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Depuis la fin des années 1960, le patrimoine lettré de la Nouvelle-France ne cesse de s’étendre. Outre la découverte de manuscrits inconnus, oubliés ou ignorés, la relecture de textes connus, voire fondateurs, a permis à la recherche sur la Nouvelle-France de se débarrasser progressivement des relents de la vision positiviste, héroïsante et coloniale qui l’a généralement caractérisée jusqu’au milieu du xxe siècle. Elle a en outre révélé l’ampleur, la richesse, voire la virtuosité des procédés scripturaux qui se déploient dans ce corpus diversifié. La figure de l’« Indien », longtemps dictée par une lecture au premier degré de ces textes, s’en est trouvée considérablement relativisée, enrichie, nuancée. Il reste toutefois encore beaucoup à faire dans cette voie. Jouant sur plusieurs tableaux à la fois, les textes écrits de ou sur la Nouvelle-France témoignent de l’émergence de manières d’écrire inédites inséparables du contexte social, politique et culturel dans lequel elles ont vu le jour.

À cet égard, l’année 1682 est une année charnière pour la Nouvelle-France et sa mise en récit. Tandis qu’en France la « découverte » de l’embouchure du Mississipi par Cavelier de la Salle alimente les espoirs de conquête et de profit et donne lieu à la production de mémoires, relations et lettres cherchant à promouvoir l’exploration et l’exploitation de la Louisiane, cette même « découverte » suscite l’inquiétude dans la colonie et semble exacerber les conflits entre diverses nations amérindiennes. Est-ce cette atmosphère survoltée qui incite le gouverneur Frontenac à consigner les paroles des groupes autochtones venus le rencontrer à l’été et à l’automne 1682 ? Quoi qu’il en soit, ces rencontres donnent lieu à l’instauration d’une pratique administrative inédite qui consiste à consigner, sous forme de procès-verbal, les pourparlers du gouverneur avec les nations autochtones venues le rencontrer, pratique qui perdurera durant tout le régime français.

J’examinerai ici, dans leur facture matérielle et énonciative, deux des trois documents rédigés à l’occasion de la rencontre du porte-parole des Cinq Nations iroquoises avec Frontenac. Mettant en oeuvre un discours « métissé » qui semble à première vue effacer l’énonciation coloniale au profit de la parole diplomatique amérindienne à laquelle serait laissée toute la place, les documents issus de ces échanges (un compte rendu du message autochtone intitulé Paroles du Deputé des cinq Nations Iroquoises, a Monsr le Comte de frontenac du vnze septembre 1682 et la réponse du gouverneur à ces paroles, Reponses de Monsr. Le Comte de frontenac aux paroles du deputé des Cinq nations Iroquoises du 12e Septembre 1682[1]), instaurent en réalité un dispositif discursif complexe où la représentation autochtone est en quelque sorte pervertie par l’écriture qui prétend la transmettre. Adoptant dans sa réponse même la structure, les rituels et les figures de style associées aux langues autochtones suivant une tradition traductologique déjà bien implantée, Frontenac parvient, paradoxalement, à instituer l’altérité discursive irréductible des Iroquois, préparant ainsi la voie à l’expédition punitive censée les « mâter »[2] organisée dès l’année suivante par son successeur Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre.

Ces documents sont intéressants sur le plan historique, bien sûr, parce qu’ils témoignent d’une pratique diplomatique, politique, administrative et scripturale en train de se constituer. Sur le plan rhétorique, ils sont d’autant plus curieux qu’ils s’adressent à des destinataires très différents : d’une part aux Iroquois (porte-parole et « domiciliés »), devant qui Frontenac fera relire l’un de ces documents pour en attester l’exactitude ; d’autre part au roi et à son ministre Colbert, qui pourront éventuellement constater l’habileté diplomatique du gouverneur qu’ils viennent de limoger en prenant connaissance de la réponse qu’il aura adressée au porte-parole iroquois. Jouant sur ce double registre de lecture, ces procès-verbaux déploient un système de représentation retors où le porte-parole et les nations qu’il représente doivent pouvoir se reconnaître[3], mais qui n’empêchera pas Frontenac d’apparaître sous un jour favorable en tant qu’administrateur de la colonie. Le présent texte s’appuie donc sur les caractéristiques matérielles et énonciatives de ces documents : l’analyse du jeu à l’oeuvre entre la mise en texte de ces Paroles et le contexte de leur énonciation, les concepts d’énonciateurs et de coénonciateurs, de discours fermé et ouvert, permettront ici de mettre en lumière la multiplicité des points de vue que ces textes convoquent et provoquent.

