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Then Ovide said : « When I was first exiled, I missed my language as your tongue need salt, in every watery shape I saw my child, no bench would tell my shadow : “Here’s your place” [1]

Le paradigme de l’exil, métaphorisé ou non, est un motif récurrent dans les productions littéraires d’après les indépendances. Cette obsession s’explique par l’histoire de l’espace littéraire de la francophonie, qui s’est constitué sous le coup d’un processus impérialiste dont la dynamique même suppose la subordination d’une « périphérie » à un « centre ». Pour l’écrivain dominé, toute entrée dans le champ de légitimation [2] doit dès lors se faire depuis le coeur même du système colonial. Il lui faut user de la langue de l’Autre, quitter par conséquent son lieu linguistique d’origine pour inscrire sa production dans l’espace où se trouvent réunies les instances de consécration symbolique.

Les ténors de la négritude, tous étudiants boursiers à Paris, firent les frais de cette situation paradoxale. Hérauts d’une prise de parole qui s’insurgeait contre l’hégémonie du centre, ils n’eurent d’autre choix que celui d’élire ce même centre comme cadre incontournable au déploiement de leur discours poétique. Absence d’autres ressources en termes de diffusion et recours nécessaire pour accéder à la reconnaissance, au jeu préfaciel orchestré par les tenants des positions légitimantes dans le champ : tous ces facteurs contribuèrent à faire en sorte que leurs oeuvres soient intrinsèquement marquées du sceau d’un éloignement avec la terre natale et portent en même temps celui d’un immense espoir de retour au pays natal [3].

De fait, les littératures de la francophonie seront longtemps celles de « l’entre-deux », familières du motif du déracinement, de l’errance et du nomadisme. Le paradigme de l’exil y sera tour à tour nommé explicitement, décliné sur un plan symbolique, ou encore traduit sur un mode plus formel, c’est-à-dire en faveur d’une praxis placée sous le signe d’une « surconscience linguistique » prise au sens où l’a théorisée Lise Gauvin [4]. Mais la production haïtienne présente, en termes d’investissement de la problématique de l’exil, des caractéristiques singulières, qu’il importe ici d’interroger plus particulièrement.

Littérature haïtienne : l’exil pourhabitus

En premier lieu, rappelons que la littérature haïtienne de langue française a vu le jour et s’est constituée en un temps où l’exil des lettrés vers les centres européens avait presque valeur d’habitus. Pour mémoire, signalons également que c’est avec la publication, en 1925, de l’essai du docteur Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, que la production littéraire haïtienne acquiert ses premiers titres de noblesse. À cette date, l’émigration vers la métropole française était une tradition bien ancrée dans la formation des élites. Les usages hérités de la période coloniale voulaient, en effet, que tout fils de bonne famille allât effectuer ses études en Europe, de préférence en France. Price-Mars fit ainsi ses études supérieures à Paris, parcours qu’imitèrent ensuite Jacques-Stephen Alexis et René Depestre, tandis que Jacques Roumain fut, pour sa part, formé dans un institut privé suisse.

Leur formation achevée, ces intellectuels faisaient souvent un retour très bref au pays, puisqu’il n’était pas rare que cette émigration, déterminée par la poursuite de leurs études, se voit prolongée à la faveur d’une mutation à l’étranger, sur ordre des gouvernements en place à Port-au-Prince, désireux en cela d’éloigner du territoire national tout intellectuel susceptible de susciter des désordres politiques. Price-Mars sera ainsi envoyé à Paris par Duvalier, en qualité d’ambassadeur. Jacques Roumain — nommé directeur du Bureau d’ethnologie d’Haïti par le président Lescot — est « expédié » au Mexique comme chargé d’affaires. Quant à Alexis et à Depestre, perçus comme des agitateurs potentiels à la suite de leur rôle décisif dans le soulèvement populaire qui causa, en 1946, la chute du même Lescot, ils se virent offrir, par son successeur, des bourses d’études pour la France.

