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Un salon littéraire public

L’émergence des pages féminines dans les grands quotidiens et la naissance de magazines féminins permettent à plusieurs femmes de lettres de faire leur entrée dans la sphère publique en signant les chroniques de différents périodiques. De cette vaste production hétérogène se détachent de nombreux écrits portant spécifiquement sur la littérature et c’est dans ces circonstances que peut se mettre progressivement en place une expertise littéraire féminine. Si dans le contexte d’une étude plus vaste, j’aborde dans son ensemble le phénomène de la naissance, au tournant du xxe siècle, d’une compétence littéraire au féminin, je souhaite ici examiner un aspect plus circonscrit, en l’occurrence le rôle des rubriques du courrier des lecteurs dans l’univers des lettres féminines. La nature, les modalités et les usages de ces « réponses aux correspondants » méritent en effet qu’on s’y arrête, autant pour mieux cerner l’espace occupé par la littérature dans les grands quotidiens et dans l’espace social, que pour comprendre les stratégies qui permettaient aux femmes de s’insérer dans l’espace public et littéraire au tournant du xxe siècle. La richesse de cette rubrique peut en effet permettre d’éviter commodément de nombreux écueils auxquels se heurtent les recherches sur l’histoire littéraire des femmes, tant en ce qui concerne l’accès aux sources qu’en ce qui a plus précisément trait à la question de la marginalité de certaines pratiques ou aux impasses littéraires auxquelles plusieurs stratégies ont conduit.

Les recherches que j’ai menées jusqu’ici et qui concernaient les pratiques associatives et la sociabilité des femmes de lettres entre 1895 et 1918 ont notamment montré les difficultés éprouvées (et parfois surmontées) par la première génération de femmes de lettres canadiennes-françaises dans l’établissement, puis le maintien d’un réseau féminin lettré doté d’une certaine légitimité. Sur le plan des associations formelles par exemple, force a été de constater que, d’une part, les archives ne documentaient l’existence d’aucun regroupement spécifique d’écrivaines au cours des premières décennies du xxe siècle, et que, d’autre part, la présence des femmes se faisait discrète (et parfois discrète est franchement un euphémisme) au sein des associations mixtes ou « masculines », surtout avant les années 1920. Les femmes de lettres ont alors établi leurs réseaux officiels au sein de vastes regroupements féminins à l’échelle nationale et internationale (le Conseil national des femmes du Canada et la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste), regroupements au sein desquels le front commun pour faire reconnaître l’action féminine l’emportait largement sur les préoccupations plus spécifiquement culturelles ou littéraires [2].

En m’intéressant ensuite aux aspects moins formels des pratiques associatives, et en particulier aux modes de sociabilité des femmes de lettres et aux réseaux qu’elles entretenaient avec leurs correspondantes françaises dans la foulée de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, j’ai constaté d’autres types de difficultés, notamment celles qu’elles avaient éprouvées à faire valoir tout à la fois l’orthodoxie morale et la légitimité sociolittéraire des différentes relations établies et entretenues [3]. Dans les deux cas, celui de l’analyse des associations et celui de l’étude des réseaux de sociabilité, les relations ont été fécondes, elles ont laissé des traces et produit des résultats, mais dans les deux cas également, elles ont abouti à des impasses littéraires, dans la mesure où le capital socioculturel des femmes de lettres n’a pu être converti que très partiellement en légitimité dans la sphère littéraire. Dans le cas des associations officielles, l’impasse littéraire a en quelque sorte consisté à (devoir) prioriser l’action nationale afin de faire des gains dans une perspective féministe. En ce qui concerne le réseau de sociabilité international, la nécessité de s’intégrer à des réseaux littéraires sans nuire à leur crédibilité morale a conduit les femmes de lettres à maintenir des contacts avec des milieux plus dominés du champ littéraire.

Or ces difficultés et ces impasses sont en partie imputables à l’accessibilité des sources, qui permettrait sans doute d’établir un bilan bien différent, mais également aux façons d’interroger la documentation dont nous disposons par ailleurs. Si les tentatives de faire l’histoire des lettres féminines en réutilisant les mêmes outils pour labourer le même champ que celui de leurs confrères masculins ont souvent mené à des impasses, on gagne peut-être à chercher ailleurs et autrement. Je propose ici de sonder la validité de l’hypothèse voulant que les pages féminines des grands quotidiens, et plus précisément l’espace du courrier et autres réponses aux questions de lecteurs, constituent un lieu de sociabilité imaginaire qui trace les contours de nouvelles sociabilités littéraires, et que ces nouvelles pratiques dérivent d’anciennes, bien connues, et s’adaptent à l’espace public du journal.