Entre texte et contexte : « La terre est bien bouleversée »

Comme le fait remarquer Pierrette Laure Désy, « les harangues des chefs qui révèlent la pensée des Amérindiens envers les Européens […] doivent être analysées à la lumière des circonstances qui les ont créées, car même si elles dépendent de la tradition orale et n’empruntent rien à la littérature européenne, elles existent par le sens qu’elles entretiennent avec l’histoire[4]. » Dans le cas des deux documents à l’étude, les circonstances entourant leur rédaction nous apparaissent comme le début d’une crise politique et diplomatique d’envergure entre l’administration coloniale et les Cinq Nations iroquoises ayant nécessité une approche inédite — en l’occurrence la mise en texte des pourparlers.

Deux contextes président à l’élaboration de ces documents. Le premier d’entre eux concerne la colonie. « La terre est bien bouleversée » constatait, à peine un mois auparavant, Savoïa, porte-parole de la nation huronne[5] venu, avec d’autres délégués Kiskakons, Outaouais et Miamis, traiter des fourrures contre des armes et des marchandises, mais aussi demander au gouverneur son soutien à la suite d’« hostilités » iroquoises qui rendaient leur situation intenable :

ils n’ont pas beaucoup de choses a dire a Onontio leur Père, sinon qu’ils se croient morts, et le prient d’avoir pitié d’eux, parce que l’Iroquois les tue […]. [Ils ajoutent que] l’État ou ils se trouvoient estoit pire que la guerre, en ce que se croyant en paix, et ne se defiant de rien ils estoient tous les jours exposés aux hostillitez de l’Iroquois qui levait la hache sur eux[6].

C’est à peine un mois plus tard que se présente Niregouentaron-Teganissoren[7], orateur onontagué réputé, à titre de porte-parole des cinq Nations iroquoises.

Les expéditions de Cavelier de La Salle à partir du fort Cataracoui, sur la rive nord du lac Ontario, ont peu à peu irrité les Tsonnontouans (Sénécas) et les Onontagués (Onondagas), deux des cinq nations constituant la ligue iroquoise. Se disant l’objet de rumeurs et d’intrigues malveillantes de la part des jésuites et de ses rivaux commerciaux, Cavelier de La Salle a été, de fait, de 1679 à 1682, au centre de manoeuvres diplomatiques douteuses ou en tout cas secrètes entre Iroquois et Miamis dont il semblerait avoir été autant sinon davantage l’instigateur que la victime[8]. Dans sa lettre du 2 novembre 1681, Frontenac faisait écho aux accusations de La Salle en imputant notamment aux « intrigues » et aux « artifices de certaines gens » l’insistance iroquoise à faire la guerre aux Illinois[9]. Le meurtre d’un chef iroquois par un Illinois dans un village de la mission de Missillimakinac « avec le couteau de Tonty » aurait encore envenimé les relations non seulement entre Iroquois et Illinois, mais aussi entre les Cinq Nations iroquoises, d’une part, et les Kiskakons, Outaouais, Miamis et Hurons tionnontatés, d’autre part. Ce meurtre risquait de menacer la sécurité des Français si les Iroquois concluaient à la collusion des Français et des Illinois. Dans cette même lettre, le gouverneur indiquait qu’il avait convoqué pour l’été suivant les principaux représentants des Cinq Nations iroquoises à une rencontre au fort de Cataracoui. Après avoir attendu en vain sa venue, Niregouentaron-Teganissoren arrive à Québec en septembre, alors que Frontenac attend incessamment l’arrivée du nouveau gouverneur qui le remplacera.