Mais l’on a affaire ici à des vagues d’émigration temporaires, ponctuelles : l’arrivée au pouvoir de François Duvalier, en 1956, va changer la donne. Le régime dictatorial instauré en Haïti par « Papa Doc » met l’intellectuel face à une alternative décisive. Ce dernier doit choisir entre la désertion et la collaboration avec le pouvoir en place — l’exiguïté insulaire et la violence dont fait preuve la dictature, qui n’hésite pas à éliminer bien des opposants, rendant impossible toute résistance maquisarde. L’homme de culture ne sera pas seul à faire le choix du départ : une proportion considérable de la population prend ce même parti, et un véritable mouvement de diaspora se met en place dès la fin des années cinquante. Le contingent des Haïtiens qui feront le choix de l’exil, dans les années qui suivent, ira croissant et prendra avec le temps une ampleur considérable. Lorsque « Baby Doc » (Jean-Claude, fils de François Duvalier) quitte le pouvoir, en 1986, il apparaît que le phénomène, de conjoncturel qu’il était initialement, est devenu structurel. Le désastre absolu, autant sur le plan économique que social, qui a résulté des années de dictature, paraît avoir rendu tout retour en arrière impossible : l’hémorragie ne cesse plus.

Il importait sans doute d’évoquer rapidement ces éléments d’une histoire qui demeure d’une actualité brûlante, afin de mettre essentiellement en évidence la relation particulière qu’entretient le peuple haïtien avec la problématique de l’exil ou, si l’on préfère, avec la balance du dedans et du dehors. En Haïti, on est du camp de « ceux qui sont restés » ou de « ceux qui ont fui », sans qu’il faille nécessairement voir dans cette distinction une connotation morale. Indéniablement, cette dichotomie fondamentale marque aujourd’hui l’imaginaire collectif haïtien. Les écrivains ne sont pas saufs de cette scission, de cet accent particulier mis sur leur relation au monde. D’une part, ils sont témoins et miroirs de cette haïtianité singulière, qui se construit en ayant « un pied de chaque côté de l’Atlantique ». D’autre part, ils sont souvent partie prenante de cette diaspora qui égrène dans l’Ailleurs son lot d’exilés. Et c’est précisément sur ce plan que se joue la relation spécifique entretenue par l’auteur issu de la diaspora haïtienne avec le paradigme de l’exil, si récurrent dans le champ des littératures francophones.

Motif éminemment sensible, lourd d’une évidence quotidienne, l’exil tel qu’il se décline dans la littérature haïtienne ne se laisse pas métaphoriser. Il s’impose comme thématique incontournable, ni virtuel, ni symbolique, mais vécu, chargé d’un poids de réalité accablant. Relevant du domaine de l’expérience, il nourrit le sens du récit, c’est-à-dire lui donne vie et corps — assertion qu’illustrent au mieux les productions d’un représentant fameux de la diaspora haïtienne : Dany Laferrière.

Diaspora intellectuelle haïtienne : de Paris à Montréal. Le cas Laferrière

Cet écrivain se caractérise d’abord par le choix qu’il a fait du lieu même de son exil. En effet, autant les auteurs haïtiens que l’on pourrait dire de « première génération », tel Depestre, se tournèrent assez naturellement vers l’Europe — et tout particulièrement vers Paris, dont le prestige en tant que capitale culturelle mondiale leur apparaissait à la fois incontestable et incontesté —, autant la génération suivante a élu pour cadre de sa « re-territorialisation » le continent nord-américain. À cette nouvelle orientation, on pourrait avancer diverses explications, dont la plus évidente tient à la relative facilité avec laquelle on peut émigrer en Amérique du Nord, et notamment au Canada, alors que l’espace français est devenu, au contraire, quasi impénétrable pour un immigrant en quête d’une terre d’accueil.

