’études nécessaire pour devenir membre de l’OTSTCFQ, n’aborde pas, ou très peu, les notions de littératie et de LES. Considérant l’intérêt de la LES pour l’intervention en TS, il importe de se pencher sur les paramètres qui permettraient de mieux structurer cette formation. Ce constat est partagé par de nombreux auteurs qui soulignent l’importance d’aborder la LES dans la formation des TS (Liechty, 2011 ; Findley, 2015 ; O’Brien, 2019 ; Allen-Meares et al., 2020 ; Juvinyà-Canal et al., 2020 ; Pockett et al., 2020 ; Ousseine et al., 2020).

Conclusion

Nous avons souligné les liens étroits qui existent entre la LES et les fondements de l’intervention en travail social. Malgré certaines limites, dont l’absence de la LES-O, la définition multidimensionnelle de la LES dans le Modèle intégré de littératie en santé de l’équipe de Sørensen (2012) propose une perspective novatrice qui s’arrime avec la profession et la mission du travail social. Intégrer la LES dans la formation et la pratique du TS permettrait de mobiliser cette perspective conceptuelle (1) dans l’analyse de la situation psychosociale de la personne en lien avec sa santé en considérant la LES comme un déterminant social, (2) dans la médiation des causes et des effets des déterminants sociaux de la santé qui peuvent avoir un impact sur le niveau de compétence dans le domaine de la LES et l’autonomie des personnes ou (3) dans un contexte de santé publique pour lutter contre les inégalités de santé en favorisant une meilleure compréhension de l’information en santé, un accès plus équitable et une participation sociale juste. Ce qui précède n’est possible que dans une organisation sensible à la LES-O et avec des TS adéquatement formés en matière de LES.

Devant l’attention limitée portée aux pratiques pro-littéraciques dans la formation en travail social, plusieurs éléments restent à définir. Les recherches futures devront explorer les modalités de formation les plus appropriées : que devrait contenir cette formation ? Quelle forme préconiser (formation universitaire, expérientielle ou continue) ? Est-ce que cette formation devrait s’adresser à tous les TS ou seulement à certains champs de pratique ? Est-il possible d’adapter certaines approches d’intervention existantes afin d’y intégrer la LES ? Serait-il pertinent de renforcer la sensibilité de nos organisations à la LES ? En ce sens, les TS pourraient-ils y jouer un rôle central ? De cette façon, les TS pourraient valoriser leur identité professionnelle et leur contribution auprès des autres professionnels, augmenter le pouvoir d’agir des individus et des communautés et tendre vers plus d’équité en santé. En définitive, nous croyons que l’intérêt de la LES pour le travail social n’est plus à démontrer et nous tenterons de proposer des pistes de réponse aux questionnements susmentionnés dans nos futurs projets de recherche.