Le second contexte d’énonciation concerne plutôt l’administration coloniale et ses relations avec le pouvoir métropolitain. Déjà fortement critiqué pour son rôle discutable dans les différents conflits qui déchiraient divers paliers de pouvoir de la colonie, Frontenac n’avait certes pas besoin d’envenimer sous son mandat les relations de la colonie avec l’Iroquoisie. Il n’en avait probablement pas non plus envie, étant donné que le fort Frontenac était, sous couvert de la terminologie militaire utilisée pour le décrire auprès de la Cour, un haut-lieu de commerce, comme le confirment les documents à l’étude. S’il n’avait donc d’autre choix que de ménager les nations iroquoises, son intérêt personnel dictait la plus grande prudence dans la manière de présenter ces pourparlers au roi à qui il devrait très bientôt rendre des comptes en personne, d’où le déploiement rhétorique et textuel remarquable mis en place à l’occasion de cette délégation.

Des procès-verbaux « à l’indienne » pour une énonciation plurielle

L’analyse des Paroles et des Reponses de Frontenac met au jour une instance énonciatrice complexe : d’une part, les paroles du délégué onontagué ne sont pas le produit de sa seule énonciation. En effet, la représentation orale, gestuelle et rituelle déployée devant le gouverneur ne constitue pas le message d’un seul individu : Niregouentaron-Teganissoren se présente au nom de « toute la cabane » iroquoise et, à titre de porte-parole, doit transmettre une volonté collective — non seulement celle de sa nation, mais aussi celle des Cinq Nations de la confédération iroquoise. La formulation adoptée par le titre reflète d’ailleurs l’effacement de la voix individuelle au profit de celle de la communauté.

Mais là ne s’arrête pas l’instance énonciatrice, car cette parole collective a été consignée par ceux à qui elle s’adressait : le groupe formé par le ou les « truchements », les secrétaires et le gouverneur lui-même ont contribué à l’élaboration du texte écrit, qui constitue ainsi non pas la réplique à l’identique d’une représentation initiale, mais une traduction-transcription-synthèse s’adressant à d’autres interlocuteurs, ou coénonciateurs, selon la terminologie de l’analyse du discours[10].

Des coénonciateurs multiples

L’écrit obéissant à un souci de mémorisation, les Paroles notées servent d’abord à enregistrer, aux fins d’archivage, des pourparlers importants. Elles s’adressent donc à la mémoire collective de l’administration coloniale et, plus largement encore, à l’histoire future de la Nouvelle-France, comme en témoigne leur conservation archivistique. Elles servent également et surtout, contexte colonial oblige, à informer le roi et ses conseillers du travail accompli en son nom, comme je l’ai déjà souligné. Mais elles s’adressent aussi, comme le précise le titre des Reponses du gouverneur, aux « Sauvages de la Montagne de Montreal et du saut Saint Louis », Iroquois « domiciliés » convoqués pour l’occasion.

De plus, nous apprennent également les Reponses, ce dispositif textuel sert à assurer au délégué iroquois que Frontenac saura à son tour s’acquitter de sa propre tâche de porte-parole, d’une part, et qu’il joue franc-jeu, d’autre part, puisque le mouvement d’aller-retour instauré par le texte et sa lecture à haute voix prétend court-circuiter les « bruits qui courent », ces rumeurs malfaisantes qui ne cessent d’inquiéter les communautés iroquoises et dont le texte ne dévoile pas la teneur.

La boucle énonciative est ainsi bouclée : les paroles des Cinq Nations adressées au gouverneur sont « renvoyées », par le moyen d’une lecture à haute voix, au délégué qui devient par là le garant de sa propre performance énonciative et de celle de son vis-à-vis. Grâce à ce tour de passe-passe créant l’illusion de la transparence, Frontenac instaure une pratique qui « phagocyte » la parole initiale et la légitime tout à la fois. La délégation iroquoise aura l’assurance que l’écriture reflète sa pensée et que celle-ci saura transcender le temps et l’espace pour garantir la durabilité des accords entérinés lors de son passage, alors que les procès-verbaux envoyés au roi pervertissent la représentation iroquoise initiale de diverses façons sur lesquelles il convient de s’attarder.