Le fossé générationnel et le destin particulier de chaque génération, lui-même lié à des facteurs historiques impondérables, jouent aussi un rôle certain. Les aînés, ceux qui appartiennent à la classe d’âge d’Alexis, Roumain, Depestre, eurent à composer avec l’invasion américaine de 1915 en Haïti, laquelle devait durer dix-neuf ans. Bien que vecteur d’une certaine stabilité et d’un développement économique relatif, la présence imposée des troupes américaines n’en fut pas moins ressentie comme un véritable camouflet par le peuple haïtien, qui se souvenait d’avoir mis fin à l’esclavage, par les armes, un siècle plus tôt. Les jeunes gens qui arrivèrent à l’âge de raison pendant cette pax americana — et parmi lesquels on compte les auteurs susmentionnés — se choisirent pour surnom la « génération de la honte [5]  », périphrase qui en dit long sur leur animosité à l’égard des États-Unis. Si l’on ajoute à cela l’orientation que prenait l’engagement politique de ces écrivains, qui les portait plutôt vers le monde communiste, on imagine aisément à quel point il leur était difficile de se tourner vers la patrie qui sera celle du maccarthysme, dès lors qu’il s’agissait de choisir une terre d’exil où enraciner leur production.

La génération qui leur succède se positionne différemment : bien que consciente du rôle douteux de l’interventionnisme américain dans la politique intérieure haïtienne, elle ne nourrit pas, à l’égard de l’Amérique du Nord, la même animosité que celle que lui portaient ses aînés. De surcroît, elle a tendance à s’inscrire dans un cadre plus canadien qu’états-unien, et Montréal n’est pas Washington, loin s’en faut. Enfin, si l’on tire la leçon des analyses du champ littéraire proposées par Pierre Bourdieu, on peut supposer à cette nouvelle orientation de la jeune génération des écrivains haïtiens une motivation supplémentaire, et non des moindres. En effet, Bourdieu a bien mis en évidence, en termes de fonctionnement des champs, la nécessité, pour un écrivain désireux d’entrer dans le champ littéraire, de s’y créer un espace propre et, pour ce faire, de « se poser en s’opposant » à ceux qui l’ont précédé. Il lui faut dénoncer les positions prises par ses prédécesseurs, s’il veut pouvoir s’en démarquer et s’aménager ainsi une place enviable dans le champ, la dénonciation des positions préétablies étant seule à même d’autoriser la création de positionnements neufs. Le choix américain de la « relève » — par opposition à l’orientation européenne de la génération précédente — s’inscrit sans doute dans cette perspective de renouvellement du champ.

Le cas de Dany Laferrière est, à cet égard, exemplaire. Édité à Montréal, et résidant tour à tour dans la métropole québécoise et à Miami, l’écrivain revendique son américanité et la décline sur un axe véritablement paradigmatique. S’il reconnaît à son implantation en Amérique du Nord un caractère opportuniste [6], il ne s’en tient pas là et la critique n’aura de cesse de mettre en avant la « tentation américaine [7]  » qu’il exprime au fil de sa déambulation romanesque. Cette « américanité fondamentale » affichée par Laferrière prendra, entre autres, la forme d’un jeu réferentiel et intertextuel qui place Chester Himes et James Baldwin — figures incontournables de la littérature noire américaine — au coeur du dispositif textuel : avec la publication de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, comme l’observe Anne-Marie Miraglia, c’est, de fait, « le mythe du rêve américain [qui] est pour la première fois formulé par un Noir immigré au Québec [8]  ».

Un point d’orgue : Pays sans chapeau

La production romanesque de Dany Laferrière se construit ainsi sur un axe Amérique du Nord/Haïti (plus précisément Montréal/Haïti). Entre la publication de son premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, en 1985, et la parution du Cri des oiseaux fous en 2000, Dany Laferrière s’est attaché à épuiser la problématique de l’exil, telle qu’elle s’est imposée à lui. A posteriori, il qualifie cet ensemble de dix romans d’Autobiographie américaine. La moitié des romans publiés présente un ancrage géographique haïtien, de Petit-Goâve — la ville de l’enfance, où le narrateur, Vieux Os, vit avec sa grand-mère, Da (L’odeur du café, Le charme des après-midi sans fin) — à Port-au-Prince, ville folle, chaotique, où il rejoint sa mère et ses tantes (Le goût des jeunes filles, La chair du maître, Le cri des oiseaux fous). Quatre autres romans réfèrent, quant à eux, à un cadre montréalais, nord-américain (Chronique de la dérive douce, Comment faire l’amour…, Éroshima et Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?). Enfin, achevant la boucle, Pays sans chapeau nous propose de partager avec son narrateur le retour qu’il effectue en terre haïtienne, à Port-au-Prince, vingt ans plus tard.

