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Plusieurs aspects du roman Le premier jardin ont été étudiés depuis sa publication en 1988. Du symbolisme de l’écriture d’Anne Hébert aux perspectives postcolonialistes, féministes et psychanalytiques, ce roman a suscité de nombreuses hypothèses quant à son interprétation [1]. Néanmoins, les critiques s’accordent pour relier la recherche identitaire du personnage principal, l’orpheline Flora Fontanges, dans la ville de Québec (ville qui, par ailleurs, n’est jamais nommée dans le roman), à une interrogation plus large quant au rôle des pionnières du Canada français. Dans le présent article, j’aborderai dans un premier temps les liens que les chercheurs ont pu établir entre l’oeuvre poétique d’Anne Hébert et la thématique urbaine du Premier jardin, pour ensuite explorer les parallèles que l’on pourrait tracer entre l’enquête que mène Flora Fontanges sur les femmes de la Nouvelle-France et le travail historique que l’un des grands historiens du Canada français, François-Xavier Garneau, a pu réaliser au xixe siècle. J’analyserai enfin le personnage de Raphaël, ce qui m’amènera à considérer le travail d’enquête historique du protagoniste romanesque sous un autre jour.

La vision poétique de la ville interdite

Dans des notes publiées à l’occasion du lancement du roman à l’Université Laval en 1988, Jeanne Lapointe rappelle les vers de l’écrivaine où, déjà, l’on pouvait repérer des thèmes qui seront exploités dans son roman. « Les petites villes », poème que l’on retrouve dans le Tombeau des rois, donne le ton quant au mystère auquel sera confronté le personnage principal. On pourrait également rappeler d’autres poèmes d’Anne Hébert annonçant poétiquement les forces inquiétantes que Flora Fontanges devra affronter en revenant dans la ville de ses enfances. Pensons par exemple à « Ville tuée », tiré du recueil Poésie, solitude rompue : « Les enfants furent endormis de force sans bruit. On érigea le dogme et la morale, et la première saison s’allongea sans passion [2]. » N’y voit-on pas déjà ces prisons dressées autour des enfants ? Un peu plus loin, dans le même poème, on trouve cette jeune fille sans identité qui, à la manière de la jeune orpheline Pierrette Paul (qui deviendra Marie Éventurel puis Flora Fontanges, l’héroïne du roman) et des jeunes femmes tirées du passé historique de la colonie, est le fruit involontaire du péché originel : « La fille cria qu’elle n’avait ni coeur ni visage et qu’on l’avait trahie dès l’origine » (OP, p. 84).

Mais revenons aux « Petites villes ». Ce poème, probablement inspiré de vers de son cousin Hector de Saint-Denys Garneau, conjugue la dimension ludique de l’enfance à un sentiment de tristesse et de solitude qui n’a rien à voir avec les jeux des petits : « Je joue avec les petites villes,/Je les renverse./Pas un homme ne s’en échappe/Ni une fleur ni un enfant » (OP, p. 23). Cette ville n’est d’ailleurs pas très animée, mais surprend par le silence et le sentiment d’inquiétude qui y règnent. Tout est mort, figé, silencieux, lourd :

Les parcs et les jardins sont morts

Les jeux alignés

Ainsi que dans un musée.

Je ne sais pas où l’on a mis

Les corps figés des oiseaux.

Les rues sont sonores de silence.

L’écho du silence est lourd

Plus lourd

Qu’aucune parole de menace ou d’amour.

OP, p. 24

En lisant ces vers, comment s’étonner que le premier titre du roman Le premier jardin ait été La cité interdite [3] ? Tout comme ce lieu, qui se trouvait symboliquement, selon les croyances de la Chine ancienne, au centre de l’Empire et du monde, la ville du Premier jardin s’inscrit dans un espace atemporel, propice à l’élaboration d’un univers symbolique. Pourtant, cette ville est isolée et maintient ses habitants prisonniers de leurs tourments. C’est peut-être là, chez Anne Hébert, l’essence même des petites villes, où l’enfant naît dans un lieu qui, paradoxalement, lui offre en partage un imaginaire stérile et peuplé de craintes :

Mais voici qu’à mon tour

J’abandonne les petites villes de mon enfance.

Je te les offre

Dans la plénitude

De leur solitude.

Comprends-tu bien le présent redoutable ?

Je te donne d’étranges petites villes tristes,

Pour le songe.