Un dispositif textuel efficace et pernicieux

La mise en page est la première des innovations textuelles ayant pour objet de ménager, dans un tout cohérent, l’ensemble des énonciateurs et coénonciateurs concernés. L’intitulé des Paroles indique déjà la nature particulière du document, l’acception de « parole » étant innovante par rapport aux quelques rares autres utilisations de ce terme dans le corpus d’ensemble des Paroles conservées aux Archives françaises d’Outre-mer, utilisations qui renvoient à une parole individuelle le plus souvent malencontreuse.

Les Paroles adressées par Niregouentaron-Teganissoren à Frontenac et les Reponses du gouverneur, rédigées à la manière d’un procès-verbal, sont rapportées sous forme indirecte (« Il a dit que… », « Monsieur le comte a repris », etc.). Contrairement aux Paroles, toutefois, les Reponses n’utilisent le discours rapporté que pour introduire le texte ; le reste est rédigé en discours direct et à la première personne du singulier et use du « tu » pour s’adresser au délégué iroquois :

Je ne repeteray point aujourd’huy mon fils Neregouentaron la joye que j’ay de ta venuë, et de voir que toute la Cabane ma deputé une personne d’une famille pour qui j’avois une amitie particuliere pas moins propre pour le Conseil que pour la guerre, et avec qui je puis traitter seurement d’affaires parce qu’il ecoutera bien mes paroles[11].

On peut présumer que les Paroles ont été rédigées très vite après la rencontre, l’après-midi ou le soir même, puisqu’elles ont été relues le lendemain en présence de Niregouentaron-Teganissoren et d’autres Iroquois. Les Reponses de Frontenac, en revanche, semblent avoir été préparées et rédigées avant d’être prononcées, de sorte que l’utilisation du discours direct et de l’impératif confère à ce document une impression d’instantanéité, comme si le texte correspondait exactement aux paroles prononcées, et une plus grande vivacité que le discours du délégué. Incidemment, ces marques oratoires imitent les traits de l’éloquence amérindienne ou en tout cas de l’idée que la petite société des administrateurs et des missionnaires s’en fait à cette époque.

On assiste là à un phénomène courant dans les relations de voyage en Nouvelle-France et abondamment documenté, qui consiste à s’approprier à son propre avantage l’éloquence « sauvage », quitte à effacer dans la parole autochtone réelle tout ce qui lui permettrait de se faire entendre. Or, de la vivacité du discours à sa sincérité dans l’esprit du lecteur, il n’y a qu’un pas. Ces Reponses insistent d’ailleurs justement sur la fidélité du processus d’écriture et, au-delà, sur l’honnêteté de Frontenac qui prend soin de faire consigner au procès-verbal la relecture des Paroles iroquoises (le premier document), relecture qui fait ainsi partie intégrante de la réponse du gouverneur. « Acossen (C’est Mr Le Mo[yn]e) va donc leur raconter ce qui se passa hier, que je fis rediger par escrit en ta presence afin qu’il n’y fust rien changé, Escoute donc bien mon fils, et tu verras que ce sont les mesmes parolles (A esté lire les paroles que Niregouentaron dit hier)[12]. » Néanmoins, ces documents de toute évidence préparés, sinon par Frontenac, du moins à sa demande et pour son bénéfice, semblent avoir été finalisés après coup, si l’on en juge par les notes marginales qui s’adressent à un lecteur peu au fait des usages locaux. La graphie des Reponses suggère par ailleurs qu’elles ont, comme les Paroles, été rédigées d’une seule traite, d’une écriture régulière très lisible, signe d’un travail scriptural de finition effectué par un secrétaire ou un copiste rompu à cet exercice. Dans les deux documents, des notes marginales servant à expliciter certaines expressions ou les gestes accompagnant les paroles prononcées de part et d’autre indiquent assez le poids qu’imprime au texte son destinataire royal.

