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Pour Elsa

Si l’histoire de la littérature française du xixe siècle semble immuable et bien connue, avec ses grands monuments (Hugo, Balzac, Flaubert, Zola, etc.) dont personne ne discuterait la légitimité, elle occulte cependant la participation de plusieurs écrivaines, pourtant fort actives et appréciées à leur époque. La monarchie de Juillet, par exemple, voit l’émergence de nombreuses écrivaines, tant dans le milieu aristocratique (Delphine de Girardin, Marie d’Agout) que dans le milieu bourgeois (Louise Colet, Flora Tristan) et ouvrier (Élisa Mercoeur, Louise Crombach). Or, étudiées le plus souvent comme documents sociologiques (sur la condition de la femme, ses valeurs, ses perceptions), ces oeuvres se voient dénier leur intérêt littéraire. Littérature secondaire, « fleur bleue », les romans écrits par des femmes sont ou bien dénigrés, ou bien perçus comme de pâles imitations du grand roman masculin, genre considéré par certains comme la forme de la « virilité mûrie [1] ».

Tantôt muse, tantôt correspondante, tantôt fille, l’écrivaine du xixe siècle apparaît comme l’Autre de l’Un. La critique féministe traditionnelle a bien identifié les causes de cette occultation : la littérature, qui s’est institutionnalisée au cours des xviiie et xixe siècles, est sous le pouvoir et l’influence des hommes qui dominent les différentes institutions de la société. Dans l’un de ses derniers ouvrages (La domination masculine, 1998), Pierre Bourdieu s’est intéressé au travail historique de déshistoricisation des genres sexuels. Inscrivant sa réflexion dans les sillons de la critique féministe, Bourdieu rappelle que la domination masculine est à ce point ancrée dans notre inconscient que nous ne la percevons plus, des siècles de discours androcentriques ayant réussi à instituer la supériorité de l’homme comme naturelle. Étant soumis à une convention élaborée par des hommes, les différents genres littéraires participent de cette domination masculine, ce qui contribue à orienter l’écriture de l’histoire littéraire en fonction de modèles presque exclusivement masculins.

Depuis longtemps associée à l’intime (lettres, autobiographie, Mémoires, journal), au stéréotype de l’intériorité (roman psychologique), au repli sur soi, l’écriture féminine représente pourtant beaucoup plus : elle est un autre regard sur le roman et sur le monde. À l’heure d’une prise de conscience sociale et d’une prise de position des femmes dans l’espace social (par la mise sur pied de mouvements d’émancipation), la littérature des femmes du xixe siècle s’offre comme un lieu d’incubation idéologique et de recréation du monde inédit. Si la science et l’histoire portent un discours sur le monde, elles ne sauraient l’« habiter », restant toujours extérieures à leur objet, tandis que la littérature présente une suite de tentatives pour saisir l’identité humaine et ses multiples possibilités existentielles. Comme l’affirme Milan Kundera au sujet du roman, la vérité qui lui est propre permet seule une meilleure connaissance du monde.

Afin d’explorer ce territoire, notre numéro propose d’interroger les rapports du personnage féminin avec les différentes institutions qui structurent autant la société que l’univers romanesque. Les différentes contributions à ce numéro permettront de penser et d’illustrer le rapport des personnages féminins ou des femmes avec les différentes institutions qui structurent l’univers romanesque ou social. Nous analyserons le rôle de la femme (auteur ou personnage) tel qu’il se reproduit, se construit ou se subvertit dans la sphère sociale ou dans les oeuvres.

L’enquête s’ouvre sur deux études de l’oeuvre de George Sand, l’une des auteures du xixe siècle à trouver droit de cité dans l’histoire littéraire masculine — non sans s’attirer son lot de critiques négatives. L’analyse de son oeuvre inaugurale Indiana, qui présente les caractéristiques d’un roman d’apprentissage au féminin, sera l’occasion de montrer les possibilités limitées offertes à la jeune femme à la suite de son éducation sentimentale. Les travaux de Pierre Bourdieu sur Les règles de l’art serviront de point de départ à une réflexion sur la place de la femme dans le champ littéraire au xixe siècle. L’article que je présente retrace les homologies entre les structures sociales représentées dans le roman et celles de la société de production qui laisse peu d’espace à la femme qui se fait auteur. Nous verrons quelles sont les règles du jeu établies par Sand avec ce premier roman controversé.

De son côté, Dominique Laporte s’intéresse au pouvoir subversif du roman sandien dans son article « Une scénographie au féminin : La confession d’une jeune fille de George Sand ». Si l’écrivain ne radicalise pas son républicanisme dans la sphère politique et sociale, soutient Laporte, George Sand table en revanche sur le pouvoir subversif de postures en marge de l’ordre établi dans ses romans. En effet, Sand met à l’épreuve la doxa dans des récits qui confrontent le discours misogyne et contre-révolutionnaire avec des paroles de marginaux (femmes, artistes), où la mise en cause des valeurs bourgeoises appelle des changements sociopolitiques. L’analyse de La confession d’une jeune fille est, à cet égard, fort révélatrice. En plus de favoriser l’analyse d’un parcours identitaire orienté vers l’affirmation de soi, la confession de Lucienne fait le bilan de la situation problématique des femmes et du peuple, tout en envisageant la possibilité révolutionnaire d’une émancipation féminine et populaire dans une république égalitaire. Cette contribution de Laporte montre bien la force de subversion du texte romanesque qui, en plus de dénoncer subtilement la doxa, propose une solution de rechange à l’ordre établi.