OP, p. 24

Comme le précisait de façon bien imagée Jeanne Lapointe, les villes que l’on a dû abandonner au cours de l’enfance ne peuvent qu’attendre d’être redécouvertes. La ville se transforme alors en « coffret aux tiroirs secrets, remplis d’objets du passé, sorte de grand poème épars retenu ensemble par le coeur toujours battant de cet inexorable temps qui marche [4] ».

Lire l’histoire

Nous avons cru devoir ajouter à cette étude une section portant sur la lecture de l’histoire, car Anne Hébert a travaillé aux Archives nationales du Québec à plusieurs reprises, notamment afin d’écrire Kamouraska et probablement aussi, selon les témoignages que nous avons pu rassembler, pour élaborer Le premier jardin [5]. Rappelons aussi, avec Jacques Godbout, que François-Xavier Garneau était de la famille [6]. Il est en fait l’arrière-grand-père d’Hector de Saint-Denys Garneau, le cousin de la romancière. Frédéric Brochu note, par ailleurs, à quel point les membres de la famille d’Anne Hébert ont joué un rôle important au Canada français :

En explorant sommairement la généalogie d’Anne Hébert, on constate à quel point la majorité des membres des familles auxquelles elle était directement rattachée ont occupé un rôle marquant dans l’histoire politique, sociale, économique, militaire, administrative et culturelle du Québec, aux 18e et 19e siècles principalement [7].

Enfant de son siècle, François-Xavier Garneau prêche pour une histoire fondée sur l’autorité des faits et de la raison. Il est temps, selon lui, de chasser la fantasmagorie qui « animait jadis les sombres forêts du Canada dans l’imagination vive de ses premiers habitants, ces indigènes belliqueux et sauvages dont il reste à peine aujourd’hui quelques traces [8] ». Cette perspective ne pourrait être plus contraire au jardin féérique imaginé par Flora Fontanges. Au surplus, l’histoire de François-Xavier Garneau n’aborde pas l’épisode des filles du roi, et ne fait que bien peu de place aux femmes du pays, sinon aux bienfaitrices dont les noms passeront à l’histoire : la duchesse d’Aiguillon, madame de La Peltrie, madame de Bullion, Jeanne Mance et Marguerite Bourgeoys. Si Anne Hébert s’inscrit alors en faux contre le type d’histoire qu’écrivait son aïeul, tous les deux se retrouvent dans le regard bienveillant qu’ils jettent sur la survie du peuple français en terre canadienne :

Rien ne prouve que les Français établis en Amérique aient perdu, au contraire tout démontre qu’ils ont conservé ce trait caractéristique de leurs pères, cette puissance énergique et insaisissable qui réside en eux-mêmes, et qui, comme le génie, échappe à l’astuce de la politique aussi bien qu’au tranchant de l’épée [9].

De même, Anne Hébert et François-Xavier Garneau ne sont pas si différents si l’on considère l’impact qu’ils eurent sur leur époque respective. Ainsi, en s’éloignant des écrivains d’Ancien Régime, Garneau revendiquait une histoire bien différente, qui donnait désormais une voix aux peuples : « Nous voyons maintenant penser et agir les peuples ; nous voyons leurs besoins et leurs souffrances, leurs désirs et leurs joies [10] ». Anne Hébert, à sa manière, reprend cette dimension de l’oeuvre de Garneau, mais en s’inspirant fortement de son imaginaire, attentif aux singularités et aux voix oubliées. Les songes de Flora Fontanges, qui ressemblent étrangement au travail de l’imagination de l’acteur tel que décrit par Constantin Stanislavski [11], lui permettent de vivre aux côtés non pas des grands héros du pays, mais bien des oubliés ou, plus précisément, des femmes oubliées par l’histoire du Canada. Érick Falardeau, dans son bel article sur la mise en fiction de l’histoire à l’intérieur du Premier jardin, associe ces analepses à l’esthétique proustienne, tout en précisant que Flora Fontanges ne pourra affronter son passé, son exil mnémonique, que sous deux modalités : l’une, volontaire, celle de l’histoire des femmes de la Nouvelle-France ; l’autre, forcée (et solitaire, ajouterais-je), constituée de souvenirs d’orpheline alors qu’elle portait les noms de Pierrette Paul et de Marie Éventurel [12].