Si les Reponses de Frontenac peuvent correspondre peu ou prou aux termes que celui-ci a réellement employés pour s’adresser à Niregouentaron-Teganissoren — bien qu’il soit permis d’en douter —, le discours iroquois a fait l’objet d’une réécriture importante puisqu’il n’a pas été transcrit, mais bien plutôt résumé à l’intention de destinataires absents qui n’ont pas la même connaissance du contexte d’énonciation que les parties en présence. Une note marginale, qui renchérit sur les présents déclarés, témoigne d’un effort d’exactitude de la part du secrétaire/copiste et, du même coup, du caractère construit du discours lui-même.

La double onomastique participe également de ce double jeu de l’énonciation : si le délégué onontagué se présente sous le nom de son père Niregouentaron dont il a « relevé » le nom, comme le veut une pratique courante chez plusieurs nations à la mort d’une personnalité signifiante, le procès-verbal a recours presque immédiatement au nom sous lequel le délégué était connu auparavant dans la colonie, Teganissoren, comme le veut la pratique administrative française qui accepte difficilement les changements de noms quand ils ne sont pas motivés par l’accession à la prêtrise ou à un titre de noblesse. Il en est de même pour « Onontio » et « Monsieur le Comte », qui forment un couple onomastique déjà bien connu, utilisé couramment dans les textes produits par la colonie, et du nom de l’interprète Acossen signalé dans les Reponses de Frontenac : la note marginale expliquant de qui il s’agit (« c’est Mr Le Moine ») révèle le destinataire royal ultime de cette mise en scène scripturale, sans qui cette précision n’aurait pas été nécessaire.

Faut-il également attribuer au poids du coénonciateur royal le brouillage créé par le recours à la métaphore ? Traduites littéralement, de nombreuses métaphores permettent en effet aux parties en présence d’évoquer sans trop de précision des événements à propos desquels on ne souhaite manifestement pas en dire trop et autorisent ainsi le lecteur à interpréter à la légère des questions pourtant cruciales. Par exemple, la métaphore de la maladie qu’utilise Niregouentaron-Teganissoren pour évoquer la méfiance que Frontenac pourrait entretenir à l’égard des Cinq Nations en déclarant vouloir guérir Frontenac de ses « tranchées[13] » permet au gouverneur de répondre qu’il est déjà « à moitié guéri » par la démarche de Niregouentaron-Teganissoren. Rien, cependant, dans les documents, n’éclaircit un tant soit peu l’origine de ces maux de ventre métaphoriques, alors que les parties en présence doivent bien savoir de quoi il retourne. À la Cour, on se moquera peut-être de ces « Sauvages » cherchant à guérir des maux de ventre par des « colliers », sans mesurer la gravité pour la Nouvelle-France des tractations en cours. Globalement, l’effet de ces métaphores répétées et jamais explicitées est paradoxal, car il estompe le sens profond au profit de la forme — quand il n’opère pas une véritable distorsion du sens, évacuant ce faisant tout sérieux à la démarche iroquoise : si « lever la hache » veut dire « déclarer la guerre », le fait de conserver la métaphore ajoute à l’information politique une couleur locale « exotique » et naïve qui rend le discours iroquois enfantin et lui enlève une grande part de sa portée. Ce procédé de brouillage permis par la traduction met en évidence les disparités de deux discours concurrents au sein de ces documents : un discours ouvert adressé par la confédération iroquoise représentée par Niregouentaron-Teganissoren à l’administration coloniale en la personne de Frontenac, d’une part, discours dont le contenu implicite est parfaitement connu et partagé par tous les participants ; un discours fermé adressé par Frontenac à ses supérieurs français, où le même contenu implicite disparaît faute d’être connu ou compris par le pouvoir métropolitain, et dont il ne reste plus de ce fait que l’« enrobage » métaphorique. Il faut souligner par ailleurs que ce discours fermé, abscons, est devenu, une fois consacré en archive, un discours ouvert s’adressant à la nation française — l’absence de clefs pour déchiffrer l’implicite du discours ouvert premier expliquant les lectures réductrices qui ont pu être faites de ces textes par la suite.