L’oeuvre tout entière se construit sur le mode d’une exploration systématique, largement autobiographique et poétique, du parcours qui mena son (auteur-)narrateur depuis la terre natale, haïtienne, à la terre d’accueil, américaine. Le paradigme de l’exil n’est pas ici métaphorisable, il s’impose comme fait vécu. L’auteur en a fait l’expérience sur un plan personnel et professionnel [9], et il ne s’agit pas pour lui de le sublimer, de le transcender, mais bien plutôt d’en éclairer tous les aspects. Il va, de fait, convoquer son parcours d’exilé, l’examiner et le mettre en mots, le retracer depuis le lieu des origines, celui de l’enfance, au lieu d’arrivée, librement adopté. Le paradigme de l’exil est précisément ce qui fait sens, à l’échelle de l’oeuvre tout entière, ce qui provoque et rend possible le discours. La parole poétique et la pratique discursive n’existent que par et pour cette mémoire d’exilé, qu’il s’agit d’épuiser.

Le point d’orgue de cette déambulation autobiographique, son acmé tragique, en quelque sorte, nous paraît résider dans son dernier mouvement, avec le roman intitulé Pays sans chapeau [10], qui présente le voyage-retour en Haïti, après vingt ans d’absence, du personnage-narrateur. Vieux Os y revient comme sur les « lieux du crime ». Par une nuit sanglante, il a quitté son île, deux décennies plus tôt, alors que les Tontons Macoutes venaient tout juste d’éliminer l’ami Gasner, journaliste. Et, à nouveau, il y aura meurtre, du moins sur un mode symbolique. En faisant retour sur le lieu de l’enfance, en se projetant concrètement dans l’espace des origines, Vieux Os ne peut qu’assassiner en lui toute aptitude à rêver ce pays déserté vingt ans plus tôt. Revenant à son île, il porte en lui le souvenir idéalisé d’un « antan d’enfance [11]  », lequel ne peut que succomber sous les assauts du réel. Pourtant, que de joie dans ce geste d’un ralliement euphorique à la terre maternelle ! Les premières lignes du texte sont, à cet égard, limpides : « Il y a longtemps que j’attends ce moment : pouvoir me mettre à ma table de travail (une petite table bancale, sous un manguier, au fond de la cour) pour parler d’Haïti tranquillement, longuement. Et ce qui est encore mieux : parler d’Haïti en Haïti. » (PSC, 13)

Ce retour a été désiré, appelé. Il est chéri. Pour l’écrivain, se « ré-enraciner », c’est aussi effectuer, dans sa pratique, un mouvement de reconquête d’une oralité laissée en friche depuis son départ pour l’Ailleurs : « Je n’écris pas, je parle. On écrit avec son esprit. On parle avec son corps. Je ressens ce pays physiquement. Jusqu’au talon. » (PSC, 13) Tout le texte sera ainsi placé sous le signe de la culture orale. Des extraits de chansons folkloriques sont mis en épigraphe, et chaque chapitre se voit précédé d’une transcription proverbiale, dont une note préliminaire au roman précise qu’elles seront « transcrit(e)s en créole plutôt étymologique que phonétique et traduit(e)s littéralement », car, de l’avis de l’auteur, « de cette manière, leur sens restera toujours un peu secret », ce qui « nous permettra d’apprécier non seulement la sagesse populaire, mais aussi la fertile créativité langagière haïtienne » (PSC, 8).