La ville s’offre d’abord telle une scène historique ; puis, c’est de sa chambre d’hôtel de la Grande-Allée que Flora Fontanges fera finalement se rencontrer la reconstitution historique de ces femmes oubliées et sa propre histoire d’enfant abandonnée qui a échappé à l’incendie de son orphelinat. Alessandra Ferraro, dans une analyse des rapports de l’héroïne avec l’histoire, rappelle fort justement ce paradoxe de la narratrice qui s’attarde aux figures effacées, abandonnées aux marges de l’histoire officielle, afin de se redonner confiance et de pouvoir enfin affronter les traumas de son enfance :

L’Histoire est évoquée pour sortir de l’ombre des vies de gens humbles, de personnages sans éclat ; en même temps c’est à travers la célébration de ces existences par le dialogue avec ces êtres, que Flora parvient à réintégrer son passé et à dépasser le manque originel [13].

N’oublions pas non plus cette multitude de dates qu’évoque le roman et qui sont d’une grande portée symbolique, biographique et nationale. Pensons aux analyses de Japp Lintvelt et d’Aurélien Boivin, qui rappellent que l’héroïne est née en 1916, la même année qu’Anne Hébert, que l’action du roman se déroule en 1976, date de la première élection du Parti québécois, et que Marie Éventurel alias Flora Fontanges quitte Québec en 1937, date de parution du recueil de poèmes Regards et jeux dans l’espace d’Hector de Saint-Denys Garneau [14]. Protégé ainsi par des dates phares, le personnage principal, à l’instar de l’auteure, a évolué dans une ville qui ne sut jamais vraiment soutenir son effort d’émancipation, mais qui a pourtant toujours gardé jalousement le secret de cette libération.

Raphaël

L’apparition du passé au coeur de la ville s’effectue, chez le personnage principal, à la faveur de l’intervention d’un jeune homme. Ami de sa fille, cet ex-étudiant en histoire, qui fait découvrir à Flora toutes ces figures anonymes du passé, se nomme Raphaël, nom d’autant plus symbolique qu’il est celui de l’archange qui, dans le livre de Tobie, apparaît comme un compagnon de route, un protecteur, un guérisseur et celui qui redonne la vue au père aveugle : « Père, combien vais-je lui donner pour ses services ? Même en lui laissant la moitié des biens qu’il a rapportés avec moi, je n’y perds pas. Il me ramène sain et sauf, il a soigné ma femme, il rapporte avec moi l’argent, et enfin il t’a guéri [15]. » C’est donc un parcours historique mais également symbolique que prépare Raphaël à Flora Fontanges : « Raphaël insiste pour lui faire visiter la ville comme si elle n’y avait jamais mis les pieds. Peut-être de cette façon échappera-t-elle à ce qu’elle sait de la ville et se contentera-t-elle de la version de Raphaël [16] ? » Le processus du songe historique, même s’il détourne Flora Fontanges, pour un temps, de ses propres craintes, va l’entraîner dans un long travail de réanimation des figures féminines de la Nouvelle-France qui lui redonne confiance. En s’inspirant de techniques théâtrales où les acteurs reconstruisent l’identité et le milieu de vie des personnages, le texte poursuit :

Raphaël a rejoint Flora Fontanges. Ils parlent de Barbe Abbadie. Ils se demandent ce que Barbe Abbadie a pu faire de bien pour qu’on lui donne une rue et ce qu’elle a pu faire de mal pour qu’on lui retire cette rue presque aussitôt. Ils décident d’un commun accord de l’âge de Barbe Abbadie, de son état civil, de sa vie et de sa mort. […] Raphaël entre dans le jeu. Il dit qu’il faut bien situer l’époque à laquelle Barbe Abbadie a vécu. Pourquoi pas le milieu du dix-septième siècle, vers 1640, par exemple ? […] Il faut l’habiller, cette femme, lui offrir de la toile fine et de la dentelle.

PJ, p. 50-51

Raphaël va donc accompagner Flora dans ce voyage au coeur de la ville et de l’histoire de la Nouvelle-France. Un parcours symbolique les amène d’abord à explorer et à mieux connaître les sinuosités de Québec : « Ils parcourent la ville de haut en bas et de bas en haut, suivent les irrégularités du cap en étages successifs, de la Citadelle aux Foulons » (PJ, p. 75). Puis il lui apprend à lire les signes des premiers temps, alors que la Nouvelle-France n’était qu’un grand jardin :

Il suffit d’être attentif, dit Raphaël, et on peut sentir sur sa nuque, sur ses épaules, la fraîcheur extraordinaire des arbres innombrables, tandis qu’une rumeur, à la fois sourde et criarde, monte de la forêt, profonde comme la mer. La terre sous nos pieds est molle et sableuse, pleine de mousse et de feuilles mortes.