Les pages féminines des journaux au tournant du xxe siècle peuvent en effet être envisagées comme un avatar moderne, populaire et public, du salon littéraire. Bornons-nous pour l’instant à souligner le fait que le contenu des pages féminines, de même que leur structure, n’est pas sans rappeler les salons littéraires français du xviie siècle, tels que les décrit Alain Viala dans Naissance de l’écrivain : la littérature n’y occupe qu’une place parmi un ensemble de mondanités et ils sont structurés autour d’une personnalité féminine forte détenant peu de capital scolaire, mais disposant, en revanche, d’un important capital social et d’une maîtrise de l’art des belles manières [4]. Dans cette perspective, le « Royaume des femmes », page féminine de La Patrie, et la page « Pour vous mesdames » dans La Presse, et qui plus est le courrier des lecteurs, avec leur juxtaposition d’échanges littéraires et de conseils d’étiquette, constituent un nouveau type d’espace de sociabilité, une sociabilité qui emprunte la voie de l’écriture et qui se donne à lire dans l’espace public.

Partie intégrante des pages féminines de plusieurs quotidiens à grand tirage, ces réponses aux correspondants forment un type de rubrique qui connaît un immense succès au tournant du xxe siècle, et cette correspondance publique dans les grands quotidiens est signée exclusivement par des femmes de lettres. Si cet espace est en quelque sorte l’ancêtre du « courrier du coeur », la rubrique est loin de restreindre sa portée aux seules affaires sentimentales. La littérature fait très régulièrement l’objet de questions des lecteurs, souvent à raison de plusieurs lettres par semaine. Les questions qu’on pose à Fanchette [pseudonyme de Robertine Barry] (La Patrie, 1897-1900), à Gaétane de Montreuil [pseudonyme de Georgina Bélanger] (La Presse, 1899-1903) et à Madeleine [pseudonyme d’Anne-Marie Gleason] (La Patrie, 1900 à 1904 [5]) au sujet de la littérature sont de plusieurs ordres : on leur demande des suggestions de livres « recommandables » ; on veut savoir si certains ouvrages ou certains auteurs sont à l’Index, on s’enquiert de l’endroit où se procurer divers imprimés ; on sollicite leur opinion sur la qualité d’une oeuvre. Enfin, les lecteurs envoient aux chroniqueuses leurs écrits, signés d’un pseudonyme, que celles-ci commentent et publient parfois lorsqu’elles en jugent le mérite suffisant.

C’est à ce double mentorat bien particulier des chroniqueuses (qui concerne d’une part l’écriture et de l’autre la lecture) et au rôle qu’il joue dans l’évolution des pratiques littéraires canadiennes-françaises que nous nous intéressons principalement dans cet article. Dans un premier temps, nous proposons l’esquisse d’une analyse des conseils littéraires que prodiguent les femmes de lettres, notamment en regard des postulats et des valeurs littéraires qui les sous-tendent, mais aussi de la place qu’ils occupent dans l’acquisition d’une expertise littéraire chez les chroniqueuses elles-mêmes. Dans un second temps, ce sont les recommandations de livres et d’auteurs qui feront l’objet d’une analyse fondée sur l’ensemble des données recueillies, lesquelles forment un corpus volumineux offrant une vue inédite sur la culture commune de l’époque.

Portrait de groupe avec mentor

Tracer un portrait des lecteurs et des lectrices qui sollicitent l’avis et les conseils littéraires des chroniqueuses n’est certes pas aisé [6]. Les lettres sont signées de pseudonymes et il est difficile d’en déduire avec précision le sexe des correspondants. Chose certaine, des hommes et des femmes s’impliquent dans ces échanges et les proportions varient selon qu’ils posent une question ou sollicitent un avis à propos de leur texte. On note, par exemple, que davantage de textes soumis dans l’espoir d’obtenir des commentaires sont signés d’un pseudonyme masculin [7]. Autre élément à caractère sexué : les conseils de lecture les plus souvent sollicités concernent les lectures pour jeunes filles [8]. Enfin, certains pseudonymes reviennent plusieurs fois et donnent l’impression d’une amorce de dialogue entre la chroniqueuse et ses correspondants. Il est difficile d’évaluer avec précision la part d’échanges entre les chroniqueuses et leur cercle d’interlocuteurs qui concerne la littérature. Nous avons toutefois constaté que les sujets littéraires étaient présents chaque semaine.