Si, pour George Sand, le mentor en littérature de Marie d’Agoult, le roman exprime « le cri de la femme contre la tyrannie de l’homme », pour cette dernière, il est également le moyen d’exprimer une réflexion sur une autre forme de tyrannie, plus globale, celle de la société et des institutions contre les faibles et les marginaux. Dans « La nouvelle Ève ou l’“esprit de liberté” » féminin dans la fiction romanesque de Marie d’Agoult (1842-1847) », Sophie Vanden Abeele prend comme objet d’analyse les romans de Marie d’Agoult en posant l’hypothèse de la transgression comme moyen d’accéder à la liberté. À la faveur de l’analyse de son roman Nélida et de ses nouvelles Valentia, Hervé et Julien, Vanden Abeele montre comment se développent une « mystique de la passion » et un questionnement sur la nature de la liberté. Non seulement la femme chez Marie d’Agoult peut être à la fois victime et bourreau dans ses rapports avec l’homme, défend Vanden Abeele, mais la romancière choisit comme héroïnes des personnages de femme qui choisissent de vivre en marge du cadre social. Le personnage féminin, chez Marie d’Agoult, se fait l’écho de ce que la romancière républicaine appelle « la grande voix du malheur » (Nélida). Se développe ainsi une critique de la société contemporaine : le mari, mais aussi le prêtre et le législateur, qui détiennent les différents pouvoirs, asservissent la femme et symbolisent les formes d’oppression et de dénaturation s’exerçant dans la société du xixe siècle. Bien plus, la femme se révèle capable, dans certaines conditions exemplaires de malheur et d’asservissement, de s’élever à la vérité pour devenir une figure rédemptrice et exemplaire à travers un itinéraire sacrificiel : la passion amoureuse destructrice, selon le topos contemporain des romans féminins, se mue en une passion cathartique tragique.

Dans « Prométhéa moderne. Création, rébellion et pouvoir dans le roman féminin », Catherine Nesci et Kathryne Adair se demandent comment certaines romancières de la littérature française ont mis en oeuvre l’imaginaire mythique qu’incarne le Prométhée moderne de Mary Shelley. Selon quels modes leurs fictions pensent-elles la création de l’humain, l’origine de la vie et la différence des sexes ? Voleuses de feu et démiurges modernes, des romancières telles que Flora Tristan, dans Méphis, ou le prolétaire (1838), et Rachilde, avec Monsieur Vénus (1884), inscrivent à l’ordre du jour la libération de la femme (et du personnage féminin) et remettent en question une culture centrée sur la norme masculine, qui désire dans le même temps investir, dominer, posséder les femmes et le territoire féminin. Nesci et Adair s’interrogent sur le pouvoir féminin en se fondant non seulement sur la critique des institutions sociales qui s’expriment par la dynamique amoureuse mise en scène dans les romans à l’étude, mais également sur l’imaginaire biologique et l’idéologie médicale qui sous-tendent la création des personnages masculins et féminins.

L’article suivant revisite l’un des canons masculins du xixe siècle : L’histoire naturelle des Rougon-Macquart. Dans « Femme, espace, pouvoir dans Au bonheur des dames et Une page d’amour d’Émile Zola », Jolanta Rachwalska von Rejchwald s’intéresse à la représentation du corps féminin dans le roman zolien, plus précisément aux « déambulations identitaires », c’est-à-dire à l’espace qu’occupe le corps féminin dans la sphère sociale du roman. Elle y propose une approche du rapport de la femme et du pouvoir qui tienne compte de l’appropriation kinésique de l’espace social par le corps féminin. Dans l’historiographie, la mobilité n’a jamais été un attribut féminin, rappelle-t-elle. Conditionnée à la passivité, la femme, telle qu’elle se donne à lire dans le roman du xixe, est comparée à un bibelot fragile, destiné à attendre celui qui voyage, entreprend, agit — son père, son mari ou son amant. Dans la société où la spatialité est au service du pouvoir, car « les femmes sont à la fenêtre et les hommes sont à la porte » (Zola, Germinal), la femme qui fait son coming out, en décidant de partir ou en s’aventurant seule dans l’espace urbain, est une personne qui, consciemment ou non, tend à la confrontation avec l’ordre social. Chaque investissement spatial du personnage féminin (partir/ sortir/marcher) devient, à un degré variable, anarchique et subversif et, selon Rachwalska von Rejchwald, aura comme conséquence d’ébranler les assises de l’ordre social.

Le dernier article porte également sur un texte d’homme, féministe convaincu et partisan d’une réforme sociale. Dans « Théologie mariale et discours féministe. La foi romantique en l’avenir du pouvoir féminin selon l’abbé Alphonse-Louis Constant », Daniel S. Larangé propose de montrer l’originalité théologique et philosophique de La Mère de Dieu, mariologie annonçant l’avènement prochain de l’ère de la femme, par celui qui deviendra la voix prophétique de l’occultisme de la seconde moitié du xixe siècle sous le pseudonyme du « juif errant » : Éliphas Lévi Zaed. Salué en son temps par les grandes figures du romantisme et condamné par l’Église catholique romaine, cet ouvrage reprend la figure de Marie comme symbole de la femme, « mère et épouse du peuple », non pour limiter la femme à son rôle d’épouse et de mère, mais bien pour inviter l’État français à développer des qualités dites féminines, comme la tolérance et l’amour.

En terminant, je remercie les premiers lecteurs de ce dossier, soit le comité de lecture et de rédaction de la revue Tangence, qui ont permis à ce numéro de voir le jour. Enfin, en guise de post-scriptum, comme s’il s’agissait d’une lettre d’amour, j’aimerais remercier ma petite Elsa. Dans son regard tout neuf sur posé sur le monde, j’ai trouvé le point de départ de ma recherche.