PJ, p. 76

Et c’est l’apparition du premier jardin, celui de Louis Hébert et de sa femme, Marie Rollet. Flora Fontanges est alors transfigurée par cette vision. Le travail d’interprétation s’ouvre sur un processus mimétique qu’il ne restera plus qu’à réactiver afin de replonger Flora dans de nouveaux tableaux historiques :

Elle fait mine de rajuster une coiffe imaginaire sur ses cheveux courts. Elle est transfigurée, de la tête aux pieds. À la fois rajeunie et plus lourde. Chargée d’une mission mystérieuse. Elle est la mère du pays. Un instant. Un tout petit instant.

PJ, p. 78-79

À partir de ces pages, commence alors une suite d’analepses internes et externes qui vont permettre à Flora d’être habitée par des femmes ayant vécu en Nouvelle-France et des figures de son propre passé (à l’orphelinat, chez les Éventurel). Flora Fontanges se nourrit dès lors des souvenirs des disparues, redevient cette « voleuse d’âme », rôle qui lui a si bien servi au théâtre. Lors d’une visite à l’Hôpital Général, elle va même se servir de procédés incantatoires afin de

réveiller une petite nonne, sans visage et sans nom, de la maintenir vivante, sous leurs yeux, le temps d’imaginer son histoire. Mon Dieu, pense Flora Fontanges, faites que je sois voyante, une fois de plus, que je voie avec mes yeux, que j’entende avec mes oreilles, que je souffre mille morts et mille plaisirs avec tout mon corps et toute mon âme, que je sois une autre à nouveau.

PJ, p. 85

En alternance avec des épisodes de sa vie, Flora Fontanges fera alors revivre une multitude de femmes, cette fois-ci orphelines, tout comme elle, qui vinrent en ce pays entreprendre une nouvelle vie. Les filles du roi, « Ève en personne », sont pour une fois nommées dans une litanie, elles qui perdront à jamais leur patronyme (PJ, p. 99 et p. 103). Les personnages du récit premier, en juillet 1976, contemplent alors cette « longue chaîne de vie, commencée il y a trois siècles » (PJ, p. 100). On n’oublie personne, dans cette démarche historique, et surtout pas cette pauvre Renée Chauvreux, morte dans la neige lors de son premier hiver.

À ce grand épisode des filles du roi, qui se trouve au centre du roman, succède une plongée dans le passé de l’héroïne principale, qui s’est enfermée dans sa chambre d’hôtel de la Grande-Allée. Elle y poursuit ses litanies afin de ramener à la vie le souvenir de toutes ces femmes oubliées par l’histoire. D’abord les bonnes, sans nom, de ce quartier bourgeois. La pauvre Aurore, violée et assassinée au début du xxe siècle. Puis les orphelines, ses amies d’enfance disparues dans l’incendie de l’hospice Saint-Louis. Toutes ces femmes, orphelines et dépouillées de leur identité, ont péri de façon violente : morte de froid dans la neige, violée et assassinée, brûlées vives dans un incendie. Toutes ces femmes furent non seulement happées par la mort au sortir de leur enfance, mais elles furent oubliées par toutes et par tous. Aucun témoin de leur passage sur terre, de leurs rêves, de leurs amours… Les seuls observateurs de ces drames sont Raphaël et Flora Fontanges. Celle-ci se doit d’ailleurs de rendre hommage et de témoigner afin de rendre à la vie ces mortes oubliées par l’histoire. C’est peut-être, à bien y penser, ce qui provoque ce sentiment de détresse chez Flora, tout en la motivant à affronter son passé et le passé des femmes de Québec. Elle se doit d’affronter ces secrets parfois douloureux pour enfin pouvoir les ressusciter et révéler le secret de la ville interdite.