La dimension la plus étonnante des échanges littéraires dans les « réponses aux correspondants » est assurément celle des sollicitations de conseils et d’appréciations littéraires. Les commentaires formulés par les chroniqueuses se divisent d’abord en deux grandes catégories : l’encouragement et la dissuasion. Si le principal objectif des femmes de lettres est d’aider les auteurs en herbe à retravailler leur texte, observons aussi qu’elles répondent explicitement à plusieurs qu’ils feraient mieux de s’occuper à d’autres loisirs. Mais lorsqu’un texte retient leur attention, le conseil que les femmes de lettres prodiguent avec le plus de régularité est l’exhortation au travail. Il est ainsi très rare que les chroniqueuses ne suggèrent pas à leurs interlocuteurs et interlocutrices d’améliorer les textes soumis. Le mot d’ordre général semble être celui du très classique Boileau, cité d’ailleurs, directement, indirectement ou incorrectement, à de nombreuses reprises : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :/Polissez-le sans cesse et le repolissez [9]. » Se profile donc d’entrée de jeu une conception de la littérature qui repose sur le travail, la maîtrise de cet art s’obtenant par la pratique, position évidemment à l’opposé de celle qui associerait la qualité littéraire au génie ou à l’inspiration. Si la littérature est un art auquel on s’exerce et qui s’apprend, de quelle nature est ce travail ? Sur quels aspects du texte doit-il porter ? Ici, les positions des trois chroniqueuses varient, de sorte qu’il apparaît pertinent de les présenter individuellement.

Les conseils semblent, d’une part, largement orientés par les genres littéraires desquels relèvent les textes qui sont soumis. Si Françoise et Gaétane de Montreuil commentent surtout des poèmes, elles ont chacune leur marotte. Chez Françoise, domine nettement l’importance des règles de versification, qui constituent le critère esthétique par excellence : « votre poésie pèche trop contre les règles établies au Parnasse [10] », « je ne puis faire publier votre poésie, il y a des fautes de prosodie [11] », etc. Gaétane de Montreuil, tout en partageant dans une large mesure le jugement de Françoise au sujet de la versification et en y ajoutant le respect des règles grammaticales, entreprend pour sa part de faire la chasse aux lieux communs. Il ne suffit plus de versifier correctement ni de respecter la norme grammaticale, encore faut-il éviter de faire trop souvent rimer amour avec toujours : « pas assez original [12] », « [la forme n’est] pas neuve [13] », etc. Elle s’avère en outre la spécialiste pour débusquer les chevilles dans les poèmes : « Votre piécette a quelque mérite et surtout celui de contenir une pensée : c’en est un cela, vous savez tant de vers ne renferment que des rimes [14]. » Enfin, Madeleine, quant à elle, n’hésite pas à affirmer que la poésie n’est pas dans ses compétences et se pose en spécialiste de la prose. Son conseil le plus fréquent concerne l’originalité et la recherche d’une voix personnelle : « écrivez pour vous-même et débarrassez votre style de toutes les images poétiques, soyez simple et naturelle. Ne visez pas le grand genre [15] » ; « jetez la bride sur le cou à votre imagination et laissez galoper [16] » ; « évitez les choses trop usées [17] », etc.

Ces quelques exemples des conseils les plus souvent formulés par les femmes de lettres et qu’elles publient entre 1897 et 1904, c’est-à-dire sur une période de temps très courte, nous mettent cependant sur la piste d’un changement dans la conception de la littérature, qui évolue en quelque sorte depuis la quête de conformité à la quête d’une parole propre.

Légitimité des lectures

Les questions les plus fréquentes que les lecteurs adressent aux chroniqueuses concernent le degré de légitimité d’une lecture. Deux types de formulations sont utilisés par les correspondants afin de s’assurer du caractère licite de leurs lectures. D’une part, la question directe concernant un auteur ou une oeuvre dont la chroniqueuse a fait état dans sa rubrique ; d’autre part, une sollicitation libre, du type : quels sont les meilleurs auteurs français contemporains ? D’entrée de jeu, notons que la formulation des questions ne permet pas de départager l’intérêt plus proprement littéraire de la légitimité morale des lectures. Mais ces questions adressées aux femmes de lettres révèlent néanmoins un déplacement de l’autorité qu’on sollicite et à laquelle on accorde le droit de nous renseigner. Si c’est évidemment toujours l’Église qui détermine quelles oeuvres et quels auteurs sont à l’Index, ce n’est plus Monsieur le curé qu’on interroge pour le savoir. En ce sens, les femmes de lettres jouent ici un rôle qui s’apparente à celui de la bibliothécaire, une bibliothécaire dont la particularité est qu’on pouvait la consulter de manière anonyme.