Voyons maintenant d’un peu plus près le contenu de ces documents, une fois qu’on l’a débarrassé de son « exotisme » discursif.

Une énonciation mise en doute

L’énonciation multiple mise en évidence précédemment donne donc lieu à deux discours concurrents. Or, le contenu des Reponses cherche manifestement à saper le discours ouvert en mettant en doute la légitimité du délégué en tant que porteur d’une voix collective. Ainsi, à plusieurs reprises, Frontenac souligne la « diversité des sentiments » des Cinq Nations et sous-entend que Niregouentaron-Teganissoren n’exprime pas l’opinion de l’ensemble de la confédération iroquoise :

Que si Onontio ne s’est pas rendu au fort dans le mois d’aoust comme il leur avoit mandé, Ils ne doivent l’attribuer qu’a eux-mesmes et a la diversité des sentimens dans lesquels ils estoient Les Oneiouts comme les Ontaguez souhaittans qu’il allast a Techoueguen proche de leur village, et les Sonnontouans insistans a ce qu’on se trouvast au fort comme il l’avoit marqué, estant le lieu ou le feu estoit allumé[14].

Alléguant des divisions au sein de la ligue iroquoise, il impute ainsi son propre manque de parole à l’impossibilité de faire plaisir à chacune des Cinq Nations et alimente dans la foulée, par d’innombrables modalisations, ce leitmotiv de la fourberie iroquoise qui s’attache à tant de documents du xviie siècle : « il est bien difficille quelle [la ligue iroquoise] puisse entretenir cette amitié et l’Intelligence quelle dit vouloir avoir avec les Kiskakons, les Tionontatez et les Miamis[15] ». Ainsi s’instaurent dans chacun des deux types de discours deux représentations de l’Iroquois antinomiques : l’une affirme, par le discours ouvert du délégué onontagué, l’indépendance et la sagesse politique des Cinq Nations qui assurent vouloir faire le point avec Onontio sur la situation avant de prendre une quelconque décision. L’autre insiste, par la bouche de Frontenac, sur l’inconstance des positions politiques iroquoises qui ne respecteraient pas leurs promesses alléguées d’obéissance. On ne s’étonnera pas que cette dernière représentation acquière davantage de force à la lecture de la réponse de Frontenac, où transparaît un sentiment de supériorité de la part du gouverneur à l’égard de nations représentées comme subordonnées : « Qu’outre cette raison qui seule doit suffire, il faut que la Cabane se souvienne que ce n’est point a des Enfants a marquer le lieu ou ils desirent que se trouve leur père, Mais aux enfans l’endroit ou il veut leur parler[16]. » Cette démonstration de force véhiculée par une métaphore patriarcale illustrant la manière dont la France conçoit les relations père-fils à cette époque a-t-elle échappé au porte-parole iroquois ? On sait que cette même métaphore ne convoque pas, dans le discours amérindien, les concepts d’obéissance et de coercition[17]. Elle insiste en tout cas sur l’indocilité rédhibitoire des Iroquois, indocilité qui justifie implicitement l’attitude autoritaire prêtée à Frontenac dans les Reponses.

De même, dans un dernier paragraphe à l’appui de son refus d’accéder à la demande iroquoise de changer de lieu de rencontre, le gouverneur laisse entendre qu’il soupçonne les Cinq Nations de lui vouloir du mal, tout en niant bien sûr de tels soupçons par la négation du verbe « croire » :

Qu’Onontio ne peut donc croire si toute la Cabane a autant de consideration et d’amitié pour luy que tu l’en as assuré que la proposition que tu luy fais d’aller a Techoueguen puisse estre pour cette année, la saison estant aussy avancée qu’elle est, la longueur du voiage aussy incertaine, les Coups de vent aussy frequens, et les froids si proches qu’ils pourroient faire glacer les bords du lac, et empescher la barque de rentrer dans le havre du fort[18].