Pourtant, à mon avis, cette démarche symbolique en cache une autre, et cette réflexion ne peut être développée sans que l’on se penche sur la nature réelle du personnage de Raphaël. Selon Aurélien Boivin, le personnage est aussi une sorte d’ange-gardien, même s’il a une beauté toute animale. Un détail qui nous a longtemps échappé tient à un poème que récite Raphaël, alors qu’il tente ni plus ni moins de séduire Flora : « Je suis un enfant merveilleux à bercer » (PJ, p. 67). Or, la suite du passage présente une scène où la mère, Flora, se substitue à sa fille, Maud, et se métamorphose en figure de l’épouse-mère : « Madame Fontanges, je vous en prie, consolez-moi mieux que ça, comme une vraie femme qui ne craint ni Dieu ni diable. Comme une vraie mère qui n’en finit pas de mettre au monde et de pardonner à mesure » (PJ, p. 67). Dans autre roman d’Anne Hébert, Les enfants du sabbat, le personnage de Joseph va lui aussi rappeler les mêmes vers, signalant un même besoin de communion, cette fois-ci avec sa soeur, soeur Julie de la Trinité, qui fait apparaître son frère dans sa chambre, complètement nu : « Joseph aime que je le caresse et que je le berce entre mes bras. Il dit qu’il est un enfant merveilleux à bercer. Nous dormons collés, l’un sur l’autre, dans un lit immense, sur un matelas Simmons, entre des draps blancs, bordés de saumon [17]. » Une lecture intertextuelle des deux romans permet alors de mieux comprendre la dimension obscure et même magique du Premier jardin où se superposent deux univers, celui de Dieu, bien entendu, mais également celui du mal. D’ailleurs, presque toutes les femmes sollicitées par l’imaginaire de Raphaël et de Flora sont entrées volontairement ou non en dialogue avec le « mal ». Non pas le mal absolu, mais bien le mal défini par la société ou encore le malheur de la condition féminine. La Nouvelle-France n’est alors résolument plus un jardin des délices. Le mal ou le malheur s’y est aussi infiltré. Pensons à Barbe Abbadie, par exemple, qui meurt en couches en 1640 (PJ, p. 52) ; à la magnifique description de Louis Hébert et de Marie Rollet, alors que l’on oublie la présence des Amérindiens (PJ, p.79) ; à la terreur d’Angélique qui veut rentrer en France (PJ, p. 84) ; à Guillemette Thibault, en 1683, qui doit renoncer à devenir forgeron, comme son père (PJ, p. 86) et, bien entendu, aux filles du roi, à qui l’on décerne la palme de l’« Ève en personne », fragmentée (PJ, p. 99). Mais c’est bien cet éclatement qui retient l’attention lorsque les peurs de ces filles sont évoquées en litanies. Ce chapelet de jeunes filles comporte des tragédies intimes, elles aussi oubliées à jamais :

Toutes sans exception, les grasses et les maigres, les belles et les moins belles, les courageuses et les autres, celles qui sont rentrées en France, trop effrayées pour vivre ici, parmi les sauvages, la forêt et le terrible hiver, celles qui ont eu dix ou quinze enfants, celles qui les ont tous perdus à mesure, celle qui a réussi à en sauver un seul sur douze mort-nés, c’était une petite fille qu’on a appelée Espérance pour conjurer le sort, mais elle est décédée à l’âge de trois mois ; celle qui a été rasée et battue de verges aux carrefours ordinaires de la ville pour crime d’adultère, et la petite Renée Chauvreux, enterrée dans le cimetière, le cinq janvier 1670, venue de France par les derniers vaisseaux et trouvée morte dans les neiges, le quatre janvier de ladite année.

PJ, p. 104-105

Dans Les enfants du sabbat, le mal, incarné par les parents, ne pouvait disparaître complètement de la vie des enfants, appelés à poursuivre la lignée diabolique. Soeur Julie s’échappe du couvent, vraisemblablement enceinte, et se réfugie auprès d’une figure masculine, tandis que la « ville entière dort [18] ». Alors que l’action des Enfants du sabbat se déroule au xxe siècle, vraisemblablement pendant la Deuxième Guerre mondiale, la généalogie des sorcières, aïeules de Julie, remonte aux premiers temps de la Nouvelle-France, au premier jardin :

Et l’ancêtre, là, tout au bout de la lignée, traverse l’Océan, sur un bateau à voiles, en plein xviie siècle. Elle avec qui son mari n’a jamais pu « ménager » parce qu’elle était sorcière, là-bas, dans les vieux pays, en France. Elle se glisse parmi les immigrants et met pied en Canada [19].

Et que dire de l’action purificatrice du feu ? Un incendie vient détruire la maison et faire disparaître les parents (ou du moins la mère, Philomène) de Julie et de Joseph. Dans Le premier jardin, il n’y a pas de parents biologiques, et un incendie a même effacé les rares traces d’un passé qui appartenait à l’orpheline. Aurions-nous alors accès à deux scénarios d’une même histoire ?