Sur le plan plus proprement littéraire toutefois, la prépondérance de ces questions de légitimité et la préséance de la validité éthique sur la qualité littéraire dans le choix des oeuvres à lire révèlent l’hétéronomie des critères de sélection des oeuvres littéraires, du moins pour les lecteurs des grands quotidiens. Il faut cependant noter que la caution, avant tout morale, que donnent les femmes de lettres par leurs suggestions n’est pas en décalage avec leur époque, où le critère de respectabilité morale prédominait encore, même en matière littéraire [18]. Du reste, les chroniqueuses ne sont pas toujours parfaitement en phase avec l’éthique cléricale officielle, même si, en bonnes médiatrices, elles en diffusent les préceptes. Gaétane de Montreuil, un peu lasse dirait-on de répondre à autant de questions au sujet de l’Index, tente d’épuiser la question une fois pour toutes en publiant la liste des oeuvres et des auteurs interdits [19]. Mais les chroniqueuses soulignent à l’occasion leur scepticisme : « Je vous dis sincèrement que je ne trouve pas de mal dans la lecture de ce poème, mais vous commettez toujours en le lisant le péché de désobéissance, puisque l’Église en a défendu la lecture [20] ». En outre, Françoise écarte parfois des auteurs que l’Église admet, notamment Paul Bourget, dont elle juge que « plusieurs [oeuvres] sont mauvaises [21] », de même qu’elle déconseille certains classiques qu’elle juge « beaucoup trop obscènes pour les mettre dans les mains de la jeunesse [22] ». Si la conformité et l’orthodoxie dominent, on constate néanmoins que l’autorité cléricale en matière littéraire n’est plus absolue.

Enfin, soulignons que si ces réponses aux correspondants, que rédigent ces femmes de lettres pour les principaux quotidiens montréalais entre 1897 et 1904, offrent une perspective privilégiée sur plusieurs aspects de la vie littéraire canadienne-française, la forme même des échanges limite considérablement les conclusions qu’il est possible d’en tirer. En premier lieu, rappelons que seules les réponses sont publiées, si bien que la journaliste dispose ainsi d’une marge de manoeuvre qui lui permet de répondre en partie publiquement, et en partie « privément » à ses correspondants, même dans cet espace éditorial public. Tout l’art des réponses discrètes, notamment en ce qui concerne les ouvrages à l’Index (« les auteurs que vous me nommez n’ont pas d’oeuvres assez recommandables [23] »), suggère un discernement plus subtil que celui que donnent à voir les réponses explicites. Ce type de discours montre la persistance des limites assignées à la tolérance, sans qu’on puisse toutefois les tracer clairement.

Panthéon de la sociabilité imaginée

Une fois ce rapport à la légitimité explicité, nous avons compilé les données qui constituent la « partie immergée » de la liste des oeuvres recommandées (c’est-à-dire toutes les occurrences d’auteurs ou d’oeuvres cités dans les pages féminines) et sommes arrivée à un palmarès qui trace les contours d’un corpus moyen situé au confluent des préoccupations des chroniqueuses, des goûts des lectrices et des convenances sociales régissant le discours public sur la lecture féminine.

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À la lumière de l’état actuel de nos travaux, deux grandes tendances semblent se profiler. La première concerne évidemment la forte présence d’une littérature de la dévotion. Plusieurs de ces auteures et, en particulier, celles qui occupent les meilleures positions dans notre palmarès sont associées à la littérature catholique ou aux valeurs catholiques (Conan, Craven, Monniot, Lavergne, Maréchal, Fleuriot, Swetchine, Ardel). Les auteurs canoniques français (Lamartine, Sully Prud’homme, Rostand, Mme de Sévigné, Chateaubriand) comptent pour environ le quart de l’échantillon et demeurent ainsi minoritaires. Il n’y a évidemment rien de bien étonnant à constater la qualité avant tout morale de ce corpus, compte tenu du contexte dans lequel les femmes de lettres prennent la plume, surtout si l’on songe, comme je l’ai montré ailleurs, que c’est d’abord en faisant reconnaître leur compétence morale qu’elles chercheront à s’imposer, pour ensuite s’efforcer de convertir cette compétence en capital littéraire [35]. En ce sens, les réponses aux correspondants, que les femmes de lettres rédigent toutes alors qu’elles sont en début de carrière, possèdent les mêmes attributs axiologiques que les autres textes qu’elles produiront par la suite.