L’inscription dans le « terreau » haïtien est donc volontaire, affichée et revendiquée. Le narrateur prend en charge la réalité haïtienne pour l’assumer jusque dans ses excès et dans ses facettes les plus sombres :

Je suis chez moi dans cette musique de mouches vertes travaillant au corps ce chien mort, juste à quelques mètres du manguier. Je suis chez moi avec cette racaille qui s’entredévore comme des chiens enragés. […] Foule hurlante. Cette cacophonie incessante, ce désordre permanent — je le ressens aujourd’hui — m’a quand même [12] manqué ces dernières années.

PSC, 13

Pourtant, l’accent mis sur les aspects les plus sordides de son environnement immédiat ainsi que le choix de ce « quand même » — expression apportant une nuance légère à l’envolée lyrique de la déclaration — annoncent une suite moins euphorique. La population de Port-au-Prince, ce sont « deux millions d’hystériques », l’air y est qualifié d’« irrespirable » (PSC, 14), et le narrateur, à compter de cette entrée dans le texte, s’inscrira toujours dans un conflit vécu entre cette énergie caribéenne qu’il revendique sienne — tout autant que la terre haïtienne qui l’a vu naître — et un profond sentiment d’étrangeté, récurrent, envahissant. Vieux Os, qui a passé autant d’années en Haïti qu’il a vécu loin d’elle, est-il l’homme de deux mondes, ou un personnage hors-monde, apatride, déraciné ? Il est marqué du signe du double, et l’énonciation est à l’image de l’énoncé. En effet, le roman s’organise autour d’une structure binaire, et à partir d’une série de paires dialogiques, qu’il nous faut à présent interroger.

Le pays et son double : du réel au rêvé

En termes de composition romanesque, d’abord, le roman se construit sur le principe d’une alternance entre des chapitres qui seront tour à tour intitulés : « Pays rêvé » et « Pays réel ». Le pays réel, c’est celui que le narrateur vit au jour le jour, de manière quotidienne, et qu’il propose sous forme d’une série de tableaux juxtaposés, de séquences narratives caractérisées par leur brièveté, leur hétérogénéité, et la cadence rapide à laquelle elles se succèdent. Portraits brossés (La mendiante, p. 71), paysages esquissés (Le paysage, p. 38 ; La pluie, p. 166), saynètes rapportées (Jeu, p. 50 ; La voiture, p. 54) : tous ces tableaux sont autant de bribes de discours s’essayant à retracer la dimension kaléidoscopique des visions et des images qui s’imposent au narrateur. C’est là une stratégie discursive familière à Dany Laferrière. Au fil de ses écrits, il y a souvent recouru, et la critique n’a eu de cesse de signaler le caractère pictural, photographique, de son esthétique. Il en va ainsi de Comment faire l’amour avec un nègre…, suite de « réflexions personnelles, elliptiques, hâtives, sensations primaires se prolongeant dans un commentaire, associations libres, petites histoires dont la multiplication tient lieu d’Histoire [13]  » ; de L’odeur du café, rédigé sous forme de « trente-huit petits chapitres qui constituent comme un album de photos jaunies qui se mettraient soudain à bouger [14]  », « collection de clichés (au sens photographique du terme) fortement colorés affectivement [15]  » ; ou encore d’Éroshima, où le textuel se double d’un « art photographique qui traduira le vécu en série d’images », pour reprendre les propres termes d’Ursula Mathis. De fait, l’écriture de Laferrière s’apparente, ainsi que le constate Jacques Pelletier, « à du reportage, une réalité chassant l’autre selon une logique narrative obéissant aux lois qui régissent l’univers du clip et du flash », autant d’aspects qui en accentuent, bien sûr, la « très grande contemporanéité ».

Mais plus encore, pour Dany Laferrière le pays réel est celui qui se vit sur un mode phénoménologique, hautement sensible. Les odeurs occupent ainsi dans la narration une place de choix, remplissant une fonction identique à celle qu’assurait ailleurs la madeleine proustienne. Ce peut être le café :

D’abord l’odeur. L’odeur du café des Palmes. Le meilleur café du monde, selon ma grand-mère. Da a passé toute sa vie à boire ce café. J’approche la tasse fumante de mon nez. Toute mon enfance me monte à la tête.