L’hypothèse est possible et intéressante à considérer. Les enfants du Sabbat et Le premier jardin seraient ainsi une même histoire, sauf que Julie n’aurait pas eu de parents et que Joseph n’aurait pas été son frère (mais le petit ami de sa fille). Plutôt que d’être tentée par son frère et par le diable, Flora Fontanges, qui se situe alors, c’est entendu, du côté d’un certain angélisme, est bien séduite par Raphaël, l’archange, mais de façon beaucoup plus acceptable. Actrice, voleuse d’âme par son métier, elle est nourrie de songes par le jeune homme, alors que son besoin de s’imaginer autre la reconduit à elle-même, orpheline et abandonnée à son destin, par un processus identitaire de symbiose. Quelques similitudes relient pourtant les deux récits. La religion est remplacée par le théâtre et ses mises en scène ; la marginalité diabolique, par l’altérité de la femme démunie ; la cellule du couvent, par la chambre d’hôtel de la Grande-Allée ; l’histoire diabolique, par l’histoire des destins féminins. La tragédie reste pourtant un peu la même : Julie ou Flora interprétant Winnie ou Jeanne d’Arc, c’est toujours la tragédie de la femme abandonnée par Dieu qui surgit. Le symbole de l’épouse-mère, Ève, sert à calmer Flora, alors que l’image de la sorcière poursuivait Julie. En revanche, le souvenir du premier jardin édénique ne peut tromper une Flora Fontanges qui a déjà trop souffert ; les reconstitutions historiques ne sauraient être parfaites. Il faut avoir le courage, pour ne pas toujours fuir, d’affronter les forces démoniaques inscrites au plus profond de nous, tout comme le fit Flora dans la ville qu’elle parcourt.

Conclusion

La paix règne dans Le premier jardin, surtout si l’on compare ce roman à la vision sombre et tumultueuse des Enfants du sabbat. Pourrait-on croire que Julie, obnubilée par son passé, parvient à s’en libérer partiellement sous les traits de Flora ? Les enfants du sabbat racontent l’histoire d’un véritable combat entre le diable et l’ange, combat dont on hérite, éternel et sans issue. Dans Le premier jardin, Flora Fontanges possède toujours cette crainte du passé qui l’a jadis poussée à quitter sa ville natale, mais elle parvient tout de même à remonter, notamment grâce à Raphaël, le cours du temps qui la ramène au premier jardin. D’après le seul cahier de notes qui reste pour témoigner de la genèse de ce roman, l’un des premiers prénoms de Flora était Agnès [20]. L’iconographie de cette sainte nous permet encore mieux d’imaginer le symbolisme lié au personnage principal. Sainte Agnès, selon la tradition grecque, refusant de sacrifier à Vesta, fut enfermée dans un lupanar. Dieu la protégea en lui faisant pousser de longs cheveux qui la défendirent des regards, un peu à la manière des personnages de théâtre sous la figure desquels paraît Flora. Particularité encore plus intéressante pour nous, sainte Agnès fut un jour protégée d’un homme qui tentait de la violer par un ange qui lui servit de garde du corps [21]. Finalement, elle aurait aussi été jetée au bûcher, mais aurait survécu car « la flamme, se séparant en deux, brûlait la foule des païens sans toucher Agnès [22] ». Symbole de pureté, sainte Agnès, que l’on représente habituellement accompagnée d’un agneau, protège les jardiniers ; sa virginité est d’ailleurs symbolisée par un jardin clos (hortus conclusus [23]). La pureté de Flora ne lui vient pas de sa propre virginité, comme c’est le cas pour sainte Agnès, mais bien de sa filiation, qui demeure vierge, telle une page restée blanche dans les archives. Si le vertige de Winnie face à une existence sans but cristallise sa fragilité identitaire, cette vie lui permet également d’envisager avec détachement un passé qui a trop souvent plongé les personnages d’Anne Hébert dans le désarroi. « Agnès est une autre », indiquait Anne Hébert dans son cahier de notes [24]. La Nouvelle-France de Flora n’est donc pas celle, diabolique, des sorcières aïeules de Julie. Elle demeure pourtant celle des sinuosités de la vie (et de la ville), dont le souvenir a sombré dans l’oubli. Tout comme Rosa Gaudrault, qui sauva Flora des flammes, elle nous permet de voir notre passé de façon oblique, laissant de côté les grands événements historiques, mais également le chant du peuple français d’Amérique, afin d’entendre le sifflement du serpent caché en bordure du jardin.