La seconde caractéristique de cet échantillon, à peine camouflée et surtout partiellement recouverte par le constat de la moralité des oeuvres et des auteurs recommandés, est la prépondérance des signatures féminines [36]. Outre la conformité morale qu’elles privilégient, les femmes de lettres qui dirigent les pages féminines des journaux semblent collectivement faire le choix de donner des oeuvres féminines comme modèles, chose qu’à notre connaissance, elles sont les seules à faire à cette époque. Certes, il faut voir là un moyen de promouvoir la lecture, mais aussi une stratégie qui vise à faire accepter la lecture et l’écriture des femmes.

Un mot finalement à propos des écrivains les plus souvent et les plus ouvertement proscrits de cet échantillon : il s’agit d’Alexandre Dumas, Jules Mary, Balzac, Voltaire, Sand et Zola. Rien de bien surprenant à cela, puisque cette liste recoupe parfaitement celle des auteurs dont les oeuvres sont mises à l’Index. Certains autres, peu recommandés, paraissent acceptables sous condition et ne « doivent pas être mis entre les mains de tous », comme, par exemple, Michelet et Musset.

Comparaisons et évolutions

Esquissons maintenant une brève comparaison des réseaux littéraires imaginaires des trois principales chroniqueuses, afin non seulement de mieux départager les préférences individuelles et le consensus social à l’oeuvre, mais encore d’avoir un aperçu de la façon dont les références se déploient sur un axe diachronique. Compte tenu de la place prépondérante qu’occupent les écrivaines dans la constellation imaginaire des chroniqueuses, nous avons résolu de sonder d’un point de vue comparatif ce corpus en particulier, que nous avons isolé pour les tableaux qui suivent. Quelques remarques concernent toutefois les auteurs masculins dont il est parfois question, surtout en fin de parcours où ils sont nettement plus présents.

Le réseau féminin imaginaire de Françoise, 1897-1900

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Sans entrer dans le détail de l’appréciation des auteures citées, dont plusieurs noms recoupent ceux de la liste générale présentée plus haut, il me semble utile de relever trois tendances qui s’y profilent. En premier lieu, cette liste d’auteures les plus recommandées permet de constater que la chroniqueuse fait preuve de beaucoup de constance dans ses suggestions et que sa constellation d’auteures est à la fois cohérente et relativement circonscrite. En second lieu, sous un angle plus qualitatif cette fois, on observe que l’orthodoxie morale semble devoir garantir la légitimité littéraire, sinon se substituer à elle, pour qu’une auteure puisse figurer au palmarès. Enfin, si le choix porte plus spécifiquement sur les auteures féminines, il est intéressant de relever que les écrivaines du passé semblent favorisées par rapport aux femmes de lettres contemporaines. Cette caractéristique pourrait se comprendre comme une volonté de rattacher l’écriture au féminin à une tradition déjà bien établie, plutôt que de revendiquer la « nouveauté [38] » et le droit d’accéder à l’écriture pour les femmes. Le fait de s’inscrire dans une filiation, d’appartenir à une lignée contribue ainsi, d’une part, à faire connaître le passé littéraire féminin et, d’autre part, à justifier implicitement la position de la chroniqueuse comme femme qui écrit et se produit, littéralement, dans l’espace public. Qu’une seule auteure canadienne-française, Laure Conan (pseudonyme de Félicité Angers), se hisse au palmarès des favorites est un corollaire de ce recours au passé littéraire féminin, qui reste dominé par les écrivaines françaises. L’appartenance à un réseau imaginaire féminin semble ainsi supplanter la force d’identification à une littérature nationale.