PSC, 22

Mais aussi le cuir :

Je tourne au coin de la rue Monseigneur Guilloux. Tout de suite cette odeur de cuir. La petite boutique du cordonnier est encore là, à la même place. C’est ici que ma mère m’emmenait faire réparer mes chaussures.

PSC, 77

Toutefois, au-delà des odeurs de l’enfance, charmantes, nostalgiques, le pays réel, c’est aussi un corps à corps permanent avec des agressions olfactives qu’aucune convocation d’ordre mémoriel n’a le pouvoir de magnifier : « Ce qui frappe d’abord, c’est cette odeur. La ville pue. Plus d’un million de gens vivent dans une sorte de vase (ce mélange de boue noire, de détritus et de cadavres d’animaux). Tout cela sous un ciel torride. La sueur. On pisse partout, hommes et bêtes. Les égouts à ciel ouvert. » (PSC, 62)

Face à ce « pays réel », et décliné au fil d’une série de chapitres qui lui font pendant, voici le « pays rêvé »… Il ne s’agit pas ici d’un pays sublimé, idéalisé, comme une interprétation littérale pourrait le laisser penser. La dualité se concentre plutôt sur une opposition mettant dos à dos deux mondes, le diurne et le nocturne. Le pays réel, c’est celui qui se donne à voir, en plein jour, plein de vie et de sensations. Le pays rêvé, c’est Haïti, la nuit, terre de mensonges et de délire :

On dirait que deux pays cheminent côte à côte, sans jamais se rencontrer. Un petit peuple se débat le jour pour survivre. Et ce même pays n’est habité, la nuit, que de dieux, de diables, d’hommes changés en bêtes. Le pays réel : la lutte pour la survie. Et le pays rêvé : tous les phantasmes du peuple le plus mégalomane de la planète.

PSC, 44

Au fil de ces chapitres, regroupés sous le titre de « Pays rêvé », le narrateur va explorer toute une mythologie haïtienne, portant sur les zombis, « bizangos » et autres créatures maléfiques, revenues d’entre les morts. Mais, plus qu’une variation sur les superstitions vaudoues, cette prospection du narrateur en territoire interdit est l’occasion pour l’auteur d’affirmer qu’Haïti est devenu un « pays sans chapeau », c’est-à-dire une terre mortifère sur laquelle peine une population plus morte que vive. Ainsi que nous l’explique l’auteur en tête d’ouvrage, l’expression « pays sans chapeau » — qui sert de titre au roman — désigne « l’au-delà en Haïti, parce que personne n’a jamais été enterré avec son chapeau ». Et voici que l’ici-bas, terre bruissante, animée, odoriférante — « pays réel » —, fusionne soudain avec les territoires de l’ombre, « le royaume des morts » (PSC, 19). Le narrateur, fraîchement débarqué en Haïti et portant sur ce qui l’entoure le regard neuf de l’étranger, croit tout à coup reconnaître dans la foule qui se meut autour de lui un bataillon de défunts :

Cette fine poussière sur la peau des gens qui circulent entre midi et deux heures de l’après-midi. […] Une sorte de poudre de talc. C’est ainsi que Da me décrivait les gens qui vivaient dans l’au-delà, au pays sans chapeau, exactement comme ceux que je croise en ce moment. […] L’au-delà. Est-ce ici ou là-bas ? Ici n’est-il pas déjà là-bas ? C’est cette enquête que je mène.

PSC, 63

Au fil du récit, la frontière entre le pays vivant — pays réel — et l’autre monde, terre de zombis, sur laquelle règne la mort, s’abolit lentement, se dissout. Le récit à connotation autobiographique bascule dans la pure fiction, tandis que Vieux Os, sur les traces de Lucrèce, ce voyant qui « vit dans les deux mondes », tente une incursion au Pays sans chapeau. La terre des dieux et celle des hommes ne font plus qu’une et, comble d’ironie, le panthéon sublime des figures vaudoues tant attendu se révèle désespérément ordinaire. Cette fusion des espaces, du concret et du virtuel, pour cocasse qu’elle puisse apparaître sur le plan diégétique, n’en conduit pas moins le lecteur à conclure que Haïti, et tout son peuple avec elle, a déjà sombré dans les ténèbres du tombeau.