Ici encore la réponse de Frontenac insinue chez le lecteur l’idée d’une possible fourberie iroquoise en même temps qu’elle met en avant l’habileté rhétorique du gouverneur à en déjouer les effets. Car en imputant au mauvais temps l’impossibilité d’accéder à leur demande et en promettant à nouveau de se rendre au fort Cataracoui au printemps suivant, il transforme rhétoriquement son refus en une promesse (qu’il ne tiendra d’ailleurs pas, puisqu’il est à la veille de retourner en France) :

qu’il a beaucoup de joye que tu l’assures de la continuation de son amitié envers les françois et de son obeissance pour leur Père ; Comm’aussy de ce qu’elle veut vivre en paix avec les Kiskakons, les Tionontatez et les Miamis en les regardant comme ses freres, et les enfans d’Onontio qui en est le Père commun, ce qu’il marquera encore a toute la Cabane plus particulierement le printemps prochain et a la premiere seve des arbres qu’il promet de se rendre au fort, ayant beaucoup de regret que l’entrevuë ne s’y puisse faire presentement par les grandes difficultez qu’il y auroit dans cette saison[19].

La conclusion de son discours consiste en des exhortations de paix réitérées avec les Illinois, assorties d’avertissements qui, sous les dehors d’une vérité générale de « bon sens » (on ne peut pas toujours gagner), pourraient constituer des menaces tant dans le discours fermé que dans le discours ouvert, selon la manière dont l’auditeur ou le lecteur les interprète.

Quainsy il ne sçavoit assez exhorter ses enfans les Iroquois a ne rien entreprendre, sans bien considerer tous les inconveniens et les mauvaises suittes qui en pourront arriver et de part et d’autres[20].

Que si nonobstant les Conseils et les avertissemens qu’Onontio leur donne, ils persistent dans leur premiere resolution et continüent la guerre sans y avoir de succés favorable, qu’ils se souviennent au moins qu’ayant preveu tous les accidens qui en pouvoient arriver. Il ny a jamais donné son Consentement[21].

Répétant qu’il n’approuve pas cette guerre, Frontenac se dédouane de ses conséquences. Transparaît ici, sous-jacente, l’idée que les nations iroquoises, en n’en faisant qu’à leur tête, jouent avec le feu et ne mesurent pas les conséquences de leurs actions. La désobéissance, plus que la guerre (Frontenac salue leur victoire de l’année précédente), constitue dans le texte un acte répréhensible imputable à des nations immatures. On reconnaît là encore un motif récurrent et encore très prégnant dans le discours sur l’Iroquoisie, comme l’ont montré certains des commentaires suscités par la « crise d’Oka », en 1990.

Outre ce fractionnement du discours collectif ouvert, sa transformation insidieuse en un discours fermé est renforcée par le changement apporté à la nature des présents, rituels censés répondre aux colliers offerts, avec beaucoup de décorum, par Niregouentaron-Teganissoren au nom des Cinq Nations. Car Frontenac répond d’abord en recevant Niregouentaron-Teganissoren à sa table, ce qui est censé signifier, affirment les Paroles, « que sa venuë luy estoit agreable » et « qu’on continueroit toujours a le bien regaler »[22]. Après avoir offert un collier et une « chaîne », il l’exhorte ensuite à s’employer à la paix en lui offrant des cadeaux pour son usage personnel :

Et pour augmenter celle que tu dis avoir eue d’estre descendu a Montreal pour voir Onontio ; Comme ton capot peut s’estre deschiré dans les rapides, ta chemise, tes souliers et tes bas usez, et ton fusil brisé, En voilà d’autres que ton Père te donne, et que tu porteras pour l’Amour de luy, t’assurant qu’il t’aimera toujours tant que tu auras l’esprit aussy bien fait que tu luy temoignes.
Voila aussy de la Rassade qu’Onontio te donne pour la femme du deffunt Prince et pour ta Soeur qui est au fort[23].