Le réseau féminin imaginaire de Gaétane de Montreuil, 1899-1903

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D’entrée de jeu, ce tableau révèle une palette plus réduite d’auteures recommandées ou données en modèle. En outre, la fréquence à laquelle les auteures sont évoquées montre bien que cet aspect de la « Petite correspondance » de Gaétane de Montreuil n’est pas aussi développé que chez ses consoeurs. Cette diminution de la fréquence des recommandations est du reste largement compensée, au sein de la page féminine de La Presse, par le nombre imposant de conseils d’écriture. Si Françoise et Madeleine oeuvraient autant à former le public qu’à conseiller les futurs écrivains et écrivaines, Gaétane de Montreuil s’investit pour sa part bien davantage dans les conseils d’écriture : elle est moins bibliothécaire, plus pédagogue et adopte parfois le ton de l’éditrice. Si la palette des auteures recommandées ne se distingue pas vraiment de celle de Françoise, chez Gaétane de Montreuil, le parti pris féminin en fonction duquel elle s’emploie à stimuler la vie littéraire canadienne-française s’exprime moins dans la transmission de modèles que dans des adresses beaucoup plus directes et plus explicites à ses lectrices :

J’admire et je voudrais pouvoir encourager efficacement celles de nos jeunes Canadiennes qui se livrent à l’étude des lettres. Je voudrais en voir un plus grand nombre encore s’engager dans cette voie ; c’est celle qui mènera au progrès, à la grandeur de notre jeune pays. C’est par ses apôtres et ses soldats qu’une nation s’impose ; la femme possède en elle l’essence de cette double puissance [39].

Ce n’est pas tant la visée qui change, par rapport au travail de Françoise dans La Patrie, que les moyens mis en oeuvre pour l’atteindre.

Le réseau féminin imaginaire de Madeleine, 1901 à 1905 [40]

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Un premier constat s’impose, qui n’est pas perceptible à sa juste mesure dans cet échantillon qui ne reproduit que les occurrences les plus fréquentes, et c’est celui de la différence dans la nature mais surtout dans la variété des références qui servent de conseils de lecture et de modèles littéraires. Madeleine cite et recommande un choix beaucoup plus vaste d’auteurs [41].

Le sort fait à Laure Conan devient encore plus exceptionnel dans ce contexte. Si la grande absente de la comparaison avec le palmarès de Françoise est Mme de Sévigné, on constate néanmoins une certaine parenté entre les deux échantillons en ce qu’ils montrent un intérêt pour les auteures européennes qui ont écrit durant la seconde moitié du xixe siècle. Mais l’aspect le plus éclairant de cette comparaison est certainement la présence de trois femmes de lettres canadiennes-françaises parmi les favorites : Françoise, Ginevra et Colombine. La moitié des femmes citées le plus régulièrement sont des Canadiennes françaises, alors que seule Laure Conan les représentait chez Françoise et Gaétane de Montreuil [42]. Il s’agit d’une importante promotion d’écrivaines à la fois compatriotes et contemporaines : en regard d’une vision de la littérature et de la place qu’y occupent les femmes, cette option révèle une insistance de plus en plus marquée sur l’ici et le maintenant au détriment d’un recours au passé littéraire.

La même tendance est d’ailleurs perceptible lorsqu’on procède à une analyse préliminaire des auteurs masculins les plus souvent évoqués, et dont je ne traite pas ici. Alors que la part masculine de l’échantillon était « naturellement » exclue lorsqu’on ne s’intéressait qu’aux occurrences les plus fréquentes, soit celles repérées cinq fois ou plus, il en va autrement chez Gaétane de Montreuil et Madeleine, qui évoquent les auteurs masculins dans les mêmes proportions. La différence entre Gaétane de Montreuil et Madeleine, à cet égard, concerne la tendance à recommander des auteurs canadiens-français. L’univers littéraire de Gaétane de Montreuil et de Madeleine est ainsi beaucoup moins centré sur les auteures féminines et, progressivement, surtout dans le cas de Madeleine, davantage sur la littérature nationale.

Il va de soi qu’il faut interpréter cette brève comparaison des suggestions de lecture des trois chroniqueuses avec prudence. D’une part, le corpus est à la fois limité (des tranches d’environ trois à cinq ans pour chacune des chroniqueuses) et très vaste (les occurrences sont nombreuses et hétéroclites) ; de l’autre, on peut toujours attribuer en partie ces différences aux personnalités et aux intérêts des chroniqueuses, quoique ce soit justement en raison de cette personnalité et de certains intérêts particuliers que ces femmes de lettres sont engagées par la presse.