Le voyage du narrateur au pays des ombres se fait ici métaphore de celui de son auteur dans l’enfer haïtien…

Ce regard très orienté sur la réalité haïtienne est le fait d’un narrateur qui, au fil de son séjour insulaire, n’en finit pas de se découvrir étranger. Son discours se construit sur un système d’oppositions récurrentes (oralité versus écriture ; nord versus sud ; créole versus français ; Occident versus Afrique ; passé versus présent ; etc.), oppositions au sein desquelles il essaie de trouver son point d’équilibre. La confrontation des deux pans de son existence (l’Ici et le Là-bas, l’hier et l’aujourd’hui) est d’autant plus troublante qu’il lui semble retrouver les choses telles qu’il les a laissées, le jour de son départ pour l’Ailleurs. Le cordonnier, le Café Madame Michel — quand bien même sa propriétaire serait décédée —, le Rex Théâtre et le snack-bar attenant sont toujours là, inchangés, immuables. Et la partie de football dont Vieux Os n’avait pu connaître le résultat, à l’heure de monter dans l’avion pour Montréal, s’achève tout juste, lorsqu’il rallume la radio, deux décennies plus tard. La tentation est grande alors de nier l’absence, de réintégrer sans coups férir le monde clos de l’enfance :

À l’affût de la moindre sensation, de la plus fine émotion, de tout ce qui pourrait me donner l’impression de ne jamais avoir quitté le pays. Je voudrais que rien n’ait changé durant mon absence. J’aimerais reprendre furtivement ma place parmi les miens, comme si de rien n’était, comme si je ne les avais jamais quittés.

PSC, 93

Or, le vrai retour est impossible. Vieux Os est riche de ce voyage qu’il ne renie pas, et la relation qu’il tente de rétablir avec sa terre natale est chargée d’une distance, d’une étrangeté qu’il ne saurait désamorcer. Son discours sur Haïti retrouvée est marqué du sceau de l’extériorité, et sourd d’innombrables — et probablement insolubles — interrogations sur soi : « Je suis là, devant cette table bancale, sous ce manguier, à tenter de parler une fois de plus de mon rapport avec ce terrible pays, de ce qu’il est devenu, de ce que je suis devenu, de ce que nous sommes tous devenus […]. » (PSC, 35)

Ainsi tout le texte se décline-t-il sur le mode de l’entre-deux, « entre deux îles, entre deux déracinements, entre deux exils [16]  ». Seule certitude, à l’heure des bilans, celle d’une patrie (matrie ?) cachée dans la langue, dans ce créole qu’il retrouve comme un papillon réintègrerait sa chrysalide : « Je suis chez moi, c’est-à-dire dans ma langue » (PSC, 77) ; ou encore : « On n’est chez soi que dans sa langue maternelle et dans son accent. Il y a des choses que je ne saurais dire qu’en créole. […] Il y a des mots que je n’ai pas employés depuis vingt ans, je sens qu’ils manquent à ma bouche. […] J’ai faim de ces mots […]. » (PSC, 71) Mais, fort de cette certitude, le narrateur, d’observations personnelles en discussions avec ceux qui s’entêtent dans ce pays agonisant, passe du sentiment d’euphorie que lui procure son arrivée triomphale de fils prodigue à la reddition devant les assauts d’un réel qui s’impose, en toute impudeur, en toute misère, dans un sursaut d’arrogance désespérée. À l’échelle de son Autobiographie américaine, Pays sans chapeau vient clore un cycle narratif, largement autobiographique, qui voit Laferrière épuiser le drama de l’émigration, de l’exil. De l’enfance dorée au retour halluciné, l’écrivain a entrepris de nommer son cheminement d’exilé. En l’inscrivant dans un espace textuel, en le structurant comme narration, il semble être parvenu à s’en affranchir.