Ici encore, l’imitation du rituel amérindien par l’offrande généreuse de cadeaux conséquents ne peut oblitérer l’opération de détournement dont elle procède. Sur le plan énonciatif, il s’agit de la transformation d’un discours ouvert d’une administration à une confédération en un discours fermé d’un gouverneur à un délégué : il s’agit non pas de sceller une entente de nation à nation par des présents symboliques signifiants, mais d’éblouir Niregouentaron-Teganissoren — voire de l’« acheter » — par des cadeaux personnels et un traitement individuel particulier. Niregouentaron-Teganissoren s’est-il laissé convaincre par ce déploiement de fastueuse bienveillance ? Le lecteur royal a en tout cas sans doute pu apprécier le savoir-faire de Frontenac et son ardeur généreuse à s’attirer les bonnes dispositions des Iroquois et de leur porte-parole. Se substituant au rite véritable, cette mise en scène rhétorique et administrative, ce simulacre de rituel a pour effet d’amoindrir la force de la représentation diplomatique iroquoise en en évacuant la portée collective au profit d’une entente individuelle.

***

En somme, les Paroles de Niregouentaron-Teganissoren du 11 septembre 1682 et les Reponses de Frontenac à ces Paroles témoignent d’un moment fort de l’histoire de la Nouvelle-France et de la politique iroquoise, mais surtout des mécanismes de la mise en écriture par lesquels une représentation diplomatique majeure faite par la confédération iroquoise, soucieuse de préserver une communication ouverte avec Onontio, a cédé le pas à une représentation convenue et commode de l’Iroquois comme figure mythique, soupçonné tout à la fois de fourberie et de naïveté, donc susceptible de l’affront le plus terrible que le xviie siècle français puisse concevoir : la désobéissance.

Témoins du détournement de la parole iroquoise et des rituels qui la concrétisent, ces documents illustrent de fait particulièrement bien les conceptions antinomiques de l’exercice du pouvoir des sociétés amérindiennes et européennes et leur effet sur la représentation de l’Iroquois. Car, contrairement à ce que laissent entendre leurs titres, ces documents ne font pas que présenter la parole iroquoise : ils proposent également une représentation complexe de cette parole, représentation émergeant de la superposition ou de l’imbrication de divers points de vue : le point de vue individuel et collectif incarné par le porte-parole, le point de vue distancié de Frontenac qui instaure une fracture entre la parole collective et la parole individuelle et, ce faisant, établit une distance critique qui révèle et façonne tout à la fois le point de vue des administrateurs royaux ou, à leur suite, celui des lecteurs qui se sont laissés prendre au piège de ce dispositif textuel retors.

En rendant opaque le discours ouvert par une traduction littérale des métaphores et en n’expliquant pas le contexte qui leur donnerait sens, les Reponses de Frontenac ajoutent un implicite peu déchiffrable dans le contexte de ce discours (infantilisation des Cinq Nations, allégations de désobéissance qui viennent oblitérer les affirmations d’indépendance du délégué), mais évident dans celui du discours fermé. Ainsi, loin de ménager la paix avec l’Iroquoisie, comme sa réponse et les cadeaux fastueux offerts au porte-parole pourraient le faire croire, Frontenac inscrit dans les procès-verbaux de ces échanges diplomatiques une ambiguïté qui lui permet de se dédouaner de leurs conséquences gravissimes pour la colonie comme pour les Cinq Nations, puisqu’ils ouvrent la porte aux reprises des hostilités contre ces nations que le pouvoir royal et colonial jugera à la fois indociles et malléables.

Ainsi, l’éloignement temporel de cette époque révolue et l’analyse de quelques-uns des ressorts discursifs des documents à l’étude — comme de l’ensemble du corpus administratif des Paroles autochtones — facilitent la prise de recul nécessaire pour s’affranchir de l’européocentrisme et de la condescendance coloniale. Néanmoins, si les contenus implicites du discours colonial demeurent encore largement accessibles au chercheur, plusieurs des allusions qui parcourent les échanges rapportés nous demeurent opaques faute de connaissances suffisantes du point de vue et du contexte autochtones. Souhaitons que la tradition orale et la mémoire vivante de ces nations puissent un jour éclairer cette période troublée de l’histoire et la teneur profonde et non plus littérale de ces échanges.