Il semble néanmoins assez clair, malgré la rapidité avec laquelle j’ai dû aborder la question compte tenu du nombre très important de documents dont il est question ici, que les réseaux littéraires imaginaires des femmes de lettres canadiennes-françaises sont des indicateurs d’une culture canadienne en pleine transformation. Dans le cas précis des femmes de lettres, ce qui ressort semble indiquer le passage d’un ancrage historique destiné à valider l’écriture et la lecture chez les femmes, à une stratégie qui inscrit résolument leur accès à la culture dans la période contemporaine, que cette culture soit féminine et qu’on cherche alors à en tracer les contours (songeons à la création du prix Femina, en France, et à l’émergence du nouvel imaginaire qu’il entraîne dans son sillage [43]), ou qu’on veuille plutôt se dégager de références trop exclusivement féminines, comme le suggère leur dilution progressive.

Quoi qu’il en soit, il paraît évident, à la lumière des données que je viens d’évoquer, que les femmes de lettres du tournant du xxe siècle jouent un rôle méconnu et inédit dans la valorisation de la lecture et de l’écriture. Plusieurs des chroniqueuses formulent d’ailleurs clairement leur souhait de susciter des vocations et de découvrir de nouveaux auteurs. Elles précisent en outre qu’elles désirent encourager les femmes en particulier à lire et à écrire. L’espace éditorial qu’elles s’approprient pour le faire leur permettra de jouer ce rôle, ne serait-ce que de manière transitoire.

*

Au moment où paraissent les pages consacrées aux réponses adressées aux correspondants dans les différents quotidiens montréalais au tournant du xxe siècle, la littérature n’occupe pas encore un espace réservé et spécialisé dans les colonnes de ces journaux. D’ailleurs, de manière générale, la spécialisation littéraire est encore embryonnaire et ce phénomène déborde largement le cadre des seuls journaux. Songeons, par exemple, que la quasi-totalité du corpus que nous avons étudié paraît avant que Camille Roy ne prononce sa célèbre conférence sur « La nationalisation de la littérature canadienne » en 1904, ou que Louis Dantin ne publie son édition d’Émile Nelligan [44]. Cet état du champ littéraire canadien-français favorise les polygraphes et il semble justement que cette multiplicité des rôles et des sujets abordés définisse l’un des aspects de la posture qu’adoptent nos femmes de lettres en rédigeant leurs réponses aux correspondants. Elles étaient en effet, du haut de leur tribune médiatique, tour à tour bibliothécaire, professeure, critique, éditrice, publicitaire, à une époque où à peine l’une de ces quatre professions, celle d’enseignante, existait réellement.

L’analyse de la page féminine conçue comme salon littéraire et, plus précisément, l’amorce d’une étude de ces « réponses aux correspondants », en dépit des limites que j’ai posées en ce qui concerne les statistiques que l’on peut en tirer et en dépit aussi des lacunes de l’appareil critique que les commentaires littéraires font apparaître [45], révèlent à mon avis le moment où le cumul des rôles littéraires est le plus dense dans le corpus de l’émergence d’une expertise lettrée au féminin. Si les critiques littéraires que publieront plus tard les trois femmes de lettres dont il a été question ici, notamment celles de Françoise dans son Journal, celles de Gaétane de Montreuil dans Pour vous mesdames et celles de Madeleine dans La Revue moderne, témoignent d’une compétence beaucoup plus affirmée et d’une autorité mieux assumée quelques années plus tard, le contexte dans lequel ces textes sont publiés, surtout pour les premiers magazines qui s’adressent spécifiquement aux femmes, est très différent. Les périodiques féminins n’offrent aux femmes de lettres qu’une visibilité limitée lorsqu’on la compare à celle que peut procurer la grande presse quotidienne. En outre, la spécialisation littéraire en voie de se constituer relègue rapidement les femmes à ces espaces éditoriaux où certaines d’entre elles ont davantage de pouvoir éditorial, mais aussi moins d’impact dans la sphère publique. Ces quelques années du tournant du xxe siècle permettent de constater l’importance quantitative de la littérature et des préoccupations littéraires dans les grands quotidiens, mais aussi le peu de ressources « qualitatives » spécialisées dont on dispose, ce qui fait en sorte qu’on laisse les femmes de lettres seules maîtres à bord. Tout éphémère qu’il soit, ce phénomène constitue un chaînon manquant qui marque un jalon significatif dans l’histoire des lettres féminines et qui mérite à ce titre qu’on s’y intéresse davantage.