Pourtant, dans cette libération commence précisément un autre drame. L’inspiration, ce flux vital de la prose, prenait sa source précisément dans l’immense réservoir factuel et symbolique constitué par l’expérience de l’exil. Une fois ce donné circonscrit et verbalisé, que reste-t-il à dire ? Depuis Le cri des oiseaux fous, paru en 2000, dernier pan de son Autobiographie, Dany Laferrière se tait, ou presque ; et quand il ne se tait pas, c’est pour se répéter. Paraissent successivement, en 2000, un livre d’entretiens avec Bernard Magnier [17], qui fait le point sur l’oeuvre et sur l’auteur ; puis, en 2001, Je suis fatigué, titre évocateur qui permet à l’écrivain d’introduire une variation sur différents motifs déjà développés dans ses romans précédents, tout en lui offrant l’occasion de préciser qu’il en a fini avec l’écriture. Enfin, lors de la rentrée littéraire de 2002, il fait paraître, chez VLB, une « version réactualisée, augmentée d’une centaine de pages », de Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?

Le choix qu’avait fait Laferrière et qui consistait à dire l’exil, à le convoquer nommément pour le soumettre à un traitement réaliste — quand d’autres choisissent de décliner ce paradigme du déracinement sur un mode plus symbolique, plus métaphorique —, se paierait-il au prix du silence qui semble lui succéder ? Les choix d’écriture effectués par René Depestre peuvent ici nous éclairer dans leur différence. Dans un documentaire consacré à cet auteur et intitulé Haïti dans tous nos rêves [18], Depestre exprime avec fougue son refus absolu de retourner, ne fût-ce que le temps d’un court séjour, au Jacmel de son enfance. Petite ville haïtienne, Jacmel est, pour Depestre, le lieu de l’imaginaire par excellence, la source de toute inspiration. Il a souvent eu l’occasion de dire que toute démarche d’écriture s’initiait pour lui dans cet espace préservé de toute interférence avec le réel : son « écrire » s’ordonne depuis un lieu immuable, depuis une petite table posée sur la galerie de bois qui court le long de la maison de son enfance : « Les jours fériés, aux heures les plus torrides de l’après-midi, j’emmenais mon chagrin prendre le frais au balcon de la maison de bois. Je guettais l’incident qui mettrait mon imagination sur quelque piste du surréalisme quotidien [19]. » Aujourd’hui encore, il lui faut se transporter à Jacmel pour faire jaillir son Verbe et, depuis cette galerie surgie du passé, il regarde la fiction surgir… Depestre, dans son obstination à ne pas confronter le Jacmel réel et celui du souvenir, source en lui du processus créateur, prend le parti de son « pays rêvé » au détriment du pays réel, dont il veut tout ignorer. Il semble convaincu que cette Haïti rêvée ne pourrait que succomber au contact d’une réalité dont la violence mettrait à mal le potentiel poétique inhérent au lieu d’origine. Et cette dimension n’est pas étrangère à Dany Laferrière qui, dans sa correspondance avec Monique Proulx, écrit que la « source vive » de son inspiration n’est ailleurs que dans le Petit-Goâve de son enfance, devenu, par force, « mythique [20]  ».

Redisons-le : en Haïti, l’exil est l’une des données ordinaires de l’existence, un motif quotidien, une réalité vécue. Dany Laferrière en a fait le centre de toute son entreprise poétique, sa ligne directrice, son « fil rouge ». Mais, ce faisant, il semble en avoir épuisé le potentiel créateur. Cette figure de l’exil aurait-elle constitué pour lui l’impulsion magique qui maintient chez les auteurs la tension nécessaire à toute écriture ? Le Verbe doit-il s’éteindre dès lors qu’est mis en mots ce ressort secret de la fiction ? Au journaliste qui lui demandait, en fin de compte : « As-tu quelque chose à ajouter ? », Dany Laferrière fit cette réponse, laconique et vertigineuse : « Justement, rien [21]. »